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24/11/2022

GIDEON LEVY
Silence iranien contre silence israélien

 Gideon Levy, Haaretz, 23 /11/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La caméra se déplace lentement d'un joueur à l'autre. Un par un, elle zoome sur la même expression dure et ferme. Pas un muscle ne bouge sur leur visage, leurs lèvres sont pincées. Dix jeunes hommes en rouge et un en bleu pâle se tenaient épaule contre épaule et se soutenaient mutuellement dans leur heure de gloire. Il est difficile de savoir ce qui leur a traversé l'esprit à ce moment-là. Il est encore plus difficile de savoir comment ce geste est né : quand a-t-il été planifié, ont-ils tous été d'accord à l'avance ? Qui a pris l'initiative, qui était au courant, qui a tenté de les dissuader, et y en a-t-il un seul qui ait flanché ?


L'hymne national de la République islamique d'Iran, leur pays, a été joué et leurs lèvres sont restées scellées. Ils se sont tus comme un seul homme et leur silence a résonné jusqu'au bout du monde. Dans le stade de Doha, un moment fondateur est né. Un silence qui a résonné plus fort que tout le bruit dans les stades.

On ne sait pas ce qu'il adviendra d'eux lorsqu'ils rentreront, s'ils rentrent, dans leur pays. Il est peu probable qu'ils aient l'occasion de le représenter à nouveau. Le risque qu'ils ont pris est énorme, tout comme l'admiration mondiale qu'ils ont gagnée. Ils ont également été admirés en Israël. Les Israéliens savent apprécier le courage, mais uniquement de ceux qui résistent aux régimes d'autres États. Ce qui s'est passé à Doha ne se produira jamais dans l'équipe juive d'Israël, et pas seulement parce qu'Israël n'a aucune chance d'atteindre la Coupe du monde.

Les joueurs arabes de l'équipe israélienne ne chantent pas l'hymne, ostensiblement à cause de quelques mots qui ne leur conviennent pas. Mais la raison est plus profonde. Eux aussi sont des résistants au régime, un régime de suprématie juive, qui chante « Aussi longtemps qu'au fond de nos cœurs/
Vibrera l'âme juive
 » dans un Etat habité par deux nations. Le risque qu'ils prennent en ne chantant pas l'hymne est limité. Personne ne va les virer de l'équipe pour l'instant, sans parler de les envoyer en prison. Il n'est pas non plus nécessaire de s'étendre sur les différences entre le régime iranien et celui d'Israël. Une dictature totalitaire comme celle de l'Iran n'existe que dans l'arrière-cour d'Israël. Dans la façade d'Israël, où vivent aussi les joueurs de l'équipe arabe, il y a un régime libre, sinon égalitaire.

Moanes Dabbur, après avoir marqué un but pour l'équipe israélienne en 2019. Photo: Nir Keidar

Lorsque Bibras Natcho n'a pas chanté l’Hatikva, aucun de ses coéquipiers juifs n'a pensé à faire preuve de solidarité et à se joindre à son combat. Lorsque Moanes Dabbur a cité le Coran dans le conflit armé baptisé “Gardien des Murs” [mai 2021] et a écrit : « Ne pensez pas qu'Allah ignore ceux qui commettent les iniquités », il a été temporairement suspendu de l'équipe, jusqu'à ce qu'il la quitte pour de bon. Personne n'est venu prendre sa défense. Un joueur juif de l'équipe qui s'identifie à la minorité opprimée n'est pas encore né. Les joueurs juifs de l'équipe, et la plupart de ses fonctionnaires et de ses fans, rivalisent entre eux pour faire preuve du patriotisme le plus véhément et le plus criard contre les résistants à notre régime.

23/11/2022

REINALDO SPITALETTA
Le Mondial de l'infamie

 Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, El Espectador, 22/11/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il y a des années que le football a cessé d'être innocent et dans son histoire, à côté de ses fascinations et ses miracles, ses pièges et ses théatralités, il y a un catalogue de saloperies et autres trucs arbitraires. Au-delà des prodiges, des gambettes et des fioritures, des arrêts spectaculaires ou des buts qui conduisent à un orgasme universel, le football a contracté diverses maladies, transmises par les microbes du capitalisme et le désir infini de plus-values en vrac.

L'ombre du Mondial, par Raul Fernando Zuleta, Colombie

La FIFA, une transnationale privée dont l'ingérence dans la sphère publique est illimitée, a été complice de divers abus, et a encouragé la corruption, les pots-de-vin, les dessous-de-table et d'autres sources de discrédit parmi nombre de ses affiliés. La Coupe du monde au Qatar est un exemple de la manière dont le dieu des marchés, le grand seigneur Dom Argent, comme le chantait le poète [Quevedo : “Poderoso caballero es don dinero”], sert à cacher une foule de violations des droits humains et d'innombrables saloperies à l'encontre des travailleurs. En plus de parrainer des régimes dictatoriaux, comme celui l'émir Tamim ben Hamad Al Thani.

Au-delà d'une "chalaca" [bicyclette], d'un "taquito" [talonnade] éblouissant, d'un "but olympique" (comme le seul marqué à ce jour dans une Coupe du monde, celui du Colombien Marcos Coll contre le meilleur gardien du monde, Lev Yashin, l'Araignée noire), d'un "mur" plus colossal que n'importe quel stade, le football a servi à la protection des dictateurs et à la dissimulation de diverses ignominies. La dynastie "au sang bleu" de l'émir qatari a démontré son pouvoir infini, dans lequel le peuple n’a u’à fournir de l’huile de coude et du sang rouge, vulgaire et sans pedigree.

Avant même 2010, les caractéristiques antidémocratiques du régime de ce pays arabe exotique étaient déjà connues. La FIFA, qui ne s'intéresse pas ou peu aux questions "mineures", comme celle de savoir si le pays désigné est un paradis ou un enfer (elle dira avec dérision qu'elle ne se mêle pas des affaires intérieures du pays choisi comme hôte, même s'il y a des manœuvres corrompues, comme il y en a eu), a attribué la Coupe du monde au Qatar. On connaissait toutes les pressions, les astuces, les ingérences politiques et les pots-de-vin. Rien d'inhabituel. C'est un vieux style. Le dieu d'or décide. Toutes les prières à lui, le béni, le loué.

Le Qatar, grâce aux offices de l'or (et du Maure ?) et que tout, si vous avez le pouvoir du pétrole (or noir) et d'autres richesses, devient possible, a été choisi (prédestiné ?), non pas par Allah, "le plus grand", grâce au pouvoir despotique d'une caste, d'un régime anti-démocratique, qui désormais fera partie du langage courant du monde entier. La FIFA a pris un pari (des années plus tard, quand il était trop tard, sa plus grande plume, le Don Blatter, l'a regretté). Le football peut tout faire.

Qui construira les stades, qui construira toutes les infrastructures (qui a construit Thèbes aux sept portes, se demandait Bertolt Brecht). C'est pour cela que les pauvres d'ailleurs, du Pakistan, des Philippines, du Sri Lanka, du Népal et de l'Inde étaient là, pour travailler de "janvier à janvier", de "dimanche à dimanche", sans droits, juste pleins de besoins et d'urgences. Ceux que les lignées intouchables peuvent exploiter car c'est pour cela qu'elles se sont remplies les poches et autres banques. C'est pour cela qu’elles gouvernent.

Soudain, le monde a commencé à savoir, grâce à des enquêtes journalistiques, par exemple celles du Guardian, que quelque chose de grave se passait avec les travailleurs immigrés au Qatar, un pays où, pour couronner le tout, la liberté d'expression n'existe pas, les femmes sont maltraitées et les relations homosexuelles sont interdites (criminalisées et traitées comme des "maladies mentales"), entre autres vilénies et affronts. Le nouvel esclavage est devenu notoire. L'exploitation infernale des parias.

Des stades construits avec le sang des travailleurs. Selon le journal anglais, 6 500 migrants sont morts dans la réalisation de ces œuvres brillantes et pompeuses qui sont aujourd'hui le temple du football mondial. Qui se soucie des morts, ou des innombrables abus, si tout reste brillant, si les élites au pouvoir peuvent rire et montrer leur luxe, tandis que des milliers de familles pleurent leurs absents. Qu'importe s'il n'y a pas de libertés, si les droits des femmes, des LGBTQ, de ceux qui veulent manifester une certaine antipathie pour l'émir tout-puissant sont violés, si les cris de « Goal ! » permettent de couvrir l'opprobre.

Le football n'est plus innocent. Mussolini, par exemple, le savait en 1934. Les nazis le savaient. Et certains dictateurs africains. La junte militaire d'Argentine en 78 le savait, quand les cris de « Goal ! » noyaient les cris des torturés et camouflaient les milliers de disparus. Elle avait déjà été démontrée par les militaires brésiliens répressifs en 1970, que Pelé, le Roi, a gratifié de son génie. Au Qatar, on peut dire que le football entre avec du sang. Un dribble, un arrêt de balle, une feinte de frappe, un tir au poteau, un but, font oublier les saloperies.

Les "thérapies de conversion" pour le saint émir et son régime de merde (qui a la couleur de l'or) sont loin. Le goal rend amnésiques.