Note du traducteur
Entre le 26 septembre et
le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de
Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux
mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour
traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie
publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la
“mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet
universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les
frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les
données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance
frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace
urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de
la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes :
Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué
dans un livre publié par les
éditions elèuthera, Crocevia
Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs
embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca
Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans
les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations
entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

Luca
Queirolo Palmas, à bord du
Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022
- Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est
Lampedusa,
conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une
longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de
masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie
de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande
partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar,
le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.
Voici
quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées
en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche,
l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les
différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de
classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux
prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.
L’avenir
de la pêche
Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est
morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson
? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara
[del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on
pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port
pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros,
si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon
permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros,
et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire
pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs
bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été,
nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce
qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même
les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé
plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a
pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La
dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux
remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles,
mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux
cents mètres de profondeur.
H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous
pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont
essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé
ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous
deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la
pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande
passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la
retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne
permet plus à personne de travailler...
Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs
ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était
différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il
est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai
toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est
jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime,
sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80
bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...
K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du
tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez
pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des
appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir
conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon,
le monde de la pêche est en train de mourir...
R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit
la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.
Sur les
représentations des Tunisiens
Y. : D’après les récits de mes parents, la paix
et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque.
Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens
allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.
H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on
avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés
en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir
entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne
suis pas allé pêcher au Mammellone
[le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années,
ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les
hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne
les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la
pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après
plus de vingt ans.
Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.
J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez
nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui
viennent ici ne fuient aucune guerre.
K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas.
Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont
laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand
ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.
A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que
les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une
marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la
mer....
Sur les
sauvetages en mer
Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous
débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau
gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous
voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons
les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on
leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de
cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent
des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des
migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu
veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai
la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en
mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?
K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle.
Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic
de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous
contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés
clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les
villas des riches.
H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs.
Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je
vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État
doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent
te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne
les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes
enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la
migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....
J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les
immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé,
comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser.
Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les
aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés
au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai
la chair de poule.
R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas
[la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils
ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.
Épilogue
Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés
clandestins... Les récits
recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce
premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les
coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les
positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme
forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation
des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui
doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne
mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du
poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à
bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La
mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la
faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on
remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique
parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me
souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il
y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors,
comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de
l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en
a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros]
par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu
nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence.
Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs.
La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions
de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».
Avant notre départ, quelques articles de Giacomo
Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent
entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion
familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des
confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des
grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur
le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous
apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la
destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans
les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux
bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins
parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.
Oui, la marmite est en train de se vider, et ce
n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie
mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en
rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage,
deux fois moins chère, NdT]
NdT
*Jeu de mots intraduisible :
vattelapesca ou vattelappesca
(de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va
savoir.