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06/09/2024

JEFFREY SACHS
Comment les néoconservateurs de Washington ont subverti la stabilisation financière de la Russie au début des années 1990
Aux premières loges de la guerre froide qui n’a jamais pris fin

Jeffrey Sachs, Dropsite News, 4/9/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Partisan résolu – et quelque peu ingénu – d’un capitalisme à visage humain (= keynésien) et d’un « Plan Marshall » pour l’URSS en fin de vie, Jeffrey Sachs raconte ci-dessous son aventure entre Washington, Varsovie et Moscou au début des années 1990, où il eut affaire aux redoutables néocons aux dents longues et aux griffes acérées. Un pan mal connu de l’histoire de la fin du XXème Siècle, dont on vit et subit les conséquences aujourd’hui à l’échelle planétaire.-FG

À la fin des années 1980, le président Mikhaïl Gorbatchev a donné une chance à la paix mondiale en mettant unilatéralement fin à la guerre froide. J'ai été un participant et un témoin de haut niveau de ces événements, d'abord en 1989 en tant que conseiller principal en Pologne, puis à partir de 1990 en Union soviétique, en Russie, en Estonie, en Slovénie, en Ukraine et dans plusieurs autres pays. Si les USA et la Russie se livrent aujourd'hui à une guerre chaude en Ukraine, c'est en partie parce que les USA n'ont pas pu accepter un « oui » comme réponse au début des années 1990. La paix n'était pas suffisante pour les USA ; le gouvernement usaméricain a choisi d'affirmer également sa domination mondiale, ce qui nous amène aux terribles dangers d'aujourd'hui. L'incapacité des USA, et plus généralement de l'Occident, à aider l'Union soviétique puis la Russie sur le plan économique au début des années 1990 a marqué les premières étapes de la quête malavisée de domination des USA

Winston Churchill a écrit : « À la guerre, la résolution ; à la défaite, la défiance ; à la victoire, la magnanimité ; et à la paix, la bonne volonté ». Les USA n'ont fait preuve ni de magnanimité ni de bonne volonté dans les derniers jours de l'Union soviétique et de la guerre froide. Ils ont fait preuve d'insolence et de puissance, jusqu'à aujourd'hui. Dans le domaine économique, ils l'ont fait au début des années 1990 en négligeant la crise financière urgente et à court terme à laquelle étaient confrontées l'Union soviétique de Gorbatchev (jusqu'à sa disparition en décembre 1991) et la Russie d'Eltsine. Il en est résulté une instabilité et une corruption profondes en Russie au début des années 1990, qui ont engendré un profond ressentiment à l'égard de l'Occident. Cependant, même cette grave erreur de la politique occidentale n'a pas été déterminante dans le déclenchement de la guerre chaude actuelle. À partir du milieu des années 1990, les USA ont tenté sans relâche d'étendre leur domination militaire sur l'Eurasie, dans une série d'actions qui ont finalement conduit à l'explosion d'une guerre à grande échelle en Ukraine, ce qui a eu encore plus de conséquences.

Mon orientation en tant que conseiller économique

Lorsque je suis devenu conseiller économique de la Pologne, puis de la Russie, j'avais trois convictions fondamentales, fondées sur mes études et mon expérience en tant que conseiller économique.

Ma première conviction fondamentale s'appuyait sur les idées d'économie politique de John Maynard Keynes, le plus grand économiste politique du XXe Siècle. Au début des années 1980, j'ai lu son livre éblouissant Les conséquences économiques de la paix (1919), qui est la critique dévastatrice et prémonitoire de Keynes de la dure paix du traité de Versailles après la Première Guerre mondiale. Keynes s'est insurgé contre l'imposition de réparations à l'Allemagne, qu'il considèrait comme un affront à la justice économique, un fardeau pour les économies européennes et le germe d'un futur conflit en Europe. Keynes a écrit à propos du fardeau des réparations et de l'exécution des dettes de guerre :

« Si nous visons délibérément à l'appauvrissement de l'Europe centrale, la revanche, nous pouvons le prédire, ne se fera pas attendre. Rien alors ne pourra retarder, entre les forces de réaction et les convulsions désespérées de la Révolution, la lutte finale devant laquelle s'effaceront les horreurs de la dernière guerre et qui détruira , quel que soit le vainqueur, la civilisation ne devons-nous pas rechercher quelque chose de mieux, penser que la prospérité et le bonheur d'un État créent le bonheur et la prospérité des autres ,que la solidarité des hommes n'est pas une fiction et que les nations doivent toujours traiter les autres nations comme leurs semblables? »

Keynes a bien sûr eu raison. La paix carthaginoise imposée par le traité de Versailles est revenue hanter l'Europe et le monde une génération plus tard. La leçon que j'ai tirée des années 1980 était le dicton de Churchill sur la magnanimité et la bonne volonté, ou l'avertissement de Keynes de traiter les autres nations comme des « congénères ». À l'instar de Keynes, je pense que les pays riches, puissants et victorieux ont la sagesse et l'obligation d'aider les pays pauvres, faibles et vaincus. C'est la voie de la paix et de la prospérité mutuelle. C'est pourquoi j'ai longtemps défendu l'allègement de la dette des pays les plus pauvres et j'ai fait de l'annulation de la dette une caractéristique des politiques visant à mettre fin à l'hyperinflation en Bolivie au milieu des années 1980, à l'instabilité en Pologne à la fin des années 1980 et à la grave crise économique en Union soviétique et en Russie au début des années 1990.

Ma deuxième conviction fondamentale était celle d'un social-démocrate. Pendant longtemps, j'ai été qualifié à tort de néolibéral par les médias grand public paresseux et les experts non avertis en économie, parce que je croyais que la Pologne, la Russie et les autres pays postcommunistes de la région devaient permettre aux marchés de fonctionner, et qu'ils devaient le faire rapidement pour surmonter les marchés noirs face à l'effondrement de la planification centrale. Pourtant, dès le début, j'ai toujours cru en une économie mixte selon les principes sociaux-démocrates, et non en une économie de libre marché « néolibérale ». Dans une interview accordée au New Yorker en 1989, je m'exprimais ainsi :

« Je ne suis pas particulièrement fan de la version du libre marché de Milton Friedman, de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan. Aux USA, je serais considéré comme un démocrate libéral, et le pays que j'admire le plus est la Suède. Mais que l'on essaie de créer une Suède ou une Angleterre thatchérienne, en partant de la Pologne, on va exactement dans la même direction. En effet, la Suède, l'Angleterre et les USA possèdent certaines caractéristiques fondamentales qui n'ont rien à voir avec la situation actuelle de la Pologne. Il s'agit d'économies privées, où le secteur privé représente la plus grande partie de l'économie. Il existe un système financier libre : des banques, des organisations financières indépendantes, une reconnaissance stricte de la propriété privée, des sociétés anonymes, une bourse, une monnaie forte convertible à un taux unifié. Toutes ces caractéristiques sont les mêmes, qu'il s'agisse de crèches gratuites ou de crèches privées. La Pologne part de l'extrême opposé ».

En termes pratiques, les réformes de type social-démocrate signifiaient ce qui suit. Premièrement, la stabilisation financière (mettre fin à une forte inflation, stabiliser la monnaie) doit être effectuée rapidement, selon les principes expliqués dans l'article très influent de 1982 « The Ends of Four Big Inflations » du futur lauréat du prix Nobel Thomas Sargent. Deuxièmement, le gouvernement doit rester important et actif, en particulier dans les services publics (santé, éducation), les infrastructures publiques et la protection sociale. Troisièmement, la privatisation doit être prudente, circonspecte et fondée sur la loi, afin d'éviter la corruption à grande échelle. Bien que les médias grand public m'aient souvent associé à tort à l'idée d'une « privatisation de masse » rapide par le biais de cadeaux et de bons d'achat, la privatisation de masse et la corruption qui l'accompagne sont tout le contraire de ce que j'ai réellement recommandé. Dans le cas de la Russie, comme décrit ci-dessous, je n'avais aucune responsabilité consultative concernant le programme de privatisation de la Russie.

Ma troisième conviction fondamentale était l'aspect pratique. Il faut apporter une aide réelle, pas une aide théorique. J'ai préconisé une aide financière urgente pour la Pologne, l'Union soviétique, la Russie et l'Ukraine. Le gouvernement usaméricain a tenu compte de mes conseils dans le cas de la Pologne, mais les a fermement rejetés dans le cas de l'Union soviétique de Gorbatchev et de la Russie d'Eltsine. À l'époque, je ne comprenais pas pourquoi. Après tout, mes conseils avaient fonctionné en Pologne. Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai mieux compris qu'alors que je discutais du « bon » type d'économie, mes interlocuteurs au sein du gouvernement usaméricain étaient les premiers néoconservateurs. Ils ne cherchaient pas à redresser l'économie russe. Ils voulaient l'hégémonie des USA.

Premières réformes en Pologne

En 1989, j’ai été conseiller du premier gouvernement post-communiste de Pologne et j’ai contribué à l’élaboration d’une stratégie de stabilisation financière et de transformation économique. Mes recommandations en 1989 préconisaient un soutien financier occidental à grande échelle à l’économie polonaise afin d’empêcher une inflation galopante, de permettre la convertibilité de la monnaie polonaise à un taux de change stable et d’ouvrir le commerce et les investissements avec les pays de la Communauté européenne (aujourd’hui l’Union européenne). Ces recommandations ont été prises en compte par le gouvernement usaméricain, le G7 et le Fonds monétaire international.

Sur la base de mes conseils, un fonds de stabilisation du zloty d’un milliard de dollars a été créé pour soutenir la nouvelle monnaie convertible de la Pologne. La Pologne s’est vu accorder un moratoire sur le service de la dette de l’ère soviétique, puis une annulation partielle de cette dette. La communauté internationale officielle a accordé à la Pologne une aide au développement significative sous forme de subventions et de prêts.

Les résultats économiques et sociaux obtenus par la suite par la Pologne parlent d’eux-mêmes. Bien que l’économie polonaise ait connu une décennie d’effondrement dans les années 1980, la Pologne a entamé une période de croissance économique rapide au début des années 1990. La monnaie est restée stable et l’inflation faible. En 1990, le PIB par habitant de la Pologne (mesuré en termes de pouvoir d’achat) représentait 33 % de celui de l’Allemagne voisine. En 2024, il atteignait 68 % du PIB par habitant de l’Allemagne, après des décennies de croissance économique rapide.

La recherche dun Grand Marchandage pour lUnion soviétique

 Sur la base de la réussite économique de la Pologne, j’ai été contacté en 1990 par Grigori Iavlinski, conseiller économique du président Mikhail Gorbatchev, pour offrir des conseils similaires à l’Union soviétique, et en particulier pour aider à mobiliser un soutien financier pour la stabilisation économique et la transformation de l’Union soviétique. L’un des résultats de ce travail a été un projet entrepris en 1991 à la Harvard Kennedy School avec les professeurs Graham Allison, Stanley Fisher et Robert Blackwill. Nous avons proposé conjointement un « Grand Bargain » [Grand marchandage] aux USA, au G7 et à l’Union soviétique, dans lequel nous avons préconisé un soutien financier à grande échelle de la part des USA et des pays du G7 pour les réformes économiques et politiques en cours de Gorbatchev. Le rapport a été publié sous le titre Window of Opportunity : The Grand Bargain for Democracy in the Soviet Union (1er  octobre 1991).

                                                                    Etta Hulme, 1987

La proposition d’un soutien occidental à grande échelle à l’Union soviétique a été catégoriquement rejetée par les guerriers froids de la Maison Blanche. Gorbatchev s’est rendu au sommet du G7 à Londres en juillet 1991 pour demander une aide financière, mais il est reparti les mains vides. À son retour à Moscou, il est kidnappé lors de la tentative de coup d’État d’août 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, prend alors la direction effective de l’Union soviétique en crise. En décembre, sous le poids des décisions prises par la Russie et d’autres républiques soviétiques, l’Union soviétique a été dissoute avec l’émergence de 15 nations nouvellement indépendantes.

04/08/2024

JEFFREY SACHS
Dix principes pour une paix perpétuelle au XXIe siècle

Les structures fondées sur les Nations Unies sont fragiles et ont besoin d’une mise à niveau urgente ; nous devrions prendre cela en considération lors du Sommet de l’avenir de l’ONU les 22 et 23 septembre prochains.

Jeffrey D. Sachs, Common Dreams, 24/7/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala  

L’année prochaine marquera le 230e anniversaire de l’essai célèbre d’Immanuel Kant, « Projet de paix perpétuelle » (1795). Le grand philosophe allemand a proposé un ensemble de principes directeurs pour parvenir à une paix perpétuelle entre les nations de son époque. Alors que nous nous démenons dans un monde en guerre, et de fait en grave danger d’Armageddon nucléaire, nous devrions nous appuyer sur l’approche de Kant pour notre temps. Un ensemble mis à jour de principes devrait être soumis au Sommet de l’avenir de l’ONU en septembre.

 

Kant était pleinement conscient que ses propositions se heurteraient au scepticisme des politiciens « pratiques » :

Le Politique pratique a coutume de témoigner au faiseur de théories autant de dédain qu’il a de complaisance pour lui-même. À ses yeux, ce dernier n’est qu’un pédant d’école, dont les idées creuses ne portent jamais préjudice à l’État, auquel il faut des principes déduits de l’expérience, qu’un joueur insignifiant, à qui il permet de faire, de suite tous ses coups, sans avoir besoin de prendre, dans sa sagesse, des mesures contre lui.

Néanmoins, comme l’a noté l’historien Mark Mazower dans son étude magistrale sur la gouvernance mondiale [Governing the World: The History of an Idea, 1815 to the Present, 2013], l’œuvre de Kant était un « texte qui allait ifluencer par intermittence des générations de penseurs sur le gouvernement mondial jusqu’à notre époque », aidant à jeter les bases des Nations Unies et du droit international sur les droits humains , la conduite de la guerre et le contrôle des armements.

Les propositions centrales de Kant tournaient autour de trois idées. Premièrement, il rejetait les armées permanentes. Celles-ci « menacent incessamment d’autres États par leur disponibilité à se montrer à tout moment prêtes pour la guerre. » En cela, Kant anticipait d’un siècle et demi l’avertissement célèbre du président américain Dwight D. Eisenhower sur les dangers du complexe militaro-industriel. Deuxièmement, Kant appelait à la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. En cela, Kant s’insurgeait contre le genre d’opérations secrètes auxquelles les USA ont recouru sans relâche pour renverser des gouvernements étrangers. Troisièmement, Kant appelait à une « fédération d’États libres », qui dans notre époque est devenue les Nations Unies, une « fédération » de 193 États engagés à opérer sous la Charte de l’ONU.

Kant plaçait de grands espoirs dans la forme républicaine, opposée au règne d’un seul, comme frein à la guerre. Kant estimait qu’un dirigeant unique céderait facilement à la tentation de la guerre :

(…) dans une constitution, où les sujets ne sont pas citoyens de l’État, c’est-à-dire qui n’est pas républicaine, une déclaration de guerre est la chose du monde la plus aisée à décider ; puisqu’elle ne coûte pas au chef, propriétaire t non pas membre de l’État, le moindre sacrifice de ses plaisirs de la table, de la chasse, de la campagne, de la cour etc. ; Il peut donc résoudre une guerre, comme une partie de plaisir, par les raisons les plus frivoles, et en abandonner avec indifférence la justification, qu’exige la bienséance, au corps diplomatique, qui sera toujours prêt à la faire.

En revanche, selon Kant :

... si le consentement de chaque citoyen est requis pour décider que la guerre doit être déclarée (et dans cette [constitution républicaine] il ne peut en être autrement), ils seraient naturellement très prudents pour décréter contre eux-mêmes toutes les calamités de la guerre.

Kant était beaucoup trop optimiste quant à la capacité de l’opinion publique à restreindre les actes de guerre. Les républiques athénienne et romaine étaient notoirement belliqueuses. La Grande-Bretagne était la démocratie de pointe du XIXe siècle, mais peut-être aussi sa puissance la plus belliqueuse. Depuis des décennies, les USA se sont engagés sans relâche dans des guerres choisies et des renversements violents de gouvernements étrangers.

Il y a au moins trois raisons pour lesquelles Kant s’est trompé à ce sujet. Premièrement, même dans les démocraties, le choix de lancer des guerres repose presque toujours sur un petit groupe d’élites qui sont en fait largement isolées de l’opinion publique. Deuxièmement, et tout aussi important, l’opinion publique est relativement facile à manipuler par la propagande pour susciter le soutien public à la guerre. Troisièmement, le public peut être tenu à l’écart à court terme des coûts élevés de la guerre en finançant la guerre par la dette plutôt que par l’impôt, et en s’appuyant sur des sous-traitants, des recrues payées et des combattants étrangers plutôt que sur la conscription.

Les idées centrales de Kant sur la paix perpétuelle ont contribué à faire évoluer le monde vers le droit international, les droits humains et la conduite décente en temps de guerre (comme les Conventions de Genève) au XXe Siècle. Pourtant, malgré les innovations dans les institutions mondiales, le monde reste terriblement éloigné de la paix. Selon l’Horloge de l’Apocalypse du Bulletin des scientifiques atomiques, nous sommes à 90 secondes de minuit, plus proches de la guerre nucléaire que jamais depuis l’introduction de l’horloge en 1947.

L’appareil mondial des Nations Unies et du droit international a sans doute empêché une troisième guerre mondiale à ce jour. Le Secrétaire général de l’ONU, U Thant, par exemple, a joué un rôle vital dans la résolution pacifique de la crise des missiles cubains de 1962. Pourtant, les structures fondées sur l’ONU sont fragiles et ont besoin d’une mise à niveau urgente.


Non-violence, de Carl Fredrik Reuterswärd, devant le siège de l’ONU à New-York

Pour cette raison, j’exhorte à formuler et adopter un nouvel ensemble de principes basés sur quatre réalités géopolitiques clés de notre époque.

13/07/2024

JEFFREY SACHS
La déclaration de l’OTAN et la stratégie mortelle des néoconservateurs

Jeffrey D. Sachs, Common Dreams, 13/7/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Pour le bien de la sécurité des USA et de la paix mondiale, les USA devraient immédiatement abandonner la quête néoconservatrice d’hégémonie en faveur de la diplomatie et de la coexistence pacifique.

Carlos Latuff, Global Times (Chine)

 

En 1992, l’exceptionnalisme de la politique étrangère usaméricaine s’est emballé. Les USA se sont toujours considérés comme une nation exceptionnelle destinée à jouer un rôle de premier plan, et la disparition de l’Union soviétique en décembre 1991 a convaincu un groupe d’idéologues convaincus - connus sous le nom de néoconservateurs - que les USA devaient désormais régner sur le monde en tant que superpuissance unique et incontestée. Malgré les innombrables désastres de politique étrangère provoqués par les néoconservateurs, la déclaration de l’OTAN de 2024 continue de promouvoir l’agenda néoconservateur, rapprochant le monde d’une guerre nucléaire.

 

Les néoconservateurs étaient à l’origine dirigés par Richard Cheney, secrétaire à la défense en 1992. Tous les présidents depuis lors - Clinton, Bush, Obama, Trump et Biden - ont poursuivi le programme néoconservateur d’hégémonie usaméricaine, entraînant les USA dans des guerres choisies perpétuelles, notamment en Serbie, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et en Ukraine, ainsi que dans l’expansion incessante de l’OTAN vers l’est, malgré la promesse claire faite en 1990 par les USA et l’Allemagne au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev que l’OTAN ne bougerait pas d’un pouce vers l’est.


19/03/2024

JEFFREY D. SACHS
Les USA doivent rendre compte de leur responsabilité dans la pandémie de COVID-19

Jeffrey D. Sachs, Common Dreams, 16/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

S’il s’avérait que des recherches financées par le gouvernement des USA seraient à l’origine du COVID-19, cela constituerait certainement le cas le plus important de négligence gouvernementale grave de l’histoire. Les citoyens du monde entier ont droit à la transparence et à des réponses factuelles à des questions vitales.


Le gouvernement usaméricain a financé et soutenu un programme de recherche en laboratoire dangereux qui pourrait avoir abouti à la création et à la diffusion accidentelle en laboratoire du SRAS-CoV-2, le virus à l’origine de la pandémie de Covid-19. À la suite de l’épidémie, le gouvernement usaméricain a menti afin de dissimuler son rôle éventuel. Le gouvernement usaméricain devrait corriger ses mensonges, établir les faits et faire amende honorable auprès du reste du monde.

Un groupe d’intrépides chercheurs de vérité - journalistes, scientifiques, lanceurs d’alerte - a découvert une grande quantité d’informations indiquant l’origine probable du SRAS-CoV-2 en laboratoire. Le travail intrépide de The Intercept et de US Right to Know (USRTK), en particulier de la journaliste d’investigation Emily Kopp à USRTK, a été le plus important.

Sur la base de ce travail d’investigation, la commission de contrôle et de responsabilité de la Chambre des représentants, dirigée par les républicains, mène actuellement une enquête importante dans le cadre d’une sous-commission spéciale sur la pandémie de coronavirus. Au Sénat, c’est le sénateur républicain Rand Paul qui a été le principal défenseur de la transparence, de l’honnêteté et de la raison dans l’enquête sur l’origine du SRAS-Cov-2. 

Les preuves d’une possible création en laboratoire tournent autour d’un programme de recherche pluriannuel mené par les USA et auquel ont participé des scientifiques usaméricains et chinois. Ces recherches ont été conçues par des scientifiques usaméricains, financées principalement par les National Institutes of Health (NIH) et le ministère de la Défense, et administrées par une organisation usaméricaine, l’EcoHealth Alliance (EHA), la plupart des travaux ayant eu lieu à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV).

Les USA doivent au reste du monde toute la vérité, et peut-être une ample compensation financière, en fonction de ce que les faits finiront par révéler.


Faucivirus, par Pete Kreiner, Australie

Voici les faits que nous connaissons à ce jour.

Premièrement, les NIH sont devenus le siège de la recherche sur la biodéfense à partir de 2001. En d’autres termes, les NIH sont devenus un organe de recherche des communautés militaires et de renseignement. Le financement de la biodéfense provenant du budget du ministère de la Défense a été attribué à la division du Dr Anthony Fauci, l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses (NIAID).

Deuxièmement, le NIAID et la DARPA (Agence pour les projets de recherche avancée de défense) ont soutenu des recherches approfondies sur les agents pathogènes potentiels pour la guerre biologique et la biodéfense, ainsi que pour la conception de vaccins destinés à protéger contre la guerre biologique ou les disséminations accidentelles en laboratoire d’agents pathogènes naturels ou manipulés. Une partie des travaux a été réalisée aux Rocky Mountain Laboratories des NIH, qui ont manipulé et testé des virus à l’aide de leur propre colonie de chauves-souris.

Troisièmement, le NIAID est devenu un soutien financier à grande échelle de la recherche sur les gains de fonction (GoF), c’est-à-dire des expériences de laboratoire conçues pour modifier génétiquement des agents pathogènes afin de les rendre encore plus pathogènes, par exemple des virus plus faciles à transmettre et/ou plus susceptibles de tuer les personnes infectées. Ce type de recherche est intrinsèquement dangereux, à la fois parce qu’il vise à créer des agents pathogènes plus dangereux et parce que ces nouveaux agents pathogènes peuvent s’échapper du laboratoire, soit accidentellement, soit délibérément (par exemple, dans le cadre d’un acte de guerre biologique ou de terrorisme).

Quatrièmement, de nombreux scientifiques usaméricains de premier plan se sont opposés aux recherches du gouvernement fédéral. L’un des principaux opposants au sein du gouvernement était le Dr Robert Redfield, un virologue de l’armée qui allait devenir le directeur des Centers for Disease Control and Prevention (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, CDC) au début de la pandémie. Redfield a soupçonné dès le début que la pandémie résultait de recherches soutenues par les NIH, mais il affirme avoir été mis à l’écart par Fauci

Patrick Chappatte, Le Temps, Suisse

Cinquièmement, en raison des risques très élevés associés à la recherche de GoF, le gouvernement usaméricain a ajouté des réglementations supplémentaires en matière de biosécurité en 2017. Les recherches de GoF devront être menées dans des laboratoires hautement sécurisés, c’est-à-dire de niveau de biosécurité 3 (BSL-3) ou de niveau de biosécurité 4 (BSL-4). Le travail dans une installation de niveau de sécurité biologique 3 ou 4 est plus coûteux et prend plus de temps que le travail dans une installation de niveau de sécurité biologique 2 en raison des contrôles supplémentaires contre la fuite de l’agent pathogène hors de l’installation.

Sixièmement, un groupe de recherche soutenu par les NIH, EcoHealth Alliance (EHA), a proposé de transférer une partie de ses recherches de GoF à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV). La proposition, baptisée DEFUSE, était un véritable “livre de recettes” pour la fabrication de virus comme le SARS-CoV-2 en laboratoire. Le plan DEFUSE consistait à étudier plus de 180 souches de Betacoronavirus non signalées auparavant et collectées par le WIV, et à utiliser les techniques de GoF pour rendre ces virus plus dangereux. Plus précisément, le projet proposait d’ajouter des sites de protéase tels que le site de clivage de la furine (FCS) aux virus naturels afin d’améliorer l’infectivité et la transmissibilité du virus.

Septièmement, dans le projet de proposition, le directeur de l’EHA s’est vanté que « la nature BSL2 des travaux sur le SARSr-CoV rend notre système très rentable par rapport à d’autres systèmes de virus de chauve-souris », ce qui a incité le scientifique principal de la proposition de l’EHA à commenter que les scientifiques usaméricains “paniqueraient” s’ils apprenaient que le gouvernement usaméricain soutenait la recherche de GoF à la WIV dans une installation BSL2. 

 Faux dieux, par Tom Stiglich, USA

Huitièmement, le département de la Défense a rejeté la proposition DEFUSE en 2018, alors que le financement du NIAID pour l’EHA couvrait les scientifiques clés du projet DEFUSE. L’EHA disposait donc d’un financement NIH continu pour mener à bien le programme de recherche DEFUSE.

Neuvièmement, lorsque l’épidémie a été constatée pour la première fois à Wuhan fin 2019 et en janvier 2020, les principaux virologues usaméricains associés aux NIH ont estimé que le SARS-CoV-2 avait très probablement émergé de la recherche de GoF, et l’ont déclaré lors d’une conversation téléphonique avec Fauci le 1er février 2020. L’indice le plus frappant pour ces scientifiques était la présence du FCS dans le SRAS-CoV-2, le FCS apparaissant exactement à l’endroit du virus (la jonction S1/S2) qui avait été proposé dans le programme DEFUSE.

Dixièmement, les hauts responsables des NIH, notamment le directeur Francis Collins et le directeur du NIAID, Fauci, ont tenté de dissimuler les recherches de GoF soutenues par les NIH et ont encouragé la publication d’un article scientifique (“The Proximal Origin of SARS-CoV-2”) en mars 2020 déclarant que le virus était d’origine naturelle. Cet article ignorait totalement la proposition DEFUSE.

Onzièmement, certains fonctionnaires usaméricains ont commencé à accuser le WIV d’être à l’origine de la fuite du laboratoire, tout en dissimulant le programme de recherche financé par les NIH et dirigé par l’EHA, qui pourrait avoir conduit à la découverte du virus.

Douzièmement, les faits susmentionnés n’ont été révélés que grâce à des rapports d’enquête intrépides, à des lanceurs d’alerte et à des fuites provenant de l’intérieur du gouvernement usaméricain, y compris la fuite de la proposition DEFUSE. L’inspecteur général du ministère de la Santé et des services sociaux a déterminé en 2023 que les NIH n’avaient pas supervisé de manière adéquate les subventions de l’EHA.

Treizièmement, les enquêteurs ont également réalisé rétrospectivement que des chercheurs des Rocky Mountain Labs, ainsi que des scientifiques clés associés à l’EHA, avaient infecté des chauves-souris frugivores égyptiennes avec des virus similaires à ceux du SRAS dans le cadre d’expériences étroitement liées à celles proposées dans le cadre de DEFUSE.  [v. article SARS-Like Coronavirus WIV1-CoV Does Not Replicate in Egyptian Fruit Bats ( Rousettus aegyptiacus).

Quatorzièmement, le FBI et le ministère de l’Énergie ont indiqué qu’ils estimaient que la fuite en laboratoire du SRAS-CoV-2 était l’explication la plus probable du virus.

Quinzièmement, un lanceur d’alerte interne à la CIA a récemment affirmé que l’équipe de la CIA chargée d’enquêter sur l’épidémie avait conclu que le SRAS-CoV-2 provenait très probablement du laboratoire, mais que de hauts fonctionnaires de la CIA avaient soudoyé l’équipe pour qu’elle fasse état d’une origine naturelle du virus.

La somme des preuves - et l’absence de preuves fiables indiquant une origine naturelle (voir ici et ici) - s’ajoute à la possibilité que les USA aient financé et mis en œuvre un dangereux programme de recherche du gouvernement fédéral qui a conduit à la création du SRAS-CoV-2, puis à une pandémie mondiale. Le biologiste mathématicien Alex Washburne a récemment publié une étude très convaincante qui conclut qu’« au-delà de tout doute raisonnable le SRAS-CoV-2 est sorti d’un laboratoire ». Il note également que les collaborateurs « ont procédé à ce que l’on peut légitimement appeler une campagne de désinformation » pour cacher l’origine en laboratoire. 


 L’apparition du Covid-19 dans un laboratoire financé par les USA constituerait certainement le cas le plus important de négligence grave de la part d’un gouvernement dans l’histoire du monde. En outre, il est fort probable que le gouvernement usaméricain continue à ce jour de financer les travaux dangereux de recherche de GoF dans le cadre de son programme de biodéfense. Les USA doivent au reste du monde toute la vérité, et peut-être une ample compensation financière, en fonction de ce que les faits finiront par révéler.

Nous avons besoin de trois actions urgentes.

La première est une enquête scientifique indépendante dans laquelle tous les laboratoires impliqués dans le programme de recherche sur l’EHA aux USA et en Chine ouvrent entièrement leurs livres et leurs dossiers aux enquêteurs indépendants.
La deuxième est un arrêt mondial de la recherche de GoF jusqu'à ce qu'un organisme scientifique mondial indépendant établisse des règles de base en matière de biosécurité.
La troisième : l’Assemblée générale des Nations unies doit établir une responsabilité juridique et financière rigoureuse pour les gouvernements qui violent les normes de sécurité internationales en menant des activités de recherche dangereuses qui menacent la santé et la sécurité du reste du monde.