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24/01/2024

AYELET BECHAR
Quand des Palestiniens de 1948 étaient invités à vivre le rêve sioniste
L’histoire du projet chimérique d’intégrer des jeunes Arabes dans des kibboutz “socialistes”

Ayelet Bechar, Haaretz, 26/7/2019
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


 


Ayelet Bechar est une journaliste, enseignante et documentariste israélienne, auteure entre autres des documentaires Near Far (Qorbeh Ghorbe) (2021), The Voice of Ahmad (2019), Armed (2017) et Just Married (2005).

Au cours des premières décennies d’Israël, des centaines de jeunes Arabes ont quitté leurs villages pour travailler dans des kibboutzim, où ils ont appris l’hébreu, hissé le drapeau israélien et même pris des noms hébraïques. Le mouvement des pionniers arabes est né d’un espoir romantique qui s’est rapidement évanoui de manière tragique

Ahmad Masrawa, à gauche, au kibboutz Yakum. Archives d’Ahmad Masrawa

 Lorsque Khaled est mort, en 2014, à l’âge de 70 ans, sa famille s’attendait à ce qu’il soit enterré au cours d’une cérémonie musulmane traditionnelle dans le village. Pour quelqu’un qui avait vécu la majeure partie de sa vie loin de son lieu de naissance, cela aurait pu être un retour symbolique. Mais ses enfants voulaient qu’il repose aux côtés de leur mère, née dans un kibboutz du nord. « C’est ce qu’il voulait », explique le fils aîné de Khaled et Naomi. « Toute sa vie a été façonnée par le kibboutz. »

Comment le jeune Khaled a-t-il rencontré Naomi, 16 ans (leurs noms ont été modifiés à la demande de leurs enfants), dans un kibboutz au début des années 1960, à l’époque où le gouvernement militaire régnait sur les citoyens arabes d’Israël ? Comme plusieurs centaines d’autres jeunes Arabes, Khaled est arrivé au kibboutz dans le cadre de la Jeunesse arabe pionnière, un mouvement qui ressemble presque à un conte de fées aujourd’hui. Les jeunes Arabes, principalement des garçons, du nord du pays étaient invités à vivre, étudier et travailler dans les kibboutzim. Ils quittaient seuls leur village et passaient des années dans ces communautés, travaillant, mangeant et dormant aux côtés des kibboutzniks juifs. Dans certains cas, ils ont fait le déplacement avec la bénédiction de leur famille, mais d’autres se sont rebellés contre leurs parents et leur société.

Les pionniers arabes apprennent l’hébreu, dansent la hora, hissent le drapeau israélien, chantent la « Hatikva », l’hymne national, et, dans certains cas, prennent même des noms hébreux. Certains ont entamé des relations avec des jeunes filles juives et aspirent à s’assimiler à la société du kibboutz. D’autres voulaient apprendre de nouvelles méthodes agricoles dans le but de retourner chez eux et d’améliorer la vie dans leurs villages. Quelques-uns ont tenté de réaliser un rêve et de créer un kibboutz arabe.

« Les Juifs que nous avions rencontrés jusqu’alors faisaient partie de la cruelle répression exercée par le gouvernement militaire », se souvient Mahmoud Younes lors d’une conversation dans son élégante maison de la ville d’Arara, dans la région de Wadi Ara, dans le Triangle. Assis à côté d’une peinture expressive représentant une colombe de la paix, il poursuit : « Soudain, nous étions assis avec des Juifs sur un pied d’égalité. Nous mangions avec eux dans la salle à manger [[commune], nous travaillions. Un Israël different ».

Le  mouvement, qui était une initiative du mouvement de jeunesse de gauche Hashomer Hatzair [La Jeune Garde], a existé de 1951 à 1966, l’année même où le régime militaire sur les Arabes du pays a pris fin. À son apogée, vers 1960, il comptait 1 800 membres et 45 branches dans les villages arabes. Les participants portaient un uniforme - la chemise bleu foncé standard de l’Hashomer Hatzair avec un cordon blanc, ainsi qu’un keffieh et un aqal (bandeau). Ils avaient également leur propre emblème, sous la forme d’un jeune membre fier du mouvement, debout sous une arche de style arabe, et ils avaient une variante du slogan du mouvement : « hazak vene’eman » - soyez forts et loyaux - au lieu de « hazak ve’amatz » - soyez forts et courageux. Les membres du mouvement arabe ont participé à des randonnées, à des défilés du 1er  Mai et même à des danses folkloriques à l’occasion de la fête de l’indépendance.

Ahmad Masrawa au poulailler de Yakum

Cette idée extraordinaire, qui a été pratiquement effacée de l’histoire, a été conçue avant même 1948 par deux membres de Hashomer Hatzair qui ont pris au pied de la lettre le slogan « Sionisme, socialisme et fraternité des nations » et ont pensé qu’il pouvait être réalisé en invitant des Arabes dans les kibboutzim. Il s’agit du leader de la jeunesse Avraham Ben Tzur, arrivé seul en Palestine à l’âge de 14 ans en provenance d’Allemagne, qui avait grandi dans des kibboutzim et avait appris l’arabe en autodidacte, et d’Aharon (Aharonchik) Cohen, un spécialiste du Moyen-Orient dont les opinions le plaçaient à l’extrême gauche du mouvement sur le plan politique.

Même après la guerre de 1948, ils n’ont pas abandonné l’idée. En 1950, Younes, un jeune homme énergique de 19 ans originaire d’Arara, est arrivé au kibboutz Sha’ar Ha’amakim vêtu d’un pantalon kaki dont les revers étaient enfoncés dans ses chaussettes. Le kibboutz hésitait à le laisser entrer, notamment pour des raisons de sécurité, mais Ben Tzur et Cohen ont persuadé les membres, arguant : « Nous avons éduqué les gens à la coexistence et à la fraternité des nations, et maintenant, lorsque le test arrive, nous disons non ? Ce serait frauduleux ».

Le kibboutz a accepté d’ignorer les restrictions du gouvernement militaire, qui interdisait notamment aux Arabes de quitter leur village sans permis, et d’accepter des jeunes pour une période d’essai de formation. Les six premiers sont arrivés en novembre 1951 et, au bout d’un certain temps, le groupe comptait 15 personnes, dont deux filles.

Un article de l’hebdomadaire Haolam Hazeh [Ce monde, racheté en 1950 par Uri Avnery et Shalom Cohen, NdT] de mars 1952, intitulé « Expérience révolutionnaire », présente une photographie des jeunes Arabes portant des casquettes israéliennes typiques, les kova tembel. « C’était la rencontre de deux mondes étrangers », observe l’article. « De nombreux habitants du kibboutz s’attendaient à voir débarquer une bande d’immondes sauvages, tandis que les jeunes Arabes étaient anxieux à l’idée de rencontrer le Yahoud, le Juif. » L’article ajoute que les fils des fellahs ont appris « des méthodes efficaces d’agriculture et ont travaillé avec des tracteurs et des moissonneuses-batteuses, dans les vergers et dans le rucher ».

Hashomer Hatzair décide de formaliser le mouvement. Une plate-forme en 14 points est adoptée lors d’une célébration inaugurale à Acre en 1954. Ya’akov Hazan, dirigeant du MAPAM, le parti politique issu de Hashomer Hatzair, et le célèbre poète Avraham Shlonsky prononcent des discours de bienvenue. Une affiche spéciale a été conçue sur laquelle le pionnier arabe brandit deux drapeaux : le drapeau rouge du socialisme mais aussi la bannière bleue et blanche d’Israël. Une chorale de la branche du mouvement dans le village de Kafr Yasif chante le « Chant de la moisson » en hébreu, et de jeunes Arabes du village de Jedida exécutent des danses folkloriques juives et arabes avec des représentants juifs du kibboutz Kfar Masaryk.

Une affiche sur laquelle le pionnier arabe salue deux drapeaux : le drapeau rouge du socialisme mais aussi la bannière bleue et blanche d’Israël

Latif Dori, qui a immigré d’Irak en 1951 et a créé la branche de Hashomer Hatzair dans la ma’abara de Hiriyeh - un camp de transit pour les nouveaux immigrants - à l’extérieur de Tel Aviv, a prononcé des salutations au nom des jeunes dans les ma’abarot. L’un des rares Juifs du mouvement à parler couramment l’arabe, il a suivi de près l’activité de la jeunesse arabe pendant des années. « C’était un monde nouveau pour les jeunes Arabes », a déclaré Dori lors d’une interview réalisée en 2008 dans les bureaux du parti de gauche MERETZ, qui est devenu par la suite son foyer politique. « De la maison précaire, ou de la maison de boue séchée, de la tente, au kibboutz, à tout son luxe, même dans les années 50, c’était comme le jour et la nuit. Les jeunes comprenaient que le kibboutz faisait quelque chose de grand pour eux, qu’il leur ouvrait de nouveaux horizons, qu’il leur donnait une formation professionnelle, et tout cela gratuitement ».

Le mouvement a été lancé avec de grandes aspirations, mais dès le départ, ses fondateurs n’avaient pas de réponse claire à la question de savoir comment les Arabes pourraient atteindre la hagshama - l’ « accomplissement » qui était censé constituer la réalisation de la formation idéologique et pratique qu’ils avaient reçue. Devaient-ils retourner développer leurs villages d’origine, créer des kibboutzim arabes ou devenir membres des kibboutzim existants ? C’est une période où Hashomer Hatzair, fer de lance de la colonisation sioniste, continue à créer des kibboutzim et à les étendre sur les ruines des villages palestiniens et sur les terres qu’ils ont expropriées.

Ahmad Masrawa. Photo : Gal Rumbak

Il est temps de se marier

L’histoire de la Jeunesse pionnière arabe est pleine de contradictions qui résonnent d’une manière douloureusement contemporaine. La chronique qui suit est basée sur des entretiens réalisés au cours de la dernière décennie. De nombreuses personnes impliquées ne sont plus en vie, d’autres sont trop âgées pour raconter une histoire cohérente. Néanmoins, une réunion de quelques vétérans a eu lieu récemment à l’occasion de la projection d’un court documentaire réalisé par David Ofek et moi-même. Ce film, intitulé "I Used to Be Zvi" [On m’appelait Zvi, voir en bas de l’article], raconte l’histoire d’Ahmad Masrawa, originaire d’Arara, qui, à l’âge de 14 ans, a été invité à faire partie de la « société des jeunes » du kibboutz Yakum, au sud de Netanya. Le film sera projeté en septembre 2019 dans les cinémathèques du pays dans le cadre d’un projet intitulé « La voix d’Ahmad », commandé par l’école de cinéma et de ttélévision Sam Spiegel.

« Cette histoire doit être comprise en fonction de l’atmosphère de l’époque - il est difficile de l’assimiler aujourd’hui », dit Masrawa. « C’était le chaos dans les villages ». L’expropriation des terres agricoles par Israël a provoqué la faim chez les fellahs, et le gouvernement militaire les a empêchés de chercher du travail en dehors de leurs villages. Ses parents ont reçu une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser : « Du monde conservateur et religieux du village, j’ai été invité à entrer dans le monde caché. Les seuls Juifs que je connaissais à l’époque étaient le gouverneur militaire et l’officier de police. Mais j’ai compris que la situation ne pouvait pas être pire ». Masrawa dit au revoir à ses parents et monte dans le bus pour Yakum. Dans le kibboutz, ses amis et lui ont reçu de nouveaux noms : Zvi, Yitzhak, Amos, Natan.

Avraham Ben Tzur

Contrairement à l’expérience de Masrawa, dans de nombreux cas, les parents arabes se sont opposés avec véhémence au départ de leurs enfants. « Les parents et les personnes âgées y voyaient un signe de compromis avec un ennemi occupant », écrivait Haolam Hazeh en 1952. Les dirigeants juifs du groupe étaient également conscients de ce conflit. Avraham Ben Tzur, décédé en 2013, avait 85 ans lorsque je l’ai interviewé, confiné dans sa chambre au kibboutz Lehavot Bashan. Sa mémoire déclinait également, mais ses archives étaient dans un état exemplaire, comprenant des coupures de presse jaunies, des dossiers de correspondance et, joyau de la couronne, un journal méticuleux qu’il avait tenu et qui relatait la vie du premier groupe.

Travailler la terre ensemble. Le mouvement a atteint son apogée vers 1960. Photo : archives privées d’Ahmad Masrawa

À l’aide de grosses lunettes, Ben Tzur lit un extrait de son journal concernant le premier membre du nouveau groupe, Mahmoud Younes, qui, contrairement aux autres, est issu d’une famille aisée et propriétaire terrienne : « 5 avril 1952. Hier, Mahmoud est revenu d’une visite dans son village. Toute sa famille l’a incité à quitter le kibboutz et à revenir au village. “Après tout, tu possèdes des terres. Et pourquoi devrais-tu faire du travail manuel ? Il est temps que tu te maries et que tu t’occupes de ta ferme” ».

Atallah Mansour. Photo : Gil Eliahu

Ce chemin inédit était parsemé de malentendus, parfois amusants. « Aujourd’hui, un nouveau venu nous a rejoints, originaire de Gush Halav [Jish] et nommé Atallah », lit Ben Tzur dans son journal. « Au début, il m’a fait très mauvaise impression. Trois choses en particulier : 1. Il ne vous regarde pas dans les yeux ; 2. Emmerdeur. » Même des décennies plus tard, Ben Tzur a refusé de lire le troisième problème, car « le gars pourrait encore se sentir offensé ». Atallah Mansour, un catholique de 85 ans qui vit seul dans sa maison de Nazareth, a une explication pour la mauvaise impression qu’il a faite. Son principal objectif en venant au kibboutz était d’apprendre l’hébreu. À cette fin, dit-il, il harcelait les membres du kibboutz à chaque occasion, demandant la signification des mots. Il dit de Ben Tzur : « Il était timide, mais il voulait vraiment pouvoir parler arabe et faisait un effort suprême pour prononcer les lettres correctement. Nous en riions et le taquinions ».

Le village de Mansour n’avait pas d’école secondaire. À l’âge de 14 ans, il s’est rendu au Liban pour y suivre une scolarité, mais il a dû y retourner après la guerre de 1948 pour éviter de devenir un réfugié. « Je me suis dit que si j’étais déjà dans ce pétrin, autant suivre le courant », raconte-t-il en souriant. « J’avais déjà les yeux ouverts à l’époque. J’ai pensé que c’était un mode de vie idéal d’égalité et de coopération ». Invité à faire partie du premier groupe de stagiaires arabes au kibboutz Sha’ar Ha’amakin, au sud-est de Haïfa, il a quitté son emploi - il extrayait les clous des planches utilisées dans la construction - pour se retrouver affecté à une unité de construction au sein du kibboutz. « Dans ce kibboutz, il y a un poulailler que j’ai construit », note-t-il. « À la fin de chaque journée de travail, je me rendais dans la salle de lecture et je pratiquais l’hébreu. J’avais l’impression que l’apprentissage de la langue me faciliterait la tâche à l’avenir ».

Mansour avait raison. Il est devenu le premier journaliste arabe à écrire en hébreu, d’abord pour Haolam Hazeh, puis, pendant quatre décennies, pour Haaretz. Les étagères de son bureau regorgent de livres et de périodiques, la plupart en hébreu. Il est lui-même l’auteur de quelques-uns de ces livres, dont son ouvrage de 1966 « In a New Light » [Sous un nouveau jour], le premier roman écrit en hébreu par un Arabe en Israël. Il s’agit de l’histoire d’un jeune Arabe qui tombe amoureux d’une fille du kibboutz et qui n’est autorisé à rester dans le kibboutz qu’à condition de se faire passer pour Juif.

Membres du mouvement de la Jeunesse pionnière arabe, 1956. L’organisation « a fait naître toutes sortes d’espoirs concernant la fraternité, la paix et l’amitié », déclare le fils d’un vétéran. Photo : Archives Hashomer Hatzair

Mansour raconte comment lui et ses amis ont appris à danser la hora (« des filles juives ont été amenées de l’établissement d’enseignement et nous ont appris »), et comment les jeunes Arabes ont enseigné la debka aux Juifs. Ils appréciaient l’abondance relative du kibboutz, mais durent s’habituer à la bouillie au petit-déjeuner, sans parler du gefilte fish [carpe farcie] et d’autres particularités similaires. « Une fois, un clou s’est enfoncé dans mon pied », se souvient Mansour. « On m’a emmené à la clinique et on m’a dit que je devais bien manger, alors on m’a donné du poisson salé tous les jours. J’en ai goûté une fois et j’ai failli m’évanouir, car je ne supportais pas l’odeur ».

La semaine de travail est de 45 heures. Le soir, après le travail, ils apprennent l’hébreu et étudient le sionisme et le socialisme (« Quelle est la différence entre une ferme collective [soviétique] et un kibboutz ? Le kibboutz est un rêve, la ferme collective est un enfer »). Il y a également eu un petit cours sur l’électricité. Un jeune homme d’Arara a donné une conférence sur la vie de Pouchkine, une jeune femme de Nazareth a écrit un article sur les problèmes rencontrés par les femmes dans les villages arabes. Mansour édite le bulletin du groupe, « Rayon de lumière ». Le mouvement a également fondé une maison d’édition en langue arabe, qui a publié quelque 200 titres.

« Un jour, la police militaire s’est présentée au kibboutz et a demandé s’il y avait des Arabes », se souvient Masrawa. « Je me suis caché sur la colline, entre les cabanes de mon groupe ». Les membres du kibboutz ont tenu tête à la police militaire, l’ont empêchée d’entrer et ont refusé de livrer les jeunes Arabes. Shaul Yoffe, qui avait été commandant dans les commandos du Palmach avant 1948 et qui était l’un des fondateurs du kibboutz, a chassé les policiers. Masrawa éprouve non seulement du soulagement, mais aussi un véritable sentiment d’appartenance. Les journaux relatent le courage avec lequel les membres du kibboutz Yakum ont protégé leurs pupilles, qui se trouvaient techniquement dans les kibboutzim de manière illégale, ayant quitté leur village sans permis.

Après ses années à Yakum, Masrawa a travaillé dans le bâtiment à Tel Aviv, a étudié l’allemand en Allemagne et est devenu propriétaire d’une papeterie à Arara. Il s’est marié à 40 ans, a eu quatre enfants et est aujourd’hui grand-père. Après la guerre des six jours de 1967, il a rejoint le Matzpen, un groupe socialiste radical judéo-arabe, et a été actif dans les cercles de la gauche juive. Son histoire se confond avec celle de l’élite politique et bohème de l’époque (« Le vendredi, nous nous retrouvions au Café Kassit » à Tel-Aviv, lieu de rendez-vous des intellectuels pendant les premières décennies d’Israël). Aujourd’hui, il reste un activiste social et politique.

Leur période « pionnière » a conduit de nombreux participants arabes à s’engager politiquement à leur retour dans leur pays. La grande majorité d’entre eux ont rejoint le MAPAM et ont aidé le parti à recruter des électeurs parmi les citoyens arabes d’Israël. Le mouvement a produit des dirigeants de gouvernements locaux et même deux membres de la Knesset. Mustafa (un pseudonyme) était membre du premier groupe de la Jeunesse pionnière arabe et était très ami avec Golda Meir dans les dernières années de sa vie. Son fils Nayif, 54 ans, se souvient : « Je lui ai rendu visite à l’hôpital avec ma mère et nous avons échangé des cadeaux ». Lorsqu’une petite fille est née dans la famille, Golda Meir a envoyé une chaîne en or pour elle, et le père, profondément ému, a donné à la petite fille le nom de la politicienne juive. « C’était bizarre » raconte Nayif. « Les enfants l’insultaient, se moquaient d’elle : “Pourquoi t’ont-ils donné un nom pareil” ? Nous, les membres de la famille, l’inondions délibérément de tâches ménagères et lui disions en plaisantant : “Golda, viens ici, Golda, fais ceci”. Jusqu’à ce qu’elle y mette fin : elle a convoqué tout le monde à une réunion de famille et a annoncé qu’elle avait choisi un nouveau nom - musulman - par elle-même ».


Rushdi Massarwi et sa fille, Kifah. Photo : Rami Shllush

De la place pour tous

Certains des anciens pionniers arabes y repensent avec une nostalgie qu’ils ont transmise à la génération suivante. Rushdi Massarwi, 78 ans, a été invité à une projection du film au printemps dernier et s’est dit « si heureux de revoir ses anciens camarades ». Il reste reconnaissant au mouvement kibboutznik de l’avoir libéré d’une vie sous le gouvernement militaire et de lui avoir donné les moyens de subvenir à ses besoins, alors que les possibilités d’éducation et d’emploi étaient limitées dans le village, dont la plupart des terres ont été saisies par Israël.

« Mon père a fait partie de ce mouvement par choix et non par contrainte », explique Kifah, la fille de Rushdi. « Il croyait en cette voie et nous l’a inculquée à nous, les enfants, dès le début. Grand-mère Nehama du [kibboutz] Gan Shmuel, grand-mère Merika du kibboutz Dalia, grand-mère Etka de Lehavot Habashan - elles étaient toutes comme des membres de la famille pour moi. Elles m’apportaient des jouets de qualité que l’on ne voyait pas dans les villages arabes à l’époque, et pendant les vacances d’été, elles m’accueillaient au kibboutz, où j’apprenais l’hébreu ».

Les modes de vie communautaires ont également été appliqués dans la maison familiale de Baka Al Garbiyeh. Les tâches ménagères étaient réparties à la suite d’une assemblée familiale et d’une discussion ouverte. À l’âge adulte, Kifah a eu une carrière diversifiée en tant que responsable de l’organisation des femmes Na’amat, du gouvernement local de sa ville et du conseil d’administration d’une entreprise publique. Elle explique que tout a commencé au kibboutz. « J’ai compris, inconsciemment, que le juif n’était pas un ennemi. J’ai reçu une éducation [qui m’a permis] de comprendre et de connaître l’autre côté. C’est ce qui a déterminé le cours de ma vie ».

Nayif a lui aussi grandi dans l’esprit des kibboutz. Son père, Mustafa, a été nostalgique du kibboutz jusqu’à son dernier jour. « Il évoquait ses souvenirs heureux et joyeux. Je voyais son enthousiasme à l’idée d’avoir travaillé dans la grange ou à la récolte. Parfois, il empruntait ou même volait quelques lires pour se rendre au kibboutz. Et les gens du kibboutz sont venus à ses funérailles ».


Jeunes Juifs et Arabes dansant la debka au kibboutz Yakum près de Netanya, 1955. Photo : Archives Hashomer Hatzair / Centre de recherche et de documentation Yad Yaari

Mahmoud Younes, lui aussi, a toujours laissé planer une aura romantique sur sa période au kibboutz. Après une sortie arabo-juive au lac Kinneret en 1952, qui comprenait des danses folkloriques, il a raconté l’expérience dans un journal de Hashomer Hatzair : « Nous avons hissé le drapeau très lentement... et parmi les collines de Mishmar Ha emek, le salut des Shomrim [Gardes, membres de la Jeune Garde, NdT] a été entendu avec force : Hazak Ve’amatz ! [Soyez forts et copuyrageux !] Cette salutation m’est allée au cœur et m’a rempli d’une force de pionnier ». Il concluait en écrivant qu’il rentrerait bientôt chez lui pour brandir la bannière du socialisme, « une tâche très difficile dans le village féodal arriéré sous la domination du gouvernement militaire […] Nous revenons pour crier dans nos villages qu’il existe un autre Israël, un Israël démocratique, un Israël de paix, qu’il existe un autre peuple juif […] qui souhaite se lier à nous dans la lutte pour l’indépendance des deux peuples ».

En 2008, lorsque Hashomer Hatzair a fêté ses 95 ans, Younes a participé à « Shomer un jour, Shomer toujours », une grande réunion à Givat Haviva, le centre d’éducation du mouvement des kibboutz, qui met en œuvre des programmes destinés à promouvoir une société arabe et juive partagée. De son côté, Younes est toujours habité par le même esprit. D’un pas léger, les cheveux blancs mais abondants, il déambule, le cœur battant, lors de la réunion avec les camarades. Il demande aux jeunes en chemise bleue à quelle branche du mouvement de jeunesse ils appartiennent.


Mahmoud Younes

« J’ai l’impression de faire partie de tout cela », dit-il. « Aujourd’hui encore, lorsque je me dispute dans le village, les gens m’appellent le Yaari des Arabes », en référence au leader idéologique de l’Hashomer Hatzair, Meir Yaari (1897-1987). « J’ai cru les institutions du MAPAM lorsqu’elles parlaient du droit des Arabes à l’autodétermination, et j’ai cru, et je crois encore aujourd’hui, qu’il y a une place pour les deux peuples dans la patrie commune ». Une personne qu’il a rencontrée lors du rassemblement s’est souvenue avec affabilité qu’ « ils étaient gentils, mais qu’ils causaient des problèmes ». Quels problèmes ? Des problèmes de “sécurité”, parce que le gouvernement militaire les persécutait. Il reste quelque chose de l’éducation qu’ils ont reçue de nous. Dommage que [le projet] n’ait pas continué, mais que peut-on y faire ? »

Pour Ben Tzur, le passage du temps n’a guère ébranlé sa foi dans l’idée. « Dès le départ, l’idée n’était pas que les Arabes remplissent les conditions de l’éducation idéologique standard de l’Hashomer Hatzair. L’intention n’était pas d’en faire des Juifs, mais des pionniers », dit-il. Ben Tzur a fait remarquer qu’il avait enseigné à ses pupilles le destin du peuple juif et son besoin d’un État, et qu’à l’époque, il ne voyait aucune contradiction entre les aspirations nationales des Juifs et des Arabes. « L’intention était d’éduquer à un nationalisme arabe positif, non pas un nationalisme agressif qui se retournerait contre le sionisme, mais un nationalisme qui épouserait les valeurs historiques et littéraires », dit-il. « Je croyais que les choses pouvaient être résolues dans l’esprit de la fraternité des nations. Aujourd’hui, je n’en suis plus aussi sûr ».

Quand la paix viendra

En 1960, le mouvement de la jeunesse pionnière arabe était à son apogée. Ses membres travaillaient, étudiaient et participaient aux manifestations et aux pétitions contre le gouvernement militaire. Mais c’est précisément à ce moment-là que les fissures ont commencé à se creuser. Les initiateurs juifs de l’idée ont reconnu que le mouvement était dirigé d’en haut et n’était pas indépendant. Ils se sont également rendu compte que la majorité d’entre eux ne participaient qu’aux camps de travail, où ils ne gagnaient qu’un salaire dérisoire. Contrairement aux Juifs des villes, qui trouvaient dans leur travail une affiliation idéologique, beaucoup de jeunes Arabes étaient attirés dans les kibboutzim par ce salaire, qui, aussi modeste fût-il, mettait leur famille à l’abri de la faim.


Walid Sadik. Photo : Arieh Gal

« À la différence du village arriéré et sous-développé, où il n’y avait ni électricité ni routes, là [dans les kibboutzim] tout était impeccable », se souvient Walid Sadik de Taibeh, qui est devenu député du MERETZ dans les années 80 et 90. « Les filles portaient des shorts bleus et c’était déjà une raison d’aspirer à devenir membre d’un kibboutz ». Sadik est arrivé au kibboutz Gan Shmuel en tant que membre d’un groupe pendant les pauses de ses études à l’université hébraïque de Jérusalem. Au début, le kibboutz s’est révélé très séduisant. Sadik, qui est décédé il y a quatre ans, était une personne élégante et digne, avec les manières d’un gentleman. Lors de conversations tenues il y a une dizaine d’années, il disait : « La première fois que je suis entré dans la salle à manger, je m’attendais à ce qu’un serveur vienne me servir, jusqu’à ce que quelqu’un s’aperçoive de mon erreur et m’explique qu’il s’agissait d’un self-service ».

Il se sentait offensé lorsque les membres du kibboutz ne le saluaient pas lorsqu’ils le croisaient et lorsqu’ils ne l’invitaient pas chez eux. « Comme je ne connaissais pas leurs coutumes, j’ai pris cela très à cœur. J’avais l’impression qu’ils me considéraient comme un travailleur extérieur qu’ils pouvaient ignorer ». Selon Sadik, même les « enfants de l’extérieur » - comme le futur député Meretz Ran Cohen - avaient un statut plus élevé que le sien à Gan Shmuel. « Je travaillais dans la cour et je faisais le ménage, alors qu’ils vivaient dans de plus belles maisons et occupaient des emplois plus intéressants, comme l’agriculture et la cueillette des fleurs, domaines dans lesquels je souhaitais vivement travailler ».

Cohen, qui est arrivé seul d’Irak en Israël à l’âge de 10 ans, a été surnommé “petit Saïd” (ce qui signifie, de manière insultante, qu’il ressemblait à un Arabe) pendant son séjour à Gan Shmuel. Il explique cette différence en soulignant que les Arabes sont arrivés au kibboutz dans le cadre de camps de travail, alors qu’après quelques années, les enfants de l’extérieur, qui vivaient réellement au kibboutz, bénéficiaient de conditions égales à celles des enfants nés dans le kibboutz. Cohen et Sadik ont tous deux fait partie de la coalition gouvernementale formée par Yitzhak Rabin, en tant que deux des 12 membres du MERETZ à la Knesset en 1992.

Ahmad Masrawa a également remarqué qu’il existait des différences de classe sociale dans la société modèle du kibboutz. Les jeunes Arabes travaillaient cinq heures par jour et étudiaient trois heures, tandis que les « enfants du dehors » juifs avaient l’emploi du temps inverse. « J’ai eu l’audace de demander pourquoi et on m’a répondu que les Juifs étaient subventionnés par la Aliyat Hano'ar [Aliya des jeunes]. Déjà à l’époque, j’avais du mal à croire que Hakibbutz Ha’artzi [le mouvement des kibboutz] s’effondrerait en soutenant un groupe de 15 jeunes ».

En revanche, en ce qui concerne les vêtements, la justice distributive s’imposait. Masarwa : « J’avais deux pantalons et deux chemises, et je me souviens encore du numéro de ma lessive : 264. Un jour, je suis allée rendre visite à mon frère, qui travaillait dans le bâtiment dans la rue Bialik à Tel Aviv. J’ai vu une belle chemise dans une vitrine et il me l’a achetée. Lorsque je suis rentré au kibboutz et que je l’ai envoyée à la blanchisserie, elle n’est pas revenue. Elle avait été nationalisée ».

Pionniers arabes lors de la marche de quatre jours de Hashomer Hatzair en 1964. Photo : Hashomer Hatzair Archive / Centre de recherche et de documentation Yad Yaari

Masarwa a été affecté aux travaux des champs et a été ravi de semer et de récolter. Il était bien conscient que cette option était pratiquement inexistante dans son village : « Avant la guerre, les terres d’Arara s’étendaient jusqu’au mont Carmel ; nous avions 36 000 dounams [3 600 hectares]. Après la guerre, il ne restait au village que 1 500 dunams ». Lorsqu’il voulait être seul, il se promenait parmi les maisons arabes abandonnées près du kibboutz. Lorsqu’il demande où se trouvent les voisins du kibboutz, on lui répond qu’ils sont « partis », mais il ne se laisse pas convaincre. « Lors de l’appel, j’ai continué à chanter la Hatikva avec tout le monde, mais des questions sans réponse ont commencé à se poser ».

Il est rapidement apparu que l’ « accomplissement » de l’esprit du Hashomer Hatzair - qui aurait signifié la création d’un kibboutz arabe - était impossible. En 1958, l’infatigable Mahmoud Younes demande au ministre de l’Agriculture, Kadish Luz, de réserver des terres pour que le mouvement puisse y construire une communauté coopérative. Le ministre le renvoie à l’Agence juive, qui lui répond que les « terres nationales » sont réservées aux Juifs. Quelques années plus tard, Masrawa tente également d’obtenir un accord pour la création d’un kibboutz arabe dans son village natal. Il a reçu une réponse sans équivoque de l’Autorité foncière israélienne, dont il se souvient encore par cœur : « Ahmad, ne sois pas naïf. Sur les terres expropriées de ton village, nous établirons trois communautés juives, qui prendront les armes en cas de besoin ».

Certains membres du mouvement ont réussi à appliquer dans leurs villages ce qu’ils avaient appris au kibboutz. En 1956, un jardin potager coopératif appelé « Le Pionnier » a été fondé à Kafr Yasif. À Taibeh, une coopérative agricole appelée « L’Espoir » a été créée et comprenait un projet - jamais réalisé - d’installation d’un cinéma coopératif. La coopérative la plus réussie est un projet de forage d’eau que Younes a mis en place à Arara en 1957. Mais le manque de terres, de financement et de soutien de la part de l’establishment, ainsi que l’absence de participation de la société arabe, ont condamné la plupart des coopératives.

Atallah Mansour a lui aussi compris que « le kibboutz est une solution réservée aux Juifs. Quiconque n’est pas juif, mais simplement un être humain qui veut vivre et travailler, n’y a pas sa place ». L’injustice infligée aux villages arabes chrétiens d’Ikrit et de Biram, dans le nord de la Galilée, évacués par l’armée israélienne en 1948 avec la promesse (non tenue) d’un retour rapide des habitants, et dont une partie des terres a été accaparée par les kibboutz Baram et Sasa, ajoute au sentiment d’une duplicité de la part de Hashomer Hatzair.

« Nous étions encore sous le régime militaire, sous surveillance et répression, nos bouches étaient fermées et nos sentiments refoulés, et nous avons ignoré tout cela consciemment afin de pouvoir profiter des plaisirs des kibboutzim », dit Walid Sadik. « Nous étions intéressés par un salaire, car il n’y avait pas d’argent dans le village à l’époque. La rémunération que nous recevions pour notre travail était bonne et plus importante à l’époque que ces questions gênantes ».

En échange de la possibilité de travailler sous les auspices des kibboutzim, sans permis du gouvernement militaire, les hôtes arabes essayaient de se tenir cois. « Gan Shmuel est construit en partie sur les terres du village de Sarkas, et les habitants de Gan Shmuel ont eux-mêmes expulsé les habitants palestiniens pendant la guerre. Je connais personnellement, par leurs noms, les personnes qui ont procédé à l’expulsion », dit Sadik. « Lorsque nous avons parfois soulevé la question du fait que les kibboutzim, qui déclaraient s’opposer aux expropriations de terres, étaient en fait en train de coloniser ces mêmes terres expropriées, on nous a répondu : “Quand la paix viendra, nous nous entendrons. Après tout, à ce jour, aucun réfugié ne s’est manifesté pour réclamer sa terre”. Nous n’avions pas de conscience palestinienne telle qu’elle existe aujourd’hui, nous parlions de ‘terre volée’, pas de la Palestine ».

Sadik a résumé le chapitre kibboutz de sa vie en disant que « la coexistence était forcée, pas authentique. La coexistence s’exprime dans la vie quotidienne, dans les actes, pas dans les théories. C’était de l’hypocrisie en soi, et je pense que la même hypocrisie existe encore aujourd’hui. Les kibboutzim croient avant tout qu’il s’agit d’un État juif et que les Juifs qui y vivent sont plus privilégiés que les Arabes et ont la priorité en tout. C’est, à mon avis, l’esprit qui réside dans chaque juif sioniste, et en particulier parmi les kibboutzniks, les colons les plus sionistes qui soient ».

Mansour a proposé l’image suivante pour décrire la dynamique entre Hashomer Hatzair et les Arabes de souche : « Ils sont venus nous voir, dans notre maison, et nous ont dit : “Nous voulons la moitié de la maison”. Ensuite, ils ont dit : “Très bien, vous pouvez rester. Si vous nous aidez à faire la vaisselle, nous vous donnerons peut-être une chambre”. Mais si je reste dans ma propre maison, je veux m’asseoir dans le salon, et non pas vivre dans la cour ou dans le couloir, là où sont rangées les chaussures. Nous étions égaux en principe, mais nous n’avons pas été traités comme des égaux ne serait-ce qu’un seul jour ».


Mahmoud Younes, en keffieh. Au centre, Ya’akov Hazan, fondateur du mouvement de jeunesse Hashomer Hatzair et du parti MAPAM. 1956. Photo : Archives de Hashomer Hatzair

Un ver dans le fruit

Mais l’épreuve la plus difficile pour le mouvement se situe au niveau personnel, dans les histoires d’amour entre jeunes hommes des villages arabes et jeunes femmes juives des kibboutzim. Le projet a produit quelques couples mixtes. Khaled et Naomi ont quitté le kibboutz pour la ville. Mohammed Jasser Haj Yehiyeh et Yehudit, du kibboutz Merhavia, ont également décidé de partir et de s’installer dans la ville arabe de Taibeh, où ils ont élevé quatre enfants. Après la mort de Mohammed il y a quelques années, Yehudit et les enfants ont quitté Taibeh.

La lutte la plus intense et la plus connue menée par un couple mixte a été celle de Tzvia Ben Matityahu, du kibboutz Givat Hashlosha, et de Rashid Jaffer Masarawa, de Baka El Garbiyeh, aujourd’hui âgé de 78 ans. Il a rejoint un camp de travail de la Jeunesse pionnière arabe au kibboutz Kfar Masaryk alors qu’il était encore en cinquième année. « Ce fut le début de mon histoire d’amour avec le kibboutz », dit-il. Au cours de l’été précédant la cinquième, tous ses camarades de classe ont fait de même. Un an plus tard, il a quitté la maison, malgré les objections vigoureuses de ses parents. « Mon père m’a dit : “Ils mangent du porc au kibboutz”. Finalement, il a accepté, à condition que je ne fasse pas de mauvaises choses. »

Rashid a d’abord été logé au kibboutz Dalia, avant de déménager à Givat Hashlosha, où il a rencontré Tzvia, qui était en onzième année.

« Nous étions tous deux des athlètes », se souvient-il. « Nous sommes tombés amoureux. Les jeunes Juifs du kibboutz m’ont encouragé, et les plus âgés avaient honte de me dire : “Ne va pas avec elle, parce que tu es arabe”. Plus tard, quand ils sont venus me dire que ce n’était pas bon, il était trop tard ». Tzvia ne pouvait pas croire que le kibboutz qu’elle aimait tant n’accepterait pas cette histoire d’amour, mais Rashid a tout de suite compris le problème. Il s’étrangle lorsqu’il parle de ce qui s’est passé.


Tzvia Ben Matityahou, Rashid Jaffer Masarawa et leur enfant. Titre : « Le kibboutz est-il raciste ? »

Après s’être marié à Chypre, le jeune couple a dû quitter le kibboutz. Ils se sont installés à Hadera et ont donné à leur fils premier-né un double nom : Ronen en hébreu et Riad en arabe. Souffrant du traitement de leurs voisins dans la ville juive, ils décident de tenter leur chance à Gan Shmuel, un kibboutz du mouvement Hashomer Hatzair.

« On nous a dit qu’il n’y avait pas de racisme et que nous serions certainement acceptés. C’est Ran Cohen qui nous a persuadés. On nous avait déjà montré notre chambre et la maison des enfants pour le bébé, mais lors de l’assemblée du kibboutz, juste avant le vote, quelqu’un a mentionné que j’étais originaire de Sarkas. Il savait que mes parents étaient originaires du village [palestinien] démoli, et il a soutenu que si j’étais accepté comme membre, cela signifierait que je retournerais dans mon village ». À ce stade de son récit, Rashad s’est effondré et a pleuré, encore profondément contrarié par la décision majoritaire du kibboutz de ne pas lui accorder l’adhésion, à la suite de réunions et de votes houleux.

« C’était un drame énorme, avec des dimensions idéologiques », se souvient Ran Cohen. « L’angoisse était réelle. Les opposants disaient : “Le kibboutz est un organisme sioniste situé sur des terres du Fonds national juif, alors pourquoi voudrions-nous y installer des Arabes ?” Il y avait aussi un aspect social. Après tout, le kibboutz est une entité juive avec des fêtes, des coutumes et une culture juives. Comment un Arabe pourrait-il s’y intégrer ? J’ai fait valoir qu’il s’agissait d’une question humaine, d’une question de dignité humaine, et que Rashad et Tzvia, ainsi que leur bébé, méritaient une place sur cette terre. En fin de compte, j’ai vu que cela allait provoquer une rupture qui allait briser le kibboutz. Certains membres voulaient quitter le kibboutz à cause de cette question et j’ai dû les en empêcher ».

Cette histoire croustillante a été largement couverte par Haolam Hazeh en 1964, sous le titre « Le kibboutz est-il raciste ? ». À propos de Gan Shmuel, l’hebdomadaire écrivait : « Il est soudain apparu que ces craintes du ghetto juif ont surgi au cœur de ce qui est considéré comme la gloire de la nouvelle nation hébraïque : dans le cœur des membres de ce kibboutz fort et profondément enraciné. »

Tzvia a comparé son histoire à celle de filles des kibboutz qui étaient tombées amoureuses d’un Juif irakien ou marocain. Son monde s’est effondré, dit-elle au magazine, lorsqu’elle a compris qu’ « il était interdit à quelqu’un de rejoindre le kibboutz - non pas parce qu’il est inapte, non pas parce qu’il est oisif, non pas parce qu’il est mutilé ou sans éducation, mais parce qu’il est né Arabe ! Même le kibboutz, ce beau fruit, est rongé par le ver du racisme ». Par la suite, le couple a été admis au kibboutz Ein Dor, mais Rashid ne s’est pas adapté à la vie dans ce kibboutz. Ils ont vécu avec leurs trois enfants à Hadera, puis à Tel Aviv et à Netanya. Leur fils aîné a servi comme officier dans l’armée israélienne.

Les participants au mouvement de la jeunesse pionnière arabe ont considéré le sort de Rashad et de Tzvia comme la preuve définitive que la réalisation de soi n’était pas dans les cartons. Non seulement l’État n’allouerait pas la moindre parcelle de terre à la communauté arabe, mais aucun jeune pionnier ne serait accepté comme membre d’un kibboutz juif. Entre-temps, la fin du gouvernement militaire en 1966 a créé des possibilités d’études et d’emploi pour les jeunes Arabes soudainement mobiles. Des milliers d’entre eux affluent vers les villes pour travailler dans la construction. Selon Ben Tzur, la fin a également été accélérée par les volontaires étrangers qui ont afflué dans les kibboutzim après la guerre des Six Jours. « Culturellement, ils étaient bien mieux adaptés à la vie de kibboutz, de sorte qu’il n’y avait plus besoin de bras arabes ».

Parallèlement, avec la montée du nassérisme et la reconnaissance des conséquences de la guerre, les jeunes Arabes ont commencé à exprimer leur nationalisme palestinien. Lors d’un rassemblement à l’été 1967, les membres de la Jeunesse pionnière arabe ont stupéfié leurs camarades juifs par leur objection véhémente à l’ « option jordanienne » - c’est-à-dire la déclaration de la Jordanie comme seul État palestinien - que le MAPAM préconisait comme solution au conflit. Comme l’explique Ben Tzur : « Soudain, j’ai senti que tout avait changé, que tout avait pris une direction nationaliste. Ils parlaient de se battre et d’établir un État pour eux-mêmes. Cela m’a beaucoup surpris ; j’ai compris que c’était la fin ».

Selon Ahmad Masrawa, « une discussion s’est engagée au sujet d’un État palestinien et du retour des réfugiés. J’ai dit : “Expliquez-moi comment le sionisme et le socialisme vont ensemble”. En y repensant aujourd’hui, je me dis qu’ils nous ont jeté du sable dans les yeux. Ils ont tourné l’idéal en dérision. Ils ont joué avec des idées nobles, mais dans la pratique, ils se sont comportés autrement. Qu’attendaient-ils vraiment de nous ? »

Le fils de Khaled et Naomi, qui a choisi de vivre en tant que juif, a déclaré que son père avait été tourmenté toute sa vie par des questions d’identité. « Lorsque j’ai décidé de m’enrôler pour le service militaire obligatoire, mon père s’est acharné sur moi, mais au bout du compte, il s’est promené fier que je porte des bottes rouges [de parachutiste] ». Son père, dit-il, a su profiter des opportunités que lui offrait le kibboutz, mais le fils nuance douloureusement cette remarque : « L’idée était géniale, mais le racisme l’a emporté. Amener ces jeunes gens sur la terre promise et leur dire ensuite : “Vous ne pouvez pas, parce que vous êtes arabes” [...] Hashomer Hatzair aurait dû penser à la fin de cette histoire avant d’arracher ces jeunes à leur village et de leur faire miroiter toutes sortes d’espoirs en matière de fraternité, de paix et d’amitié. Eux, les Juifs, pensaient qu’eux, les éclairés, pourraient les éduquer et en faire des personnes décentes, mais en fin de compte, ils ont brisé leurs rêves et les ont transformés en travailleurs subalternes. Le kushi [basané] a fait son devoir, le kushi peut s’en aller" - dégage, le kushi. Il est triste que je n’aie rien de plus chaleureux ou de meilleur à dire sur le sujet ».

L’historien Shaul Paz décrit le dédoublement de personnalité des mouvements de jeunesse hébraïques à l’égard des Arabes en disant qu’il s’agit d’un « flottement de deux âmes ». La cause en est, selon lui, le conflit entre le besoin sioniste d’une colonisation pionnière des terres, d’une part, et la justice et la fraternité des nations, d’autre part. Dans les quelques pages qu’il consacre à la jeunesse pionnière arabe dans son livre en hébreu de 2017 intitulé « Nos visages vers le soleil levant : les membres des mouvements de jeunesse pionniers en Israël : La deuxième génération, 1947-1967 », Paz soutient que le mouvement était avant tout un moyen d’atténuer la fracture morale parmi les jeunes Juifs et de les rallier à une idée noble.

Selon Paz, originaire du kibboutz Mizra, les dirigeants de Hashomer Hatzair « voulaient croire que, de même qu’un nouveau Juif était créé, un nouvel Arabe serait également créé, qui pourrait être un socialiste, un pionnier et un kibboutznik. Même les plus grands rêveurs comme Abraham Ben Tzur et Aharon Cohen savaient dès le départ que les Arabes ne seraient pas autorisés à créer un kibboutz, mais bien sûr ils ne le leur ont pas dit. Il était commode pour eux de créer cette illusion car, après tout, ils ne parlaient que de fraternité des nations, d’égalité, de solidarité, de socialisme et de tous ces slogans. Un mouvement de jeunesse pionnier doit poser des défis utopiques afin d’enflammer les jeunes et de les amener à coopérer. C’est un sentiment merveilleux, vous savez - qui n’aime pas donner ? Mais cela s’est accompagné de discriminations et d’inégalités. Comme pour les Mizrahim [Juifs originaires d’Afrique du Nord et des pays arabes], nous savions mieux qu’eux, nous les avons encouragés et nous les avons amenés ici, mais nous ne les avons jamais considérés comme des égaux ».

Comme le dit Paz, la Jeunesse pionnière arabe a été « une expérience fascinante, stupéfiante et de courte durée qui a disparu des mémoires. Avec elle ont disparu nos rêves, nos aspirations et nos illusions qu’un autre Israël était possible ».

 

21/12/2023

GIDEON LEVY
Israël serait-il différent sans Netanyahou ?

Gideon Levy, Haaretz, 21/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Si Benjamin Netanyahou n’avait pas été Premier ministre pendant 16 ans, est-ce que cette terrible guerre n’aurait  pas éclaté ?

La guerre aurait-elle été différente ? Peut-on être sûr que la surprise et le fiasco du 7 octobre n’auraient pas eu lieu ? Les otages n’auraient-ils pas été pris ? Israël n’aurait pas perpétré une tuerie de masse aussi horrible à Gaza ?


La prison israélienne d’Ofer en Cisjordanie, à 4 km à vol d’oiseau [mais à plusieurs heures de route pour les Palestiniens] de Ramallah, en 2019. Photo: Olivier Fitoussi

Il ne s’agit pas de questions “et si”, ni de réduire d’un iota l’ampleur de la responsabilité de Netanyahou et la gravité de ce qu’on peut lui reprocher pour ce qui s’est passé. Netanyahou doit partir, hier, aujourd’hui, demain, comme l’ensemble du gouvernement de zéros qu’il a formé et qui nous a conduits au bord de l’abîme.

Mais existe-t-il des dirigeants en Israël qui agiraient d’une manière fondamentalement différente à l’égard de Gaza et des Palestiniens ? Certainement pas.

Faire porter à Netanyahou l’entière responsabilité de tous les malheurs d’Israël revient à dire que s’il n’avait pas été là, tout aurait été différent. C’est ce que les partisans du « Tout sauf Bibi » font depuis le premier jour. Sans Netanyahou, Gaza n’aurait pas été une prison, les colonies n’auraient pas pourri Israël et Tsahal aurait été une armée morale.

Ce n’est pas vrai, bien sûr. Il y a suffisamment de choses pour lesquelles, sans Netanyahou, Israël aurait été un meilleur endroit, mais la levée de la malédiction de l’occupation et du siège n’en fait pas partie.

Il existe en Israël des hommes politiques honnêtes, pleins de bonnes intentions, qui sont plus modestes et plus fidèles à leurs positions que lui - il aurait été plus agréable d’être des occupants sous leur direction.

Israël serait resté le même État d’apartheid, mais avec de plus beaux atours. Netanyahou a corrompu le système politique et l’a infecté, il a détruit la justice et les forces de l’ordre, et pour ce qui est de sa conduite personnelle, mieux vaut ne pas entrer là-dedans.

Mais lorsqu’il s’agit du cœur du problème, le cœur qu’Israël fuit comme le feu, le cœur que Netanyahou avait prévu d’éliminer de l’ordre du jour, il semble que Netanyahou ait agi comme l’ont fait ses prédécesseurs et comme le feront ses successeurs.

Hormis les efforts louables d’anciens premiers ministres comme Yitzhak Rabin, Shimon Peres, Ehud Barak, Ehud Olmert et Ariel Sharon pour trouver une solution, ne serait-ce que partielle, aucun d’entre eux n’avait l’intention d’accorder aux Palestiniens le minimum de justice qu’ils méritent, sans lequel il n’y a pas de solution.

Tous les premiers ministres se sont rangés du côté de la poursuite de l’occupation et du siège de Gaza. Aucun d’entre eux n’a songé un seul instant à autoriser la création d’un véritable État palestinien, doté des pleins pouvoirs, un État comme les autres. Il ne leur est pas venu à l’esprit de libérer la bande de Gaza du siège qui l’étrangle. S’il n’y avait pas eu tout cela, peut-être que le Hamas n’existerait pas.

Le siège de Gaza n’a pas été mis en place par Netanyahou ; le “gouvernement du changement” [Lapid-Gantz-Bennett] n’a pas pensé à le lever. L’argent du Qatar a peut-être été versé au Hamas de manière plus responsable sous Naftali Bennett, mais la politique a été fondamentalement la même. Personne n’a pensé à ouvrir Gaza au monde, même de manière contrôlée - la seule politique qui n’ait pas été tentée, et la seule qui aurait pu, peut-être, faire avancer une solution.

Il est également difficile d’évaluer si l’armée israélienne aurait été différente sous un autre premier ministre.

Le fiasco aurait-il été évité ? Ce n’est pas certain. Les missions d’occupation qui sont devenues la majorité des activités de Tsahal n’ont pas été inventées par Netanyahou. N’importe quel autre premier ministre aurait également orienté des forces et des ressources insensées pour satisfaire les colons et leurs caprices. C’est ainsi que les choses se sont passées sous tous les gouvernements d’Israël.

Les candidats s’échauffent sur la ligne de départ. Chacun d’entre eux sera un meilleur Premier ministre que Netanyahou. Ils seront certainement plus honnêtes, plus modestes et plus décents que lui. Mais l’un d’entre eux parviendra-t-il à infléchir la trajectoire descendante d’Israël ?

Yair Lapid a annoncé qu’il était favorable à l’entrée de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza, puis il a immédiatement changé d’avis, et il est déjà contre. Lapid n’a pas d’opinion.

Benny Gantz et Gadi Eisenkot participent à la conduite de la guerre, avec tous ses crimes, qui s’avérera pourtant vaine. Aucun d’entre eux n’a proposé une nouvelle voie, une voie que nous n’avons jamais essayée auparavant. Il n’y a que la force et encore la force.

Netanyahou doit partir, cela ne fait plus aucun doute. Mais Israël poursuivra sa course [à l’abîme].