Sayed Kashua, The New York Review of
Books, 7/8/2021
Traduit par Fausto Giudice
Sayed
Kashua (Tira, 1975) est un écrivain, journaliste et scénariste palestinien de
langue hébreu. En 2014, il a décidé de quitter Israël – « ce pays qui ne
reconnaît pas à l’Arabe le droit de vivre » - et de partir vivre avec sa femme
et leurs trois enfants aux U.S.A.
Ses
romans, comme ses chroniques pour le journal Haaretz, manifestent
la même ironie dans le traitement des difficultés parfois insurmontables que
rencontrent les Palestiniens de 1948 en Israël. Depuis 2006, les éditions de l’Olivier
publient l’œuvre romanesque de cet écrivain atypique dans le paysage littéraire
israélien. Ont paru Les Arabes dansent aussi (10-18, 2006 ;
réédité aux Éditions de l'Olivier dans la collection Replay en 2015), Et
il y eut un matin (2006), La Deuxième Personne (2012)
et Les Modifications (2019). Son dernier roman, , Track Changes, est
paru chez Grove Press en 2020Sayed Kashua est aussi l’auteur d’une célèbre
sitcom (Travail d’Arabe), qui a reçu le prix de la meilleure série télévisée
en 2008 au Jerusalem Film Festival. Il prépare un doctorat en littérature comparée à la Washington University de St. Louis,
Missouri.
Lire L’écriture romanesque extraordinaire en hébreu de Sayed Kashua le Peptimiste, par Sâadia Agsous-Bienstein (Tsafon, 2016)
Vivre en exil forcé au cœur de ma
patrie ou vivre en exil volontaire en tant qu'étranger résident, tel est mon
choix. Dans les deux cas, être un étranger sur une terre étrangère.
Le jour où mon frère a appelé, les
nouvelles locales rapportaient la présence d'un ours dans une arrière-cour de
Richmond Heights, la banlieue du Missouri où nous vivons. Un nouveau round de
combats avait éclaté entre Israéliens et Palestiniens, exactement sept ans
après le cycle sanglant de 2014, qui était l'été où ma femme et moi avons
décidé de quitter notre maison à Jérusalem. Nous étions poussés par le
désespoir politique et la perte d'espoir en un avenir meilleur.
Des femmes et des
enfants d'un village palestinien près de Haïfa marchent avec les biens qu'ils
peuvent porter, à travers le no man's land, vers Toulkarem en Cisjordanie,
pendant une trêve entre les forces israéliennes et arabes, Palestine, 26 juin
1948. Photo Bettmann via Getty Images
« Exil volontaire » :
c’est ainsi que les experts appellent notre décision, même si je ne suis pas
sûr de comprendre le sens du mot exil
dans ce cas précis. De quoi sommes-nous exilés exactement : de la Palestine, ou
plutôt de l'idée de la Palestine ? Ou est-ce d'Israël, qui a prouvé à ses
citoyens palestiniens que même les personnes qui n'ont jamais quitté leur foyer
peuvent être contraintes à un sentiment d'exil ? Ou peut-être que cet « exil
volontaire » est surtout l'intense culpabilité qui m'a envahi lorsque mon
frère a appelé ce matin-là pour parler du bain de sang et de la haine en
Israël-Palestine. Au lieu de nous prouver que nous avions pris la bonne
décision pour nous et nos enfants - car nous n'étions plus menacés par les
roquettes, les bombardements, les politiciens et les foules en colère - la
dernière guerre a suscité un sentiment de détresse et de honte de ne pas avoir
été là. Je me suis senti coupable d'avoir fui mon foyer naturel, pour ainsi
dire : l'endroit auquel je suis censé appartenir.
« Tu as fait le bon choix »,
a dit mon frère, d'une voix peinée. « Au moins, tu n'as pas à avoir peur
chaque fois que tes enfants sortent de la maison ». Je voulais lui parler
de l'ours qui errait dans notre quartier et qui faisait peur aux habitants, et
de comment j'avais dit aux enfants qu'ils ne pouvaient pas sortir tant que
l'ours n'avait pas été attrapé. Je voulais lui dire à quel point je me sentais
coupable de ne pas avoir été là pour que nous ayons peur ensemble, pour que je
puisse être horrifié de près, pour que je puisse pleurer les morts et la
dévastation, et surtout pour que je puisse simplement être là, être présent.
Après tout, c'est ce que ma grand-mère et mon père m'avaient appris depuis ma
naissance : ne jamais quitter la maison, ne jamais quitter la patrie, qu'elle
s'appelle Palestine, Israël ou Dieu sait quoi.
« Regardez ce qui est arrivé
aux réfugiés », je me souviens de ma grand-mère - dont le mari, mon
grand-père, a été tué sous ses yeux lors de la bataille de Tira, en 1948 -
expliquant à ses petits-enfants, des larmes de chagrin coulant sur ses joues.
Pour elle, la pire chose qui pouvait arriver à quelqu'un était de devenir un
réfugié. Nous, les restes du peuple palestinien, ceux qui sont restés dans les
villages qui ont fait partie d'Israël après la guerre, on nous a appris que
nous avions la chance d'avoir encore nos terres et de ne pas être des réfugiés
comme la moitié de la nation qui avait perdu ses maisons et n'avait jamais été
autorisée à revenir. « Au moins, nous sommes restés à la maison »,
nous apprenait-on à réciter, chaque fois que quelqu'un mettait en doute notre
loyauté parce que nous étions devenus des citoyens israéliens après la Nakba
(Catastrophe). Nous étions les chanceux. Chanceux
- malgré les deux décennies
de loi martiale, l'expropriation de la plupart de nos terres, les maisons
détruites, la négligence, la haine, le racisme, la discrimination et la
persécution. Chanceux parce que
nous n'étions pas parmi les Palestiniens apatrides enfermés dans des camps de
réfugiés au Liban, à Gaza, en Syrie et en Cisjordanie.