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08/03/2025

GIDEON LEVY
Des semaines plus tard, personne ne peut expliquer pourquoi les soldats israéliens ont tué un autre garçon palestinien non armé en Cisjordanie

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 7/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Alors qu’il se trouvait par hasard près d’un jardin d’enfants géré par Save the Children dans le village de Sebastia, en Cisjordanie, Ahmad Jazar, 15 ans, a été abattu par un soldat israélien. « Depuis le début de la guerre à Gaza », déclare le chef du conseil local, « il n’y a rien de plus facile pour les Israéliens que de tirer sur les Palestiniens ».

Rashid et Wafa Jazar, avec un poster de leur fils Ahmad, chez eux cette semaine dans le village de Sebastia

Une photo déchirante d’Ahmad Jazar, prise la veille de son assassinat. La main de sa mère est posée sur son épaule, comme si elle s’apprêtait à le serrer dans ses bras ; tous deux sourient légèrement en regardant l’appareil photo. La photo a été prise par Mira, la sœur aînée d’Ahmad, étudiante en décoration d’intérieur âgée de 19 ans, à Naplouse, alors qu’Ahmad rendait visite à sa mère. Ahmad avait demandé à sa sœur de les prendre en photo. Personne n’imaginait que ce serait sa dernière.

Le lendemain, 19 janvier, Ahmad a été abattu par un soldat des forces de défense israéliennes à une distance de quelques dizaines de mètres, dans sa ville natale de Sebastia, dans le nord de la Cisjordanie. Il se tenait alors près de l’entrée d’un jardin d’enfants géré par l’organisation internationale Save the Children. Des images d’enfants joyeux, naïfs et colorés, ornent la clôture en pierre qui entoure le bâtiment. À côté, Ahmad, un jeune homme de 15 ans issu d’une famille pauvre, s’est effondré sur le sol, en sang, et est mort.

Trois jours plus tard, Mira a fait imprimer la photo, y a ajouté un cœur blanc et l’a placée sous le grand poster de son frère, dans le cadre d’un coin commémoratif improvisé dans le salon.

À Sebastia, près de Naplouse, les colons ont fondé une véritable terre de colonisation. C’est dans la vieille gare abandonnée de l’époque ottomane, près du village, que les membres de l’organisation Gush Emunim ont convergé durant l’été 1969 - accompagnés de trois futurs premiers ministres : Menachem Begin, Ariel Sharon et Ehud Olmert - et s’en sonr emparés.

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L’accord conclu la même année, parfois appelé « compromis de Sebastia » (qui n’était pas du tout un compromis), a laissé les colons sur place même après qu’ils étaient censés évacuer, ce qui a été le signe avant-coureur d’une entreprise de colonisation tentaculaire dans tout le Shomron, alias la Samarie. Cinquante-six ans plus tard, les FDI y tuent des enfants, dans la partie nord de la Cisjordanie.

Sebastia est le site de la ville biblique de Shomron, dont les ruines se trouvent à la périphérie du village palestinien ; l’accès à cette zone est interdit à ses habitants depuis juillet dernier. Pendant ce temps, à environ sept kilomètres de là, se profile la colonie de Shavei Shomron.

Lorsque nous nous sommes rendus dans la région cette semaine, toutes les voitures palestiniennes circulant sur la route étaient bloquées par un véhicule militaire blindé garé en diagonale, afin d’ouvrir la voie à deux véhicules de colons se dirigeant vers le nord, en direction de la colonie de Homesh. Il est évident qu’ici, ce sont les seigneurs de la terre qui sont en place.

Dans son bureau, le chef du conseil du village de Sebastia, Mahmoud Azzam, nous montre des vidéos de colons attaquant son village. Il ne se passe pas un jour sans que ces maraudeurs n’attaquent ou que l’armée ne fasse une incursion, dit-il. « Depuis le début de la guerre à Gaza », ajoute-t-il, « il n’y a rien de plus facile pour les Israéliens que de tirer sur les Palestiniens. Depuis le 7 octobre, ils ont également commencé à mettre la main sur nos terres ».

Sebastia est un village coloré qui, dans un autre univers, serait un site touristique prospère - une combinaison d’anciennes structures en pierre et d’attractions historiques plus récentes. Les résidents locaux gèrent deux maisons d’hôtes bien tenues, mais les touristes et les pèlerins n’ont pas vraiment afflué depuis un an et demi.

Le 19 janvier, l’armée a de nouveau fait une incursion à Sebastia. La veille au soir, quelques jeunes s’étaient réunis dans le café du coin, les autres habitants étaient cloîtrés chez eux. Ici, il ne se passe pas grand-chose à la nuit tombée.


Le jardin d’enfants de Save the Children. Ahmad se trouvait à proximité lorsque les soldats ont ouvert le feu

Un appartement dans une vieille maison en pierre de deux étages au plafond voûté et aux murs nouvellement crépis, au centre du village. Nous y étions cette semaine avec Salma a-Deb’i, chercheuse de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem. La famille Jazar, endeuillée et appauvrie, avait emménagé quelques jours auparavant, grâce à l’aide financière d’un parent et d’autres résidents.

Rashid, le père, âgé de 57 ans, est un peintre en bâtiment qui a travaillé pendant des années en Israël mais qui, comme tous les autres Palestiniens de Cisjordanie, n’a pas pu entrer dans le pays depuis le 7 octobre. Le 5 octobre 2023, il travaillait encore à Petah Tikva, effectuant des travaux de rénovation pour un entrepreneur juif. Il n’est pas revenu depuis et a été privé de son gagne-pain. Lui et sa femme, Wafa, 40 ans, ont huit enfants.

La situation économique désastreuse de la famille les a contraints à vivre séparément au cours des 17 derniers mois. Wafa et sept des enfants ont déménagé à Naplouse, où elle a trouvé un emploi de couturière, tandis que Rashid et Ahmad vivaient dans un minuscule appartement d’une pièce à Sebastia. Ahmad est allé à l’école jusqu’à la septième année, puis il a abandonné l’école pour aider à subvenir aux besoins de la famille. Il a essayé de vivre à Naplouse avec sa mère, mais ne s’y est pas plu. Il est donc rentré chez lui, où son père et lui ont fait des petits boulots.

Ce dimanche-là, ils n’avaient pas de travail et Ahmad s’est levé à midi. Rashid se souvient que son fils est allé rendre visite à des amis et qu’il a ensuite mangé du houmous et des falafels. Le garçon a passé l’après-midi, son dernier, à la maison, à jouer sur son téléphone. Vers 18 h 30, il a dit à son père qu’il allait au café, à quelques pas de chez eux. Ensuite, il est allé acheter du pain pita dans la seule épicerie qui acceptait encore de vendre à crédit à la famille.

En chemin, il apprend que l’armée est entrée dans le village. « C’est un enfant, ce n’est pas comme toi et moi », explique son père dans son hébreu d’ouvrier. « Il entend que l’armée est dans les parages et il rentre à la maison dare-dare ». Rashid lui-même s’était rendu dans un autre café du village, en face du bâtiment du conseil municipal, pour passer le temps. Vers 8 heures, des jeunes sont arrivés et ont annoncé que quelqu’un avait été blessé par les soldats. Ils ne lui ont pas dit qu’il s’agissait de son fils.

Ahmad se trouvait apparemment dans la rue, non loin du jardin d’enfants, à quelques dizaines de mètres de quatre soldats et de leur jeep. L’un d’entre eux a tiré quelques coups de feu sur lui - on ne sait toujours pas pourquoi - et une balle l’a atteint à la poitrine. Les autres ont touché les murs et la clôture. Nous avons vu les trous cette semaine ; heureusement, il n’y avait personne dans le jardin d’enfants à cette heure-là.

L’unité du porte-parole des FDI s’est contentée de la réponse suivante cette semaine : « À la suite de l’incident, une enquête a été lancée par la division des enquêtes criminelles de la police militaire. Naturellement, nous ne pouvons pas nous étendre sur une enquête en cours ».

Il est donc impossible pour l’instant d’entrer dans les détails, et si l’“enquête en cours” se termine un jour, personne ne s’intéressera à la raison pour laquelle les soldats ont tué un autre jeune non armé qui, par hasard, se tenait quelque part près d’eux.

Ahmad s’est effondré et a été immédiatement emporté par quelques jeunes qui se trouvaient à proximité, derrière un mur de béton. À ce moment-là, Rashid est également arrivé. Un véhicule privé a transporté d’urgence l’adolescent, couché sur les genoux de son père, à l’hôpital An-Najah de Naplouse. Ahmad était mort à son arrivée, mais les médecins ont néanmoins tenté de le ranimer et ont dit à son père qu’avec l’aide de Dieu, le garçon survivrait.

Mais, raconte Rashid, « je me suis dit tout de suite : c’est fini. Son histoire est terminée ». Quelques minutes plus tard, un médecin est sorti et a déclaré : « Dieu a pris Ahmad ». La mère d’Ahmad, qui se trouvait dans sa maison de Naplouse, est arrivée quelques minutes plus tard, accompagnée de quatre de ses enfants. Elle raconte qu’elle s’est évanouie en apprenant la nouvelle.

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Wafa, une femme peu loquace, était en noir cette semaine, le visage marqué par l’agonie. Après la catastrophe qui les a frappés, elle a quitté son travail en ville et est revenue à Sebastia avec ses derniers enfants pour vivre avec son mari, dans l’appartement qu’un parent leur a donné. Les villageois se sont cotisés pour couvrir leur loyer symbolique.

De son côté, Wafa explique qu’elle a quitté Naplouse pour être près d’Ahmad : elle se rend tous les jours sur sa tombe.

 


07/03/2025

GIDEON LEVY
Un cauchemar palestinien dans un rêve israélien : chasse à l’homme au centre commercial

 Gideon Levy, Haaretz, 6/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Une grande catastrophe a été évitée cette semaine. Au nouveau Big Fashion Glilot, le plus grand centre commercial d’Israël et le couronnement des récentes réalisations nationales, 10 Palestiniens qui se trouvaient en Israël sans permis d’entrée ont été découverts.

Imaginez, 10 Palestiniens sans papiers dans un complexe de “loisirs et de shopping”. Des idoles dans le temple sacré israélien.


Un panneau au centre commercial Big Fashion dans le centre d’Israël, qui a été visité par 150 000 personnes lors de son ouverture vendredi. Photo Tomer Appelbaum

Les 150 000 Israéliens avides de shopping qui ont pris d’assaut le centre commercial au cours du week-end ont été exposés à un danger dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Nommez imméiatement une commission d’enquête. Les survivants de la catastrophe qui n’a pas eu lieu ont été interviewés partout et ont déclaré qu’ils n’auraient jamais imaginé qu’il y aurait des Palestiniens non autorisés dans leur nouveau centre commercial.

Après tout, ils veulent se sentir en sécurité lorsqu’ils vont manger un hamburger ou acheter une paire de baskets. Un homme de ménage sans papiers a été découvert dans un magasin Zara, et il semblerait qu’il y en ait eu un autre dans le magasin Delta.


Le centre commercial lundi. Les “clandestins” ont été emmenés, menottés, à la vue de tous. Photo Tomer Appelbaum

Les “clandestins” ont été emmenés, menottés, au vu et au su de tout le monde. Les policiers des frontières, héros israéliens, les ont capturés avec le courage et la détermination qui les caractérisent. Les responsables des relations publiques des chaînes de magasins s’efforcent de limiter les dégâts et de rassurer le public : Il n’y aura plus de “clandestins” à Big Fashion.



Le centre commercial lundi. Les journalistes israéliens audacieux s’empressent de les signaler aux autorités ; ils ont alors le sentiment d’avoir rempli une mission journalistique. Photo Tomer Appelbaum

Tout le monde est invité à revenir dans un centre commercial nettoyé.

Comme leur statut le suggère, les Palestiniens “illégaux” ne sont pas des êtres humains. Ils n’ont ni noms ni visages, ni rêves ni crises personnelles. Il suffit de savoir qu’ils sont en Israël sans permis. Ce sont des des objets suspects.

Bientôt, des outils seront développés pour les localiser et les éliminer sans aucun contact humain. Quand on dit « il n’y a pas d’innocents à Gaza », on désigne également les Palestiniens de Cisjordanie qui se trouvent en Israël sans autorisation. Ce sont des bombes à retardement, jusqu’à preuve du contraire.

Les journalistes israéliens audacieux s’empressent de les dénoncer aux autorités ; ils ont alors le sentiment d’avoir rempli une mission journalistique.

L’un des chasseurs d’hommes, Yossi Eli, de Canal 13, est depuis longtemps obsédé par le fait de tourmenter les Palestiniens. Ses yeux se sont illuminés lorsqu’il a présenté un rapport embarrassant sur les mauvais traitements infligés aux détenus des Forces Nukhba du Hamas.


Soldats israéliens à Jénine, en Cisjordanie, mardi. Photo Raneen Sawafta/Reuters

Le journaliste est resté bouche bée devant le spectacle scandaleux que les gardes ont organisé en son honneur, humiliant les détenus devant les caméras. Peut-être pensait-il faire son devoir de journaliste. Dans l’Israël de 2025, montrer des Palestiniens en train d’être maltraités fait partie des relations publiques ; autrefois, c’était une cause de honte.

Eli est persuadé que la chasse à Big Fashion a été motivée par son futur article sur les « nuées de [Palestiniens] non autorisés qui inondent Israël ». Sur X, il s’est vanté d’avoir rejoint une « initiative civile » visant à expulser les « illégaux » qui, selon lui, ne sont pas « traités ». Lui aussi raconte l’histoire des médias israéliens.


Les habitants de Nur Shams évacuent leurs maisons en Cisjordanie, mercredi. Photo Majdi Mohammed/AP

Les Palestiniens qui se trouvent en Israël sans permis sont des êtres humains. Des gens désespérés, privés de leurs moyens de subsistance par Israël dans un acte arbitraire de punition collective.

Depuis un an et demi, ils sont interdits d’entrée, laissant des centaines de milliers d’entre eux dans le dénuement. Le désespoir en Cisjordanie s’accroît, tout comme la pauvreté. Certains recourent à la violence, d’autres tentent de se faufiler en Israël pour y travailler. Ils se faufilent en Israël tout comme les Juifs se faufilaient hors des ghettos pour obtenir de la nourriture. Eux aussi étaient des clandestins.

Ils savent ce qui les attend s’ils sont pris, mais leurs enfants ont faim à la maison. Israël leur interdit de travailler à l’intérieur de ses frontières mais les autorise étonnamment à travailler dans les colonies. Là, ils ne sont pas “illégaux”.

L’avidité des colons - la plupart sont des “opérateurs”, certains exploitent la main-d’œuvre palestinienne bon marché - l’emporte sur tout. Après tout, il faut bien que quelqu’un nettoie les rues des colons et construise leurs maisons. Ce qui est dangereux à Big Fashion ne l’est pas à Halamish.


Une barrière bloque l’accès pour les Palestiniens, selon des résidents locaux, sur une zone d’un avant-poste de colons israéliens près du village de Tuwani en Cisjordanie, lundi. Photo Leo Correa/AP

Par-dessus tout, les lignes du racisme et de la déshumanisation, enveloppées dans la cellophane de la sécurité qui permet tout, y compris la punition collective, l’humiliation et la famine. Mais il n’est pas du tout évident de savoir ce qui est le plus dangereux pour Israël : la fermeture des frontières, qui conduit à la faim et au désespoir, ou leur ouverture contrôlée.

Entre-temps, des générations d’Israéliens sont élevées ici, qui viennent au centre commercial le jour du shabbat et voient des Palestiniens chassés comme des animaux. C’est choquant lorsqu’il s’agit d’un malheureux animal, mais pas moins choquant lorsqu’il s’agit d’un malheureux travailleur, l’un des milliers qui ont construit ce pays et pavé ses routes.

Au secours, il y a un clandestin ici. Appelez la police des frontières, ou Yossi Eli.

 

06/03/2025

BRIAN GOLDSTONE
Mère de 4 enfants, boulot à plein temps, sans-abri
Les travailleurs sans logement aux USA

Brian Goldstone, The New York Times, 1/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Brian Goldstone est un journaliste usaméricain dont les reportages et les essais ont été publiés, entre autres, dans Harper’s Magazine, The New Republic, The California Sunday Magazine et Jacobin. Il est titulaire d’un doctorat en anthropologie de l’université Duke et a été titulaire d’une bourse de recherche Mellon à l’université Columbia. En 2021, il a été National Fellow à New America. Il vit à Atlanta avec sa famille. Il est l’auteur de “ There Is No Place for Us: Working and Homeless in America”, à paraître le 25 mars 2025. Ci-dessous un extrait du livre.

À 22 heures, une technicienne hospitalière s’arrête sur le parking d’un magasin Walmart. Ses quatre enfants - dont l’un allaite encore - sont entassés à l’arrière de sa Toyota. Elle leur dit que c’est une aventure, mais elle est terrifiée à l’idée que quelqu’un appelle la police : un “logement inadéquat” suffit pour perdre ses enfants. Elle reste éveillée pendant des heures, la blouse lavande pliée dans le coffre, à l’écoute de bruits de pas, de tout signe de problème. Sa garde commence bientôt. Elle entrera à l’hôpital épuisée, prétendant que tout va bien.


Derek Miller Hurtado

Dans tout le pays, des hommes et des femmes dorment dans leur véhicule nuit après nuit et se rendent au travail le lendemain matin. D’autres se débrouillent pour passer une semaine dans un motel, sachant qu’une seule paie manquante pourrait les jeter à la rue.

Ces personnes ne sont pas en marge de la société. Ce sont les travailleurs dont l’Amérique dépend. L’expression même de “ travailleurs sans-abri” devrait être une contradiction, une impossibilité dans une nation qui prétend que le travail acharné mène à la stabilité. Et pourtant, leur sans-abrisme n’est pas seulement omniprésent, il est aussi constamment négligé - exclu des comptages officiels, ignoré par les décideurs politiques, traité comme une anomalie plutôt que comme un désastre qui se déroule au vu et au su de tous.

Aujourd’hui, la menace du sans-abrisme est la plus aiguë non pas dans les régions les plus pauvres du pays, mais dans les régions les plus riches et à la croissance la plus rapide. Dans ces régions, un emploi mal rémunéré est synonyme de sans-abrisme.

Pour une part croissante de la main-d’œuvre nationale, la flambée des loyers, les bas salaires et les protections inadéquates des locataires les ont forcés à entrer dans un cycle brutal d’insécurité où le logement est inabordable, instable ou tout à fait hors de portée. Une étude récente analysant le recensement de 2010 a révélé que près de la moitié des personnes sans domicile qui séjournent dans des centres d’hébergement et environ 40 % de celles qui vivent dehors ou dans d’autres conditions improvisées ont un emploi formel. Mais ce n’est qu’une partie du tableau. Ces chiffres ne rendent pas compte de l’ampleur du phénomène du sans-abrisme de salariés aux USA : les nombreuses personnes qui n’ont pas de toit mais qui n’entrent jamais dans un refuge ou qui se retrouvent à la rue.

Au cours des six dernières années, j’ai réalisé des reportages sur des hommes et des femmes qui travaillent dans des épiceries, des maisons de retraite, des crèches et des restaurants. Ils préparent les repas, approvisionnent les rayons, livrent les colis et s’occupent des malades et des personnes âgées. À la fin de la journée, ils ne rentrent pas chez eux, mais dans des parkings, des refuges, des appartements surpeuplés d’amis ou de parents et des chambres d’hôtel sordides pour des séjours prolongés.

L’Amérique connaît ce que les économistes décrivent comme un marché du travail historiquement tendu, avec un taux de chômage national de seulement 4 %. Pendant ce temps, le nombre de sans-abris a atteint le niveau le plus élevé jamais enregistré.

À quoi sert un faible taux de chômage lorsque les travailleurs sont à deux doigts de devenir sans-abri ?

Quelques statistiques permettent de comprendre pourquoi cette catastrophe est en train de se produire : Aujourd’hui il n’y a pas un seul État, une seule ville ou un seul comté aux USA où un travailleur au salaire minimum à temps plein peut s’offrir un appartement de deux pièces au prix médian. Un chiffre stupéfiant : 12,1 millions de ménages locataires à faibles revenus sont “lourdement grevés par les coûts”, consacrant au moins la moitié de leurs revenus au loyer et aux charges. Depuis 1985, les prix des loyers ont dépassé les gains de revenus de 325 %.

Selon la National Low Income Housing Coalition, le “salaire moyen” nécessaire pour s’offrir un modeste logement locatif de deux pièces dans tout le pays est de 32,11 dollars, alors que près de 52 millions de travailleurs usaméricains gagnent moins de 15 dollars de l’heure. Et si vous êtes handicapé et que vous bénéficiez du S.S.I. [Allocation supplémentaire de revenu de sécurité, NdT], la situation est encore pire : ces prestations sont actuellement plafonnées à 967 dollars par mois dans l’ensemble du pays, et nulle part dans le pays, cette forme de revenu fixe suffit à payer un loyer moyen.

Mais ce n’est pas seulement que les salaires sont trop bas ; c’est aussi que le travail est devenu plus précaire que jamais. Même pour ceux qui gagnent plus que le salaire minimum, la sécurité de l’emploi s’est érodée de telle sorte qu’un logement stable devient de plus en plus inaccessible.

De plus en plus de travailleurs sont aujourd’hui confrontés à des horaires instables, irréguliers et à l’absence d’avantages sociaux comme les congés de maladie. L’augmentation des horaires “just in time” [en flux tendus] signifie que les employés ne savent pas combien d’heures ils auront d’une semaine à l’autre, ce qui rend impossible l’établissement d’un budget pour le loyer. Des secteurs entiers ont été “gigifiés” [de “gig economy”, économie des petits boulots, NdT], laissant les chauffeurs ubérisés, les manutentionnaires et les infirmières intérimaires travailler sans avantages sociaux, sans protection et sans rémunération fiable. Même les emplois à temps plein dans le commerce de détail et la santé - autrefois considérés comme fiables - sont de plus en plus souvent sous-traités, transformés en emplois à temps partiel ou subordonnés à l’atteinte de quotas en constante évolution.

Pour des millions d’Américains, la plus grande menace n’est pas de perdre leur emploi. C’est que cet emploi ne sera jamais assez bien rémunéré, n’offrira jamais assez d’heures de travail, ne sera jamais assez stable pour leur permettre de se loger.

Ce n’est pas seulement le cas à New York, à San Francisco et à Los Angeles. Ça l’est aussi dans des centres technologiques comme Austin et Seattle, dans des centres culturels et financiers comme Atlanta et Washington, D.C., et dans des villes en pleine expansion comme Nashville, Phoenix et Denver, des endroits qui regorgent d’investissements, de développements de luxe et de croissance d’entreprises. Mais cette richesse n’est pas redistribuée. Elle est concentrée au sommet, tandis que les logements abordables sont démolis, que les nouveaux sont bloqués, que les locataires sont expulsés - toutes les minutes environ, sept expulsions sont déposées aux USA, selon le laboratoire de Princeton sur les expulsions - et que le logement est traité comme une marchandise à accaparer et à exploiter pour en tirer un maximum de profit.

Il en résulte un schéma dévastateur : alors que les villes s’embourgeoisent et sont “revitalisées”, les infirmières, les enseignants, les concierges et les puéricultrices qui assurent leur fonctionnement sont systématiquement mis à la porte. Contrairement aux périodes antérieures d’appauvrissement généralisé, comme la récession de 2008, nous assistons aujourd’hui à une crise née moins de la pauvreté que de la prospérité. Ces travailleurs ne “tombent” pas dans le sans-abrisme. Ils y sont poussés. Ils sont les victimes non pas d’une économie défaillante, mais d’une économie qui est florissante, mais pas pour eux.

Et pourtant, alors que cette calamité s’aggrave, de nombreuses familles restent invisibles, vivant dans une sorte de royaume de l’ombre : privées de logement, elles ne sont ni recensées ni reconnues par le gouvernement fédéral comme des “sans-abri”.

Cette exclusion a été voulue. Dans les années 1980, alors que les sans-abri se multipliaient aux USA, l’administration Reagan a déployé des efforts concertés pour façonner la perception de la crise par le public. Les fonctionnaires ont minimisé sa gravité tout en embrouillant ses causes profondes. Le financement fédéral de la recherche sur le sans-abrisme a été orienté presque exclusivement vers des études mettant l’accent sur les maladies mentales et la toxicomanie, détournant l’attention des forces structurelles - la réduction du financement des logements pour les personnes à faible revenu, un filet de sécurité réduit à néant. Présenter le sans-abrisme comme le résultat d’échecs personnels n’a pas seulement permis de l’écarter plus facilement, c’était aussi moins menaçant politiquement. C’était occulter les racines socio-économiques de la crise et rejeter la responsabilité sur les victimes. Et ça a fonctionné : à la fin des années 80, au moins une enquête a montré que de nombreux USAméricains attribuaient le fait d’être sans-abri à la drogue ou au manque de volonté de travailler. Personne n’a mentionné le logement.

Au fil des décennies, cette vision étroite et déformée a perduré, s’inscrivant dans le recensement annuel des sans-abris du gouvernement fédéral. Avant de pouvoir compter quelque chose, il faut le définir - et l’une des façons dont les USA ont “réduit” le nombre de sans-abri est de définir des groupes entiers de la population sans-abri. Les défenseurs des sans-abris dénoncent depuis longtemps la définition délibérément circonscrite du recensement : seules les personnes hébergées dans des centres d’hébergement ou visibles dans la rue sont comptabilisées. En conséquence, une fraction relativement petite mais visible de la population totale des sans-abris en est venue à représenter, dans l’imagination du public, le sans-abrisme lui-même. Tous les autres ont été exclus de l’histoire. Ils ne comptent littéralement pas.

L’écart entre ce que nous voyons et ce qui se passe réellement est énorme. Des recherches récentes suggèrent que le nombre réel de personnes sans domicile - en tenant compte de celles qui vivent dans des voitures ou des chambres de motel, ou qui sont hébergées par d’autres personnes - est au moins six fois plus élevé que les chiffres officiels. Aussi mauvais que soient les chiffres rapportés, la réalité est bien pire. Les tentes ne sont que la partie émergée de l’iceberg, le signe le plus flagrant d’une crise bien plus profonde.

Cette cécité volontaire a causé des dommages incalculables, privant des millions de familles et d'individus d'une aide vitale. Mais cela ne s'arrête pas là. La façon dont nous comptons et définissons le sans-abrisme détermine la façon dont nous y répondons. Une vision déformée du problème a conduit à des réponses qui sont au mieux inadéquates et au pire cruellement contre-productives.

Mais la vérité, c’est que tout cela - les nuits passées à dormir dans des voitures, les déplacements constants entre les motels et les canapés d’amis, la course incessante pour garder une longueur d’avance sur le sans-abrisme - n’est ni inévitable, ni insoluble. Notre société ne doit pas être une société où les personnes qui travaillent 50 ou 60 heures par semaine ne sont pas suffisamment payées pour satisfaire leurs besoins les plus élémentaires. Elle ne doit pas être un endroit où les parents vendent leur plasma ou vivent sans électricité juste pour garder un toit au-dessus de la tête de leurs enfants.

Pendant des décennies, les législateurs sont restés les bras croisés pendant que les loyers montaient en flèche, que le logement était transformé en une classe d’actifs pour les riches, que les protections des travailleurs étaient réduites à néant et que les salaires n’évoluaient pas au même rythme. Nous nous sommes contentés d’initiatives au coup par coup, d’un mieux que rien, qui modifient le système existant au lieu de le transformer. Mais le désastre auquel nous sommes confrontés exige plus que des demi-mesures.

Il ne suffit pas de sortir les gens du sans-abrisme, il faut aussi les empêcher d’y être poussés. Dans certaines villes, pour chaque personne qui obtient un logement, on estime que quatre autres deviennent sans-abri. Comment mettre un terme à cette course incessante ? Il existe des mesures immédiates : des protections renforcées pour les locataires, comme le contrôle des loyers et des lois sur l’expulsion pour motif légitime, l’élimination du zonage d’exclusion, et des salaires plus élevés avec de solides protections du travail. Mais nous avons également besoin de solutions transformatrices et globales, telles que des investissements à grande échelle dans le logement social, qui considèrent un logement abordable et fiable comme un bien public essentiel, et non comme un privilège réservé à quelques-uns.

Toute solution significative nécessitera un changement fondamental dans la façon dont nous concevons le logement en USAmérique. Un logement sûr et abordable ne devrait pas être un luxe. Il devrait s’agir d’un droit garanti pour tous. L’adoption de cette idée exigera une expansion de notre imagination morale. Agir en conséquence exigera une détermination politique inébranlable.

Nous devrions nous demander non seulement à quel point la situation peut empirer, mais aussi pourquoi nous l’avons tolérée si longtemps.

Car lorsque le travail n’offre plus de stabilité, lorsque les salaires sont trop bas et les loyers trop élevés, lorsque des millions de personnes sont à deux doigts de perdre leur logement à cause d’une facture médicale, d’une absence de salaire ou d’une hausse de loyer, qui, au juste, est en sécurité ?

Qui peut se sentir en sécurité dans ce pays ? Et qui sont les victimes de notre prospérité ?


05/03/2025

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
Uruguay- Los trajines de Neptuno Arazatí: ¿Refrendar o no refrendar?
That’s the question

Luis E. Sabini Fernández, 5-3-2025

El gobierno del presidente uruguayo Luis Lacalle Pou que cesó sus funciones formal y plenamente el 1º. de marzo 2025 no alcanzó a consumar un contrato con la u.t.e., unión transitoria de empresas compuesta por SACEEM, FAST, Berkes y CIEMSA, durante lo que denominaré su período de mandato pleno. Contra todos los prejuicios, presupuestos y presuntas garantías que teníamos la mejor agua  del mundo,[1] en 2023, una sequía (que ni siquiera fue históricamente la peor), dejó a casi todo el país sometido a tener que consumir agua “bebible” ya que no potable.

Nadie quiso comprobar públicamente si este destrato a la población, a la sociedad, por la crisis de abastecimiento de OSE, por falta de agua potable, estaba relacionado con una disposición reciente que legalizara la toma de nuestra  agua de consumo público por parte de centenares de productores dedicados a la agricultora  industrial (de soja transgénica y otros productos rentables mediante uso ingente de agrotóxicos).

El cimbronazo ha sido fuerte. Y así como algunos reflotaron la dejada a un lado represa en Casupá, otros reforzaron la idea del negocio de proveer agua a la población desde… el río de la Plata. Como la idea no era exactamente ideal, la u.t.e.  procuró hacerla aceptable, tragable, potable o al menos bebible, mediante la creación de un lago artificial de agua dulce que compensase el carácter semisalino del Río de la Plata (como sabemos, nuestro río al sur −que no es técnicamente un río sino un estuario− tiene, por su propia estructura, agua dulce o agua salada, dependiendo de las corrientes, a veces desde ríos arriba, a veces desde el océano Atlántico).

La misma idea del lago suplente es enrevesada. Ignorando hasta lo más craso en materia de ingeniería acuática, se lo quiso llamar pólder (por el lustre de la ingeniería holandesa en el rubro, aunque se trata de una masa de agua que cumpliría exactamente lo opuesto de un pólder). Primero se lo imaginó “flotante” en el medio del estuario; luego se lo proyectó en tierra, cerca de la costa platense –denotando tanteos e ignorancias−, robando escasas tierras (Uruguay no es Argentina o Brasil), valiosas para la agricultura, la apicultura o la granja).[2]

Esa u.t.e. encontró que la crisis abonaba su proyecto. Estábamos en 2023, agosto, poco más de un año atrás, y evidentemente, pese a la aquiescencia del gobierno de Lacalle con el proyecto, con su política de apostar a los malla oro −de los cuales Alejandro Ruibal, el namberuán de SACEEM es sin duda modelo ejemplar− no se llegó a tiempo para firmar contrato dentro de lo que designé “mandato pleno” del gobierno de Lacalle.

Con las elecciones de octubre de 2024, advino un nuevo gobierno frenteamplista. Entonces se inició ese anómalo período que en Uruguay es increíblemente largo (hasta casi 5 meses) en que sigue gobernando el que pierde las elecciones.[3]

El gobierno saliente tiene todas las potestades para rematar, terminar proyectos de su período. Pero resulta políticamente inaceptable inaugurar políticas en ese interregno. Lacalle firmó el contrato con la sociedad anónima que la u.t.e. que ya sabemos constituyó, denominada consorcio Aguas de Montevideo[4] en ese cuestionable lapso.

Ha sido tan poco clara, incluso poco democrática, esta superposición de funciones; un  tamaño negocio cerrado por un gobierno que ya no está en funciones plenas, que hasta un hiperconservador comunicador como Emiliano Cotelo advirtió la beligerancia de Lacalle cerrando el trato en este curioso “limbo gubernamental” (que al parecer los países procuran estrechar, salvo Uruguay).

El 23 ene 2025 se firmó el contrato por Arazatí. Así lo anunció el diario argentino Ámbito financiero: “Las 5 claves del cuestionado proyecto. El Poder Ejecutivo avanzó con la firma del contrato a través de OSE con el consorcio Aguas de Montevideo, pese a los cuestionamientos desde el gobierno entrante. El contrato fue firmado entre OSE e Infraestructura Arazatí S. A.”.[5]

Es una firma peculiar. No soy jurista Desconozco los aspectos procedimentales. Pero me llama la atención: todo un proyecto nacional que embreta al país en casi mil millones de dólares aparece firmado por la u.t.e por un lado, presentada como flamante sociedad anónima y por el otro, OSE. ¿Ni siquiera el P. E. N.?

Se abren hipótesis: ¿atropellada y despedida pícara de LLP o gambito frenteamplista cediendo la firma “al otro”? La invocación de Orsi a ”un orden basado en reglas” que Biden nos ha mostrado hasta el hartazgo que sirve proteger a los privilegiados del planeta, no ayuda…

Nahir Curbelo, ambientalista y vocera que iba a entregar una carta al actual gobierno y al entrante en representación de unas 150 organizaciones o redes ambientalistas y de cuidado de la salud, comentó que en dicha reunión estuvo un representante de Aguas de Montevideo. Y dijo: “Nos sorprendió. Nosotros habíamos avisado que íbamos a entregar esta carta y surge esa reunión muy rápidamente. No esperábamos que la empresa estuviese presente, ya que no corresponde. Se supone que están haciendo una transición entre dos gobiernos, y una empresa no tiene nada que hacer en ese encuentro”.[6]

Hay un viejo dicho, sabio: “Dime qué no puedes criticar y te diré dónde está el poder”. Podemos agregar un corolario: “Dime quien está presente sin que le corresponda y te diré quién tiene el poder”.

Los firmantes de la carta advierten que en el trámite para aceptar o rechazar el proyecto de hacernos tomar agua del Río de la Plata se ha dejado de lado la salud. “Debería haber estado el Ministerio de Salud Pública”.[7]

Difícil que un gobierno para mallas oro pueda atender las necesidades de la población en general ni de nuestra sociedad, que no es una corte del rey Midas. Un gobierno donde contadores ejercen el ministerio que tendría que atender lo ambiental, nos da la impresión que siempre va a ser más “sensible” a “las cuentas” que a la maltrecha naturaleza.

Pero me atrevo a hacer un comentario a los Ruibal, a los Bouvier, a los Lacalle, que incluye a los Orsi: somos cada vez más los que vemos el camino sin salida de los negocios sin fin, de las rentabilidades que prosperan en los puros dividendos en desmedro de nuestro hábitat.

La versión grotesca del negocio la tenemos con los hermanos Milei, al otro lado del río. Otra versión igualmente grotesca, la tenemos aquí, entrecasa, con vacas numéricas, caravanas, y muchas macanas. 

Pero el lucro “legal”, la privatización de tierras de grandes extensiones, la privatización de nuestras aguas territoriales, también nos está matando.

 

Notas

[1]  La ministra Eneida de León (21 feb. 2016) llegó a presumir que Uruguay tenía agua potable de calidad superior a la de Suecia. http://www.espectador.com/sociedad/331588/eneida-de-leon-la-ministra-de-vivienda-que-devino-en-ministra-del-agua .

[2]  Falta nomás que algunos creativos procuren establecerlo en el aire, ahora con tanto proyecto muskiano, planetario e interplanetario, con tanto arribo a la luna, con tanto dron danto vueltas.

[3]  En Argentina, el período entre comicios y cambio de mando varía entre mes y mes y medio, dependiendo de que haya balotaje o no; en EE.UU., es también de alrededor de un mes; en Suecia, apenas de dos semanas.

[4]  Una designación que refuerza la vieja y bien criticada macrocefalia capitalina. Esa designación es geográficamente incorrecta, por cuanto la regulación del agua potable desde Aguas Corrientes y OSE sobrepasa con mucho a Montevideo y a los montevideanos.

[5]  Buenos Aires, 25 ene 2025.

ITAMAR KATZIR
Ces Israéliens et Palestiniens remettent le yiddish au goût du jour. Et l’utilisent comme langue neutre

Lors d’une manifestation littéraire à Jérusalem la semaine dernière, les participants ont utilisé le pouvoir de la combinaison du yiddish, de l’arabe et de l’hébreu comme outil anti-guerre. « Par le biais du yiddish plutôt que de l’hébreu, c’est un autre type de juif m’a parlé »

Itamar Katzir, Haaretz, 3/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

La soirée “Tzvishn Nachten un Morgen” (“Entre la nuit et le matin”) à Jérusalem. Photo Olivier Fitoussi

Jérusalem peut être considérée comme une ville trilingue : l’hébreu et l’arabe, bien sûr, et le yiddish parlé par une grande partie de la communauté ultra-orthodoxe. Les trois langues vivent là, généralement en voisines, rarement dans la même pièce.

Mais par une froide soirée de la semaine dernière, les trois se sont retrouvées à HaMiffal, un centre culturel alternatif et un café, pour un événement anti-guerre et très, très proche de Jérusalem.

Les organisateurs ont appelé la soirée “Tzvishn Nachten un Morgen” (“Entre la nuit et le matin”), la décrivant comme « une soirée littéraire politique en trois langues ». L’arabe et le yiddish se sont rencontrés sur scène, l’hébreu servant de pont, reliant les différents courants de la vie à Jérusalem et en Israël.


Le stand de la Librairie éducative lors de l’événement. Photo Olivier Fitoussi

En fait, les premières langues que les visiteurs ont rencontrées lors de l’événement étaient l’arabe et l’anglais. La première chose qu’ils ont vue à l’intérieur était un stand de la Librairie éducative, dont les gérants Mahmoud et Ahmad Muna ont été arrêtés il y a un mois dans leur magasin de Jérusalem-Est - pour des raisons qui ne sont toujours pas claires.

Ahmad Muna m’a dit que la police avait involontairement donné à son magasin une bonne image, que ses 24 heures au centre de détention de la police dans le quartier du Complexe russe étaient “de trop”, et que les flics avaient également essayé de confisquer dans son magasin un exemplaire de Haaretz avec des photos d’otages israéliens libérés - au motif qu’il s’agissait d’une incitation.

L’événement organisé à HaMiffal s’est déroulé en deux temps : d’une part, une lecture de poèmes écrits à l’origine en yiddish ou en arabe, et d’autre part,  la participation d’Eyad Barghuthy de l’Institut Van Leer et de l’universitaire et traductrice du yiddish Yael Levy de l’Université hébraïque. La seconde partie comprenait une brève conférence de Roy Greenwald, de l’université Ben-Gourion du Néguev, sur le poète hébreu Avot Yeshurun.

Entre chaque section, et également à la fin de la soirée, des intermèdes musicaux ont été proposés par l’auteur-compositeur-interprète Noam Enbar. La première chanson était un morceau en yiddish de son ancien groupe, Oy Division, avec traduction simultanée en hébreu. La deuxième chanson était alternativement en hébreu et en arabe, et la troisième était en hébreu.

Eyad Barghuthy de l’Institut Van Leer et l’universitaire et traductrice yiddish Yael Levy de l’Université hébraïque. Photo Olivier Fitoussi

Née en yiddish

Le public était jeune, plus ou moins entre les âges des organisatrices Daniella Ran, 28 ans, et Etl Niborski, 23 ans. La foule débordante comptait une centaine de personnes, dont beaucoup ont dû se tenir à l’arrière lorsque Ran et Niborski sont montées sur scène pour lancer la soirée.

Chaque femme est venue au yiddish d’une manière différente. Niborski est née en France et a déménagé en Israël avec sa famille à l’âge de 2 ans. Sa première langue est le yiddish. Son père l’enseignait et sa mère faisait des recherches sur cette langue. C’est d’ailleurs en yiddish que ses parents se sont rencontrés.

« Je suis née d’un amour pour le yiddish », dit-elle, ajoutant que sa famille n’était pas religieuse, mais que le lien avec la langue faisait partie d’un désir de se rattacher à un judaïsme cosmopolite.

Ran, quant à elle, est relativement novice en matière de yiddish. Étudiante en littérature hébraïque à l’université hébraïque, elle a suivi un cours d’hébreu sur la littérature yiddish, ce qui l’a amenée à suivre un cours d’été accéléré en yiddish à l’université de Tel-Aviv.

« Il y a ce sentiment de Comment ai-je pu ignorer cela jusqu’à présent ? Comment se fait-il que personne ne me l’ait jamais dit ? », dit-elle. « Et pour moi, c’était également lié à mon expérience dans le monde de l’activisme au cours des dernières années » - même si elle admet qu’ « il est très difficile de se lancer dans l’apprentissage de l’arabe ».


Les organisatrices Etl Niborski, à gauche, et Daniella Ran. Photo  Olivier Fitoussi

C’est plus facile avec le yiddish ?

« Non, et j’y vois un lien avec le projet d’oubli, de suppression, mais ce sont les mondes que l’on pourrait dire les plus proches de nous. C’est le monde de mes grands-parents, et c’est aussi le monde de mes voisins, des gens qui vivent avec moi dans cet espace.

« C’est un peu absurde de devoir travailler si dur ou d’y arriver de manière si aléatoire - pour apprendre ces langues. Et je parle de la langue en tant qu’univers culturel, pas seulement de la grammaire. C’est aussi ce qui, je pense, a eu un impact si fort sur les participants à l’événement - ils ont compris et ressenti à quel point tout cela est proche d’eux, mais à quel point c’est absent de nos vies ».

En tant qu’organisatrices de l’événement, qu’est-ce qui vous a pousseés à combiner toutes les langues dans le contexte de la lutte contre la guerre ?

Niborski : « ça fait longtemps, plus d’un an, que j’assiste à des manifestations contre la guerre, mais elles se terminent généralement par des protestations ou des slogans creux. Je n’avais jamais vu d’événement anti-guerre basé sur la culture, les écrits, les pensées qui vont un peu plus loin et plus profondément.

« J’ai pensé qu’il y avait une bonne occasion de le faire à travers le yiddish, parce que lorsque je vois le judaïsme devenir une honte de différentes manières, le yiddish est un endroit auquel je peux revenir, un puits dans lequel je peux puiser mes valeurs juives.

« Je sais qu’en tant que Juif·ve, il est également possible d’écrire en yiddish sur la compassion, de voir le monde à travers les yeux tendres de quelqu’un qui ne s’approprie pas de terres ou ne s’empare pas de territoires, mais de quelqu’un qui vit dans le monde et qui existe grâce à quelque chose de plus grand que lui ».

La compassion existe aussi en hébreu, et des choses horribles ont également été faites en arabe.

« Bien sûr, tout est très subjectif. En fin de compte, dans toutes les langues, y compris le yiddish, les femmes sont opprimées dans l’espace public, jusqu’à ce jour. En d’autres termes, aucune langue n’est purement bonne ou mauvaise, mais il y a ce que nous choisissons de voir et de trouver dans les langues.

« Lors de cette soirée, qui s’est déroulée entièrement en hébreu, nous avons essayé de comprendre comment nous pouvons prendre les choses que nous aimerions prendre dans les deux autres langues et les replacer dans le discours hébreu local, dans lequel leur absence est très ressentie ».

La première partie de la soirée était le plat principal : une comparaison entre des textes écrits à l’origine en arabe ou en yiddish et leur traduction dans l’autre langue par Levy et Barghuthy. Le public a pu voir la traduction en hébreu dans des brochures distribuées à l’entrée.

Ils ont entendu “Qibya”, un poème de Jacob Glatstein déplorant le massacre perpétré par les troupes israéliennes en 1953, au cours duquel 60 personnes ont été tuées dans ce qui a été décrit comme une “opération de représailles”. Ce poème a été juxtaposé à un poème brillant et d’une grande sagesse de Ghayath Almadhoun, une Syrienne d’origine palestinienne. Il s’ouvre sur les mots « J’ai essayé de traduire la guerre pour vous » et est extrait d’un livre portant le même titre.


L’auteur-compositeur-interprète Noam Enbar se produit lors de l’événement. Photo Olivier Fitoussi

Le poème “Soldats en marche” de la poétesse et écrivaine Debora Vogel a été juxtaposé au poème “Elle va au baroud” de la poétesse syro-palestinienne Rajaa Ghanem Danaf, offrant une perspective féminine anti-guerre.

Un extrait du poème “Enfants du ghetto” d’Elias Khoury, le grand romancier libanais décédé en novembre dernier, a été juxtaposé au poème “Cerf siur la mer Rouge” du poète israélien yiddishophone Abraham Sutzkever.

« J’ai parlé à Yael d’une idée que je n’arrive pas à me sortir de la tête, à savoir qu’il m’est difficile de faire la distinction entre juif et palestinien dans ces textes, même dans celui de Khoury, qui parle d’un ghetto », a déclaré Barghuthy sur scène.

Oui, a-t-il ajouté, l’arabe et le yiddish semblent plus proches que jamais. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Levy et lui ont décidé de collaborer à la rédaction d’un livre sur la culture yiddish dans le miroir arabe - une annonce qui a pris les organisateurs par surprise.

Barghuthy a déclaré qu’il avait surtout vécu l’hébreu comme une langue d’oppression et d’occupation. En travaillant avec des textes écrits à l’origine en yiddish et en engageant un dialogue à leur sujet avec Levy, il a pu voir les choses différemment.

« Grâce au yiddish plutôt qu’à l’hébreu, un autre type de juif m’a parlé », a-t-il déclaré. « Il a introduit une voix juive dans l’arabe et m’a rappelé que l’arabe est aussi une langue juive - de nombreux Juifs parlaient l’arabe - et que le Juif vivait aussi dans le texte ».

Après qu’Enbar a interprété “Le chant du réfugié” en hébreu et en arabe, Greenwald est monté sur scène et a parlé de l’alternative présentée par le poète Avot Yeshurun pour l’existence juive en Israël : vivre simultanément en tant que Netzah Yehuda et Netzah Polin - c’est-à-dire vivre simultanément dans sa patrie et en exil.

Lorsqu’Enbar est remonté sur scène, il a interprété la chanson “Le vent soufflera” du groupe dont il est membre, Habiluim. C’était une façon parfaite de terminer la soirée, avec ses paroles sur le fait que « nous avons essayé très fort, nous avons recouvert les ruines, nous avons changé les noms des rues... alors que tout ce que nous espérions était de chanter avec notre père », la chanson sur la façon dont tout est mélangé dans la cafetière.