Gianluca Di
Feo, la Repubblica, 4/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
A 98 ans,
l’homme des missions secrètes parle : « Cossiga m’a chargé de l’unité d’intervention
qui devait le libérer [Moro], mais le véritable objectif était de m’écarter.
Mon plus grand regret est de ne pas avoir compris que j’étais instrumentalisé ».
« Mon plus grand regret dans
l’affaire Moro est de ne pas avoir compris que j’étais instrumentalisé. Dans le
sens où ils m’avaient mis dans un coin et m’avaient envoyé loin de Rome pour que
je ne voie pas et ne puisse pas opérer... ». Le général Roberto Jucci
vient d’avoir 98 ans et conserve une mémoire de fer : il se souvient de tout,
de chaque détail de l’extraordinaire carrière qui l’a vu être un protagoniste
de la première et de la deuxième République. Il a été à la tête du service de
sécurité de l’armée, commandant des carabiniers, directeur de Raul Gardini [patron
du groupe Ferruzzi, suicidé en 1993, NdT] et de Romano Prodi, trésorier du parti de L’Olivier, président de la
commission pour la réforme des services secrets, et enfin commissaire du
gouvernement en Sicile et commissaire du gouvernement pour l’assainissement du
fleuve Sarno. Il a dirigé des missions très secrètes en Libye, en Israël et en
Chine. Il a entretenu des relations de confiance avec Giulio Andreotti,
Francesco Cossiga, Bettino Craxi, Aldo Moro, Romano Prodi, Giovanni Spadolini
et de nombreux autres dirigeants politiques : il jouit d’un énorme respect car
il est considéré comme un homme des institutions. « Je n’ai jamais été
entendu par les commissions parlementaires sur l’affaire Moro. Certes, je
n’aurais pas pu changer de manière décisive les conclusions, mais j’aurais pu
dire quelque chose et contribuer à la recherche de la vérité ».
Aldo Moro (1916-1978), prisonnier des Brigades Rouges
Quel poste
occupiez-vous au moment de l’enlèvement de Moro ?
« Je n’étais qu’un général,
mais mon expérience internationale m’a permis d’être sollicité lorsqu’il
s’agissait de résoudre un problème sensible, par exemple en Libye après le coup
d’État de Kadhafi, ou d’ouvrir un canal confidentiel pour les négociations
entre les USA et la Chine dans les années 1970. En 1978, j’ai été nommé chef du
deuxième département de l’état-major de l’armée chargé de la sécurité, plus
connu sous l’acronyme “SIOS”.
Quelle est la
mission que vous a confiée le ministre de l’intérieur Cossiga ?
« Il m’a demandé de créer une
unité de l’armée qui pourrait intervenir pour libérer Moro lorsque sa
prison serait découverte. Ils devaient opérer avec une précision millimétrique
pour ne pas risquer la vie de l’otage. Il m’a donné une semaine de délai. J’ai
pris les hommes du légendaire 9ème Régiment d’assaut de
parachutistes « Colonel Moschin », j’ai acheté des armes
sophistiquées en Grande-Bretagne et en Allemagne et je les ai fait s’entraîner
sans relâche dans une base secrète à l’intérieur du domaine présidentiel de San
Rossore. Cossiga me demandait sans cesse s’ils étaient prêts. Je lui ai répondu
: « Monsieur le Ministre, venez voir par vous-même ». Sur le chemin
de l’inspection, sans avertissement, les raideurs ont tendu une embuscade à son
cortège et ont immobilisé l’escorte : Cossiga a eu une crise cardiaque ».
Jucci et Cossiga en 1989
Cossiga avait
une grande confiance en vous : ne vous a-t-il pas appelé à rejoindre le Comité
qui a géré l’enquête sur Moro ?
« Non. Et il ne m’a jamais dit
de quoi ils discutaient. Ils ont dit à Cossiga de faire cette unité mais je ne
sais pas s’ils l’ont fait pour m’éloigner du terrain à Rome. Car c’est ainsi
que j’ai passé pratiquement tous les jours de l’enlèvement en Toscane, au
domaine de San Rossore, pour mettre en place cette équipe qui n’est jamais
entrée en action. J’allais à Rome pour faire mon rapport à Cossiga, je parlais
à Ugo Pecchioli qui était le représentant du PCI et nous attendions qu’il sorte
des réunions du Comité. Il m’interrogeait sur la préparation des raideurs ;
avec Pecchioli, il faisait le point sur la situation. Ils me mettaient à
l’écart. Et je ne sais pas si ça a été fait exprès. Car, à l’époque, une grande
partie des dirigeants des institutions militaires étaient membres de la loge
P2. Et sur cette loge, j’ai beaucoup de réflexions aujourd’hui : parce que la
P2 était l’expression d’un groupe de pouvoir d’un pays étranger, ami certes,
mais qui avait d’autres “intérêts” ».
Vous parlez
des USA ?
« Des centres de pouvoir usaméricains
qui opéraient également par l’intermédiaire d’éléments de la P2».
Croyez-vous
que quelqu’un a suggéré à Cossiga de vous écarter ?
« Je n’ai aucune certitude à
ce sujet, mais je constate qu’au sommet des états-majors se trouvaient divers
éléments de la P2. Nous disposons d’une liste de la P2, celle que les juges
Turone et Colombo ont saisie lors de la perquisition chez Licio Gelli, mais je
suis convaincu que cette liste n’est pas complète. D’autres noms ont été gardés
secrets, peut-être parce qu’ils auraient dû couvrir ceux qui figuraient sur la
liste si l’organisation maçonnique avait été découverte. Il y avait des personnes
sur la liste qui étaient très proches d’autres personnes qui n’apparaissaient
pas sur la liste. Ça m’a toujours paru bizarre. Il suffisait d’examiner les
carrières qu’ils ont parrainées pour s’en faire une idée... La P2 était un État
dans l’État ! »
Avez-vous jamais
rencontré Licio Gelli ?
« Jamais ».
Quels p2istes
avez-vous connus ?
« Beaucoup de généraux et de
préfets étaient de la P2. Je me souviens de Federico Umberto D’Amato : c’était
une anguille, puisqu’il était vice-commissaire de police et qu’il régnait sur
le bureau des affaires réservées du Viminal [ministère de l’Intérieur].
Quand, en 1986, je suis arrivé à la tête des carabiniers, je me suis rendu à
Arezzo et j’ai demandé au commandant provincial des carabiniers ce qu’il en
était de Gelli. Il m’a dit : « Ici, de nombreux responsables
d’institutions étaient voulus par Gelli. Mon engagement le plus lourd a été de
faire en sorte que Gelli reçoive des généraux le dimanche ». Je suis resté
sans voix. Devant le remplacer pour une rotation normale, j’ai confié la tâche
au chef de la sécurité du Commandement général [des carabiniers] :
c’était un officier qui aspirait à des postes plus importants et qui ne
comprenait pas pourquoi je l’avais envoyé là. Des années plus tard, je lui ai
expliqué que je l’avais choisi parce qu’il était responsable de la sécurité au Commandement
général et qu’il devait donc être considéré comme au-dessus de tout soupçon ».
Vous ont-ils
demandé de rejoindre la P2 ?
« Non, jamais. Celui que j’ai
toujours considéré comme un de leurs recruteurs, lorsqu’il me voyait, il
changeait de trottoir. Ils me connaissaient bien. Pour entrer dans la P2, il
fallait être volontaire et je ne pense pas l’avoir jamais été... Je n’ai jamais
eu qu’un seul chef : le chef des institutions. Lorsque j’ai compris que
Giovanni Spadolini, qui était devenu ministre de la Défense, pensait que, étant
un ami d’Andreotti et de Cossiga, je pourrais ne pas lui être loyal, je lui ai
dit : “Je n’ai qu’un seul patron, le ministre avec lequel je travaille” ».
Et avec Aldo
Moro, quelle a été votre relation ?
« J’avais une affection
filiale pour Moro. Je me souviens encore de la fois où je l’ai accompagné à la
réunion avec Kadhafi pour discuter des conditions des Italiens en Libye et
d’autres problèmes : le principal était l’importation de pétrole brut libyen à
un prix spécial lorsqu’il était précieux, puisque le canal de Suez était
bloqué. J’ai eu plusieurs conversations avec Moro, il me demandait souvent mon
avis. Dans le communiqué de presse que j’ai rédigé après la rencontre avec
Kadhafi, après m’avoir donné quelques directives, il a changé un mot et m’a
demandé la permission de le faire. Quel homme, je n’en ai pas rencontré
d’autres comme lui ».
Vous avez été
le premier contact italien de Kadhafi...
« Au lendemain du coup d’État
par lequel il a pris le pouvoir [1er septembre 1969, NdT], le
chef des services secrets militaires, le SID [1966-1977], l’amiral
Henke, m’a envoyé voir Kadhafi. Henke appréciait particulièrement notre travail
commun. Je ne connaissais personne en Libye. En peu de temps, j’ai réussi à
avoir un entretien avec Kadhafi et, quelques mois plus tard, à obtenir la
rencontre entre lui et Moro qui a marqué l’histoire de l’Italie à cette époque.
Pensez-y : j’ai menacé Kadhafi de débarquer en Libye. Un bluff : s’il avait dit
“je vois”, je me serais retrouvé dans une situation très difficile. Il me
croyait et me faisait confiance, il me demandait souvent conseil : je lui ai
peut-être sauvé la vie ou le pouvoir avec l’opération Hilton [projet de
renversement de Kadhafi organisé par le gouvernement britannique en 1970, fait
échouer par Aldo Moro, NdT] qui a fait échouer un autre coup d’État. À
partir de 1972, je n’ai plus eu cette relation avec Kadhafi, car le
gouvernement m’a remplacé dans ces contacts. Je l’ai vu quatre fois pour des
missions spéciales du gouvernement : la dernière fois en 1980 pour discuter de
la libération des pêcheurs de Mazara del Vallo. Ensuite, je ne l’ai plus jamais
revu : ni lui, ni ses collaborateurs ».
N’avez-vous
pas eu l’idée d’approcher Kadhafi pour obtenir la libération de Moro ?
« Personne ne m’a demandé de
le faire. Et je n’ai eu de contact avec Kadhafi que pour des missions qui m’ont
été confiées par le gouvernement. Dans l’enlèvement de Moro, je n’étais pas un
acteur, mais seulement un figurant ».
Si vous aviez
été un acteur, qu’auriez-vous fait ?
« J’aurais certainement fait
filer ceux qui sont allés porter les lettres de Moro à son secrétaire Freato et
à d’autres personnes. J’aurais essayé de trouver des appuis dans les pays
arabes qui auraient peut-être pu trouver un canal utile pour sa libération.
J’aurais fait tout mon possible pour le sauver. Je n’aurais probablement pas
réussi, mais j’aurais tout essayé ».
En 1978, notre
appareil de sécurité manquait d’unités spécialisées. Y avait-il des équipes
pour s’occuper des filatures ?
« Certainement. Lorsque j’ai
rejoint le service, comme il n’y avait pas encore d’école interne, j’ai fait
réaliser un vade-mecum opérationnel et des cours pour le personnel : pour la
filature, j’ai utilisé les enseignements du Mossad israélien. Des dizaines
d’hommes étaient préparés à cette tâche. Mes considérations concernent
également la zone de Via dei Massimi, où vivaient de hauts prélats du Vatican
et où il y avait un va-et-vient de brigadistes : elle était peut-être
administrée par un responsable de l’IOR
[la banue du Vatican], Monseigneur Antonello Mennini, dont on dit qu’il a confessé Moro pendant son
emprisonnement. Un autre personnage qui aurait dû être filé ».
Pourquoi ces filatures
n’ont-elles pas été ordonnées ?
« Il n’y a pas eu de
coordination. Et malheureusement, nous nous sommes appuyés sur le groupe qui a
conseillé Cossiga pour mener à bien les opérations. Cossiga était conseillé par
un homme envoyé par les USA et par la commission composée en grande partie de p2istes.
Tous des gens qui, à mon avis, voulaient que les choses se passent autrement
que ce que tous les honnêtes gens demandaient. Il fallait détruire Moro
politiquement et physiquement : si Moro avait survécu, la politique italienne
aurait évolué différemment de ce qu’elle a fait. Je crois que Moro aurait pu
être libéré si toutes les institutions avaient travaillé dans ce sens. Mais la
mise en place d’un gouvernement, soutenu par Moro, formé par les communistes et
les démocrates-chrétiens, s’est heurtée à l’opposition des USA et, pour
d’autres raisons, à celle de l’ex-Union soviétique ».
L’avez-vous
dit à Cossiga ?
« Cossiga a certainement agi
de bonne foi en me confiant la tâche de préparer les raideurs parce qu’il
tenait beaucoup à ce que, lors de la libération, Moro ne soit pas abattu. Il ne
savait pas que cette unité n’entrerait jamais en action. Mais il voulait
réaliser la libération, il voulait absolument sauver Moro : je n’ai aucun doute
là-dessus ».
Mais vous
étiez très proches, vous avez dû en discuter ...
« Après la mort de Moro,
Cossiga a démissionné et a disparu. Quelques jours plus tard, j’ai appris où il
se trouvait : il était enfermé dans un appartement près de la Piazza San
Silvestro, un quartier-maître de la marine lui apportait de la nourriture. Je lui
ai rendu visite à plusieurs reprises. Il me regardait, muet, pendant de longues
minutes. Puis il me disait : « J’aurais peut-être pu faire plus ».
Pour lui, c’était une obsession qui, je crois, l’a marqué à vie ».
Giulio Andreotti, alias "Il Professore" (1919-2013)
En avez-vous
parlé à Andreotti ?
« Non, j’ai entretenu de très
bonnes relations avec lui. C’était quelqu’un de très intelligent et
d’impressionnant. Sa secrétaire m’appelait le soir pour un rendez-vous à sept
heures le lendemain matin et me demandait de résumer un argument en dix
minutes. Je travaillais des heures la nuit pour le préparer : dix ans plus
tard, Andreotti sortait une feuille de papier et se souvenait encore de tout ce
que j’avais peut-être oublié au cours de l’entretien. Cossiga lui-même avait
une admiration craintive pour lui... ».
Revenons à ces
« centres de pouvoir usaméricains qui opéraient par l’intermédiaire
d’éléments de la P2 ». Vous étiez tenu en haute estime par les services de
renseignements usaméricains : vous leur aviez même remis la source la plus
importante sur les renseignements du Pacte de Varsovie...
« Ce n’était pas mon mérite :
en 1968, ce général des services tchécoslovaques s’est présenté à Trieste. J’ai
seulement réalisé à quel point il était précieux. J’avais du respect pour les USAméricains
et ils m’ont toujours respecté. Dans cette coirconstance [l’enlèvement de
Moro, NdT], je ne partageais manifestement pas leurs positions ».
Deux ans plus
tard, ils vous ont demandé d’aider à libérer les otages usaméricains à Téhéran
et vous avez obtenu de précieuses informations. Mais sur Moro, ils ne vous ont
jamais consulté ?
« Je le répète : j’ai acquis
la conviction que nous n’avions pas la même vision sur Moro ».
Tout le monde
parle du rôle de la CIA, mais il y avait une forte présence du renseignement
militaire usaméricain en Italie.
« Le renseignement militaire usaméricain
a parfois opéré de manière très discutable : nous étions un allié loin de leur
pays, avec des visions qui ne coïncidaient pas toujours. Et malheureusement, il
y a eu des Italiens qui ont opéré en suivant leurs directives pour des objectifs
qui n’auraient peut-être dû ni fixés ni envisagés ».
À quoi
faites-vous référence ?
« Dans le cas de Gladio, par exemple,
il fallait le faire, mais il fallait le faire différemment. Dans nos plans, en
cas d’invasion, il était prévu que nous abandonnions une partie du territoire
pour nous positionner sur des lignes plus défendables. Si quelqu’un a utilisé
Gladio à d’autres fins, c’est sa responsabilité personnelle ».
En 1978, Moro
n’a pas été retrouvé, tandis que quatre ans plus tard, la prison du général usaméricain
James Dozier a été localisée et il a été libéré lors d’une opération éclair.
« Dans ce cas, ils voulaient
le libérer ; dans l’autre, j’ai des doutes. Mais j’ajouterai que ni eux ni le
KGB ne voulaient trouver Moro. Même les services soviétiques de l’époque
suivaient les mêmes stratégies. Je me souviens de l’arrestation de Morucci et
de Faranda au domicile de Giuliana Conforto, qui, après quelques mois, a été
libérée bien que les crimes qui lui étaient imputés auraient peut-être exigé
des peines plus lourdes. Qui était Giuliana Conforto ? La fille d’un agent du
KGB de longue date, Giorgio Conforto, qui a toujours travaillé dans l’ombre
pour l’un des marionnettistes de nos services, ce Federico Umberto D’Amato dont
j’ai déjà parlé. A-t-on enquêté sur les raisons de ce traitement de faveur
accordé à Giuliana Conforto ? »
Et vous,
Général, où gardez-vous vos archives ?
« Je n’ai jamais pris une
seule feuille confidentielle dans les bureaux que j’ai dirigés. J’ai tout ici,
dans ma tête ».
Roberto Jucci,
le général qui chuchotait à l’oreille des gouvernements
Gianluca Di Feo, la Repubblica, 17/1/2022
Dans un livre,
les souvenirs du militaire de 95 ans, impliqué dans des missions secrètes en
Italie et à l’étranger : ils sont un miroir de l’histoire de notre pays
À 95 ans, le général à l’œil de glace conserve le regard et la mémoire qui ont fait de lui un protagoniste
d’événements extraordinaires. Roberto Jucci a traversé tous les complots et
toutes les révolutions, qu’ils soient internationaux ou nationaux, et il en est
toujours sorti la tête haute : il est universellement considéré comme « un
serviteur de l’État, doté d’une capacité unique à mener à bien des missions
impossibles ». Comme lorsqu’il a été envoyé seul à Tripoli pour établir le
contact avec les colonels qui venaient de prendre le pouvoir.
« J’ai dit à Kadhafi que
j’étais un officier comme lui, un peu plus âgé et avec un peu plus d’expérience ».
Ce fut le début d’un lien qui s’est poursuivi pendant des décennies : chaque
fois qu’il y avait un problème avec la Libye, les gouvernements se tournaient
vers Jucci. Il a finalement rassemblé ses souvenirs dans le volume Rivelazioni
(éditions Porto Seguro) : l’autoportrait de l’homme qui, dans les moments les
plus difficiles, a chuchoté à l’oreille de dizaines de présidents ce qu’il
convenait de faire.
Un parcours qui commence en 1943,
alternant entre une carrière de militaire et d’agent secret. En 1968, à
Trieste, il accueille un général tchécoslovaque qui a fui Prague. Il
l’interroge, réalise qu’il peut être précieux et le remet à la CIA : Jan Sejna était
la source la plus importante de toutes pour le renseignement usaméricain. Les USAméricains
le prennent en main : ils lui demandent même de les aider à libérer les otages
de l’ambassade de Téhéran. Plus encore. En 1978, Jucci se rend à Pékin pour une
autre mission top secrète : « Les Chinois voulaient que je serve
d’intermédiaire pour faire connaître aux USA leur volonté de sortir de l’orbite
russe ».
Le général est le cousin de
l’épouse de Giulio Andreotti, ce qui ne nuit pas à sa réputation d’impartialité
: de Bettino Craxi à Giovanni Spadolini, tous les chefs de gouvernement le
tiennent en estime. Il dépeint les protagonistes de la Première République avec
des anecdotes inédites. Comme la visite de Sandro Pertini dans sa ville natale
de Savone : le président nouvellement élu exige d’utiliser un vol régulier et
de loger dans une petite pension. Or, à l’insu de Pertini, tous les sièges de
l’avion et toutes les chambres sont occupés par des hommes et des femmes de la
police en civil. « Le président était satisfait de croire que sa sécurité
était garantie par sa propre popularité : nous étions heureux de sa conviction
et poussions un soupir de soulagement ».
Un thème qui revient souvent dans
ces pages est l’enlèvement d’Aldo Moro, dont il était très proche. Le ministre
de l’époque, Francesco Cossiga, lui ordonne de former une unité de « têtes
de cuir » au cas où la « prison du peuple » serait localisée, pour
y faire irruption. Jucci réunit donc quarante hommes du régiment de paras «
Col Moschin « et les soumet à des exercices rigoureux. Cossiga est
impatient de connaître leur préparation. « Pour lui donner une expérience
directe de l’entraînement, nous avons simulé son enlèvement et celui de son
escorte dans la rue, la nuit. Il a eu très peur et j’ai craint pour sa santé ».
Après l’épilogue de la Via Caetani [où le corps d’Aldo Moro a été retrouvé,
NdT], Cossiga est choqué. « Avant d’entamer une conversation, il me
regardait pendant un quart d’heure, sans dire un mot. Ensuite, le sujet était
toujours le même : l’assassinat de Moro, ce qu’il avait fait pour l’empêcher,
ce qu’il aurait pu encore faire et n’avait pas fait ».