Annamaria Rivera, Comune-Info,
8/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Bien avant l’anthropologie réflexive proposée par
Clifford Geertz et certains courants post-modernistes, pour ainsi dire, l’histoire
de la discipline a été traversée par un courant, certes minoritaire, qui inclut
et explicite la subjectivité de l’anthropologue et les motifs autobiographiques
dans le texte et la structure du discours (dans la narration, si l’on veut le
dire avec un terme à la mode dont on abuse).
Pour tous, il convient de citer l’œuvre, aussi
illustre que controversée, de Michel Leiris, notamment L’Afrique fantôme,
parue en 1934. Dans cet ouvrage, l’auteur réalise une sorte de pratique
autobiographique de l’ethnographie. Et il affirme ouvertement que c’est
précisément par la subjectivité que l’objectivité peut être atteinte. Leiris
ébranle ainsi le postulat épistémologique fondamental de l’ancienne démarche
scientifique (ou peut-être devrait-on dire scientiste, héritière du
positivisme) : celle qui obligeait à cacher le sujet de l’énoncé derrière l’objet
de l’énoncé. Et qui aspirait à la
neutralité par le biais d’un texte qui ne se confondait jamais avec le
personnel et le subjectif.
De cette obligation, Clara Gallini s’est souvent
moquée, notamment dans certaines de ses œuvres, obtenant néanmoins d’excellents
résultats. Je ne fais pas seulement référence à son dernier ouvrage courageux, Incidenti
di percorso. Anthropologia di una malattia [Accidents de parcours, anthropologie d’une
maladie](Nottetempo, Rome 2016). Ses autres écrits sont également parsemés d’indices autobiographiques, qui
n’enlèvent rien à leur valeur anthropologique et, au contraire, rendent son
écriture et son style originaux et captivants.
Notamment parce que, lorsqu’elle raconte son histoire
avec l’ironie et l’auto-ironie qui lui sont coutumières, elle ne concède rien
au narcissisme ; au contraire, elle devient en quelque sorte une anthropologue
d’elle-même, pour employer une expression paradoxale.
Elle l’a même fait dans le texte d’un rapport sur
Gramsci, préparé pour le Festival dell’Etnografia de Nuoro, qui a eu lieu du 23
au 26 juin 2007. Je le cite, ce document, également parce qu’il m’est
particulièrement cher, ayant été précédé d’une dense discussion en ligne entre
certains de mes collègues, dont moi-même. Même dans ce texte, Clara parle d’elle
ici et là, et d’une manière qui n’est pas du tout suffisante. Comme dans ce
passage :
Mes recherches en Sardaigne m’avaient déjà confrontée
à l’évidence d’institutions culturelles - par exemple, des festivals, des fêtes
foraines - qui se présentaient comme “populaires”, mais qui étaient en fait
interclassistes. Ce qui m’a posé pas mal de questions, précisément dans ces
années où le “populaire” était trop souvent essentialisé, idéologisé et non
étudié comme une production culturelle très complexe.
En parlant d’indices autobiographiques, on pourrait
citer de nombreux autres exemples. Je ne m’attarderai que sur deux d’entre eux
: Incidenti di percorso, déjà mentionné, et le court essai Divagazioni
gattesche (Divagations cataires, ou
chattesques, NdT], contenu dans un recueil de 1991, Tra uomo e animale.
Édité par Ernesta Cerulli et publié par la maison d’édition Dedalo (Bari), il
rassemble les contributions d’anthropologues illustres : de Bernardi à Cerulli
elle-même, de Faldini à Grottanelli, de Lanternari à Tullio Altan.
La raison pour laquelle j’ai choisi Incidenti di
percorso comme exemple est assez évidente. Par son écriture lucide et
courageuse, Clara démontre ici sa capacité singulière à devenir une véritable
observatrice participante d’elle-même et de sa maladie, ainsi que du contexte
humain, social, sanitaire et symbolique dans lequel elle était plongée depuis
qu’elle était gravement malade.
Paul Klee, Chat et oiseau,
1928. MOMA, New-York
Je m’attarderai également sur Divagazioni gattesche,
non seulement parce qu’il est dense en indices autobiographiques, mais aussi
parce que le sujet me tient particulièrement à cœur : entre autres, j’ai
longtemps partagé une ailurophilie [amour des chats, NdT] prononcée avec
Clara. L’un de mes livres les plus récents s’intitule La
città dei gatti [La Cité des chats]. Et il s’agit,
comme l’indique le sous-titre, d’une anthropologie animaliste (l’oxymore est
intentionnel) d’Essaouira, une ville du sud-ouest du Maroc.
Mais il y a une autre raison qui m’incite à mentionner
Divagazioni gattesche : le recueil contenant la contribution de Clara
date de vingt-sept ans, alors que l’animalisme et l’antispécisme étaient encore
pratiquement inconnus en Italie. Pourtant, elle se distingue, parmi d’autres
auteurs, par son approche animaliste et, pourrait-on oser, même antispéciste, s’il
est vrai qu’elle évoque même l’historicité du concept d’espèce lui-même (ibid.
: 102). En même temps, elle se vante, avec son ironie habituelle, de son “observation
participante de longue date, à la manière d’un chat, des intrigues historiques
qui tissent le grand savoir des anthropologues” (ibid. : 100) et déplore qu’il
n’y ait pas d’anthropologie qui montre comment le chat, comme le veau des Nuer,
peut servir (comme il le faisait dans un passé lointain) à penser le monde
(ibid. : 101).
Pour en revenir
à Incidenti di percorso, il convient de dire qu’en réalité, cette œuvre
n’est pas seulement « le récit d’un voyage dans un corps malade »
(ibid. : 11), pour reprendre ses mots, mais aussi une véritable autobiographie.
Clara, en effet, raconte son histoire à partir de son enfance, avec un récit
teinté d’une ironie légèrement mélancolique - comme je l’ai dit, un de ses
traits de caractère - et pas du tout complaisant.
Par exemple,
elle ne cache pas du tout ses faiblesses ou la rigidité éducative d’une famille
bourgeoise et consciente de sa classe, qui était également complaisante envers
le régime de Mussolini. Elle admet également avoir connu Marx et Gramsci « avec
un certain retard " »et seulement grâce à son déménagement à
Cagliari, sur l’invitation d’Ernesto de Martino en 1959. À l’époque,
écrit-elle, elle n’avait lu que Le monde
magique, de Martino. « Je n’y comprenais rien », avoue-t-elle
honnêtement, si ce n’est qu’« il y avait là quelque chose de fort, de
perturbateur, une pensée vivante et active, qui combinait nos vies avec celles
des autres » (ibid. : 245).
Comme on le sait, sa formation anthropologique s’est
déroulée là-bas, au contact de de Martino et dans cette université qui «
fut pendant quelques années un heureux îlot de savoir « : s’y rassemblait
une intelligentsia, composée principalement de savants provenant de diverses
parties du continent, qui était « considérée comme communiste « (ibid.
: 251).
« Quand on est vieux et triste, écrit-elle encore
dans son œuvre ultime, on reste seul et les relations se réduisent à celles que
nous avons avec notre corps et nos différents médecins « (ibid. : 58). En
réalité, Clara n’a jamais été seule, pas même pendant la période la plus
pénible de sa longue maladie. Elle ne l’a pas été grâce à la présence
habituelle de sa chatte Mirina, son interlocutrice depuis vingt ans, mais aussi
de celle qui l’a assistée dans ses derniers jours avec le plus grand soin et le
plus grand dévouement : une femme d’origine péruvienne, « très vive et
très attentive aux choses « (ibid. : 277), qu’elle mentionne à plusieurs
reprises dans son œuvre ultime, sous le pseudonyme d’Abilia, lui dédiant même
le dernier chapitre.