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09/04/2025

OFER ADERET
Avec le recul, l’historien israélien Tom Segev estime que le sionisme a été une erreur


Ofer Aderet, Haaretz, 4/4/2025
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala

Pendant des décennies, l’historien Tom Segev a documenté de manière critique des événements importants concernant les Juifs, Israël et ses voisins. Récemment, il s’est également penché sur l’histoire de sa propre vie. Aujourd’hui, à 80 ans, il donne son avis sur l’état actuel de la nation

Tom Segev : “La règle fondamentale qui me guide est le scepticisme. C’est une autre définition de la liberté : douter de tout”.  Photo Olivier Fitoussi

Ce n’est qu’aujourd’hui, à l’âge de 80 ans, que Tom Segev est prêt à admettre qu’il a été élevé dans le mensonge. Ces dernières années, cet historien et journaliste de longue date, qui a publié de nombreux livres et articles sur la vie des autres, a réexaminé sa propre biographie et découvert quelques détails intrigants. Depuis que son père est mort pendant la guerre d’indépendance, Segev a cru qu’il était le fils de l’un des soldats tombés pendant les guerres d’Israël, le soldat Heinz Schwerin, qui « a été frappé par une balle meurtrière alors qu’il montait la garde » dans le quartier d’Arnona, à Jérusalem. C’est le texte qui figure sur le site de commémoration Izkor du ministère de la défense.

Segev, qui avait 3 ans à l’époque, ne se souvient de rien, bien sûr. Sa mère, Ricarda, lui a dit, « depuis le jour où j’ai été en âge de comprendre », comme il le dit, que son père « a été abattu par un sniper arabe ». Elle a également reçu après sa mort le ruban de la guerre d’indépendance en l’honneur de sa participation aux combats. À l’école, lorsque ses camarades l’interrogeaient sur son père, « je pouvais dire qu’il avait été tué pendant la guerre d’indépendance et que j’étais orphelin de guerre », se souvient-il.


Jutta Schwerin : jeune communiste, elle refuse d'effectuer le service militaire en 1958, invoquant le fait que sa mère n'est pas juive. Elle écrit à Ben Gourion, qui l'invite à une conversation, après quoi elle est exemptée de service. Elle deviendra la première députée allemande ouvertement lesbienne. Elle a publié en 2012 un livre de mémoires [Ricardas Tochter, La fille de Ricarda] dans lequel elle ne nomme jamais son frère autrement que "le petit" ou mon frère"

Une personne connaissait la vérité depuis toutes ces années mais l’a gardée pour elle : sa sœur aînée, Jutta, qui a quitté Israël en 1960 et s’est installée en Allemagne - le pays d’où leurs parents communistes avaient fui les nazis, en 1935. Jutta, qui est devenue membre du Bundestag au sein du parti des Verts [qu'elle a quitté en 1994, lorsque Joschka Fiuscher a abandonné le pacifisme, NdT], avait 7 ans pendant la guerre de 1948. Le 3 février 1948, son père a été affecté à la garde du site sur le toit d’un immeuble résidentiel non loin de leur maison. Jutta l’accompagne.

Lorsqu’ils ont atteint le bâtiment, ils ont trouvé la porte d’entrée fermée à clé. Jutta raconte que son père, âgé de 38 ans à l’époque, a décidé d’escalader le tuyau de descente d’eau. Alors qu’il avait presque atteint le troisième étage, il a perdu prise et a fait une chute mortelle. Schwerin a été enterré au Mont des Oliviers. Son nom est inscrit sur les monuments commémorant ceux qui sont tombés dans le quartier juif de la vieille ville et les combattants qui ont été tués lors de la bataille de Jérusalem.

De Samson à Bibi

Tom Segev a eu 80 ans le 1er mars 2025. « La vie est comme une histoire. Comme une série infinie d’histoires. C’est étonnant », dit-il à Haaretz lors d’une conversation dans sa maison de Jérusalem, parlant ouvertement et publiquement, pour la première fois, de l’histoire de sa propre vie. Alors qu’il cherche à en savoir plus sur les circonstances de la mort de son père pendant la guerre d’indépendance, une sirène d’alerte aérienne retentit et il se réfugie dans l’espace protégé, attendant des informations sur le missile en provenance du Yémen. « On ne pouvait pas organiser cette interview de manière plus folle », plaisante-t-il.

La carrière de Segev en tant que journaliste, qui a débuté dans les années 1960, englobe son travail au légendaire journal étudiant de l’Université hébraïque, Pi Haaton, ainsi qu’aux quotidiens Al Hamishmar et Maariv, à Radio Israël, au magazine Koteret Rashit - et à Haaretz, où Segev a publié des centaines de reportages et de chroniques. Il a écrit de nombreux livres sur Israël, le conflit judéo-arabe, l’Holocauste et d’autres sujets ; certains de ses ouvrages sont des best-sellers et ont été traduits dans plusieurs langues. Ces ouvrages ont rendu l’histoire du sionisme accessible au grand public de manière vivante et vibrante, mais aussi sous un jour critique et iconoclaste, comme personne ne l’avait fait avant lui.

Segev travaille actuellement sur son prochain projet, un article pour une publication australienne, qui documente l’histoire juive de Gaza. “De Samson à Bibi”, dit-il en souriant.

La vaste expérience qu’il a accumulée lui a appris une leçon cruciale sur l’écriture de l’histoire et sur le journalisme en général. « La règle fondamentale qui me guide est le scepticisme. C’est une autre définition de la liberté : douter de tout et tout vérifier ».

Et maintenant que vous avez atteint l’âge vénérable de 80 ans, vous avez trouvé le temps d’appliquer cette règle à vous-même.

« Je me suis dit : “Avant tout, acquiers la compétence et l’expérience nécessaires pour travailler sur les histoires des autres - ce n’est qu’ensuite que tu pourras mieux maîtriser ta propre histoire”. J’ai fait avec moi ce que je fais avec les autres : j’ai écrit sur moi comme s’il s’agissait de l’histoire de quelqu’un d’autre. Je me suis traité comme une histoire - j’ai tout vérifié méticuleusement. J’ai su dès le départ que certaines des histoires que l’on m’avait racontées n’étaient pas correctes ».

Il a raconté sa vie exceptionnelle dans des mémoires publiées uniquement en Allemagne, “Jerusalem Ecke Berlin : Erinnerungen [Au coin Jérusalem Berlin : souvenirs]. À première vue, la décision de Segev de le publier dans sa langue maternelle a quelque chose de symbolique. Mais comme il n’écrit qu’en hébreu, l’ouvrage a été traduit en allemand par quelqu’un d’autre [Ruth Achlama].

L’histoire de son père suscite de multiples questions. Par exemple, pourquoi sa mère lui a-t-elle menti, et pourquoi sa sœur a-t-elle attendu jusqu’à il n’y a pas si longtemps pour lui dire la vérité ? Du point de vue de Segev, la question la plus difficile est la suivante : « Comment vais-je vivre désormais avec cette histoire, et qu’est-ce que j’en fais ? Où me situe-t-elle par rapport aux vrais orphelins de guerre, aux veuves et aux parents endeuillés ? »

En ce qui concerne sa mère, il écrit : « Peut-être n’a-t-elle jamais pensé que je ne connaissais pas [la vérité]. Peut-être a-t-elle encore du mal à partager avec moi le traumatisme qui a façonné toute sa vie ». Son voyage tardif à la recherche de la vérité l’a conduit à une connaissance de la famille qui a affirmé que son père ne s’était pas présenté pour un tour de garde, mais pour apporter du café aux personnes sur le toit. Segev a également trouvé une lettre qu’un ami de son père avait envoyée à des amis communs après sa mort.

« Il a grimpé à une hauteur d’environ 10 mètres et a ensuite chuté. Telle est la situation de fait », indique la lettre. « Maintenant, on tente d’expliquer cela d’une manière ou d’une autre, en disant qu’il a servi dans la Haganah (l’armée juive d’avant l’État) et ainsi de suite - tout cela pour que l’Agence juive paie... De toute façon, vous ne savez rien, je vous en supplie tous. Il ne reste pas d’argent non plus, seulement des dettes ».

L’ami qui a écrit la lettre pensait donc qu’un accident ordinaire n’aurait pas donné droit à une allocation de veuvage à votre mère, et il a voulu la protéger par ce mensonge.

« Dans ce récit, je perçois une solidarité humaine touchante au sein d’une petite communauté de Jérusalem qui se défend. Chacun essaie d’aider, prêt même à tromper les autorités de l’État convoité qui n’existe pas encore. Tout cela pour que ma mère puisse bénéficier d’une allocation de veuvage. Tout le monde sait et tout le monde est d’accord pour ne rien dire. Alors ce sont peut-être de bonnes raisons pour ne pas me dire la vérité non plus ».


Heinz Schwerin [né à Kattowitz, 1910] dans son atelier de jouets en bois de Jérusalem 1936/37. Stiftung Bauhaus Dessau © Jutta Schwerin/Tom Segev

Emil Schwerin, le père de Heinz...


...et son grand magasin (Dom Towarowy/Kaufhaus) à Kattowitz (aujourd'hui Katowice)

Par la suite, Segev s’est adressé à l’unité du ministère de la défense chargée des morts de guerre pour obtenir de plus amples informations. « J’ai essayé de trouver le premier lien dans cette histoire. Comment les mots “balle meurtrière”  sont apparus, qui est la première personne à les avoir prononcés et comment ils se sont insinués dans la vérité officielle ». Tout ce qu’il a trouvé, c’est une enveloppe contenant quelques documents. L’un d’entre eux, datant de 1954, a attiré son attention. Il s’agit d’un mémorandum d’un fonctionnaire à un autre.

Le ministère de la défense préparait alors un livre Izkor (souvenir) et avait recueilli des données sur près de 6 000 personnes tuées pendant la guerre d’indépendance. Il n’y avait pas de détails sur son père. Le document indique que des fonctionnaires ont écrit à sa mère pour lui demander plus d’informations, mais qu’ils n’ont pas reçu de réponse. Il n’y a pas de photo de son père sur le site ouèbe du mémorial. « Je ne me suis jamais rendu sur sa tombe au Mont des Oliviers, que je peux voir depuis la fenêtre de mon appartement. À ce jour, je n’ai pas réussi à l’expliquer », dit-il.


Ricarda Meltzer (Göttingen 1912-Jérusalem 1999)

Les parents de Segev se sont rencontrés à la célèbre école de design et d’architecture Bauhaus de Dessau. Sa mère, Ricarda, étudiait la photographie et son père, Heinz, l’architecture. Lorsque les nazis sont arrivés au pouvoir, ils ont trouvé refuge en Palestine mandataire, même s’ils n’étaient pas sionistes. Ils s’installent à Jérusalem, où naissent Tom et Jutta. Ses parents vivent d’un atelier de jouets qu’ils ont créé. Segev possède encore certains de ces jouets.

Comment votre enfance a-t-elle été affectée par le fait d’avoir grandi sans père à partir de l’âge de 3 ans ?

« Je n’ai aucun souvenir de lui. Je ne peux pas vraiment dire que j’ai manqué quelque chose parce que je ne savais rien d’autre. Je n’en étais pas vraiment conscient. Je pense que je l’ai simplement refoulé, parce qu’il ne pouvait pas s’agir d’une situation normale. Je ne suis pas assez conscient de moi-même pour le savoir - ce n’est pas quelque chose que je cache. Je ne sais tout simplement pas comment j’ai pu grandir en tant que garçon sans père ».

Vos parents ne sont pas vraiment tombés amoureux de la Terre d’Israël, c’est le moins que l’on puisse dire.

« Après la Seconde Guerre mondiale, mon père a décidé de retourner en Allemagne et a commencé à correspondre avec des amis de son passé. Mes parents ont commencé à planifier leur retour en Allemagne. Ils n’ont jamais été sionistes et ils voulaient rentrer chez eux. Un mois après la dernière lettre que mon père a écrite à un ami pour lui dire à quel point il voulait rentrer, il a été tué ».

Dans son autobiographie, Segev cite des lettres écrites par sa mère à sa famille et à ses amis restés en Allemagne, dans lesquelles elle décrit les difficultés d’acclimatation à la vie en Palestine. « Il y a beaucoup de cris, de la saleté, une odeur nauséabonde et des masses d’Arabes qui sont en fait habillés comme les gens sur les images des “Mille et une nuits” », écrit-elle à propos de ses premières impressions en débarquant du bateau.

En revanche, elle a brossé un tableau très différent de Tel Aviv dans sa première lettre du pays. « Une ville propre, presque européenne, de belles maisons modernes, beaucoup de jeunes gens joyeux et de bons magasins où l’on peut tout acheter à des prix raisonnables ».

Pour sa part, Segev se souvient que sa mère lui a raconté des choses très différentes sur la première ville hébraïque. « Tel Aviv lui apparaissait comme un gros tas de sable... La chaleur était intolérable, tout comme les insectes », écrit-il dans son livre.

Lors de sa première visite à Tel Aviv, elle lui a raconté qu’elle avait vu une nappe blanche ornée de points noirs sur la table d’un restaurant, ce qui lui avait fait plaisir. Il écrit : « Lorsqu’elle s’est approchée, les points noirs se sont éloignés. C’étaient des mouches ».

Qui ou quoi croit l’historien Tom Segev ? Les histoires que lui a racontées sa mère ou les descriptions contenues dans les lettres qu’elle a envoyées à ses proches ? En général, il penche plutôt pour la documentation écrite et répugne à se fier aux témoignages oraux ou à la mémoire humaine. C’est pourquoi il a réagi avec un sourire aux commentaires de David Ben-Gourion, lors d’une interview réalisée en 1968 pour le journal étudiant qui a précédé Pi Haaton, selon lesquels l’ancien premier ministre était devenu sioniste à l’âge de 3 ans.

« M. Ben-Gourion, vous saviez ça à l’âge de 3 ans ? », s’étonne effrontément le jeune Segev. « Bien sûr, bien sûr, naturellement. Nous étions tous sionistes », répond Ben-Gourion. « J’ai pensé qu’il n’avait peut-être pas les deux pieds sur terre », dit aujourd’hui Segev.

Aujourd’hui, vous avez presque l’âge qu’avait Ben-Gourion lorsque vous vous êtes rencontrés. Avez-vous appris au fil des ans à être critique vis-à-vis de vos propres souvenirs ?

« Il m’arrive de découvrir qu’un événement dont je me souviens soi-disant dans les moindres détails n’a pas pu se dérouler de cette manière. En général, mon histoire telle que je me la remémore est plus intéressante que ce qui s’est réellement passé. De plus, elle s’améliore avec les années, ce qui gêne considérablement le travail de l’historien. Les gens ne se souviennent pas des choses, ou ils les falsifient, même si ce n’est pas intentionnel, et les cachent. Et oui, on peut aussi dire d’emblée que la transcription d’une réunion d’un cabinet gouvernemental peut aussi être falsifiée, et qu’une personne peut se souvenir d’un événement sur lequel il n’existe aucun document. Mais pour écrire l’histoire, je dois être sûr des faits ».

Segev avec Ben-Gourion, en 1968. Segev le dépeint comme un homme de chair et de sang, avec des angoisses et une tendance à fuir la réalité.

Au fil des ans, Segev a découvert d’autres failles dans les récits de son enfance. Sa mère a raconté que son père s’était échappé du camp de concentration de Sachsenhausen, en Allemagne, avant leur départ pour la Palestine. « Je l’ai traité comme un véritable héros [...] Ça m’a rempli de fierté », écrit Segev. Plus tard, il a appris que la réalité était différente : son père n’aurait pas pu être incarcéré à Sachsenhausen, car le camp, situé à l’extérieur de Berlin, n’a été créé qu’en 1936, alors que son père était déjà hors du pays et en sécurité.

La véritable histoire est qu’en 1933, son père a été placé en détention avec d’autres étudiants, soupçonnés d’avoir trahi la patrie en appelant à la résistance violente au régime nazi. Ça s’est passé dans le quartier de Sachsenhausen à Francfort.

L’une des histoires dont il se souvient de son enfance, entre la guerre d’indépendance et la guerre des six jours de 1967, est celle d’un âne qui est apparu près de sa maison après s’être égaré, et de la tentative de le ramener, à l’issue de laquelle Segev et un ami ont été arrêtés par les Jordaniens. « J’aimais beaucoup la Jérusalem d’antan et les gens bizarres qui s’y promenaient, avant qu’elle ne devienne une ville intolérable », note Segev.

Pourquoi avez-vous décidé de rester à Jérusalem ?

« La plupart de mes amis ont quitté la ville. Je suis resté par habitude et parce que de ma fenêtre, je peux voir les murs de la vieille ville, le mont Sion et la mer Morte ».

Segev est un ancien élève de Leyada, l’école secondaire de l’université hébraïque, une institution prestigieuse qui se perçoit généralement comme le vivier de l’élite intellectuelle israélienne. En dernière année, il a obtenu une note de 6 (sur 10) dans la matière “expression hébraïque”. « Ses résultats sont tout juste satisfaisants et ne correspondent pas à ses capacités. Il doit apprendre à organiser ses idées de manière plus raisonnable », écrit le professeur.

Apparemment, vous avez appris à un moment donné à organiser vos idées.

« En fin de compte, j’étais un mauvais élève. J’interrompais souvent les cours et je n’étais pas un enfant heureux. Je n’aimais vraiment pas l’école. Et elle ne m’aimait pas beaucoup non plus ».

Vous avez gâché les célébrations de leur 50e anniversaire en écrivant dans l’un des journaux : “Vous avez exercé une forte pression sur nous et favorisé une atmosphère excessivement compétitive - et donc excessivement frustrante. Il me semble que vous vouliez nous imposer la conviction que nous étions plus talentueux et meilleurs que les autres... Chez beaucoup d’entre nous, il y a quelque chose de condescendant et de déconnecté. Je n’aime pas ça” ».

« L’école était élitiste et nous formait à devenir des professeurs d’université. Jusqu’à mon service militaire, je ne savais pas qu’il y avait aussi des Marocains dans le monde ».

Où avez-vous fait votre service militaire ?

« J’étais bibliothécaire au Collège de sécurité nationale à Jérusalem ».

C’est à cette époque qu’il a hébraïsé son nom : Thomas Schwerin est devenu Tom Segev. Pendant son service militaire, révèle-t-il aujourd’hui, il a été contacté par un représentant du Mossad qui lui a proposé d’étudier le chinois à Harvard et de travailler ensuite pour l’agence. « Lorsque j’ai hésité un instant, il m’a dit : « En Amérique, tu auras une voiture ». Je lui ai dit que c’était peut-être intéressant, mais que je ne voulais pas être un espion sous un réverbère à Hanoï ». L’homme du Mossad le corrige : “Hanoi n’est pas en Chine”.

Segev a découvert son penchant pour l’histoire dès son plus jeune âge, lorsqu’il a commencé à collectionner les autographes de personnes célèbres. « Pas des acteurs célèbres, seulement des personnages importants de l’histoire », explique-t-il. Comme d’autres enfants, il tendait des embuscades aux députés devant la maison Froumine, dans le centre de Jérusalem, où la Knesset était alors temporairement installée. Il a également écrit à des hommes d’État à l’étranger pour leur demander un autographe.

« C’était assez incroyable de voir que des gens du monde entier répondaient à mes lettres », se souvient-il. « Mais il y avait aussi quelques canailles qui ne me répondaient pas. Outre des personnalités locales - députés et ministres - sa collection comprend des autographes de Churchill et de Kennedy, même s’il a appris plus tard que le bureau du président usaméricain avait envoyé un fac-similé de la signature, et non la vraie, à de jeunes collectionneurs comme Segev.

Dans ce contexte, Segev se souvient d’une histoire insolite de son enfance à Jérusalem. « Je me trouvais dans la rue et j’ai vu deux moines qui cherchaient quelque chose. Je me suis approché d’eux et je leur ai proposé mon aide. Ils m’ont dit qu’ils cherchaient un certain Tommy. Je leur ai dit que c’était moi. Ils avaient une grande enveloppe. Il s’est avéré qu’ils venaient de la légation du Vatican dans la vieille ville ». Le pape Jean XXIII avait envoyé un autographe au jeune Segev, âgé de 12 ans, à sa demande. Peut-être, se demande-t-on, cela était-il lié à la position pro-juive du pontife et à son soutien à Israël.

En 1977, avant de commencer à travailler à Haaretz, Segev a été chef de cabinet du maire de Jérusalem, Teddy Kollek. « J’ai considéré ça comme une expérience journalistique », explique-t-il. « Des célébrités du monde entier venaient lui rendre visite. Un jour, je suis arrivé au bureau et j’ai trouvé Kirk Douglas. Je lui ai dit : “Oh, mon Dieu, Frank Sinatra”. Il a cru que j’essayais d’être drôle, mais j’étais en fait dans l’erreur, car Sinatra était venu avant lui », remarque Segev.

Après avoir obtenu une licence en histoire et en sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, il a passé un doctorat en histoire à l’Université de Boston, rédigeant sa thèse sur les officiers SS qui commandaient les camps de concentration. Cette thèse, basée sur la documentation des archives SS, a été publiée plus tard sous le titre “Soldiers of Evil” (édition anglaise, 1991). Après avoir terminé la partie archivistique de ses recherches pour son doctorat, Segev a entrepris un voyage à travers l’Allemagne, à la recherche des commandants de camp survivants et des adjoints, assistants, veuves, enfants et connaissances de ceux qui étaient morts.

« Je me rendais à la Kneipe [bistrot] locale et engageais la conversation avec le barman, ou je rendais visite à un prêtre chez lui. « Les gens se souvenaient des choses : “Oui, vous parlez du type qui est devenu quelqu’un d’important dans la SS” », écrit-il. C’est ainsi qu’il est parvenu à rencontrer l’adjoint du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, le fils du commandant du camp de concentration de Stutthof et du commandant d’un autre camp.

Dans “Soldats du mal”, Segev révèle comment certaines personnes ont été enrôlées dans la campagne de massacre de l’Allemagne, en décrivant qui elles étaient et ce qui les a incitées à rejoindre le mouvement nazi et les SS. Il s’interroge sur la nature de la volonté des officiers de servir dans les camps de concentration et sur l’origine de la résilience intérieure qui leur a permis de s’acquitter de leurs tâches.

« Il n’a pas été facile d’interviewer ces personnes ; le fait que je vienne d’Israël a rendu la chose encore plus difficile », écrit-il. « Ils ont accepté de me parler parce que leur passé les hantait et qu’ils ne savaient pas comment y échapper. Les questions que je soulevais les préoccupaient - et les intriguaient - sans cesse depuis des décennies. C’est sur cette base que se sont déroulées nos conversations. Chacun espérait qu’il parviendrait, ne serait-ce que partiellement, à apurer son passé».

À la suite du procès d’Adolf Eichmann en Israël, en 1961, le concept de “banalité du mal” - inventé par la philosophe Hannah Arendt, qui estimait que « nous sommes tous des Eichmann en puissance » - a fait l’objet de nombreuses discussions. Segev connaissait Arendt personnellement, en tant qu’amie de sa mère, et lorsqu’ils se rencontraient, écrit-il dans la conclusion du livre, elle s’emportait parfois contre lui : « Pourquoi est-ce que tu dois te demander pourquoi les commandants des camps de concentration ont fait ce qu’ils ont fait, ou comment ils auraient pu le faire ? Ils l’ont fait, tout simplement, et c’est tout ce qu’il y a à dire".

Segev n’a pas reculé. « Elle s’est trompée. Eichmann, par exemple, a fait tout ce qu’il a fait par conviction idéologique profonde. Ce n’est pas la banalité du mal, qui prétend que tout le monde pourrait le faire », dit-il. Il écrit dans son livre : « Ce n’est pas la banalité du mal qui les caractérise [les commandants des camps], mais plutôt l’identification intérieure au mal ». Il conclut à partir des dossiers personnels des commandants : « C’étaient des gens médiocres, sans imagination, sans courage, sans initiative... la plupart d’entre eux semblent avoir eu une personnalité superficielle ».

Segev reconnaît qu’il y avait parmi eux des opportunistes et des sadiques, ainsi que des hommes sans émotions qui se comportaient comme des “robots”. Cependant, son point de vue est différent. « Ce sont des animaux politiques qui s’identifient à la méthode », affirme-t-il.

Le livre de Segev publié en 1993, « Le Septième million : Les Israéliens et le génocide » [fr. en 2003] commence par un prologue brûlant intitulé « Le voyage de Ka-Tzetnik ». L’un des principaux scoops de la carrière de Segev (qu’il avait initialement rapporté dans Koteret Rashit), décrit le traitement au LSD que Yehiel De-Nur, survivant d’Auschwitz et auteur, qui écrivait sous le pseudonyme de Ka-Tzetnik, a subi après l’Holocauste.

« Il était perturbé », se souvient Segev. « C’est triste à dire, mais c’est ainsi que les choses se sont passées. Un jour, il m’a soudain dit : “Il y avait six millions. Il y avait six millions. Où sont ces millions ? Il n’en reste plus un seul”. J’ai répondu par l’affirmative - et il s’est avéré qu’il parlait de 6 millions de shekels à la banque qu’il prétendait lui être dus en tant que droits d’auteur pour ses livres ».

Dans « Le septième million », Segev décrit les “conversations plutôt longues et étranges” que les deux écrivains ont eues, au cours desquelles son interlocuteur « parlait de l’intérieur de la tempête de son âme ». Il y avait de « longs monologues, dont je ne comprenais pas complètement certaines parties et dont d’autres me terrifiaient - des souvenirs des atrocités d’Auschwitz combinés à des visions mystiques et apocalyptiques ».

La rencontre entre les Israéliens et l’Holocauste, observe Segev, a suivi deux axes principaux. L’un est passé de l’insularité nationale et de la xénophobie à l’ouverture universelle et humaniste, tandis que l’autre s’est déplacé entre l’identité israélienne et l’identité juive. Plus l’Holocauste s’éloignait, plus sa présence s’approfondissait et se transformait en un traumatisme personnel et familial qui a déterminé le cours de la vie des Israéliens, leur composition émotionnelle et leur vision du monde - d’où ils ont tiré des éléments de leur identité en tant qu’individus et en tant que collectivité, ajoute-t-il. Entre le grand silence qu’ils se sont imposé dans les années 1950 et les voyages scolaires de leurs enfants dans les camps de la mort en Pologne des années plus tard, le souvenir a influencé une série de décisions fatidiques que les Israéliens ont prises entre une guerre et la suivante.

Et son texte, datant d’il y a 34 ans, aurait pu être écrit hier matin : « Le pays était isolé, à l’écart de son environnement. Sa religion, sa culture, ses valeurs et sa mentalité étaient différentes. Il vivait dans l’insécurité. Les menaces extérieures et l’image isolationniste de soi unissent les Israéliens et les enveloppent d’un sentiment d’anxiété constant - et les empêchent de créer une forme d’existence permanente », poursuit-il. « L’élément de temporalité est dominant dans la vie qu’ils mènent. Ils partent du principe que tout peut arriver à tout moment ».

Segev a constaté que l’héritage de l’Holocauste peut être façonné et exploité en fonction de différentes exigences idéologiques et politiques, comme il l’a expliqué dans Le septième million : « Les étudiants ont été avertis à maintes reprises que l’Holocauste signifiait qu’ils devaient rester en Israël. On ne leur a pas dit que l’Holocauste les obligeait à renforcer la démocratie, à lutter contre le racisme, à défendre les minorités et les droits civils, et à refuser d’obéir à des ordres manifestement illégaux ».


Segev avec Netanyahou en 1999. « Qui ne le soutient pas ? Les 200 000 personnes qui défendent leur statut d’élite obsolète ». Photo Alex Levac

Comme beaucoup de vos sujets de recherche, ces commentaires restent extraordinairement pertinents aujourd’hui, alors que de nombreux dirigeants et citoyens israéliens établissent des comparaisons entre les événements du 7 octobre et l’Holocauste, et entre le Hamas et les nazis.

« La remarque de Netanyahou selon laquelle il s’agit de nazis, et la déclaration selon laquelle le 7 octobre est la pire chose qui soit arrivée au peuple juif depuis l’Holocauste, sont très problématiques. Pendant la guerre d’indépendance, 6 000 Israéliens ont été tués. Il n’y a pas eu autant de morts dans la guerre actuelle. Peut-être que l’Holocauste, en tant qu’élément central de l’identité israélienne, fait maintenant l’objet d’une compétition. Il se pourrait bien que la guerre [dans la bande de Gaza] éclipse la mémoire de l’Holocauste ».

Un autre des livres de Segev qui a ouvert les yeux est “Les premiers Israéliens” [hébreu 1984, anglais 1986, français 1998]. Au cours de ses recherches sur la première année dramatique de l’existence de l’État juif, il a découvert des documents de l’Agence juive qui, pour la première fois, ont révélé les politiques discriminatoires appliquées à l’encontre des nouveaux immigrants du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, tout en favorisant les nouveaux arrivants de Pologne. « L’exécutif de l’Agence juive était parvenu à la conclusion que les Juifs polonais méritaient un meilleur accueil que leurs prédécesseurs », écrit Segev, faisant référence aux Mizrahim - Juifs originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord - qui étaient arrivés un peu plus tôt.

« “Il y a beaucoup de gens respectables parmi eux”, a-t-on dit en guise d’explication. Pour leur épargner les difficultés des camps [de transit], il est proposé de les loger dans des hôtels... En même temps, l’Agence juive s’empresse de prendre des dispositions pour leur logement permanent, [en partie] dans des maisons déjà réservées aux immigrants des pays arabes... Les membres de l’exécutif parlent ouvertement de donner la préférence aux immigrants polonais, et certains disent qu’ils devraient avoir des privilèges spéciaux ».

Les documents cités par Segev parlent d’eux-mêmes. Eliahu Dobkin, membre de l’exécutif de l’Agence juive et signataire de la Déclaration d’indépendance, aurait déclaré : « Nous devons accorder à cette immigration [d’Europe de l’Est] des privilèges spéciaux et je n’ai pas peur de le dire », et aussi : « Un effort exceptionnel doit être fait pour faciliter l’absorption de ces personnes ».

Le collègue de Dobkin à l’agence, Yitzhak Gruenbaum, qui deviendra plus tard le premier ministre de l’intérieur d’Israël, a déclaré : « Nous devons nous dépêcher pour ne pas être pris au dépourvu et pour que les gens respectables ne soient pas obligés d’aller dans les camps [de transit] ». Il a ajouté : « Au lieu de mettre les Juifs polonais dans cette situation, il vaudrait mieux le faire avec les Juifs de Turquie et de Libye. Ce ne sera pas difficile pour eux... Mettriez-vous un médecin [polonais] dans un camp comme Beit Lidd, ou Pardes Hannah - comment pensez-vous qu’il se sentira, que pensera-t-il ? »

En outre, Yitzhak Rafael, qui a ensuite été député et ministre du Parti national religieux, a fait remarquer que « les Juifs polonais vivaient bien. Pour eux, les camps sont beaucoup plus difficiles que pour les Yéménites, pour qui même les conditions de vie dans les camps sont synonymes de libération... Ils [les Juifs polonais] ne sont pas comme les immigrants du Yémen, dont on a du mal à comprendre le nom. Lorsqu’un juif polonais obtient un prêt, il sait qu’il doit le rendre ».

Deux autres livres écrits par Segev dans son style particulier relatent les grandes périodes de l’histoire du peuple israélien et de son État : “ C’était en Palestine au temps des coquelicots” (2000) et “1967 : Six jours qui ont changé le monde” (2007). Le premier a été écrit à l’époque des accords d’Oslo. « J’étais très optimiste à l’époque », dit-il. « Ce que je demandais dans le livre, c’était quand les Juifs et les Arabes avaient vécu ensemble pour la dernière fois et comment cela s’était passé.

Pourtant, le souvenir de l’optimisme de Segev est également trompeur - la lecture des conclusions du livre aujourd’hui ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir. Il décrit deux mouvements nationaux concurrents dont les identités ont été forgées en Palestine et qui se sont inexorablement rapprochés de la confrontation. Ainsi, à partir de 1917, il n’y avait que deux possibilités : soit les Arabes vaincront les sionistes, soit les sionistes vaincront les Arabes. La guerre entre eux est inévitable. Certains membres de l’administration britannique s’identifient aux Arabes, d’autres aux Juifs. D’autres sont rebutés par les deux camps. « Je les déteste tous de la même manière », aurait déclaré un fonctionnaire de la Mandature.

“1967” de Segev, qui traite de la guerre des six jours et de ses conséquences, a fait la une des journaux à la suite d’une décision singulière de la censure militaire. L’éditeur israélien, Keter Books, a reçu l’ordre de rappeler tous les exemplaires du livre et d’utiliser du blanc pour couvrir la moitié de la ligne mentionnant les mots “armes non conventionnelles”. Une fois de plus, Segev avait mis au jour des actes de folie étayés par des documents d’archives. Le journaliste et auteur Amos Elon l’a noté de manière frappante dans une critique du livre publiée dans Haaretz le 22 juillet 2005.

« Aujourd’hui, nous savons que le triomphe d’Israël en 1967 était une victoire à la Pyrrhus. Le livre 1967 de Tom Segev le montre plus clairement que tout ce qui a été écrit sur le sujet », a écrit Elon. « Segev documente cette tragédie historique avec brio et autorité, comme personne ne l’a fait auparavant. Pour la première fois, Israël disposait de suffisamment de territoires pour les échanger contre la paix, mais il a laissé passer l’occasion de signer un traité avec la Jordanie quelques mois seulement après la guerre... Il n’y avait pas de leadership. Il ne s’agissait pas tant d’une pénurie de “grands dirigeants” [...] que de manque de dirigeants éclairés ayant le sens de l’histoire et sachant ce qui risque d’arriver à un pays qui s’étend au-delà de ses proportions naturelles [sic], en particulier sur le plan démographique. [...] En conséquence, la guerre des Six Jours n’a fait que déboucher sur une autre guerre, encore plus terrible, avec un bilan toujours plus lourd en termes de vies humaines. Tom Segev documente cette tragédie historique ».

Le débat sur l’issue de cette guerre nous occupe toujours, après 58 ans.

« La plus grande erreur du sionisme est de ne pas avoir rendu aux Arabes, le septième jour [de cette guerre], tout ce qu’ils possédaient, y compris Jérusalem-Est. Rien de tout cela ne nous intéresse. Nous aurions dû rendre ces territoires même sans la paix, tout comme Ben-Gourion a décidé de ne pas conquérir certains territoires pendant la guerre d’indépendance. Nous nous sommes retrouvés coincés avec ces territoires ».

Dans son court ouvrage de 2002 intitulé “Elvis in Jerusalem : Post-Zionism and the Americanization of Israel” [inédit en français], Segev s’est demandé si le sionisme avait achevé son rôle historique. Il a également écrit d’éblouissantes biographies du chasseur de nazis Simon Wiesenthal et de David Ben-Gourion. Ce dernier se révèle être non seulement un leader national plus grand que nature, mais aussi un homme de chair et de sang, avec des angoisses, des crises de dépression, une tendance à fuir la réalité et à tromper sa femme de façon répétée.

Des recherches méticuleuses dans les archives, combinées à la capacité de raconter une histoire et d’être incisif, détaché et non conventionnel, ont fait de Segev l’un des historiens israéliens les plus estimés à l’étranger. En revanche, ses détracteurs l’ont qualifié de "post-sioniste" et l’ont "accusé" de faire partie du groupe des "nouveaux historiens" qui ont étudié le conflit arabo-juif d’une manière très critique. Segev n’accepte pas ces étiquettes.

« On a aussi dit que j’étais antisioniste, mais je ne suis pas un idéologue ni un philosophe, et je ne pense pas en termes d’idéologies », explique-t-il. « On a dit que je voulais briser les mythes. Mais ce n’est pas vrai non plus. Je ne faisais pas partie des "nouveaux historiens", mais plutôt des "premiers historiens". En ce qui concerne la création de l’État, il n’y avait pas d’histoire ici, seulement de la mythologie et beaucoup d’endoctrinement. Dans les années 1980, nous avons ouvert des documents dans les archives et nous avons dit : "Ouaou, ce n’est pas ce qu’on nous a appris à l’école" ».

À propos de quoi, par exemple ?

« Sur l’expulsion des Arabes [il veut dire Palestiniens, NdT] et l’attitude à l’égard des Mizrahim, par exemple. Les sionistes ont toujours agi avec le sentiment profond d’avoir raison et ont toujours voulu présenter un sionisme plus beau que la réalité ».

Qui d’autre vous a critiqué ?

« Mes critiques les plus sévères sont les professeurs d’histoire. Souvent, ils ne savent pas écrire ou ils détestent écrire, et leurs livres ne sont pas destinés au grand public ».

Cet entretien a lieu à un moment dramatique de l’histoire de l’État. La guerre, qui a commencé après le massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas, est en train de reprendre, de même que le coup d’État [judiciaire]. Historiquement, ce n’est pas la meilleure période pour vivre ici.

« Progressivement, je suis arrivé à la conclusion que le conflit n’a pas de solution, parce qu’il ne porte pas sur des questions rationnelles. Il ne s’agit pas d’une question de frontières ou de partition du pays. Il s’agit de deux identités nationales qui s’affrontent. Chacun des deux peuples définit son identité à travers l’ensemble du territoire, de sorte que tout compromis exige que nous renoncions à une partie de notre identité. Je ne vois pas comment il est possible de résoudre ce problème. J’envisage une période où ce conflit sera considéré comme quelque chose d’historique, qui a disparu d’une manière ou d’une autre et qui a trouvé sa solution. Mais dans la situation actuelle, ce n’est pas possible. Il faut que quelque chose de terriblement dramatique se produise pour que les gens commencent à réfléchir à nouveau ».

Dans votre biographie de Ben-Gourion de 2019, "Un État à tout prix", je lis la citation suivante de lui : « Tout le monde voit la difficulté des relations entre Juifs et Arabes, mais tout le monde ne voit pas qu’il n’y a pas de solution à cette question... Nous voulons que la Palestine soit la nôtre en tant que nation. Les Arabes veulent qu’elle soit la leur - en tant que nation. Je ne vois pas quel Arabe accepterait que la Palestine appartienne aux Juifs ».

« À l’âge de 80 ans, je commence à penser que ce n’était peut-être pas bien dès le départ, toute cette histoire de sionisme. La plupart des Israéliens sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés. Pas des sionistes, mais des réfugiés. Vous me direz : “Ça justifie le sionisme, parce que c’est une terre où ils ont pu venir”. Mais nous devons nous rappeler que la majorité des survivants de l’Holocauste ne sont pas venus vivre en Israël et que la majorité des Juifs du monde ne viennent pas en Israël. Ils le peuvent, mais ils ne veulent pas vivre dans ce pays. Le sionisme n’est donc pas une grande réussite. Il n’assure pas non plus la sécurité des Juifs. Il est plus sûr pour les Juifs de vivre en dehors d’Israël ».

Vous ne pourrez pas écrire la biographie de Netanyahou - les documents relatifs à sa période ne seront déclassifiés, si tant est qu’ils le soient, que dans des décennies.

« Si je devais écrire à l’avenir sur l’histoire de cette période, je commencerais par l’une des grandes erreurs de l’État : le procès de Netanyahou. Il nous cause des dommages terribles et injustifiés. Je suis le procès et je n’ai pas les cheveux qui se dressent sur la tête - et ce n’est pas parce que je n’ai pas de cheveux. Grâce à ce procès, [Itamar] Ben-Gvir et [Bezalel] Smotrich ont rejoint le gouvernement, et toutes sortes de serpents ont commencé à sortir de leur trou. Le procès de Netanyahou a été une grave erreur. Certainement en ce qui concerne ses relations avec les médias. Il n’y a pas d’abus de confiance de sa part ; la personne qui a commis un abus de confiance est l’éditeur qui a vendu son journal à un politicien ».

D’autres historiens présenteront des points de vue contradictoires. Mais comment l’histoire se souviendra-t-elle de Bibi par rapport au 7 octobre, à votre avis ?

« Netanyahou a poursuivi une conception erronée du Hamas [en renforçant l’organisation et en lui transférant de l’argent qatari]. Mais c’est compréhensible, car dans les relations du mouvement sioniste avec les Arabes, quelqu’un a toujours été soudoyé. Le problème, c’est que les Arabes acceptent toujours les pots-de-vin et ne livrent jamais la marchandise [sic; sans doute ironique]».

De la Bible au XXIe siècle

Avant que les lecteurs ne s’imaginent que Segev soutient le gouvernement de quelque manière que ce soit, il ajoute un commentaire sinistre : « Comme tout le monde, je suis choqué par le 7 octobre et par la question des otages. Mais depuis le début de la guerre, j’éprouve un sentiment de culpabilité très désagréable, auquel je ne sais pas comment faire face. Culpabilité pour les dizaines de milliers de personnes qui ont été tuées, dont la moitié étaient des civils, et parmi eux 10 000 enfants », dit-il en faisant référence aux Palestiniens tués dans la bande de Gaza. « Le massacre que le Hamas a perpétré contre nous ne justifie pas une telle vengeance, et nous n’avons pas la moindre idée de ce à quoi celle-ci est censée conduire ».

Juste après le déclenchement de la guerre, vous avez évoqué le terme de “seconde Nakba”.

« Entretemps, tout le monde parle maintenant d’une deuxième Nakba. Il est possible que Netanyahou voie ici une occasion de fomenter une expulsion à grande échelle des Arabes de Gaza, puis de se présenter devant les caméras et de dire : “Depuis l’époque de Ben-Gourion, personne n’a fait plus pour le sionisme que moi”. J’ai été étonné de voir la joie avec laquelle Israël a accepté l’idée de Trump, au point qu’aujourd’hui, il est déjà acceptable de dire que les Arabes doivent être expulsés ».


Segev avec Itayu Abera. “Nous savions que nous étions père et fils. Nous le savions tout simplement”

Êtes-vous inquiet ?

« Je suis très inquiet pour mes petits-enfants. Je ne sais pas où ils trouveront leur bonheur dans le monde ».

La mention des petits-enfants amène Segev à une autre anecdote personnelle. « Je dois mon fils Itay à Haaretz », dit-il. En 1991, Segev a été envoyé par le journal en Éthiopie pour couvrir les préparatifs de l’opération Salomon, au cours de laquelle des Juifs éthiopiens ont été transportés par avion en Israël. À son arrivée à l’ambassade d’Israël à Addis-Abeba, un spectacle stupéfiant l’attend, rapporte-t-il : « Des milliers de personnes, parmi lesquelles des personnages bibliques vêtus de robes blanches, étaient assises le long de la route menant au bâtiment et attendaient d’être appelées. Elles sont arrivées dans un flot soudain de réfugiés et de vision messianique, cherchant à rejoindre leurs familles en Israël. Beaucoup d’entre eux vont ainsi catapulter 2 000 ans d’histoire en plein XXIe siècle ».


Itayu dans l'avion l'emportant vers Israël, en 1991

L’un des protagonistes de l’article était un enfant de 11 ans, Itayu Abera, dont le sourire captivant a attiré l’attention de Segev. « Itayu est un garçon adorable qui dégage une sorte d’intelligence rêveuse. J’ai appris à le connaître un peu. Il aime jouer au football et veut devenir enseignant quand il sera grand », écrit Segev. « Il sait écrire son nom en hébreu et en anglais... D’Israël, il sait que c’est un pays propre, qu’il n’y a pas de voleurs et qu’il y a une grande ville appelée Kiryat Ata. C’est là que vivent ses proches. Il a l’impression qu’il s’entendra bien avec les enfants en Israël. Il connaît un peu le karaté et sait aussi jongler, comme un acrobate ».

Segev a décidé de rester en contact avec le garçon et de rédiger une série d’articles sur son intégration dans la société israélienne. « Je voulais montrer comment un enfant éthiopien devient un Israélien », explique-t-il. En 1996, il a publié un article : « Itayu est un jeune intelligent. Il a un sens de l’humour subtil. Cinq ans après son arrivée, tout droit sorti de l’âge de la Bible, il possède un ordinateur personnel... Chaque fois qu’il le peut, il a un Walkman branché sur les oreilles ».  La même année, Segev a accompagné l’adolescent lors d’un voyage de “racines familiales” dans le village éthiopien où il est né, et a consigné ses impressions dans un article monumental paru dans Haaretz, intitulé “Retour au figuier”. « Ce fut un voyage dramatique et émouvant », se souvient Segev.

Les liens entre les deux se sont resserrés. « J’avais 50 ans à l’époque et je n’avais pas d’enfants. Lorsque nous sommes revenus, nous savions que nous étions père et fils. Nous le savions tout simplement. Ce n’est enregistré nulle part. Ce n’est pas une véritable adoption, mais c’était comme ça sur le plan émotionnel et c’est comme ça depuis », explique Segev. Itayu est devenu Itay, qui travaille aujourd’hui comme ingénieur électricien chez Israel Aerospace Industries. Il a également sa propre famille. « Quand je veux l’embêter, je lui dis qu’il est un cliché sioniste », ajoute Segev.

Participez-vous à des manifestations ces jours-ci ?

« Je me suis retrouvé à une manifestation dans la rue Azza, près de l’épicerie où je fais mes courses. Et je me suis dit que 200 000 personnes, c’est ce qu’il y a. La nation n’est ni divisée ni déchirée. Il n’y a pas de parité entre les partisans et les opposants au coup d’État. La nation soutient Netanyahou. Qui ne le soutient pas ? Les 200 000 personnes qui défendent leur statut d’élite obsolète ».

« Il n’y aura pas de guerre civile », poursuit-il, « parce que les manifestants ne provoqueront pas de guerre et que l’autre camp constitue de toute façon la majorité. Et de ce point de vue, la démocratie israélienne n’a jamais été réelle. Pendant 20 ans, tous les Arabes [d’Israël] ont été soumis à la loi martiale, puis il y a eu la guerre des six jours, et ensuite toute la population [des territoires] a été soumise à cette forme de régime ».

Malgré cela, le pays est dans la tourmente.

« En ce qui concerne la réforme [judiciaire], ce qui est fait aujourd’hui peut être défait demain. Nous avons traversé des périodes de crise extrêmement difficiles en Israël. Pas seulement les guerres et l’austérité. Mais aussi [des débâcles politiques et/ou liées à la sécurité, notamment], l’affaire Lavon et l’affaire du bus 300, Sabra et Chatila, les commissions d’enquête. À chaque fois, nous avons l’impression que tout s’écroule, mais d’une manière ou d’une autre, la vie redevient beaucoup moins difficile par la suite ».

Pourtant, Segev admet au cours de notre conversation qu’il s’est trompé par le passé dans ses tentatives de prédire l’avenir ou d’évaluer le présent. « Immédiatement après la guerre des Six Jours, j’ai fait une visite chez Matityahu Drobles, chef de la division des colonies de l’Agence juive. Il nous a montré une carte avec le plan des colonies. J’ai écrit par la suite qu’il fantasmait et que cela ne pourrait jamais arriver. Depuis, j’ai compris qu’il valait mieux écrire ce qui s’était passé et ne pas faire de prévisions, parce que je me trompe toujours ».

Quelles sont les autres erreurs que vous avez commises ?

« Abba Kovner, qui s’est rendu en Europe après l’Holocauste pour empoisonner six millions d’Allemands dans le cadre du Nakam (un groupe de survivants cherchant à se venger des nazis), a déclaré avoir reçu du poison de la part de Chaim Weizmann. J’ai trouvé que c’était une belle histoire, mais je n’ai trouvé aucune mention du fait que Weizmann se trouvait dans le même pays que Kovner, et j’ai supposé qu’il était impossible qu’il lui ait fourni du poison.

« Des années plus tard, [l’historienne] Dina Porat a découvert que Kovner avait reçu le poison d’Ephraïm Katzir [un scientifique de premier plan de l’institut fondé par et au nom de Weizmann, plus tard président d’Israël]. C’est dire à quel point j’étais étroit d’esprit et borné ».



05/04/2025

OFER ADERET
La participation du philosophe israélo-allemand Omri Boehm à la commémoration de la libération du camp de concentration de Buchenwald annulée sous la pression d’Israël

Ofer Aderet, Haaretz, 4/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le mémorial de Buchenwald et Mittelbau-Dora avait invité Boehm pour ses réflexions éthiques sur les droits humains universels et les crimes nazis. L’ambassade d’Israël a déclaré que Boehm « dilue la mémoire de l’Holocauste avec son discours sur les valeurs universelles »

Le philosophe Omri Boehm, en 2022. Photo Emil Salman

Sous la pression du gouvernement israélien, un discours du philosophe israélo-allemand Omri Boehm lors de la célébration [prévue le dimanche 6 avril à Weimar] du 80e anniversaire de la libération du camp de concentration de Buchenwald en Allemagne a été annulé. 

Dans une déclaration publiée sur X, l’ambassade d’Israël en Allemagne a qualifié la décision d’inviter Boehm à l’événement d’« insulte flagrante » à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Elle a justifié sa décision en invoquant sa comparaison de l’Holocauste avec la Nakba palestinienne et sa description de Yad Vashem comme « un instrument de manipulation politique ».

Boehm a confirmé à Haaretz que sa participation à la cérémonie avait été annulée. Il a déclaré que lui-même et le site commémoratif avaient tenté d’éviter un scandale et avaient l’intention de coopérer à l’avenir.

L’ambassade d’Israël a déclaré que « sous couvert de science, Boehm tente de diluer la mémoire de l’Holocauste avec son discours sur les valeurs universelles, le privant ainsi de sa signification historique et morale ». 

« L’histoire n’est pas un débat abstrait et l’Holocauste n’est pas un terrain de jeu intellectuel », a ajouté l’ambassade. 


Omri Boehm prononçant son “discours à l’Europe”, intitulé “Les ombres de l’histoire, les spectres du présent : la guerre au Moyen-Orient et le défi de l’Europe”  sur la Judenplatz de Vienne, le 7 mai dernier. Photo Wiener Festwochen GesmbH / APA-Fotoservice / Tanzer

Le mémorial de Buchenwald (Stiftung Gedenkstätten Buchenwald und Mittelbau-Dora) a déclaré dans un communiqué [lire ci-dessous] que Boehm - petit-fils d’une survivante de l’Holocauste - avait été invité à l’événement en raison de sa capacité à tenir « des réflexions éthiques et de valeur sur le lien entre l’histoire et la mémoire, en particulier en ce qui concerne la valeur des droits humains universels et leur importance par rapport aux crimes des nazis ».

Le directeur du mémorial de Buchenwald, Jens Christian Wagner, a déclaré aux médias que l’invitation de Boehm « a entraîné un conflit avec des représentants du gouvernement israélien, qui a également impliqué les survivants des camps. Afin de protéger les survivants et dans le but d’assurer un événement commémoratif pour le camp de concentration - où l’accent n’est pas mis sur un débat initié de l’extérieur, mais sur les survivants - nous avons décidé, après discussion avec Boehm, de reporter son discours à une date ultérieure.

Le gouvernement allemand a répondu vendredi que les anciens camps de concentration nazis sont libres de choisir qui ils invitent à leurs cérémonies.


Buchenwald


À propos du report du discours d’Omri Boehm à l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora

Communiqué du Prof. Dr. Jens-Christian Wagner, directeur de la Fondation des mémoriaux de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, 1/4/2025 

«Le professeur Omri Boehm est un philosophe germano-israélien de renommée internationale. Il est le petit-fils d’une survivante de l’Holocauste. Nous l’avons invité à prendre la parole lors du 80e anniversaire de la libération de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, car nous attendions de lui qu’il nous fasse part de réflexions éthiques de haut niveau sur la relation entre l’histoire et la mémoire, en particulier sur la valeur des droits de l’homme universels et leur importance au regard des crimes nazis.

À notre grand regret, l’invitation d’Omri Boehm a provoqué un conflit avec des représentants du gouvernement israélien, dans lequel les survivants des camps ont malheureusement été entraînés. Cela risquait de peser sur le 80e anniversaire de la libération. Pire encore : les survivants, souvent blessés dans leur âme, risquaient d’être instrumentalisés et entraînés encore plus loin dans ce conflit.

Afin de protéger les survivants et dans le but d’assurer une cérémonie commémorative en souvenir des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, qui ne soit pas centrée sur un débat initié de l’extérieur, mais sur les survivants, nous avons décidé dans cette situation - après une conversation de confiance avec Omri Boehm - de reporter son discours à une date ultérieure.

« Comprendre l’histoire, apprendre pour l’avenir », telle est la devise de notre travail. Omri Boehm donne des impulsions importantes à cet égard grâce à ses travaux scientifiques de renommée internationale et récompensés à plusieurs reprises. En tant que lauréat du Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne, Omri Boehm est un important bâtisseur de ponts au niveau international.

Lire La peinture à Dora, par François Le Lionnais, cofondateur de l’Oulipo avec Raymond Queneau, 1946. Ce texte sera lu à la cérémonie du 6 avril.

Écouter  “Porter un flambeau pour ne pas qu'on oublie” : un projet inédit pour commémorer les 80 ans de la libération du camp de Buchenwald 

 

 

16/11/2024

OFER ADERET
Un an après la guerre du Kippour, Yitzhak Rabin a déclaré qu'il n'y avait pas de solution militaire au conflit israélo-arabe

Ofer Aderet, Haaretz, 14/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À l'occasion du 29e anniversaire de l'assassinat de Rabin [4 novembre 1995, NdT], les archives de Tsahal ont publié les déclarations faites par l'ancien Premier ministre lors d'une réunion du Forum de l'état-major général en 1974. « S'il y a une chance de progresser, c'est uniquement par le biais de négociations », a-t-il déclaré, tout en mettant en garde contre la création d'un État palestinien . « Ce serait le détonateur immédiat de la prochaine guerre ».

 Yitzhak Rabin avec la Première ministre Golda Meir à Washington en 1973. Photo : Moshe Milner / GPO

Deux décennies avant de signer les accords d'Oslo avec les Palestiniens et un accord de paix avec la Jordanie, l'ancien Premier ministre Yitzhak Rabin pensait qu'il n'était pas possible de résoudre le conflit israélo-arabe par des moyens militaires, mais uniquement par des négociations. Cependant, Rabin s'est montré pessimiste quant à la réalisation de la paix au cours de ces années et a averti que la création d'un État palestinien en Cisjordanie mènerait à la guerre.
Rabin a fait cette déclaration il y a 50 ans, lors d'une réunion secrète du forum de l'état-major général des FDI, en septembre 1974, un an après la guerre du Kippour. La réunion portait sur les préparatifs de la prochaine guerre. Le procès-verbal et son enregistrement ont été publiés mercredi par les archives de Tsahal au ministère de la Défense, à l'occasion de la journée de commémoration du 29e anniversaire de l'assassinat de Rabin, qui est célébrée selon le calendrier hébraïque.

Yitzhak Rabin avec Henry Kissinger en mars 1975.  Photo : GPO

« Dans le conflit israélo-arabe, je ne vois pas la possibilité de parvenir à une solution par des moyens militaires », a déclaré Rabin. « En d'autres termes, en supposant que nous puissions, par la guerre, parvenir à une situation dans laquelle nous pourrions imposer la paix, je ne vois pas cela comme quelque chose de réaliste. Cela ne veut pas dire que nous n'aurons pas de guerres. Mais je ne suggère pas de partir du principe que nous pourrions, par la guerre, imposer une solution diplomatique globale. S'il y a une chance - et je ne suis pas sûr qu'il y en ait une - de progresser vers une solution, ce n'est que par la négociation », a-t-il ajouté.
Cependant, Rabin a également déclaré que « les négociations doivent également être basées sur la puissance militaire, car sans cela, il n'y aura pas de négociations diplomatiques ». Il a déclaré qu'après la victoire d'Israël en 1967, lorsque le pays a occupé la Cisjordanie, la bande de Gaza, le plateau du Golan et le Sinaï, Israël a acquis de « meilleurs atouts défensifs ». Cependant, « je ne suis pas sûr que cela signifie que nous pouvons parvenir à la paix ».
Rabin n'était pas optimiste quant à la possibilité de parvenir à la paix à l'époque où ces propos ont été tenus. « Je ne crois pas que nous puissions actuellement parvenir à des négociations sur un accord de paix global. Tout d'abord, les Arabes n'en veulent pas ». Il a averti que la paix signifiait aussi un État palestinien en Cisjordanie, « et ce serait la mèche qui déclencherait la prochaine guerre ». Il a ajouté et mis en garde contre les solutions provisoires, telles que « la recherche de quelque chose qui n'est pas exactement la paix, quel que soit le nom qu'on lui donne. Quand on regarde la réalité arabe avec les yeux ouverts, il n'est pas évident que ce soit la meilleure solution ». Il a conclu cette partie de sa déclaration de manière pessimiste : « Je n'ai pas besoin de parler de cette question, car nous connaissons les faits. Personne n'est prêt à nous parler de paix ». 


Les archives de Tsahal ont également publié un clip vidéo d'un service commémoratif organisé en 1988 pour le corps blindé, au cours duquel Rabin, qui était alors ministre de la Défense, s'est adressé aux familles endeuillées. Dans le corps blindé, on dit que « l'homme est l'acier ». Je pense le contraire. L'acier est froid, sans vie et sans âme. Il est dur, lourd et passe par-dessus les choses. L'homme n'était pas et n'est pas de l'acier. Il est de chair et de sang, il rit et pleure, il rêve et part à la guerre ; il voyage, il vit sa vie et, si nécessaire, il est prêt à la sacrifier ». En ce qui concerne les morts du corps d'armée, Rabin a déclaré : « Ils étaient des gens comme nous, qui n'étaient pas faits d'acier ; leurs cœurs battaient comme les nôtres et ils voyaient les mêmes choses que nous, entendaient les mêmes sons. Ils voulaient continuer à vivre. Mais lorsqu'ils ont été appelés, ils se sont présentés ».
Il a terminé son intervention en évoquant la force qui unit les familles endeuillées. « Qu'est-ce qui nous amène ici, si ce n'est le désir de se souvenir et de rappeler ? C'est notre désir d'être ensemble... de puiser la force en nous-mêmes, dans la grande famille qui n'a pas de secteurs ni de classes, pas de fêtes, de rivalités ou de disputes, sans que personne ne vienne la perturber », a-t-il déclaré. [Amen, NdT]

15/09/2023

OFER ADERET
La résurrection de l’hébreu en Israël a été difficile au-delà des mots

Ofer Aderet, Haaretz, 20/2/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Ofer Aderet est un historien israélien, chargé de cours à l’Université Ouverte d’Israël et collaborateur du quotidien Haaretz.

 

Bialik pressait les Juifs de Palestine de parler hébreu, mais “péchait” lui-même en utilisant le yiddish, et les fonctionnaires de Tel-Aviv voulaient que les résidents mentent et disent qu’ils rêvaient en hébreu. Une chercheuse estime que le développement de l’hébreu en tant que lingua franca s’est heurté à une réalité complexe.


Cours d’hébreu pour nouveaux immigrants à Dimona, 1955. Photo : Moshe Pridan/GPO

 Il y a environ 90 ans, juste avant un recensement général des habitants de la “Terre d’Israël”, la municipalité de Tel-Aviv a adressé une demande inhabituelle aux habitants de la ville : ils devaient répondre par l’affirmative à la question de savoir s’ils parlaient hébreu, même s’ils rêvaient en yiddish, lisaient en allemand ou cuisinaient en ladino.

« La réponse définitive et claire concernant la langue hébraïque en tant que lingua franca de la population centrale de notre ville a une grande valeur nationale et politique », expliquait une publicité distribuée par la municipalité aux résidents locaux, ajoutant : « Nous souhaitons attirer l’attention des résidents sur l’importante nécessité de souligner la place de notre langue nationale dans notre vie publique et culturelle ».

La chercheuse Zohar Shavit, experte en sémiotique et en recherche culturelle à l’université de Tel-Aviv, a trouvé cette publicité dans les archives municipales de Tel-Aviv alors qu’elle réalisait une nouvelle étude visant à examiner le statut de la langue sacrée aux yeux des habitants de la “Terre d’Israël” à la veille de la création de l’État juif.  

 

Tract en quatre langues (hébreu, yiddish, anglais, allemand) des années 1930 encourageant l’utilisation de la langue hébraïque.  Photo Collection de la bibliothèque nationale

 « Plus d’une description de la présence de l’hébreu dans le domaine public était teintée de propagande », explique la professeure Shavit. « Parfois, même des données statistiques apparemment objectives sur l’étendue de la présence de l’hébreu dans la vie du Yichouv (la communauté juive d’avant l’État) étaient biaisées et contaminées », ajoute-t-elle, faisant référence à l’ingérence de la municipalité de Tel-Aviv dans le recensement de 1931. À l’époque, il semble que tous les moyens étaient valables « pour tenter de présenter une image de l’exclusivité de la langue hébraïque dans la vie du Yichouv », ajoute-t-elle. Mais en fait, a-t-elle découvert, « il y avait une tension entre la réalité et la façon dont elle était dépeinte ».

Un sondage réalisé en 1912 avait révélé que moins de la moitié des habitants de la ville parlaient l’hébreu. Sur les 790 habitants de Tel Aviv de l’époque, 43 % ont déclaré parler l’hébreu, 35 % le yiddish (dénoncé comme un “jargon"”par certains), 11 % le russe et le reste le français, l’anglais, le ladino, l’arabe et l’allemand. Le penseur et auteur sioniste Ahad Ha’am s’est inquiété à l’époque du fait que ces données « serviraient d’arme dans les mains de ceux qui haïssent l’hébreu » et s’est demandé « si à Tel-Aviv une majorité de résidents parlent également d’autres langues et si le jargon (yiddish) est sur un pied d’égalité avec l’hébreu - où est donc la renaissance de l’hébreu ? »

Le poète hébreu Haïm Nahman Bialik. Photo : Avraham Suskin/GPO

En même temps, Ahad Ha’am a reproché à la presse, qui a publié les résultats du sondage, de ne pas avoir présenté des données plus détaillées qui auraient prouvé, comme il l’a dit, que « presque tous les enfants parlent hébreu ».

La professeure Shavit a découvert un autre cas où les enfants étaient décrits comme annonçant la renaissance de la langue nationale dans un article d’Itamar Ben-Avi, fils d’ Éliézer Ben-Yehoudah, la force motrice de ce processus de renaissance. En 1902, Ben-Avi décrivait ainsi la langue des enfants des jardins d’enfants de la ville de Jaffa, voisine de Tel-Aviv : « Et avec un son mélodieux, en utilisant un hébreu authentique, vivant et agréable, ils appellent chaque chose par son nom. Ils parlent hébreu... ils jouent en hébreu... ils se disputent et s’interrogent en hébreu ».

Pourtant, cette description ne reflétait pas tout à fait la réalité complexe. En effet, c’est l’image inverse qui a été présentée par le poète hébreu pionnier Haïm Nahman Bialik, en 1909. « La première impression, à vrai dire, n’est pas celle d’un renouveau », écrit-il à sa femme Manya, après une visite à Jaffa. « À ma grande consternation, j’ai entendu dans les quartiers juifs, à Neve Shalom et Neve Tzedek, des jargons russes, espagnols et un jargon dans lequel de nombreux mots arabes étaient mélangés. Je n’ai pas entendu le son mélodieux de la langue hébraïque, sauf dans la bouche de quelques enfants ». De même, la visite de Bialik à Petah Tikva, la « mère des moshavot [colonies]" du Yichouv », n’était pas de bon augure : « Elle m’a fait mauvaise impression, car c’est là que j’ai entendu parler hébreu encore moins que dans les autres colonies. Même dans la bouche des enfants, je n’entendais parler hébreu que très peu. Presque rien », écrit le futur poète national.


Cours d’hébreu à Jérusalem.   Photo : Cohen Fritz/GPO

 

“Jargons” rivaux

Les impressions sévères de Bialik étaient justes, pour l’époque. Une enquête menée il y a exactement un siècle par l’Organisation sioniste mondiale a révélé que le nombre de foyers où l’on parlait le yiddish était nettement supérieur à celui des foyers où l’on parlait l’hébreu. Par exemple, dans les jardins d’enfants de Jaffa, 232 enfants parlaient le yiddish à la maison, alors que l’hébreu était la langue véhiculaire dans les foyers de seulement 115 jeunes. Les données concernant l’ensemble des structures éducatives de Jaffa - jardins d’enfants, écoles primaires, lycées et séminaires d’enseignants - n’étaient pas plus encourageantes : Seuls 51 % des élèves de ces établissements parlaient l’hébreu à la maison, soit comme seule langue, soit avec une autre langue.

La situation à Jérusalem était bien pire. Sur les 906 enfants de maternelle interrogés, seuls 67 parlaient hébreu à la maison ; les autres parlaient hébreu et une autre langue, ou ne parlaient pas du tout hébreu. Shavit a constaté qu’au milieu des années 1920, le système éducatif du Yichouv lui-même ne prenait pas la peine de veiller à ce que l’enseignement soit dispensé exclusivement en hébreu. Environ 20 % de tous les écoliers juifs, soit un cinquième de la jeune génération, étaient éduqués dans différentes langues au cours de ces années.

 

La Rue Allenby à Tel Aviv, 1938.  Photo : Zoltan Kluger/GPO

La première école de langue hébraïque en Palestine, et dans le monde entier, a ouvert ses portes en 1886 à Rishon Letzion - l’école Haviv, où le corps enseignant comprenait Eliézer Ben-Yehoudah lui-même. C’est également à Rishon LeTzion [“Le premier à Sion”] qu’a été créé le premier jardin d’enfants en hébreu, sous la direction de l’éducatrice Esther Shapira. Néanmoins, David Yudilevich, un enseignant affilié au mouvement de colonisation agricole Bilou, a témoigné que la réalité était en fait multilingue et que l’utilisation de l’hébreu parmi les enfants de ces années-là était encore assez limitée : « Les tout-petits et les enfants plus âgés parlent tous un jargon [sic] ashkénaze ou sépharade, ou le russe ou le roumain. Ils parlent toutes les langues sauf l’hébreu. La langue que l’on veut faire revivre s’est avérée à l’époque pauvre et maigre. Même les mots de tous les jours manquaient encore », a-t-il constaté.

Le plus grand rival de l’hébreu était le yiddish, explique la chercheuse Shavit, qui note qu’ « il était présenté comme une menace permanente pour le projet hébraïque ». Dans ce contexte, le futur prix Nobel de littérature S. Y. Agnon raconte une anecdote amusante : Il raconte que même une servante arabe lui parlait en yiddish lorsqu’il cherchait la synagogue sépharade à Jaffa.

« La réalité linguistique était complexe », note Shavit, dont les conclusions ont été publiées dans un article intitulé “Que parlaient les enfants hébreux ?” dans le périodique Israel. Outre la fierté de promouvoir le projet hébraïque, y compris le développement de la langue du peuple et de sa culture, et les efforts parfois violents pour imposer l’utilisation de l’hébreu dans le domaine public, « de nombreuses autres enclaves linguistiques ont été préservées », écrit-elle. Il a donc fallu des décennies pour que l’hébreu atteigne son statut de première langue parmi les natifs du pays.

L’universitaire Zohar Shavit.  Photo : Adi Mazan