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11/10/2024

SAMAN MUDUNKOTUWAGE
Pourquoi la victoire de gauche au Sri Lanka était-elle inévitable ?

Saman Mudunkotuwage, 11/10/2024

L’auteur est un exilé srilankais vivant en France. Il a participé à la campagne pour l’élection présidentielle du 22 septembre au Sri Lanka, qui a vu la victoire du candidat du JVP Anura Kumara Dissanayake.

La victoire électorale de la gauche au Sri Lanka est le résultat de plusieurs années de lutte inflexible du peuple opprimé, issu de tous les milieux sociaux, ethniques et religieux du pays. Il est important de noter que cette victoire n’aurait pas été possible sans l’unification de tous les révolutionnaires survivants et des victimes de toutes les répressions menées par les pouvoirs corrompus depuis l’indépendance en 1948. Le principe britannique du « diviser pour mieux régner » a finalement été vaincu par le peuple sri-lankais le 21 septembre 2024.


Anura Kumara Dissanayake, candidat du JVP, 55 ans, a été élu président de la République socialiste démocratique du Sri Lanka le 21 septembre 2024

Néanmoins, le Pouvoir national populaire (NPP), dirigé par les marxistes du JVP (Front de libération populaire du Sri Lanka), souhaite continuer le programme du FMI. En même temps, le parti est engagé à mettre en place un système économique plus juste et raisonnable sans abolir totalement la propriété privée des moyens de production ni l’économie de marché que le pays a adoptée depuis 1977. Le gouvernement du JVP se trouve dans une situation alarmante face aux conflits régionaux et internationaux agencés par les USA, la Chine, et l’Inde, d’une part, et, d’autre part, face à une dette de 55 milliards de $ à rembourser auprès d’institutions financières du monde entier sans oublier la partie de ses électeurs qui exige un arrêt des privatisations et de la vente de ressources de l’État. En fin de compte, le JVP maintient une flamme entourée de feux afin de préserver son pouvoir et de satisfaire son électorat de gauche.

Pour comprendre ce nouveau virage politique au Sri Lanka, il faut prendre en considération que, durant 70 ans, le peuple a été divisé en plusieurs tendances politico-ethniques ou religieuses, imposées ouvertement par l’élite du pays. De plus, durant toute la période coloniale, les autorités britanniques ont également utilisé le critère ethnique pour choisir les représentants au sein de leur assemblée nationale consultative afin de diviser cette petite nation insulaire. Malgré tout, le peuple sri-lankais a obtenu le suffrage universel en 1934. Après l’indépendance en 1948, l'UNP (Parti National Uni), un parti conservateur de droite, soutenu par le parti communiste stalinien agissant sur les directives de Moscou, a obtenu la majorité relative au parlement. Une fois au pouvoir, il a immédiatement retiré le droit de vote aux ouvriers des plantations de thé, le seul crime de leur syndicat étant de refuser de soutenir la formation d’un gouvernement de droite dirigé par l’UNP. Ces braves gens ont appelé les forces de gauche du pays à manifester aux côtés des trotskystes du LSSP pour former un gouvernement socialiste. Cependant, le parti communiste a discrètement soutenu l'UNP avec l’aide du SLFP, dirigé par le clan Bandaranaike contre ce projet. Ainsi, le parti des nationalistes tamouls du Nord a également soutenu l'UNP dans le projet de retrait de la citoyenneté aux Tamouls de plantation de thé, amenés à pied par les Britanniques dans des conditions épouvantables depuis l’Inde pour travailler dans le centre du pays.

Depuis 1960, le LSSP et le PCSL ont participé ensemble à la constitution de gouvernements capitalistes avec le SLFP, obtenant quelques ministères, mais ils ont vite oublié le travailleurs ayant perdu leur citoyenneté et leur droit de vote qui avaient milité largement aux côtés de ces deux partis de gauche. Ils ont dû attendre 1988 pour retrouver leur citoyenneté. En revanche, ces trotskistes et staliniens ont entériné l’élaboration de constitutions aux caractéristiques discriminatoires : la langue cinghalaise est devenue la langue officielle, le bouddhisme est devenu la religion d'État etc.  Un système de quota pour les étudiants tamouls du Nord a été mis en place face à l’existence des écoles catholiques dirigées par des missionnaires usaméricains pour former des fonctionnaires, des scientifiques, des avocats et des médecins au service de l’autorité britannique. Au lieu de créer des écoles similaires dans le sud, le gouvernement de gauche, soutenu par le PCSL et le LSSP, tout comme la droite, a adopté de loi limitant l'accès des étudiants tamouls à l'enseignement supérieur du pays. Cette discrimination en matière d'éducation est devenue l'une des causes préliminaires incitant les jeunes Tamouls à devenir guérilleros au sein des Tigres tamouls LTTE, pour la création d’un État indépendant.

Depuis l’indépendance, le peuple tamoul a, par des manifestations pacifiques, revendiqué le droit d'utiliser sa langue maternelle dans ses relations avec les autorités. Ces luttes démocratiques ont été violemment réprimées par tous les pouvoirs de droite comme de gauche depuis 1948. Même si la langue cinghalaise est devenue la langue officielle du pays, toutes les affaires de l'État se sont faites en anglais. En fin de compte, le peuple cinghalais est également devenu victime de cette machination linguistique anglo-saxonne. Lorsque les Britanniques ont quitté le pays en 1948, seulement 10 % de la population – l’élite appartenant aux communautés cinghalaise, tamoule, musulmane et européenne - parlait anglais. Au sein de cette élite, il n’y a pas eu de conflit ou de guerre ; mais ils ont systématiquement manipulé les communautés non-anglophones pour accéder au pouvoir en exacerbant le racisme.

La participation du LSSP et du PCS aux gouvernements successifs a provoqué des déceptions et des colères parmi les travailleurs de Colombo et les paysans. Dans les années 60-70, la Révolution cubaine et la guerre du Vietnam ont suscité la haine contre l’impérialisme dans tous les pays du monde. Au Sri Lanka, un jeune marxiste, victime de la politique du Kremlin, a fondé un parti maoïste, dénommé le Front de libération populaire du Sri Lanka (JVP). Devenu une icône chez les jeunes non-anglophones, il était perçu comme un ennemi à abattre par les deux formations bourgeoises, l’UNP et le SLFP, soutenus par le PCSL et le LSSP. Rohana Wijeweera, lefondateur du JVP, considérait qu’à cette époque, la position chinoise était plus progressiste et internationaliste que celle de Moscou. En conséquence, les autorités soviétiques refusèrent d’accorder un visa au jeune marxiste, qui était étudiant en médecine à l’université Patrice-Lumumba de Moscou.


Rohana Wijeweera, par Darsha Kapuge

Une des rares photos des semaines sanglantes de 1971 : la plupart des jeunes raflés ont sans doute disparu sans laisser de traces

Face à la répression menée par l’Alliance populaire, composée du PCSL et du LSSP, une insurrection a éclaté en avril 1971 sous la direction du JVP. Le gouvernement, soutenu par une « Sainte Alliance » (URSS, Chine, Yougoslavie, Inde, Pakistan, USA, Égypte), a éliminé plus de 20 000 révolutionnaires en une semaine sanglante, et 10 000 survivants ont été emprisonnés. Cet évènement a été dénommé « la Commune de Ceylan » par l’agronome René Dumont, futur candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974, qui se trouvait dans l’île au moment de l’insurrection et publia une chronique à ce sujet dans revue Esprit de juillet-août 1971, où il rappelait que ces « semaines sanglantes » srilankaises avaient eu lieu pour le centenaire de l’écraement de la Commune de Paris [lire la chronique ici]. Cependant, « les ministres trotskistes du gouvernement n’ont pas démissionné », regrettera Dumont dans son ouvrage paru en 1972, « Paysannerie aux abois (Ceylan, Tunisie, Sénégal) ». 


Tirant les leçons de l’insurrection, le gouvernement a entrepris une vaste réforme foncière en distribuant des terres aux plus démunis. Aujourd’hui, 80 % des terres sri-lankaises appartiennent directement ou indirectement à l'État. Ces terres regorgent d'eau, de matières premières, de fer, de pierres précieuses, de silicium, etc.


Dans les prisons, le fondateur et ses partisans du JVP se réorganisent et deviennent un parti marxiste-léniniste, renonçant au maoïsme, au stalinisme, au trotskisme et au guévarisme, sans pour autant refuser leur engagement envers le socialisme. Le parti a créé un système pour former des révolutionnaires professionnels qui s'engagent sans percevoir de salaire, de privilèges ou de compensations. Les salaires des élus du parti sont versés dans un fonds d’aide à la population en difficulté jusqu'à aujourd'hui. En 1977, arrivé au pouvoir, l'UNP a décidé de libérer les prisonniers politiques du JVP. Le nouveau pouvoir voulait également faire sortir quelques milliardaires corrompus emprisonnés par la même loi qui avait condamné les militants du JVP à la suite de l’insurrection de 1971, qui se trouvaient en détention à perpétuité.

Une fois sortis de prison, les militants du JVP ont renoncé à la lutte armée et ont commencé des activités politiques pour participer aux élections. Le parti a obtenu 13 élus lors de l’élection de districts en 1981, présentée par l’UNP comme une solution à la question nationale tamoule. Durant la campagne électorale, la prestigieuse bibliothèque de 100 000 ouvrages de langue tamoule située à Jaffna a été brûlée par une équipe dirigée par l’ancien chef d’État renversé à la suite de l’élection du 21 septembre 2024, Ranil Wicremesinghe, un « un libéral pro-occidental », selon les médias européens, qui n’a pas été puni jà ce jour pour ce crime contre humanité. Il était également impliqué dans la direction d'une caserne de torture où plus de 5 000 jeunes ont été éliminés durant la guerre civile de 1987-1990.

Le nouveau pouvoir de l’UNP, installé en 1977, a instauré un système libéral de plus en plus sauvage en introduisant les principes néoclassiques de Milton Friedman, le conseiller économique de Pinochet au Chili. L’agriculture du pays a été réduite de plus de 60 % de sa production en encourageant les secteurs privés nationaux et étrangers à importer davantage qu’à exporter. Les cultivateurs d’oignons rouges, de piments, de fruits et de légumes (majoritairement des Tamouls) ont été poussés à cesser de cultiver et contraints à l’émigration vers le Machrek et l’Europe. Dans le même temps, l'UNP a mis en place une structure néolibérale à l'échelle nationale pour favoriser la privatisation des services publics et du secteur industriel, incitant ainsi les classes populaires à se révolter et à les défier à plusieurs reprises. Les transports, les services, la santé, etc., ont été privatisés. Les fonctionnaires ont appelé à une grève générale en 1980 ; plus de 40 000 grévistes ont été licenciés sans indemnisation, compensation ou réintégration. Plus de 50 fonctionnaires grévistes se sont suicidés. La plupart de ces personnes licenciées sont entrées dans la lutte armée contre le régime.

Profitant de l’instabilité sociale et de la division des partis d’opposition, le président de l’UNP, JR Jayawardene, surnommé « Yankee Dickie », appelle à une élection présidentielle anticipée en 1982. Par des méthodes de terreur et de fraudes massives, l’UNP s’empare du pouvoir avec 52 % des voix. Rohana Wijeweera obtient 4 % des voix et le JVP devient la troisième force politique du pays. Sans organiser d’élections législatives en 1982, le pouvoir en place convoque un référendum pour sauvegarder ses députés qui assurent la majorité absolue de l’Assemblée nationale. Le chef d’État dira plus tard que l’objectif de ce référendum était d’éviter par tous les moyens l’entrée de députés du JVP au parlement. Le JVP saisit la justice contre le référendum et les fraudes électorales. Il devient alors un ennemi à abattre pour l’UNP.

02/10/2024

GABRIEL WINANT
La formation de la classe ouvrière de Springfield
À propos des immigrés qui bouffent les chiens et les chats des bons citoyens yankees

Les nouveaux fans de Trump, par Patrick Chappatte, NZZ am Sonntag, Zürich

Une des énormités les plus hallucinées/hallucinantes/hallucinatoires  proférées par Donald Trump dans la campagne électorale en cours aux USA a été l’accusation lancée contre les immigrés haïtiens de Springfield, Ohio : « ces immigrés volent et mangent les chiens et les chats ». Pour comprendre la portée de ces insanités, il faut savoir que 62% des USAméricains possèdent au moins un animal domestique, que 97% d’entre eux considèrent que ceux-ci font partie de la famille et que les heureux propriétaires ont dépensé en 2022 140 milliards de dollars pour leurs toutous, félins, perruches et autres canaris. Un historien des mouvements ouvriers reconstitue ci-dessous la genèse de cette trumpitude.-FG


Sondage post-débat aux USA, par Chappatte, Le Temps, Genève

 Gabriel Winant, The New York Review, 30/9/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Gabriel Winant est professeur associé d'histoire à l'université de Chicago et organisateur bénévole au sein de l'Emergency Workplace Organizing Committee [Comité d'organisation des urgences sur le lieu de travail] (EWOC), un projet commun des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA) et des Travailleurs unis de l'électricité, de la radio et des machines d'Amérique (UE). Bio-bibliographie

Chaque génération de travailleurs de ce pays a toujours été incitée à détester la suivante, à inventer ses propres fantasmes d'immigrés mangeurs de chats.

Ateliers de mécanique Champion, Springfield, Ohio, 1907. Bibliothèque du Congrès/Wikimedia Commons

En septembre 1917, le gouverneur de l'Ohio, James M. Cox, qui allait devenir le candidat démocrate à la présidence en 1920, a marqué la fête du travail par un long discours public. Après quelques mots faisant l'éloge de l'American Federation of Labor (AFL) pour sa participation patriotique à l'effort de guerre, il aborde le phénomène émergent que nous appelons aujourd'hui la « Grande Migration ». « Il y a cependant un symptôme dans la situation actuelle qui présage de graves problèmes, à moins que la société et l'État n'agissent ensemble pour les éviter », a-t-il déclaré : « L'afflux important de personnes de couleur en provenance des États du Sud. La vie urbaine, a averti le gouverneur, transformera les Noirs du Sud, simples ruraux, en « types vicieux ». Leur « importation » menaçait de « briser les normes de travail et de mettre en péril les idéaux d'un État progressiste ».

Magnat des médias en herbe (dont le nom orne aujourd'hui l'empire du câble et de la presse), Cox avait lancé sa carrière politique en achetant des journaux dans deux villes industrielles du centre de l'Ohio : Dayton et Springfield. Dans l'ensemble, il était le même genre de progressiste que le président sortant, Woodrow Wilson : prudemment amical envers les travailleurs et les agriculteurs, de tendance internationaliste, et évidemment raciste.

Springfield, l'une de ses principales bases de soutien, a connu une histoire de terreur raciale. En 1904, après avoir lynché un Noir nommé Richard Dickerson, une foule blanche a incendié le petit quartier noir de la ville. (Personne n'a péri dans les flammes, car les autorités ont demandé aux habitants de déguerpir, puis ont laissé brûler leurs maisons). Deux ans plus tard, une bagarre dans un bar et une fusillade ont donné lieu à un nouvel épisode de violence collective et d'incendie criminel. En 1921, une troisième éruption a été provoquée, selon les historiens August Meier et Elliott Rudwick, par « la prise de conscience par les Blancs d'un “afflux de Nègres” ».

La violence se propageant, la Garde nationale occupe la ville. L'année suivante, Springfield a procédé à la reségrégation de ses écoles, qui étaient intégrées en vertu de la loi de l'État depuis 1887, en créant une école élémentaire entièrement noire pour un district qu'elle a baptisé « Needmore ». On a découvert plus tard que le surintendant et deux des cinq membres du conseil d'administration de l'école étaient des membres inscrits du Ku Klux Klan.

Membres du Ku Klux Klan défilant à Springfield, Ohio, 1923. Corbis/Getty Images

En d'autres termes, les accès de violence de la foule blanche n'ont pas seulement caractérisé le Sud de Jim Crow, mais aussi le Nord industriel, où ils ont également mis en œuvre un régime quotidien de ségrégation et d'exploitation. La violence a atteint son paroxysme pendant et juste après la Première Guerre mondiale. Elle s'est surtout concentrée dans les petits centres industriels - East St. Louis, Chester, Indianapolis, Omaha, Gary. Elle se concentre parfois sur les briseurs de grève noirs, « importés » (souvent sans le savoir) dans ce but. Mais il était courant pour des amis des travailleurs comme Cox d'insinuer que tous les migrants noirs avaient été « importés » de cette manière - « lâchés sur Springfield », comme on pourrait l'entendre dire aujourd'hui.

L'industrie centrale de Springfield, l'équipement agricole, a joué un rôle crucial dans le décollage industriel de l'USAmérique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. L'énorme productivité de l'agriculture usaméricaine, rendue possible en grande partie par les innovations d'International Harvester, de John Deere, de Caterpillar et des entreprises Champion Machine Works et Oliver Farm Equipment de Springfield, a généré un excédent commercial massif, qui a stimulé l'expansion des chemins de fer utilisés pour expédier les produits agricoles hors des plaines. Les chemins de fer, bien sûr, sont en acier, tout comme les faucheuses et les lieuses qui ont accéléré le flux de céréales en provenance du cœur de l'USAmérique. Ainsi, les fermes usaméricaines ont indirectement stimulé l'industrie sidérurgique, qui s'est développée pour fournir les matériaux nécessaires à la construction de gratte-ciel, d'autoroutes et d'automobiles. Ainsi, le développement économique des années 1870 aux années 1950 s'est appuyé sur la productivité agricole, pour laquelle des villes comme Springfield se sont développées afin de fournir les instruments nécessaires.

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À chaque étape de ce processus, il fallait trouver de nouvelles sources de main-d'œuvre pour extraire le minerai et poser les rails, alimenter les fours et fondre le métal, riveter les pièces et souder les bords. En règle générale, la main-d'œuvre provenait de la zone d'éclatement de plus en plus étendue des économies rurales effondrées à la périphérie de l'Europe. Les ménages paysans ne pouvaient pas résister à l'intégration dans le système capitaliste mondial, où les céréales usaméricaines bon marché fixaient désormais les prix. Ils ont donc décidé de partir vers la source de la crise qu’ils vivaient.

L'adaptation à l'USAmérique industrielle pouvait être une épreuve. En 1912, le Springfield Daily News a publié un article intitulé « Le travail des étrangers dans les usines est important », illustré par le récit d'« une grande usine de l'Ohio qui emploie plusieurs centaines de Magyars ». Lorsqu'ils sont arrivés, ils présentaient les qualités indésirables habituelles des nouveaux immigrants », observe le journaliste. « Mais le directeur a prévu d'éliminer ces qualités ».

Les usines de Springfield puisent toutefois leur main-d'œuvre davantage dans l'arrière-pays que prmi les paysans d'Italie, de Pologne et d'Autriche-Hongrie. Les pauvres du Sud des USA qui ne pouvaient plus gagner leur vie en cultivant du coton ou en creusant du charbon ont également subi l'épreuve de l'adaptation. Et pas seulement les migrants noirs que les Blancs plébéiens du Nord ont accueillis avec violence, mais aussi les milliers de « hillbillies » [ploucs, péquenauds] blancs - les ancêtres de JD Vance [colistier de Trump]. Comme le montre l'historien Max Fraser dans son récent ouvrage Hillbilly Highway, ils présentaient eux aussi « les qualités indésirables du nouvel immigrant ».

Dans la ville voisine de Dayton, par exemple, les propriétaires louaient aux « péquenauds » à la semaine, craignant qu'ils ne manquent à leur bail ; le département de la santé déplorait qu'ils aient dû recevoir des instructions sur « la propreté, les vaccinations, l'hygiène et la nutrition » d'un niveau de quatrième année d’école. « Nos lois et nos coutumes sont différentes de tout ce qu'ils ont connu », se plaint un policier de Cincinnati.

À chaque nouvelle vague, le même hurlement s'élevait d'une gorge usaméricaine : ce groupe est trop différent, trop peu préparé, trop mal élevé : ces Irlandais, ces Chinois, ces Italiens, ces Juifs, ces « gens de couleur », ces péquenauds, ces Mexicains, ces Salvadoriens, ces Vénézuéliens, ces Haïtiens. En 1909, par exemple, des journaux californiens ont publié des articles affirmant que la guerre des gangs chinois à San Francisco alimentait le commerce de la viande de chat. « Les Chinois croient superstitieusement que si leurs guerriers sont nourris de la chair de chats sauvages, ils assimileront la férocité de ces bêtes. En 1911, un habitant de Brooklyn a accusé « une bande de travailleurs étrangers » - dont l'origine ethnique n'a pas été précisée - d'avoir attrapé et mangé ses trois chats. À l'époque, comme aujourd'hui, la provenance du récit était indirecte ; l'histoire était de troisième main au moment où elle a été imprimée.

Vue de l'usine de fabrication de la Compagnie de cercueils métalliques de Springfield, tirée de l'ouvrage de William Mahlon Rockel intitulé 20th Century History of Springfield, and Clark County, Ohio, and Representative Citizens (Biographical Publishing Co., 1908). Internet Archive/Wikimedia Commons

Dire que le développement économique et la destruction créatrice qui l'accompagne - en éliminant ou en élevant les anciennes populations ouvrières, en en installant de nouvelles - crée une nouvelle fantasmagorie d'immigrants mangeurs de chats à chaque génération, c'est simplement décrire sous un autre angle le problème historique fondamental de la classe ouvrière usaméricaine. Continuellement inondée de nouveaux arrivants, la classe ouvrière de ce pays a toujours entendu d'une oreille un appel à détester les nouveaux venus, à abhorrer leurs manières anarchiques et leurs habitudes dégénérées. Cette voix est parfois venue de l'intérieur de la maison des travailleurs, mais presque toujours de son aile droite. En 1902, le président de l'AFL, Samuel Gompers, a rédigé un pamphlet insistant sur le fait que « soixante ans de contact avec les Chinois, vingt-cinq ans d'expérience avec les Japonais et deux ou trois ans de connaissance avec les Hindous devraient suffire à convaincre toute personne normalement intelligente qu'ils n'ont pas de normes morales sur lesquelles un Caucasien pourrait les juger ».

Plus influentes encore sont les voix des hommes politiques qui parlent le langage de la conscience de classe pour diviser la classe ouvrière au lieu de l'unir. Woodrow Wilson, par exemple, un champion de Jim Crow qui a timidement courtisé le mouvement ouvrier, a comparé les conséquences de l'immigration asiatique à celles de la traite transatlantique d’ esclaves, c'est-à-dire pour les Blancs : « Le travail rémunérateur est la base du contentement. La démocratie repose sur l'égalité des citoyens. Le coolieisme [le phénomène des coolies] oriental nous donnera un autre problème racial à résoudre et nous aurons certainement eu notre leçon ».

La prétendue inimitié entre les différents types de travailleurs - libres et esclaves, natifs et immigrés, qualifiés et non qualifiés, noirs et blancs, hommes et femmes - n'est pas un vestige d'un passé amer. Il est continuellement réactivé. L'une des principales tâches de la gauche usaméricaine a donc été de servir de médiateur entre une génération de travailleurs et la suivante, de trouver les ouvertures entre leurs diverses traditions et de les relier.

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Les ouvriers migrants noirs qui sont arrivés à Springfield dans les années 1910 ont organisé des manifestations en faveur des droits civiques dès 1922, en boycottant et en dressant des piquets de grève devant les écoles à nouveau ségréguées. La Ligue de protection des droits civiques qu'ils ont formée était dirigée par un petit groupe de professionnels noirs, mais sa base était constituée de nouveaux migrants, concentrés à « Needmore » et se rassemblant dans les églises dites « du feu de l'enfer » [dont les prédicateurs promettaient aux pêcheurs et mécréants qu’ils brûleraient en enfer s’ils ne se repentaient pas, NdT]. La Ligue dénonçait les prédicateurs qui refusaient de collecter des fonds pour sa cause le dimanche, affrontait les enseignants noirs qui travaillaient dans les écoles ségréguées et rendait visite aux familles qui ne participaient pas au piquet de grève.


Herman Henry Wessel : The Farm Implement Industry [L'industrie des machines agricoles] (étude murale pour le bureau de poste de Springfield, Ohio), 1936 ; Smithsonian American Art Museum/Wikimedia Commons

En représailles, le procureur local inculpa cinq groupes de parents de la classe ouvrière en vertu de la loi sur l'absentéisme scolaire, ainsi qu'un ouvrier nommé Waldo Bailey, pour avoir agressé un enseignant qui franchissait le piquet de grève, mais il n'obtint aucune condamnation. La Ligue, en revanche, obtint des décisions favorables dans les litiges concernant les écoles et organisa même la défaite des candidats du Klan à la commission scolaire, mais pas à la commission municipale ni au poste de juge de paix. Mais elle n'est jamais parvenue à réintégrer les écoles. La suprématie blanche l'emporta par inertie. « La victoire des Noirs de Springfield était vide de sens », observent Meier et Rudwick.

Des changements plus durables surviennent dans les années 1930, avec la percée du mouvement ouvrier et la montée de la gauche politique. William et Mattie Mosley, par exemple, sont venus du Tennessee à Springfield avec leurs enfants dans le cadre de la Grande Migration. En 1920, William travaillait comme mouleur dans une fonderie, bien qu'il l'ait quittée à un moment donné pour devenir jardinier. Mattie participa au mouvement de boycott des écoles ségréguées. Leur fils Herbert fut embauché comme ouvrier à la Oliver Farm Equipment Company. Lorsque le nouveau mouvement syndical industriel a déferlé sur Springfield dans les années 1930, unissant pour la première fois la classe ouvrière industrielle au-delà des frontières raciales, ethniques et professionnelles, il les a sans doute entraînés eux aussi. Les Mosley ont probablement rejoint des organisations intégrées (United Auto Workers Local 884 pour Herbert) qui ont défendu leur droit d'accès aux institutions civiques et les ont défendus sur leur lieu de travail.

Ces nouveaux syndicats présentaient des lacunes internes, notamment en ce qui concerne les questions raciales, mais ils formaient néanmoins une sorte d'unité à partir de la cascade générationnelle polyglotte des Slaves, des Italiens, des Blancs des Appalaches et des migrants noirs du Sud. Ce faisant, ils ont apporté pour la première fois une véritable démocratie dans des endroits comme Springfield, en associant les travailleurs blancs aux luttes et parfois même à la direction de leurs voisins noirs. Comme l'indique un petit article paru dans le Springfield Daily News en 1942, une réunion du conseil du CIO [Congrès des organisations industrielles] de la ville, qui s'était réunie pour examiner les soutiens politiques, a également nommé un comité composé de deux représentants de l'UAW [United Auto Workers], l'un blanc, l'autre noir, « pour enquêter sur les installations de loisirs existantes pour les membres nègres du CIO à Springfield. Le comité se présentera devant la Commission municipale lundi soir pour discuter des propositions visant à améliorer ces installations ».

Il n'est pas exagéré de dire que la première phase du mouvement des droits civiques est née en partie de ces expériences d'unité de la classe ouvrière. Dans les années 1940, Mattie Mosley avait participé au sit-in contre la ségrégation au comptoir de restauration rapide des magasins Woolworth de Springfield ; elle a ensuite coordonné des boycotts de cinémas et de restaurants pratiquant la ségrégation.

Veda Patterson, aide-soignante et fille d'un concierge de la compagnie de gaz, l'a rejointe. Elle a organisé des étudiants de l'Antioch College, situé à Yellow Springs, pour qu'ils participent aux piquets de grève. (La police a harcelé Patterson pour qu’elle quitte e la ville dans les années 1960, après qu'elle se fut engagée dans le mouvement nationaliste noir de la République de Nouvelle Afrique). En 1964, lorsqu'un coiffeur de Yellow Springs a refusé de servir des clients noirs, deux cents personnes se sont assises et ont croisé les bras sur l'avenue Xenia. Avec des tuyaux à gaz et des lances à incendie, la police a tenté en vain de mettre fin à l'action dans ce que le Springfield News-Sun a appelé « une mêlée sauvage qui a duré une heure ».

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Les générations du XXe siècle ont chacune apporté quelque chose au mouvement ouvrier et à la gauche politique qui s'est développée en symbiose avec lui. Dans la génération de la Grande Migration, le courage et l'endurance appris dans le Sud de Jim Crow se sont transformés en fermeté face au Klan. Pendant les années de dépression et de guerre, les travailleurs noirs se sont unis aux péquenauds et aux immigrés pour triompher des entreprises de matériel agricole. Dans les années 1960 et 1970, le libéralisme racial qu'ils ont rendu possible a interagi avec d'autres traditions, parfois plus radicales - le nationalisme noir, la politique étudiante. Une Nouvelle Gauche péquenaude s'est même développée dans certaines régions du pays, notamment à Chicago. Au cours de ces décennies, Springfield a élu un maire juif, Maurice K. Baach, suivi d'un maire noir, Robert C. Henry, ce qui en a fait brièvement la plus grande ville jamais dirigée par un Afro-USAméricain.

Au cours des quatre dernières décennies, cette solidarité accumulée a diminué. À la fin des années 1960, alors que la croissance ralentissait et que l'inflation s'installait, les tensions économiques et sociales au sein du libéralisme du New Deal sont remontées à la surface. Au début des années 1980, une cascade de fermetures d'usines et de pertes massives d'emplois industriels s'en est suivie. Le lien que les syndicats avaient forgé entre la gauche idéologique et la classe ouvrière industrielle s'est presque complètement rompu sous ces pressions. Même là où les usines sont restées ouvertes, le nombre de travailleurs a diminué et leur confiance a été brisée pour toute une génération.

À Springfield, par exemple, les travailleurs d'International Harvester ont participé à une grande grève nationale de six mois contre l'entreprise en 1979-1980. Ils semblaient avoir gagné, mais ils ont été frappés par d'importantes vagues de licenciements, puis contraints à des concessions en matière de salaires et d'avantages sociaux en 1982. L'entreprise, qui opère aujourd'hui sous le nom de Navistar, est toujours là, mais les travailleurs et leur syndicat ont perdu l'initiative et ne l'ont jamais retrouvée. Dans les luttes acharnées pour les écoles, les quartiers, les emplois et la protection sociale, la politique du racisme et de la xénophobie a refait surface, invoquée par les politiciens enhardis de la Nouvelle Droite dans les années 1980 et leurs successeurs jusqu'à aujourd'hui.

Sur le terrain, les activistes locaux ont tenté de maintenir la communauté unie alors que Donald Trump et Vance provoquent une panique raciste pour la déchirer. De nombreux héritages institutionnels des années 1930 et 1940 persistent sous une forme réduite : l'UAW est toujours là. Mais ce ne sont que des ombres de ce qu'ils étaient auparavant. Alors même que les néonazis défilent dans les rues et que le Klan couvre Springfield de sa littérature, les politiciens libéraux au niveau national, notamment Kamala Harris et Tim Walz, prétendent que le problème disparaîtra s'ils dénoncent les calomnies racistes à Springfield tout en se livrant à une dérive droitière sur la politique des frontières.

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La population de Springfield a diminué d'environ un tiers depuis son apogée au milieu du siècle dernier. Le comté a perdu 22 000 emplois dans l'industrie manufacturière dans les années 1990. Mais ces dernières années, il a été une modeste exception à la sombre trajectoire de la région, attirant de nouveaux investissements de la part de fabricants et d'entreprises de logistique. La relative solidité du marché du travail est une nouveauté de ces dernières années. Il ne fait aucun doute que le choc des décennies de déclin suivies d'une croissance soudaine est à l'origine d'une partie de la dislocation actuelle.

Quoi qu'il en soit, au cours des dernières années, les Haïtiens de Springfield ont fait la même chose que tant de vagues précédentes d'immigrants : légalement dans le pays sous le statut de protection temporaire, ils ont suivi le bouche-à-oreille pour trouver leur chemin là où il y a du travail. Pour l'instant, ils occupent des emplois classiques de « greenhorn » [bleus, novices] - cols bleus, moins susceptibles d’avoir besoin de connaître l'anglais - et commencent à former une nouvelle communauté : quelques restaurants, un centre communautaire, une agence pour l'emploi, une aide mutuelle par l'intermédiaire de la Société Saint-Vincent-de-Paul. Bientôt, leurs enfants anglophones enseigneront dans les écoles et soigneront dans les hôpitaux, comme le font de nombreux USAméricains d'origine haïtienne en Floride, à New York et dans toute la Nouvelle-Angleterre.

Des membres de la communauté haïtienne de Boston et leurs alliés se rassemblent contre le racisme anti-Haïtien, Boston, Massachusetts, 24 septembre 2024. Jessica Rinaldi/The Boston Globe/Getty Images

Les Haïtiens au centre de l'histoire sont eux-mêmes, en d'autres termes, parfaitement ordinaires. La panique raciste qui les entoure témoigne cependant du rôle particulier d'Haïti dans l'histoire moderne. Dans un sens réel, les Haïtiens qui ont renversé l'esclavage ont été le premier prolétariat moderne : ils venaient de nombreuses nations, parlaient de nombreuses langues et suivaient de nombreuses traditions culturelles et religieuses ; pourtant, ils se sont soudés pour vaincre les empires les plus puissants du monde. À cet égard, leur révolution a représenté la capacité des personnes asservies de transcender les différences qui leur étaient imposées, et donc la menace et la promesse de l'unité de la classe ouvrière. Depuis lors, les États les plus riches ont puni la nation insulaire pour ce crime unique et, au XIXe siècle, la peur de la révolution haïtienne était une force puissante dans tout l'hémisphère occidental.

Peut-être les années 1790 sont-elles trop lointaines pour que cela ait de l'importance, mais je ne pense pas que ce soit le cas. L'image d'Haïti comme un pays à part, peuplé de brutes bestiales et superstitieuses, a beaucoup circulé ces dernières semaines, et elle doit certainement quelque chose à cette histoire. Les invocations du vaudou, du « génocide blanc » et du faible QI forment un lien indéniable entre la réaction de panique face à la révolution du XVIIIe siècle et la politique de suprématie blanche d'aujourd'hui. La mémoire de la révolution, d'ailleurs, pourrait également être facilement accessible aux travailleurs haïtiens eux-mêmes, qui sont souvent des syndicalistes engagés là où ils sont concentrés dans les secteurs de l'hôtellerie et des soins de santé dans le nord-est et en Floride. C'est peut-être pour cette raison que SEIU [Syndicat international des employé·es de services, 2 millions de membres, NdT] et UNITE HERE [syndicat de l’ 'hôtellerie, la restauration, la confection-textile, la blanchisserie, la livraison et les jeux, 440 000 membres, NdT] ont fait preuve d'une certain franc-parler à l'égard des événements de Springfield.

Dans mon expérience du mouvement syndical, j'ai rarement vu des travailleurs ou des organisateurs faire le genre de discours que l'on peut voir dans un film sur une grève ; l'organisation se fait dans la conversation, pas dans les discours. Une fois, cependant, j'ai aidé des travailleurs de l'hôtellerie à s'organiser dans le Connecticut : le personnel d'entretien était entièrement haïtien. Avant d'aller démarcher leurs collègues, le comité d'organisation s'est réuni pour un petit rassemblement. Un organisateur est monté sur une table de pique-nique et s'est adressé au groupe en créole. Je n'ai rien compris, à l'exception d'une phrase prononcée au moment le plus émouvant du discours : « Toussaint Louverture ».

16/08/2024

SOHELA NAZNEEN
La génération Z est prête à contribuer à la construction d'un nouvel avenir pour le Bangladesh

Sohela Nazneen, IDS, 15/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


L’auteure est chargée de recherche à l’Institut d’études en développement de l’Université du Sussex à Brighton (RU). Bio @SohelaNazneen

 Réparer les dégâts des 15 dernières années au Bangladesh sera un défi, mais sa population étudiante de la génération Z est prête et engagée pour aider à construire un autre type de politique, et d'avenir, pour ce pays de plus de 170 millions d'habitants.


Dhaka, Bangladesh, 4 août 2024 : "Hasina dégage !"
Photo MDSABBIR / Shutterstock

La chute du gouvernement de Sheikh Hasina, le 5 août, a été qualifiée de « seconde indépendance » par les Bangladais. Ancienne icône du mouvement pro-démocratique des années 1980 contre la dictature militaire, Sheikh Hasina est arrivée au pouvoir avec une majorité des deux tiers en 2008. Elle est restée au pouvoir pendant les 15 dernières années grâce à trois élections contestées en 2014, 2018 et 2024.

Sous son règne, le Bangladesh a été qualifié de « miracle du développement ». Le pays a connu une croissance annuelle moyenne du PIB de 6 %, une chute spectaculaire de la pauvreté absolue et a mis en œuvre de grands projets d'infrastructure. Mais son règne a également été entaché par des niveaux élevés de corruption, de népotisme, de concentration du pouvoir entre les mains de l'exécutif et de politisation de l'administration civile, de la police et du système judiciaire.

Des lois draconiennes ont été adoptées pour réprimer la dissidence et les médias. Les groupes de défense des droits humains signalent au moins 600 cas de disparitions et 1 100 cas d'exécutions extrajudiciaires par les forces de sécurité. Au début de cette année, Civicus a classé l'espace civique du Bangladesh comme fermé, son plus mauvais classement.

 Juillet sanglant : les quotas et la génération Z

Mené par des étudiants universitaires, le mouvement de réforme des quotas (qui deviendra plus tard le mouvement anti-discrimination) était initialement pacifique. Les étudiants demandaient la suppression du quota de 30 % dans tous les emplois publics pour les combattants de la liberté (ceux qui ont lutté contre le Pakistan en 1971) et leurs descendants, car ces quotas étaient injustement utilisés au profit des partisans de la Ligue Awami (le parti dirigé par Sheikh Hasina). Leur demande d'une concurrence fondée sur le mérite et l'équité a trouvé un écho auprès de nombreuses personnes, compte tenu du taux de chômage élevé parmi les diplômés et des pressions inflationnistes que subissent les ménages à revenus moyens et faibles.

Dans un premier temps, le gouvernement les a ignorés, puis a tenté de les qualifier de contraires à l'esprit d'indépendance. La désormais célèbre boutade de Sheikh Hasina laissant entendre que les manifestants étaient les descendants des collaborateurs de 1971 (Razakars) a suscité des réactions furieuses. Lorsque les manifestations se sont étendues au-delà des campus universitaires, les étudiants ont été brutalement attaqués et ont essuyé des tirs aveugles de la part de la police, des forces de sécurité et des cadres étudiants de la Ligue Awami.

L'internet a été coupé pendant cinq jours et un couvre-feu a été imposé. La police a arrêté six coordinateurs étudiants et a fait pression sur eux pour qu'ils fassent des déclarations afin d'étouffer les protestations. Entre-temps, les revendications des étudiants avaient évolué vers la justice et l'obligation de rendre des comptes, et ils avaient fait descendre dans la rue leurs parents, les artistes, les enseignants, les avocats et les travailleurs.

Les étudiants avaient réussi à unir une nation sur des questions de lutte contre la discrimination, d'équité et de dignité. Les tentatives du gouvernement de qualifier les meurtres et les attaques contre les manifestants d'actions de groupes « extrémistes » et de « tierces parties » visant à semer le trouble n'ont eu aucun effet. La population a demandé à Sheikh Hasina de démissionner. Dans la crainte d'un bain de sang, l'armée a refusé de recourir à la force pour la maintenir au pouvoir, ce qui a conduit à son départ.

 Les heures les plus sombres

En juillet et août, environ 580 personnes ont été tuées et plus de 10 000 ont été blessées ou mutilées. Il s'agit de la période la plus sanglante depuis la guerre de libération de 1971. Cette période a également été le témoin de la créativité et de l'intelligence politique des étudiants. Le mouvement était doté d'une structure de direction diffuse, ce qui lui a permis de perdurer malgré les arrestations massives.

Les étudiants et leurs alliés ont utilisé efficacement les médias sociaux pour organiser des manifestations et mettre en lumière l'art de la résistance et les stratégies performatives des manifestants. Les veillées aux chandelles, les graffitis, les mèmes et les chansons de rap réalisés à la mémoire des morts et pour contester les excès du régime en sont la preuve. Ils ont déclaré le rouge comme couleur de deuil pour rappeler le sang versé et ont récupéré les symboles et les idéaux de l'indépendance, y compris le célèbre discours du 7 mars de Shiekh Mujibur Rahman, contrant ainsi le schéma binaire (pro-anti-indépendance et anti-indépendance) utilisé par le régime.

Les étudiantes ont participé en grand nombre aux manifestations, les ont menées avec acharnement, ont occupé les rues, ont sauvé leurs camarades masculins des coups et ont fait face à des dangers physiques. Elles ont ainsi repoussé les restrictions patriarcales imposées aux corps féminins et montré que les manifestantes rêvaient d'un Bangladesh différent.

Immédiatement après le départ de Sheikh Hasina, le Bangladesh a connu de nombreux pillages opportunistes, des attaques contre les communautés minoritaires et des représailles contre la police et les dirigeants de la Ligue Awami. Les étudiants et les communautés locales se sont rassemblés pour protéger les quartiers, les minorités et les biens de l'État. La priorité du gouvernement intérimaire est de rétablir l'ordre public. La police a été invitée à se mettre au travail d'ici le 15 août. Dans certains endroits, l'armée protège les postes de police. Le gouvernement a également promis d'enquêter sur les attaques contre les minorités et de poursuivre les responsables. Toutefois, il sera difficile de rétablir la confiance du public dans la police.

 

Les défis à venir : pas seulement les réformes électorales

Le gouvernement intérimaire, dirigé par Mohammed Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix et fondateur de la Grameen Bank, a prêté serment le 8 août 2024. La plupart des conseillers sont des technocrates de carrière, des avocats, des leaders de la société civile et deux des coordinateurs étudiants en font partie. Le gouvernement intérimaire est confronté à des défis monumentaux, même s'il fait preuve de beaucoup de bonne volonté.

La demande de justice et de compensation pour les personnes tuées et d'enquête indépendante sur les exécutions extrajudiciaires et les disparitions est forte. Certains « disparus » sont rentrés chez eux, mais une centaine de personnes sont toujours portées disparues. Les débats font rage sur les types de processus et de procédures nécessaires pour garantir la transparence et la légitimité des processus d'enquête et sur la question de savoir si la police ou le système judiciaire peuvent assumer cette tâche. Certains ont suggéré que le Bangladesh demande l'aide des Nations unies.

Il sera essentiel de stabiliser l'économie au cours des prochains mois. La production dans les services, l'agriculture, l'industrie manufacturière et les envois de fonds des travailleurs émigrés ont chuté en juillet. Les réserves de change du Bangladesh ont chuté. Le secteur bancaire pourrait être confronté à une crise de liquidités. Il sera difficile de prendre des mesures pour réduire les pressions inflationnistes, en particulier le prix des denrées alimentaires et des produits de première nécessité, tout en respectant les conditions du programme de prêts du FMI. Mais il y a des signes d'espoir: la bourse a repris ses activités et les envois de fonds des travailleurs émigrés augmentent. L'une des préoccupations majeures est de savoir si les négociations commerciales avec l'UE, qui sont au point mort, reprendront, car le Bangladesh est sur le point de perdre son accès privilégié en 2029.

 Assainissement : une politique différente

L'assainissement et la réforme des institutions constitueront une tâche essentielle pour le gouvernement intérimaire. Les universités publiques ont connu une vague de démissions de la part de leurs principaux responsables, qui avaient été nommés par la Ligue Awami et n'avaient pas réussi à protéger les étudiants. Le gouverneur de la Banque centrale et des juges de la Cour suprême ont également démissionné. Mais un changement durable exige plus qu'un simple changement de personnel.

Dans la rue, les gens exigent la limitation du nombre de mandats des premiers ministres, la dévolution du pouvoir d'un exécutif centralisé, la représentation proportionnelle et des changements de procédure qui rendraient difficile la remise en cause de l'autonomie de l'administration civile, de la police, du médiateur et de la commission de lutte contre la corruption. Ils souhaitent également l'abolition de toute loi restreignant la liberté d'expression et de la presse. Réparer les dommages causés aux institutions au cours des 15 dernières années est une tâche ardue. La mise en œuvre de ces changements entraînera des décisions impopulaires et des compromis, ce qui exige de la patience de la part du gouvernement et de la population.

S'il est important de se concentrer sur la fixation des institutions et des règles, les réformes durables requièrent la vigilance des citoyens. Ces derniers jours, les étudiants ont tenté de reconstruire et de guérir : ils ont nettoyé les rues, contrôlé la circulation, enlevé les débris des bâtiments endommagés, arrêté les extorqueurs, protégé les lieux de culte des minorités et créé des œuvres d'art sur les bâtiments publics pour commémorer le mouvement. Ils ont montré qu'ils étaient prêts à s'engager et que le Bangladesh pouvait avoir un avenir plein d'espoir.
 
NdT


Quelques chiffres clé

56 % des emplois publics étaient réservés à diverses catégories, dont 30 % aux descendants des combattants de la liberté. La Cour suprême du Bangladesh a réduit ce quota à 7 % (5 % pour les descendants des combattants de la liberté et 2 % pour les autres catégories.

Le nombre de postes vacants dans les administrations publiques au Bangladesh est d’environ 500 000.

La population du Bangladesh est d'environ 170 à 175 millions d'habitants, dont 45 millions de jeunes.

Le nombre de jeunes chômeurs est estimé à environ 41 % de l'ensemble des jeunes. soit environ 18,5 millions. Le nombre d'emplois disponibles n’étant que d'environ 500 000, même si 100 % des emplois sont ouverts, seuls 2 à 2,5 % des jeunes Bangladais pourront trouver un emploi. Mais cela suppose que le gouvernement décide de pourvoir tous les postes vacants. L'expérience passée montre cependant que les gouvernements de l'Inde, du Bangladesh, et probablement du Pakistan aussi, laissent souvent des emplois vacants pour économiser de l'argent ou pour une autre raison.

Il est donc probable que seuls 1 à 2 % des diplômés chômeurs au Bangladesh accèderont à un emploi public.

La « victoire » de la jeunesse bangladaise n'est donc qu'une victoire à la Pyrrhus ou à la Cadmus. La véritable victoire viendrait de la création d'un système politique dans lequel tous les jeunes obtiendraient un emploi, et pas seulement 1 ou 2 % d'entre eux. Mais la création d'un tel système nécessiterait une puissante lutte historique du peuple et une révolution populaire, qui seront longues et ardues et qui exigeront de grands sacrifices.

Source : Justice Markandey Katju, 29/7/2024