Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 2/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Une jeep de
l’armée israélienne, à la poursuite de deux adolescents palestiniens circulant
sur un vélo électrique, les percute et ils sont jetés à terre. Un soldat place
son fusil sur le cou de l’un d’eux et appuie sur la gâchette. Imru Swidan, 17
ans, est toujours dans un état critique et paralysé.
Imru Swidan
avant d’être abattu
Cette
fois-ci, il n’y a pas de place pour le doute, ni pour les questions, les
excuses ou les mensonges de l’unité du porte-parole des forces de défense
israéliennes : les vidéos témoignent de ce qui s’est passé. Elles montrent une
jeep blindée à la poursuite de deux jeunes qui roulent sur une bicyclette
électrique. Le côté de la jeep heurte violemment les cyclistes, les faisant
tomber du vélo. L’un d’eux parvient à s’échapper, l’autre est couché sur le
ventre, face contre terre. L’un des soldats qui sort de la jeep place le canon
de son fusil sur le cou du garçon. L’image est floue, mais un agrandissement
permet de comprendre ce qui s’est passé ensuite : une balle pénètre dans le cou
du jeune homme, brisant la partie supérieure de sa colonne vertébrale. Paralysé
et placé sous respirateur, il se trouve actuellement dans l’unité de soins
intensifs d’un hôpital de Naplouse.
L’événement
rappelle l’incident impliquant Elor Azaria, le « tireur d’Hébron »,
qui, en 2016, avait abattu un « terroriste » palestinien qui avait
déjà été abattu et maîtrisé, mais dans un format plus sinistre. Dans ce cas, le
jeune n’est pas mort sur la route, et on ne sait pas exactement ce que les deux
cyclistes - 17 et 15 ans - avaient fait pour justifier la poursuite par la
jeep, ni ce qui a déclenché la fureur des soldats, qui ont décidé d’essayer d’exécuter
l’un des jeunes en lui tirant une balle dans le cou à bout portant.
Ces
questions troublantes resteront à jamais sans réponse. Cette semaine, l’unité
du porte-parole des FDI n’a pas perdu de temps pour blanchir, truquer et
dissimuler la vérité, se contentant de la réponse habituelle, générique,
évasive et fictive, à la question de Haaretz : « Un certain nombre
de terroristes ont lancé des engins explosifs sur une unité des FDI qui opérait
près du village d’Azzun dans le [territoire de la] brigade Ephraim le 13
février 2024. Une unité des FDI qui se trouvait sur le site a pris des mesures
pour les arrêter et, dans ce cadre, a tiré sur l’un d’entre eux ».
Les mots
manquent. Deux adolescents sur un vélo deviennent « un certain nombre de
terroristes », leur transgression n’étant pas claire ; « a pris des
mesures pour les arrêter » est la façon dont l’armée décrit le tir à bout
portant sur un jeune désarmé et sans défense qui était allongé face contre
terre sur la route, ce qui ressemble plus à une tentative d’exécution qu’à
toute autre chose. « A pris des mesures pour l’arrêter » ? Les
soldats auraient pu très facilement arrêter le jeune prostré sur la route, mais
ils ont préféré lui tirer dessus alors qu’il était blessé et immobile. Après la
fusillade, les soldats sont partis sans arrêter personne.
Vidéo de l’incident
Un acte à la
Elora Azaria, mais les temps ont changé de manière méconnaissable. Personne ne
sera jugé pour avoir procédé à des exécutions en uniforme, pas après l’épisode
Azaria et encore moins après la guerre dans la bande de Gaza. Personne n’a même
l’intention d’enquêter sur cet incident ; l’unité du porte-parole de l’armée
israélienne ne s’est pas intéressée à la vidéo qui documente l’acte. La jeep
dont les soldats ont fait cela portait un drapeau israélien sur un mât
imposant. C’est au nom de ce drapeau qu’ils ont abattu l’adolescent blessé sur
la route, alors qu’ils auraient pu facilement le placer en détention.
Imru Swidan
est un jeune homme de 17 ans originaire de la ville d’Azzun, à l’est de la
ville cisjordanienne de Qalqilyah, de l’autre côté de la frontière de Kfar
Sava. Depuis 2003, l’entrée orientale de la ville est bloquée et, depuis le 7
octobre, son entrée principale, au sud, est également fermée par une grille en
fer. Seule une entrée reste ouverte, par l’ouest, via le village voisin de
Khirbet Nabi Elias, où de fréquents barrages surprise de l’armée bloquent
pendant de longues heures la circulation en direction et en provenance de la
ville. Peu avant notre arrivée à Azzun cette semaine, les soldats étaient
encore là, harcelant les habitants ; heureusement pour nous, nous sommes
arrivés après leur départ.
La famille
Swidan vit dans le complexe résidentiel familial au centre de la ville. Dans le
salon où nous avons été reçus, deux guitares sont accrochées au mur et, à côté,
du matériel de sonorisation appartenant au cousin d’Imru. Imru est dans un
hôpital privé de Naplouse, complètement paralysé. Sur les photos prises sur
place, on peut voir qu’un tube respiratoire lui a été inséré dans la gorge, qu’une
attelle maintient son cou, que son visage est d’un blanc effroyable. Il est
difficile de savoir s’il est conscient. Il murmure parfois quelque chose, dit
sa mère. Elle pense qu’il demande qu’on lui récite des versets du Coran, car sa
mort est proche.
Son père,
Mohammed, 42 ans, est à ses côtés, et sa mère, Arwa, 33 ans, lui rend également
visite, bien entendu. Le couple a quatre fils et deux filles - Imru est l’aîné,
sa mère n’avait pas encore 17 ans lorsqu’elle l’a eu. Les déplacements des
parents à Naplouse pour voir leur fils sont extrêmement difficiles. En raison
des nombreux points de contrôle autour de Naplouse - la ville est presque
assiégée depuis le début de la guerre - le voyage dure des heures, bien que la
distance soit relativement courte. Voilà à quoi ressemble aujourd’hui la vie
dans toute la Cisjordanie.
Arwa Swidan,
mère d’Imru
C’était le
13 février, un mardi, il y a deux semaines. Les FDI font de fréquentes
incursions à Azzun, comme c’était le cas ce midi-là. La mère d’Imru raconte que
lorsqu’il s’est levé ce matin-là, vers 10 heures, comme d’habitude, elle l’a
envoyé au marché pour acheter des légumes. Comme son vélo électrique était hors
d’usage, il s’est rendu chez un voisin, un lycéen de 15 ans qui est son ami
depuis l’enfance et qu’il rencontre tous les jours (et qui a demandé à ce que
son nom ne soit pas mentionné). Avec le vélo de son ami, il a fait les courses
pour sa mère. Mais il a oublié d’acheter de la pita, et elle l’a renvoyé. Cette
fois, il ne reviendra pas. Il a été abattu à quelques centaines de mètres de
chez lui, sur la rue principale de la ville.
Les soldats
ont envahi la ville par l’entrée Est, qui est fermée. Imru pédale, son ami se
tient sur le vélo. Nous n’avons aucune information sur ce qu’ils ont fait en
chemin, jusqu’à ce que la vidéo montre la jeep les poursuivant puis les renversant.
Une ambulance palestinienne appelée sur le site a été bloquée pendant dix
minutes, selon le témoignage recueilli par Abd al-Karim Sa’adi, chercheur de
terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem.
Ce n’est qu’après le départ des soldats que les ambulanciers ont pu accéder au
jeune blessé.
Il a été
transporté à l’hôpital Omar al-Qassem d’Azzun, puis à l’hôpital Darwish Nazzal
de Qalqilyah, et comme il était dans un état critique, il a été transféré à
Naplouse. Là, selon les habitants d’Azzun, il a eu la chance d’être soigné par
un habitant de sa ville, le Dr Abdallah Harawi, un chirurgien réputé. La mère
du chirurgien est décédée le jour même, mais il a opéré Imru. Une radiographie
montre les dégâts considérables causés à la moelle épinière par la balle.
Imru Swidan
avant d’être abattu
Selon sa
mère, Imru a quitté l’école pendant la pandémie de COVID, alors qu’il était en
dixième année, et depuis lors, il est resté chez lui, désœuvré. Son père est
ouvrier d’entretien dans des hôpitaux israéliens. L’année dernière, il
travaillait à l’hôpital Meir, à Kfar Sava, mais depuis la guerre, un bouclage a
été imposé en Cisjordanie, si bien qu’il est hors de question de se rendre à
son ancien travail. De nombreux membres de la famille élargie ont travaillé en
Israël et parlent l’hébreu.
Vers midi,
après qu’Imru est retourné chercher le pain, des amis ont appelé sa mère pour
lui dire qu’il avait été blessé. Stupéfaite, elle a téléphoné à son mari, qui
avait commencé un nouveau travail dans un atelier de couture dans le village
voisin de Jayous. Il s’est immédiatement rendu à l’hôpital de Naplouse, tout
comme sa femme et d’autres membres de la famille.
À leur
arrivée, Imru sortait d’un scanner et sa mère s’est évanouie à sa vue. Elle est
rentrée chez elle le soir, dans une maison remplie de voisins et de membres de
sa famille. Aujourd’hui, elle prie Dieu tous les jours pour que l’état de son
fils s’améliore. Pour l’instant, rien ne laisse
présager une telle amélioration.