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28/05/2024

JORGE MAJFUD
Le mystère du peuple palestinien : il existe et en même temps, il n'existe pas

Jorge Majfud, Escritos Críticos, 27/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Les Palestiniens n’ont jamais existé en tant que peuple lorsqu’ils revendiquent leurs droits humains. Ils ont existé en tant que peuple Amalek il y a trois mille ans, quand il faut les massacrer.


-Crève, crève !
-Ils ont le droit de se défendre, vous savez bien...
Wilfred Hildonen
, Norvège/Finlande/Portugal

Les Palestiniens sont un peuple très étrange. Comme les particules subatomiques, selon la physique quantique et selon les sionistes, ils ont la capacité d’exister sous deux formes différentes et dans des lieux différents en même temps. Ils sont et ils ne sont pas.

Ils n’existent pas, mais « tuez-les tous », comme l’a dit la députée Andy Ogles à Washington. « Effacez tout Gaza de la surface de la terre », a insisté la députée israélienne Galit Distel Atbaryan, « toute autre chose est immorale ». Le ministre israélien de la Défense, Ben-Gvir, a été clair : « Pourquoi y a-t-il tant d’arrestations ? Ne pouvez-vous pas en tuer quelques-uns ? Qu’allons-nous faire de tant d’arrestations ? C’est dangereux pour les soldats ». Le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, a déclaré lors d’un téléconseil des ministres : « Rafah, Deir al-Balah, Nuseirat, tout doit être anéant », conformément à l’ordre de Dieu : « Vous effacerez la mémoire d’Amalek sous les cieux ». À plusieurs reprises, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a répété, en parlant des Palestiniens : « Vous devez vous souvenir de ce qu’Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible ». Motti Inbari, professeur d’études juives, a précisé les propos de Netanyahou : « Le commandement biblique est de détruire complètement tout Amalek. Et quand je parle de détruire complètement, il s’agit de tuer chacun d’entre eux, y compris les bébés, leurs biens, les animaux, tout ». Danny Neumann, membre du Likoud, a déclaré à la télévision : « Tous les habitants de Gaza sont des terroristes. Nous aurions dû en tuer 100 000 le premier jour. Très peu d’habitants de Gaza sont des êtres humains ». Le ministre du Patrimoine, Amihai Eliyahu, a proposé de gagner du temps et de larguer une bombe atomique sur Gaza pour accomplir le mandat divin.

Au cours des sept premiers mois de bombardements, 40 000 hommes, femmes et enfants ont été détruits par les bombes, sans compter les disparus, les déplacés, les affamés, les malades, les mutilés et les traumatisés irréversibles. Mais de Netanyahou au président Joe Biden, « ce que fait Israël n’est pas un génocide, c’est de l’autodéfense ». Si un groupe armé répond par la violence (ce qui est reconnu comme un droit par le droit international), il s’agit alors de terroristes.

Ceux qui ne se laissent pas tuer sont des terroristes. Ceux qui critiquent le massacre, comme les étudiants usaméricains, sont des terroristes. C’est pourquoi, en Europe et aux USA, les manifestations contre le massacre de Gaza sont repoussées par la police militarisée, tandis que les violentes attaques sionistes et les défilés nazis sont observés avec respect. C’est parce que les puissants sont si lâches. Sans armes puissantes, sans médias dominants et sans capitaux saisis, ils ne sont personne. Un bras raide pour le salut fasciste et une main tremblante pour remettre en question un massacre contre l’humanité perpétré contre ceux qui ne peuvent pas se défendre.

Selon les sionistes, la Palestine n’a jamais existé et les Palestiniens n’ont jamais existé. Lorsque, par l’accord des sionistes avec Hitler, les Palestiniens inexistants devaient accueillir les réfugiés du nazisme en Europe, les inexistants constituaient l’écrasante majorité de la population, du fleuve à la mer. Les bateaux arrivant « avec du bon matériel génétique » selon les sionistes, arrivaient sur des navires battant pavillon nazi et britannique. Lorsqu’en 1947, l’Exodus, transportant 4 500 réfugiés, s’est approché de Haïfa, le capitaine britannique a averti ses passagers qu’ils seraient arrêtés à l’arrivée, car l’Empire britannique n’autorisait pas l’immigration illégale. « Si vous résistez à l’arrestation, nous devrons recourir à la force ». À leur arrivée en Palestine, les réfugiés déploient une pancarte sur laquelle on peut lire : « Les Allemands ont détruit nos familles. S’il vous plaît, ne détruisez pas nos espoirs ». De nombreux réfugiés restent en détention, mais un quart de million réussit à entrer en Palestine, dont au moins 70 000 illégalement et par la force.

Bientôt, une partie (nous ne savons pas quel pourcentage) des victimes de l’Europe deviendront les bourreaux du Moyen-Orient. Le plan sioniste a été soutenu par une campagne d’attentats terroristes en Palestine qui a fait sauter des hôtels, des postes de police et massacré des centaines de Palestiniens. Folke Bernadotte, le diplomate suédois qui a facilité la libération de plusieurs centaines de Juifs des camps de concentration nazis en 1945, a été assassiné à Jérusalem deux ans plus tard par le Lehi (bande Stern), un groupe sioniste qui se décrivait comme des terroristes et des « combattants de la liberté ». Le Lehi, une faction d’un autre groupe terroriste, l’Irgoun, avait négocié avec les nazis allemands la création d’Israël en tant qu’État totalitaire allié au Reich d’Hitler. Cette alliance ayant échoué, ils ont essayé Staline, avec le même résultat. L’un des (ex-)terroristes de l’Irgoun, le Biélorusse Menahem Begin, est devenu premier ministre d’Israël en 1977. L’un des (ex-)terroristes, également biélorusse, Isaac Shamir, lui a succédé et est devenu Premier ministre d’Israël en 1983. Naturellement, ils ont tous changé leurs noms et prénoms de naissance.

Dès avant la création de l’État d’Israël, les habitants inexistants de la Palestine ont commencé à être dépossédés de leurs maisons pour accueillir des réfugiés. Certains réfugiés juifs et certains Palestiniens inexistants ont résisté à la dépossession et à l’exil, si bien qu’il a fallu recourir à la force, forme particulière d’un droit à l’existence non reconnu par le reste de l’humanité, et à la colère d’un dieu impitoyable, redouté par le reste de l’humanité elle-même. Début 2024, la réalisatrice israélienne Hadar Morag se souvient : « Lorsque ma grand-mère est arrivée en Israël après l’Holocauste, l’Agence juive lui a promis une maison. Elle n’avait rien. Toute sa famille avait été exterminée. Elle a attendu longtemps, vivant dans une tente dans une situation très précaire. Puis ils l’ont emmenée à Ajami, à Jaffa, dans une magnifique maison sur la plage. Elle a vu que sur la table se trouvaient encore les plats des Palestiniens qui avaient vécu là et qui avaient été expulsés. Elle est retournée à l’agence et a dit : “Ramenez-moi à ma tente, je ne ferai jamais à personne ce qu’on m’a fait”. C’est mon héritage, mais tout le monde n’a pas pris cette décision ; comment pouvons-nous devenir ce qui nous a opprimés ? C’est une grande question ».

Certains des Palestiniens, qui n’existent pas, ont accueilli des réfugiés juifs alors que même les USA n’en voulaient pas, alors qu’un président comme Roosevelt avait renvoyé sur le Saint-Louis près d’un millier de réfugiés juifs pour qu’ils meurent dans des camps de concentration en Europe. Lorsqu’en 1948, les Nations unies ont créé deux États, Israël et la Palestine, Israël a décidé que ni la Palestine ni les Palestiniens n’existaient, même si, pour que le miracle quantique se produise, ils ont dû voler leurs maisons et leurs terres, les déplacer en masse et les tuer avec joie. En même temps, ils déploraient le sale boulot qu’ils avaient à faire. « Nous ne pardonnerons jamais aux Arabes de nous avoir forcés à tuer leurs enfants », a déclaré l’immigrante ukrainienne Golda Meir, qui deviendra plus tard Premier ministre. « Les Palestiniens n’ont jamais existé », a-t-elle déclaré en 1969. « J’ai été Palestinienne de 1921 à 1948 parce que j’avais un passeport palestinien », a-t-elle ajouté un an plus tard. C’est comme dire que l’Allemagne est une invention d’Hitler et de von Papen ou que la Grande-Bretagne est la Prusse parce que son hymne (“God save the Queen”) sonne de la même manière que l’hymne de la Prusse (“Gott mit uns”).

Les références aux Arabes et aux Palestiniens en tant qu’animaux ou sous-hommes n’ont rien de nouveau. Il s’agit d’un genre classique de racisme suprémaciste sioniste qui ne choque personne dans le monde impérial et civilisé. Ce même monde civilisé qui ne tolère pas d’entendre le mot “nègre” mais qui ne veut pas se souvenir ou reconnaître (et encore moins indemniser) les centaines de millions de Noirs massacrés pour la prospérité de ses peuples élus. Comme les nazis l’ont fait avec les Juifs, avant de les massacrer sans remords, il fallait déshumaniser l’autre.

En 1938, l’un des chefs du groupe terroriste sioniste Irgoun, le Biélorusse Yosef Katzenelson, déclarait : « Nous devons créer une situation où tuer un Arabe est comme tuer un rat. Qu’il soit bien entendu que les Arabes sont des déchets et que c’est nous, et non eux, qui gouvernerons la Palestine ». En 1967, le diplomate israélien David Hacohen a déclaré : « Ce ne sont pas des êtres humains, ce ne sont pas des gens, ce sont des Arabes ». En novembre 2023, l’ancien ambassadeur d’Israël aux Nations unies, Dan Gillerman, a déclaré : « Je suis très perplexe quant à l’intérêt constant que le monde porte au peuple palestinien et, en fait, à ces animaux horribles et inhumains qui ont commis les pires atrocités que ce siècle ait connues ». Mais si quelqu’un remarque qu’il s’agit de racisme pur et simple, il est accusé d’être antisémite, c’est-à-dire raciste.

Les Palestiniens n’existent pas, mais s’ils se défendent, ce sont de mauvais terroristes. S’ils ne se défendent pas, ce sont de bons terroristes. S’ils se laissent massacrer, ce sont des terroristes inexistants. À Gaza, « toute personne âgée de plus de quatre ans est un partisan du Hamas » a déclaré Rami Igra, ancien agent du Mossad, à la télévision d’État. « Tous les civils de Gaza sont coupables et méritent d’être confrontés à la politique israélienne de punition collective, qui les empêche de recevoir de la nourriture, des médicaments et de l’aide humanitaire ». Il a laissé tomber la phrase concernant le bombardement systématique et aveugle qui, chaque jour, décapite et détruit des dizaines d’enfants, même âgés de moins de quatre ans, qui seraient des sous-hommes, des animaux, des rats, mais pas encore des terroristes diplômés.

Israël a le droit de se défendre, ce qui inclut tous les autres droits humains et divins : le droit de déplacer, le droit d’occuper, le droit d’enlever, le droit d’emprisonner et de torturer sans limites des mineurs d’un peuple qui n’existe pas.

Le droit à ce que personne ne critique leur droit.

Le droit de se considérer comme un peuple supérieur, par la grâce de Dieu et par la grâce de sa nature particulière, de son esprit supérieur, là jusqu’où les goys n’iront jamais.

Le droit de pleurer les victimes causées par cette supériorité ethnique et le droit de pleurer les victimes causées par les sous-hommes, les rats humains.

Le droit d’acheter des présidents, des sénateurs, des représentants et des rédacteurs en chef d’autres pays, comme les USA.

Le droit de ruiner la carrière et la vie de quiconque ose remettre en cause l’un de ces droits sous l’accusation d’antisémitisme.

Le droit de massacrer lorsqu’il le juge nécessaire.

Le droit de tuer même pour le plaisir lorsque les soldats s’ennuient.

Le droit de danser et de faire la fête lorsque dix tonnes de bombes massacrent des dizaines de réfugiés dans un camp rempli de gens affamés.

Tout cela parce que les Palestiniens sont et ne sont pas. Selon ce récit suprémaciste et messianique, les Palestiniens n’ont jamais existé en tant que peuple lorsqu’ils revendiquent leurs droits de l’homme. Ils ont existé en tant que peuple Amalek il y a trois mille ans, en tant qu’habitants d’un peuple qui devait être déplacé et exterminé « jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul » de ces êtres fictifs et inexistants.

Si vous ne croyez pas à cette histoire, il vous suffit de la répéter un nombre infini de fois pour comprendre qu’il s’agit de la vérité. Si vous osez remettre en question cette vérité, vous devenez un terroriste, comme la femme de Lot est devenue une colonne de sel pour avoir osé désobéir et regarder en arrière, là où, dit-on, Dieu massacrait un peuple à cause de l’orientation sexuelle de certains de ses membres.

La plus ancienne carte connue de Palestine figure dans le traité de Géographie du savant gréco-égyptien Claude Ptolémée (100-168 ap. J.-C.), qui fut traduit en arabe par Al-Khwarizmi entre 813 et 833 ap. J.-C., au sein de Beit El Hikma à Bagdad. La version ci-dessus est une copie grecque byzantine, sans doute retraduite de l’arabe en grec, et tirée du Codex Vaticanus Urbinas Graecus 82, Constantinople vers 1300. L’ouvrage, produit par Maximus Planudes, fut plus tard en possession du banquier philosophe Palla Strozzi (1372-1462) puis de Federico da Montefeltro, duc d’Urbino. Encore une preuve, vieille de près de 2000 ans, de l’inexistence du peuple palestinien... [NdT]

 

21/12/2023

JORGE MAJFUD
Mais tout ça, c’est la faute de ces emmerdeurs de gauchards
L’araignée et les mouches

Jorge Majfud, 20/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En raison de la guerre de l'OTAN en Ukraine et du blocus de la Russie qui en découle, les sanctions contre le Venezuela se sont un peu relâchées au cours de l'année 2023. Les sanctions, les blocus et le harcèlement des USA et de l'Union européenne se sont radicalisés il y a dix ans et ont mis fin à une longue période de croissance économique et de réduction de la pauvreté dans ce pays, ce que la propagande a réussi à vendre comme un échec historique. Ce n'est pas une coïncidence si l'hyperinflation historique du Venezuela est tombée à 185 % par an, ce qui est inférieur au taux atteint par l'Argentine cette année.


Comme nous le répétons depuis des années, les dettes (inflationnistes) des néo-colonies sont nécessaires pour les maintenir dans un état de nécessité productive, ce qui est très similaire à la logique qui se reproduit dans ces mêmes sociétés entre les travailleurs qui arrivent à peine à joindre les deux bouts et une oligarchie qui les diabolise comme “parasites de l'État” lorsqu'ils reçoivent un quelconque subside ou lorsqu'ils sont déjà foutus et qu'ils ne peuvent plus porter de sacs de ciment.

À cause de ces dettes éternelles, les néo-colonies sont obligées de produire, d'exporter et d'acheter des dollars pour “honorer leurs engagements”. En même temps qu’on exige de ces colonies la “responsabilité fiscale”, on oublie aux USA que nous sommes les champions de l'irresponsabilité fiscale, avec des déficits et des dettes pharaoniques qui ne cessent de croître, mine de rien. Qui peut nous malmener et nous bloquer, alors que nous avons l'armée la plus puissante du monde ? Historiquement inefficace pour toute guerre, mais toujours puissante pour harceler les autres et, plus encore, pour forcer notre population à se saigner davantage au nom d'une terreur inoculée par les médias - des réactions à nos propres interventions qui, lorsqu'elles ne suffisent pas, sont inventées avec davantage de provocations ou d'attaques sous faux drapeau.

Alors qu'une économie impériale est inévitablement très productive, la nôtre est basée sur la consommation (70 %) et non sur la production. En fait, nous n'avons pas besoin de produire beaucoup ; nous n'avons même pas besoin de payer des impôts pour rembourser les dettes du gouvernement, un instrument des entreprises qui attisent les guerres partout où cela est nécessaire pour maintenir le déficit croissant de l'État et les transferts massifs de capitaux de la classe ouvrière vers leurs coffres insatiables à Londres et à Wall Street.

Les dollars ont été inventés de toutes pièces, même plus sous forme de papier. Bien sûr, on peut imprimer des dollars, mais on ne peut pas imprimer de la richesse. L'impression massive d'une monnaie mondiale est un moyen d'extraire la valeur d'autres régions qui la détiennent comme réserve ou comme épargne personnelle. Si l'inflation n'explose pas dans le pays qui l'imprime, c'est parce qu'une grande partie de cette inflation est exportée.

Il s'agit également d'un instrument d'extorsion. Si un pays n'est pas endetté, il doit l'être. C'est ce qu'avait reconnu le tout nouveau ministre argentin, Luis Caputo, lorsqu'en 2017 il a assuré que le retour au FMI et le prêt massif reçu « nous permet de laisser plus de place au secteur privé ; il n'y a pas de signe de crise ; c'est préventif ; c'est la première fois qu'un gouvernement [celui de Mauricio Macri] fait des choses comme ça, préventives... »

L'endettement massif, comme celui de l'Argentine, est inflationniste, presque autant que le blocage du crédit et des marchés au Venezuela (par les champions du marché libre), parce qu'ils obligent ces pays à imprimer de la monnaie ou à s'abstenir d'investir dans leur propre société. Aujourd'hui, le fait qu'en Argentine, les néolibéraux aient à nouveau nationalisé (étatisé) les dettes privées est une nouvelle insulte à l'intelligence du peuple - bien sûr, il n'était pas nécessaire d'avoir une grande intelligence non plus ; un peu de mémoire suffisait.

Désigner l'impérialisme mondial comme la cause première des grandes crises économiques et sociales ne signifie pas déresponsabiliser ses administrateurs nationaux. Et surtout, les bradeurs bien de chez nous. Cela ne signifie pas non plus qu'il faille ériger un pays en modèle pour les autres. Bien sûr, il est inutile de clarifier ce point. La pensée cavernicole ne mourra jamais, car elle est efficace comme peu d'autres : « Cuba oui ou Cuba non », « Salvador oui ou Salvador non » ; « Vous vivez aux USAA et vous critiquez son gouvernement, pourquoi n'allez-vous pas vivre au Venezuela ? » ; « Si vous critiquez le massacre de Gaza, pourquoi n'allez-vous pas vivre en Iran ? » ; "si vous critiquez le massacre de Gaza, pourquoi n'allez-vous pas vivre en Iran" ; « Si vous défendez tant les immigrés, pourquoi ne les emmenez-vous pas dormir dans la chambre de votre fils ? » ; « Si vous défendez tant les homosexuels, pourquoi ne couchez-vous pas avec l'un d'entre eux ? » Bref, la dialectique classique de l'ivrogne qui commence à perdre l'euphorie du dernier verre.


 Autre erreur classique : la décontextualisation historique et géopolitique de toute réalité. Pour les libertariens affranchis (néolibéraux), le monde est aussi plat qu'une pizza. Il n'y a pas de classes sociales, pas de nations hégémoniques. Il n'y a pas d'empires ni de parasites oppresseurs. Tout ce qui se passe dans un pays, en particulier dans un pays périphérique, est purement et simplement la faute de de ces emmerdeurs de gauchards. Les gouvernements font la différence, pour le meilleur ou pour le pire, mais ils ne sont pas les seuls à décider de leur propre contexte, comme peut le faire celui d’un pays capitaliste situé au centre. C'est-à-dire un pays impérial - hégémonique, si le mot empire heurte les sensibilités.

À une époque, le capitalisme a fonctionné pour une grande partie des Européens et des USAméricains, mais le même capitalisme (plus radical, plus libéré) n'a jamais fonctionné pour le Honduras, le Guatemala, l'Inde ou le Congo. Au contraire, parce qu'être une puissance impériale et extractive, l'araignée qui tisse sa toile et domine depuis le centre, ce n'est pas la même chose que d'être l'une des mouches dans la toile. Historiquement, les pays non alignés ont subi des sanctions économiques et financières, voire militaires (invasions, coups d'État, assassinats de leurs dangereux dirigeants, attentats sous fausse bannière, tous bien documentés), qui ont ensuite été traduits en “échecs” que la propagande impériale a vendus et vend comme des démonstrations que les idéologies alternatives “ne fonctionnent jamais” et autres clichés similaires propagés par les médias mondiaux, par les agences secrètes et, surtout, par les majordomes créoles, qui se sont toujours chargés de reproduire à l'infini les idéologies parasitaires des esclavagistes et des oligarchies coloniales.

C'est tout. Nous insistons sur ces points depuis des décennies. Dans certains livres, comme Moscas en la telaraña, nous avons exposé ces mêmes idées de manière plus complète et, à mon avis, plus claire, et je n'insisterai donc pas davantage ici. Mais il est nécessaire de rappeler (et de répéter ad nauseam) les aspects les plus simples qui sont stratégiquement oubliés. Toujours. Comme, par exemple, qu'il n'y a pas de développement sans indépendance économique ; qu'il n'y a pas d'indépendance sans union des non-alignés ; qu'il n'y a pas de voies propres sans indépendance culturelle ; que la périphérie n'est qu'une réalité géopolitique, pas nécessairement philosophique et culturelle...

Des choses simples que les empires du Nord se sont chargés, au cours des derniers siècles, de détruire à tout prix. Tout cela au nom de la liberté et de la prospérité - tout ce que les mouches répètent lorsqu'elles sont disséquées par l'araignée salvatrice.

 



29/10/2023

JORGE MAJFUD
Les nazis de notre temps ne portent pas la moustache

Jorge MajfudEscritos Críticos, 28/10/2023

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

C’est une tragique ironie de l’histoire que ceux qui, dès le début, ont condamné les actions belliqueuses du Hamas et du gouvernement israélien soient accusés d’être en faveur du terrorisme par ceux qui ne font que condamner le Hamas et justifier le terrorisme massif, historique et systématique du gouvernement israélien.


Heureusement, des centaines de milliers de Juifs (surtout dans l’hémisphère nord) ont eu le courage que les évangéliques ou les laïques politiquement corrects et prévisibles n’ont pas eu de descendre dans la rue et dans les centres du pouvoir mondial pour clarifier que l’État d’Israël et le judaïsme ne sont pas la même chose, une confusion fondamentale, stratégique et fonctionnelle qui se trouve au cœur du conflit et ne profite qu’à quelques-uns avec la complicité fanatique et ignorante de beaucoup d’autres.

 

En fait, des dizaines de milliers de studieux juifs des livres saints du judaïsme, tels que la Torah, ont affirmé que le judaïsme était antisioniste. Beaucoup diront que c’est une question d’opinion, mais je ne vois pas pourquoi leur opinion devrait être moins importante que celle du reste des charlatans bellicistes.

 

Ce sont ces Juifs, qui savent que leur coexistence avec les musulmans a été, pendant des siècles, bien meilleure que cette tragédie moderne, qui ont crié à Washington et à New York “Pas en notre nom”, “Arrêtez le génocide de l’apartheid” et qui, dans bien des cas, ont été arrêtés pour avoir exercé leur liberté d’expression, qui, dans les démocraties impériales, a toujours été la liberté de ceux qui n’étaient pas assez importants pour défier le pouvoir politique, comme le montre, par exemple, la liberté d’expression à l’époque de l’esclavage. Mais c’est à eux que reviendra la dignité conférée par l’histoire.

 

Quand la lumière reviendra à Gaza et que le monde apprendra ce qu’une des plus puissantes armées nucléaires du monde, avec la complicité de l’Europe et des USA, a fait à un ghetto sans armée et à un peuple qui n’a droit qu’à respirer, quand il le peut, il apprendra que ce ne sont pas des milliers mais des dizaines de milliers de vies aussi précieuses que les nôtres, écrasées par la haine raciste et mécanique de malades, dont quelques-uns disposent d’un grand pouvoir politique, géopolitique, médiatique et financier, qui, en fin de compte, gouvernent le monde.

 

Naturellement, la propagande commerciale tentera de le nier. L’histoire ne le pourra pas. Elle sera implacable, comme elle l’est généralement lorsque les victimes ne dérangent plus.

 

Beaucoup se tairont, tremblant devant les conséquences, devant les listes noires (journalistes sans travail, étudiants sans bourses, hommes politiques sans dons, comme l’ont même rapporté des médias comme le New York Times), devant l’opprobre social dont souffrent et souffriront ceux qui oseront dire qu’il n’y a pas de peuples ni d’individus choisis par Dieu ou par le Diable, mais de simples injustices d’une puissance déchaînée.

Qu’une vie vaut autant et de la même manière qu’une autre.

 

Que le peuple palestinien (avec une population huit fois supérieure à celle de l’Alaska, quatre ou cinq fois supérieure à celle d’autres États usaméricains), coincé dans une zone invivable, a les mêmes droits que n’importe quel autre peuple à la surface de la sphère planétaire.

Que les Palestiniens, hommes, femmes et enfants écrasés par les bombes aveugles, ne sont pas des “animaux à deux pattes”, comme le prétend le Premier ministre Netanyahou (s’ils étaient des chiens, ils seraient au moins mieux traités). Les Israéliens ne sont pas non plus “le peuple de la lumière” combattant “le peuple des ténèbres”.

 

Que les Palestiniens ne sont pas des terroristes parce qu’ils sont nés Palestiniens, mais l’un des peuples qui a le plus souffert de la déshumanisation et du siège constant, du vol, de l’humiliation et du meurtre en toute impunité depuis près d’un siècle.


Mais ceux qui osent protester contre un massacre historique, un parmi tant d’autres, sont, comme par hasard, ceux qui sont accusés de soutenir le terrorisme. Il n’y a là rien de nouveau. C’est ainsi que les terroristes d’État ont toujours agi dans toutes les parties du monde, tout au long de l’histoire et sous des drapeaux de toutes les couleurs.



Arcadio Esquivel, Costa Rica, 2017


22/09/2023

JORGE MAJFUD
Les bots, esclaves au service de la guerre de classe et de race

Jorge Majfud, Escritos críticos, 19/9/2023
Traduit par
Fausto Giudice,
Tlaxcala

En 1997, alors que je travaillais au Mozambique en tant qu’architecte fraîchement diplômé, j’ai visité les villages de Cabo Delgado, Mueda et Montepuez en compagnie de l’Allemand Reinhard Klingler (coopérant pour une ONG appelée UFUNDA). Dans l’un d’eux, nous avons rencontré les chefs de village pour leur proposer le plan qui, selon Reinhard, devait être financé par un groupe de coopération de l’Union européenne.

J’avais été chargé de fournir des solutions de construction pour les écoles professionnelles en fonction des ressources matérielles et de la main-d’œuvre disponibles dans la région. Un soir, à la fin d’une de ces réunions dans une cour solennelle de terre rouge fraîchement balayée, les chefs de village s’approchèrent de moi et me dirent, dans un portugais plein de mots makua (je cite de mémoire et sans prétendre à la littéralité) : « Nous sommes tout à fait d’accord avec toutes vos propositions... Mais nous voulons que le chef responsable du projet soit un blanc (Ncunña ou Kunha) ». Peut-être ont-ils remarqué mon visage surpris ou bien leur ai-je répondu par une question. « Sim, ncuña..., branco ». Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’explication qu’ils m’ont donnée : « C’est que les blancs sont moins corrompus que les noirs ».

Fresque murale à São Filipe, sur l’Île de Fogo, au Cap-Vert

Je ne me souviens pas si je leur ai répondu ou si la réponse n’était qu’une des milliers de notes que j’ai prises pour mon livre Crítica de la pasión pura et que je n’ai pas incluses lorsque j’ai pu le publier à Montevideo en 1998 : « Je crains que les maîtres blancs ne vous aient déjà corrompus en vous faisant répéter leurs propres idées et leurs propres intérêts, pas les vôtres ». Comme l’a écrit le grand Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, le colonisé est un humain déshumanisé [1] ou, plus clairement encore, dans son livre précédent, Peau noire, masques blancs (1952), « Le Blanc obéit à un complexe d’autorité, à un complexe de chef, cependant que le Malgache obéit à un complexe de dépendance"[2].

Cette fonction que les colonisés, les déshumanisés, ont remplie pendant des siècles, est aujourd’hui complétée par un autre type d’êtres déshumanisés : les bots, les robots dotés d’une intelligence artificielle. En d’autres termes, c’est au fond la même chose, mais simplifiée par la haute technologie.

Pendant longtemps, les experts ont compris que l’une des caractéristiques des bots était (1) qu’ils ne produisaient pas de contenu et (2) qu’ils étaient monothématiques. C’est très bien. On constate que le premier point est cohérent avec l’étymologie même du mot bot, qui dérive de robot* et, à son tour, du mot tchèque pour esclave. Pour sa part, le mot esclave dérive de slave, mais si nous passons à l’étymologie du mot adicto [dépendant, addict], nous verrons que dans l’Antiquité, ce mot désignait l’homme condamné à l’esclavage pour dette, au sens où les Romains l’entendaient comme un individu qui ne peut plus agir et penser par lui-même, mais qui est addictus, “affecté” à, c’est-à-dire que son corps est mis à disposition du plaignant par un juge. Bref, il est ravalé au rang de robot, de bot, un esclave.

Le deuxième point fait référence au fait que les bots sur les réseaux sociaux ont généralement un objectif politique, c’est-à-dire le pouvoir. Ils répètent comme des addicts, comme des esclaves, au profit de leur maître. Ils n’ont pas d’autres intérêts, comme un humain d’avant les réseaux, c’est-à-dire qu’ils ne parlent ni de football ni de Hegel, mais seulement de leur thème. Le bot est monothématique. Le problème est qu’il est aussi possible, et même très possible, de trouver des humains qui correspondent à ce profil  de bots, d’addicts, d’esclaves. Il y a au moins quinze ans, j’ai réfléchi à la nouvelle nature matérielle et psychologique dans laquelle nous entrions et, dans certains articles, j’avais mentionné quelque chose que j’ai repris plus tard dans le livre Cyborgs de 2012 : « Alors que les universités fabriquent des robots qui ressemblent de plus en plus à des êtres humains, non seulement pour leur intelligence avérée, mais maintenant aussi pour leurs capacités à exprimer et à recevoir des émotions, les habitudes consuméristes nous rendent de plus en plus semblables à des robots » [3] 

 

Slave R2D2, par AlanGutierrezArt

Aujourd’hui, les bots les plus modestes des médias sociaux sont déjà capables de s’exprimer avec des bégaiements et des tics, alors que nous, les humains, essayons de les éliminer de notre nature. Au cours des trois premiers mois de sa campagne de 2016, Donald Trump, alors candidat à la présidence, a cité 150 de ses propres bots comme s’il s’agissait d’humains ayant quelque chose d’important à dire. À leur tour, ces citations ont été reproduites par d’autres humains et d’autres bots [4], une pratique qui s’est poursuivie après son accession à la présidence.

En 2015, un tiers des gazouillis et jusqu’à la moitié du trafic internet étaient déjà générés par des bots[5]. Dans de nombreux cas, les bots ont été humanisés avec tous les défauts et habitudes des humains, tels que le maintien constant d’autres comptes sur différents réseaux sociaux avec des idées et des tics similaires ; ou le fait de prendre un temps prudent pour répondre à une question urgente. En 2014, un robot a réussi pour la première fois à passer le test de Turing (conçu en 1950 par le génie informatique Alan Turing) en faisant croire aux juges, lors d’un entretien de cinq minutes, qu’il s’agissait d’un véritable être humain. Grâce à cette capacité à se substituer aux humains avec la sensibilité du réel, comme lorsque quelqu’un parle notre propre langue et s’exprime comme nos propres amis, ces bots ont pu encourager des soulèvements sociaux et, surtout, perturber de vraies protestations de personnes réelles ayant de vrais problèmes.

Les PDG des grandes plateformes sociales comme X (ex-Twitter) et Meta (ex-Facebook) s’excusent face à la prolifération de contenus racistes en affirmant que « nous ne sommes pas les arbitres de la vérité ». Ce qui serait tout à fait exact s’il ne s’agissait pas d’une illusion commode. Aujourd’hui, la sensibilité au racisme aux USA a supplanté d’autres réalités telles que le classisme ou l’exploitation à distance d’êtres humains au profit de la micro-élite patronale. Les plateformes n’arbitrent pas seulement des positions politiques, comme celle de savoir qui a raison dans le conflit Russie-OTAN, ou Trump-Biden, mais leur existence entière et leur ingénierie psychologique sont basées sur l’idéologie du consumérisme et les avantages de la “libre concurrence”, l’un des mythes les plus obscènes de notre époque, s’il y en a un autre plus obscène.

Ce n’est pas un hasard si la jeunesse rebelle, révolutionnaire et de gauche des XIXe et XXe siècles était une jeunesse lettrée, alors que la jeunesse réactionnaire, conservatrice et de droite d’aujourd’hui a été éduquée dans les réseaux sociaux. Ce n’est pas un hasard si la diffusion de fausses nouvelles à partir de ces “réseaux neutres” a proliféré sur des thèmes classiques de l’extrême droite tels que la religion, la tribu et le racisme.


Atomic Robo, par NelsonRibeiro

 Après les dernières invasions et guerres post-coloniales des puissances occidentales en Afrique et au Moyen-Orient (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen), le même phénomène s’est produit qu’avec les guerres de Washington dans son arrière-cour latino-américaine : des milliers de personnes ont commencé à fuir le chaos du Sud mondial vers le seul endroit où elles pouvaient trouver un emploi rémunéré, le Nord civilisé, et elles n’ont pas été les bienvenues. Les frontières des USA et de l’Europe ont été fermées pour “protéger notre culture”, pour “protéger l’ordre public”, pour “protéger nos frontières”, des droits qui n’ont jamais été respectés en ce qui concernait les frontières, la culture et les lois et l’ordre des autres, les sauvages.

En raison du vieillissement de la population allemande et du bon sens de la chancelière Angela Merkel, plusieurs milliers de réfugiés syriens ont été accueillis. Mais comme dans le reste de l’Europe, les migrants se sont heurtés à une résistance comme s’ils étaient des envahisseurs. Comme ce récit ne suffisait pas, on a eu recours à un autre classique du genre, exercé avec une extrême habileté démagogique par l’ancien président Donald Trump et la plupart des politiciens de son parti : “les immigrés basanés et pauvres viennent violer nos femmes”. Ce discours récurrent de l’imaginaire pornographique du XIXe siècle (la féministe et éducatrice Rebecca Latimer Felton préconisait mille coups de fouet pour empêcher les Noirs libres de violer les jeunes filles blondes, alors même que les viols les plus fréquents étaient le fait de Blancs sur de jeunes femmes noires). Au moment où Rebecca Felton est élue première femme sénatrice de l’histoire de ce pays, en 1922, certains scientifiques européens et usaméricains (contrairement à ce qu’affirmaient divers auteurs latino-américains comme le Cubain José Martí ou le Péruvien González Prada) sont également convaincus de la supériorité de certaines races sur d’autres, selon leur propre idée de la supériorité. En 1923, le spécialiste Carl Brigman écrivait dans son Study of American Intelligence : « la supériorité de notre population nordique sur d’autres groupes tels que les Alpins, les Européens méditerranéens et les Nègres est quelque chose qui a été démontré ». 6] Le même auteur regrettera cette conclusion quelques années plus tard, estimant qu’elle n’était pas fondée sur les données disponibles, mais la culture populaire et les pouvoirs qui façonnent et manipulent ses faiblesses s’étaient déjà déplacés comme un tsunami de l’autre côté. Les années 1930 ont été l’apogée du nazisme en Europe et, aux USA, la haine des Noirs et l’expulsion de citoyens usaméricains au faciès mexicain ont atteint des niveaux historiques. Le pouvoir de ces théories n’a pas pris fin avec la défaite d’Hitler ; elles se sont poursuivies dans la pratique avec des expériences médicales sur les Noirs aux USA et les pauvres au Guatemala ; elles se sont poursuivies avec des guerres impérialistes et des stérilisations massives de races inférieures, comme à Porto Rico dans les années 1970 et au Pérou dans les années 1990. [les braves Suédois ont stérilisé des Rroms et des tattare, des “Tatars” -un groupe de voyageurs marginalisés et ethnicisés – jusqu’aux années 50, NdT]


Robot-chien policier, Allemagne, de nos jours

Dans l’Europe du XXIe siècle, la rumeur séculaire selon laquelle les immigrés basanés tuaient les hommes et violaient les femmes européennes blanches pauvres et sans défense a été répandue à maintes reprises. Ces rumeurs n’ont jamais été confirmées par des statistiques, mais il s’agit là d’un détail sans importance pour les masses enflammées.

Un autre exercice de rumeur, alimentant le marché juteux de la haine qui germe dans la peur, a affligé les victimes de multiples massacres aux USA au cours des deux dernières décennies. Diverses plateformes habitées par des mouches anonymes ont fait circuler la version selon laquelle ces massacres avaient été mis en scène, en dépit du fait que les familles et les tombes des victimes elles-mêmes étaient là pour en vérifier l’existence. Ce n’est pas un hasard si les groupes qui se sont chargés de rendre virales ces théories du complot étaient d’extrême droite  ou simplement des partisans de la droite politique adepte des armes à feu.

Après tous ces antécédents humains, ce n’est pas une simple coïncidence si même les bots sont racistes. Au début de l’année 2016, Microsoft a lancé son robot vedette, une jeune fille inexistante dotée du bagage linguistique d’un humain de 19 ans qui, grâce à son intelligence artificielle, pouvait interagir avec de vrais humains sur Twitter et dans le cadre de discussions téléphoniques telles que GroupMe. Les chats avec Tay (Thinking About You) étaient si réalistes que même les erreurs de ponctuation étaient incluses [8]. Grâce à cette interaction avec le “monde réel”, Tay a appris à être Tay. Peu après ces discussions enrichissantes (comme au siècle dernier une jeune femme apprenait des conversations dans les cafés d’ intellectuels de Paris ou de Montevideo), Tay est devenue une racaille raciste. À tel point que l’entreprise Microsoft, sans doute moins pour des raisons morales que pour des raisons économiques, a décidé de lui délivrer un certificat de décès 16 heures après sa naissance. Une vie courte, sans doute, mais suffisante pour écrire près de cent mille tweets.

D’autres expériences améliorées (comme Zo, plus politiquement correct) ont duré plus longtemps et ont échoué pour des raisons similaires. Les méga-plateformes comme Facebook ont essayé de nettoyer tout ce racisme et ce sexisme ambiant qui servent de matière première aux futures IA. Toutefois, la technique de censure des pages et des textes contenant des expressions racistes est très similaire à l’actuelle culture de l’annulation [cancel], qui a vu le jour aux USA et a commencé à atteindre d’autres continents. De la même manière que, dans diverses institutions éducatives, plusieurs enseignants et même des professeurs ont perdu leur emploi pour avoir mentionné le mot “noir” lorsqu’ils tentaient de dénoncer le racisme dans un texte, un document ou une œuvre de fiction, des robots ont censuré des textes dénonçant le racisme à l’égard des Indiens ou des Noirs pour avoir inclus des expressions que le robot avait mal interprétées dans leur contexte général [9]. 

Robocop, Dubaï, de nos jours

Même problème avec la technologie “biométrique” ou de reconnaissance faciale, selon laquelle les visages des personnes non blanches étaient plus susceptibles d’être reconnus comme suspects [10]. Ou bien ils ne les reconnaissent tout simplement pas comme des visages humains. Cette observation n’est pas nouvelle. En termes économiques, elles appartiennent à la préhistoire des techniques de reconnaissance faciale, rapportées au moins depuis 2009. [11] Si l’on remonte à la technologie de la photographie depuis le 19e siècle, l’histoire n’est pas très différente. Selon l’historien du cinéma Richard Dyer, lorsque les premiers photographes se sont tournés vers le portrait dans les années 1840, « expérimentant la chimie du matériel photographique, la taille de l’ouverture, la durée du développement et la lumière artificielle, ils sont partis du principe que ce qu’il fallait obtenir, c’était le rendu d’un visage blanc » [12].

 NdT

*Le mot “robot” a été créé par l’écrivain tchèque Karel Čapek en 1920 pour sa pièce de théâtre Rossum’s Universal Robots (R.U.R.). Le terme “robot” vient du tchèque robota, qui signifie “corvée” ou “travail forcé”. Dans la pièce, le “robot” est conçu pour servir d’esclave à l’homme, mais il finit par se rebeller.

Notes de l’auteur

[1] Fanon, Frantz, Les damnés de la terre. Paris : François Maspero, 1968, p. 13 (« La bourgeoisie colonialiste, quand elle enregistre l’impossibilité pour elle de maintenir sa domination sur les pays coloniaux, décide de mener un combat d’arrière-garde sur le terrain de la culture, des valeurs, des techniques, etc. […] Le fameux principe de l’égalité des hommes trouvera son illusion dans les colonies dès lors que le colonisé posera qu’il est l’égal du colon ».)

[2] Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs [Préface (1952) et postface (1965) de Francis Jeanson. Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 99 : « Je commence à souffrir de ne pas être un Blanc dans la mesure où l’homme blanc m’impose une discrimination, fait de moi un colonisé, m’extorque toute valeur, tutte originalité, me dit que je parasite le monde. […] Alors j’essaierai tut simplement de me faire blanc, c’est-à-dire j’obligerai la Blanc à reconnaître mon humanité. Mais, nous dira M. Mannoni, vous ne pouvez pas, car il existe au profond de vous un complexe de dépendance. […] le Blanc obéit à un complexe d’autorité, à un complexe de chef, cependant que le Malgache obéit à un complexe de dépendance. Tout le monde est satisfait. »

[3] Majfud, Jorge. Cyborgs. Izana Editores, Madrid, 2012.

[4] Business Insider UK. “Donald Trump Quoted Bots on Twitter 150 Times, Analysis Claims.” Business Insider, Insider, 11 Apr. 2016,

[5] Woolley, Samuel C., and Philip N. Howard. Computational Propaganda: Political Parties, Politicians, and Political Manipulation on Social Media. Oxford Studies in Digital Poli, 2018, p. 7.

[6] Zaller, John R., et Zaller J. R. The Nature and Origins of Mass Opinion. Cambridge UP, 1992, p. 10.

[7] Au-delà de la vieille arrière-cour, de 1971 à 1977 et avec un budget de cinq millions de dollars (plus de 30 millions en valeur 2020), l’International Education Program in Gynecology and Obstetrics a formé 500 médecins dans 60 pays, dont le Chili de Pinochet et l’Iran du Shah. Le 21 avril 1977, le directeur du Bureau de la population du gouvernement fédéral, le Dr R. T. Ravenholt, a déclaré que l’objectif de Washington était de stériliser 570 millions de femmes pauvres, soit un quart de toutes les femmes fertiles du monde (J. Majfud, La frontera salvaje. 200 años de fanatismo anglosajón en América Latina, 2021, p. 502).

[8] "Meet Tay - Microsoft A.I. Chatbot with Zero Chill". Archive.org, 2016,

[9] Majfud, Jorge. “La tiranía del lenguaje (colonizado).” Página12, 20 Feb. 2022,.

[10] Sandvig, Christian, et al. "When the Algorithm Itself Is a Racist : Diagnosing Ethical Harm in the Basic Components of Software". International Journal of Communication, vol. 10, 2016, pp. 4972-4990,

[11] "Webcam Can’t Recognize Black Face". Thestar.com, thestar.com, 23 déc. 2009,

[12] Dyer, Richard. White. Londres : Routledge, 1997.