Gideon Levy, Haaretz,
12/1/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Dans le camp de réfugiés de Jénine, j’ai vu beaucoup de belles choses. Pas des livres de poésie de Rachel ou de Natan Alterman, comme le narrateur d’une chanson de Naomi Shemer a un jour décrit ce qu’il avait trouvé dans les avant-postes de l’armée israélienne dans le Sinaï, mais un camp courageux, déterminé, bien organisé, imprégné d’une combativité peut-être sans équivalent dans l’histoire.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis ma dernière visite. Depuis un an, les Forces de défense israéliennes n’ont pas osé envahir le camp lui-même, mais seulement sa périphérie. Depuis des années, l’Autorité palestinienne n’a pas pu y pénétrer. Aucun journaliste israélien, à l’exception d’Amira Hass, ne s’y est rendu ou n’y a été bienvenu, après toutes les déceptions que les reporters israéliens ont infligées aux résidents du camp.
Mais cette semaine, j’y suis retourné avec le photographe Alex Levac. Ce fut une visite très ompressionnante - personnelle, émouvante, mais aussi instructive.
La ville de Jénine a vu 60 de ses habitants tués au cours de la seule année dernière. Parmi eux, 38 étaient des résidents du camp, l’endroit qui ressemble le plus à la bande de Gaza, tant par son esprit que par sa souffrance ; on retrouve la même chaleur humaine et le même courage dans ce camp de Jénine.
La troisième section du cimetière des martyrs est déjà pleine, et il faut trouver une autre section pour les victimes à venir. Si les forces de défense israéliennes envahissent le camp, disent les gens ici, il y aura un massacre. Ils le disent sans une once de peur ou de vantardise.
Le propriétaire du restaurant de houmous à l’entrée du camp a subi un pontage depuis ma dernière visite. La femme du principal responsable du Hamas dans le camp, qui est emprisonnée en Israël, est devenue aveugle. Un hôpital moderne s’est ouvert près du camp et Jamal Zubeidi, le plus courageux et le plus noble de tous, a perdu son fils Naeem et son gendre Daoud l’année dernière. Daoud était à la fois le frère et le neveu de Zakaria Zubeidi.
Nous avons visité le camp le 40e jour du deuil de Naeem. Jamal était assis seul dans une pièce recevant des invités, à l’endroit même où les FDI ont déjà démoli sa maison à deux reprises, entouré de photos et de posters des six membres de sa famille tués. Une délégation de la secte juive Neturei Karta, en visite à Jénine, s’est également rendue sur place pour présenter ses condoléances, mais des hommes armés du camp les ont fait fuir en tirant des coups de feu.
Le plus jeune fils de Jamal, Hamoudi, que nous avions rencontré pour la première fois alors qu’il était un jeune enfant espiègle, est maintenant l’homme le plus recherché par Israël dans le camp ; il est membre du Jihad islamique. Les enfants des hommes qui ont combattu pour le Front populaire de libération de la Palestine, laïque, combattent maintenant pour le Jihad islamique, l’organisation la plus puissante du camp. Et c’est toute l’histoire en un mot.
Les hommes armés ont un numéro secret sur leur téléphone portable qu’ils appellent dès que quelqu’un voit les forces de l’armée israélienne se diriger vers la ville ou le camp de réfugiés. Ce numéro de téléphone déclenche automatiquement une alarme dans tout le camp. Cela se produit généralement la nuit. Tout le camp est réveillé, et des dizaines d’hommes armés quittent leurs maisons et se dirigent rapidement vers les entrées du camp et de la ville. C’est ainsi que 38 résidents du camp ont été tués.
Les distinctions entre les différentes organisations militantes sont floues ici ; elles coopèrent entre elles plus que partout ailleurs en Cisjordanie et à Gaza. Des filets de camouflage couvrent certaines des allées pour empêcher les drones des FDI de surveiller ce qui se passe.
Un jeune homme a sorti une photographie aérienne du camp qui a très probablement été laissée par des soldats dans la ville, bien que, selon la légende locale, elle ait été volée dans la poche d’un soldat. La photo a été prise pendant la Coupe du monde, et les FDI ont étiqueté certaines des allées du camp avec les noms des pays qui y participaient - Allée du Portugal, Allée de la France et Allée du Brésil. Une maison sur la photo était étiquetée “habira” ; les jeunes hommes pensaient qu’il s’agissait de la maison d’un “ami” (“haver” en hébreu, qui dérive de la même racine hébraïque) - en d’autres termes, d’un collaborateur.
La voiture la plus populaire dans le camp est le SUV hybride C-HR de Toyota. Nous en avons vu plusieurs rouler dans les allées. Ils ont été volés à Israël, presque neufs. Après tout ce qu’Israël a volé aux Palestiniens, des vestiges de leurs terres aux vestiges de leur honneur, il y a une justice poétique dans ces Toyota volées dont les jeunes hommes sont si fiers.
Il n’y a pas un foyer ici qui n’ait pas souffert d’un deuil, pas une famille qui n’ait pas eu un membre handicapé à vie ou emprisonné. Aux entrées du camp, les jeunes hommes ont érigé des barricades en fer bleu “comme en Ukraine”. Ce n’est pas encore l’Ukraine, mais le camp de réfugiés de Jénine pourrait bien devenir un jour, peut-être très bientôt, une nouvelle version de la ville ukrainienne de Boutcha. Aucun Israélien ne devrait s’en réjouir.