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18/12/2023

GIDEON LEVY
En Israël, 20 000 habitants de Gaza sont responsables de leur propre mort : je n’ai jamais eu aussi honte d’être Israélien

Gideon Levy, Haaretz, 17/12/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le journaliste Ben Caspit incarne le centre israélien. Il vit à Hod Hasharon et anime une émission de radio avec le journaliste Yinon Magal [élu député sur la liste Foyer Juif de Naftali Bennett en 2015, il démissionna rapidement suite à des accusations de harcèlement sexuel, NdT], qui se situe à l’extrême droite. Caspit, lui, est censé ne pas l’être. C’est un journaliste qui a de bonnes relations, qui est très respecté et qui a du succès.

Au cours du week-end, le directeur exécutif du groupe anti-occupation Breaking the Silence a écrit sur X : « Ne détournez pas le regard. Une correspondante de CNN est entrée dans le sud de la bande de Gaza et a ouvert une “fenêtre sur l’enfer” de Gaza ».

Voici la réponse de Caspit, qui se considère un homme modéré et honnête: « Pourquoi devrions-nous regarder ? Honnêtement, ils ont mérité leur enfer; je n’ai pas une once de sympathie ». Caspit, comme d’habitude, est le porte-parole du courant dominant d’Israël.

Hôpital Al-Najjar à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, dimanche. Photo de l’hôpital Al-Najjar :  Said Khatib/AFP

Huit mille enfants sont responsables de leur propre mort ; 20 000 personnes sont responsables d’avoir été tuées ; 2 millions de personnes ont causé leur propre déracinement. C’est ainsi qu’un riche parle toujours des pauvres, une personne prospère des moins fortunés, une personne en bonne santé des handicapés, les forts des faibles, les Ashkénazes des Juifs Mizrahi : ils sont responsables de leur statut de victime.

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Le journaliste israélien Ben Caspit :  Tomer Appelbaum

Dans l’Israël de l’après-7 octobre, on peut accuser 10 000 enfants et bébés d’être responsables de leur propre mort sans qu’Israël ait le moindre soupçon de responsabilité ou de culpabilité. Dans l’Israël de l’après-7 octobre, on peut se sentir irréprochable uniquement parce que le Hamas a commencé à commettre des atrocités en premier.

Un pays est en ruines et tous ses habitants sont en enfer, et le générateur de cet enfer ne porte aucune culpabilité, pas même un tout petit peu, pas même avec la culpabilité du Hamas. L’incarnation du centre israélien n’a même pas une once de sympathie pour les enfants amputés montrés dans le courageux et horrible reportage de Clarissa Ward dans un hôpital de Rafah.

Qu’ils se fassent amputer, que les enfants meurent, que tous les habitants de Gaza expirent, qu’ils suffoquent en enfer, ce n’est pas notre affaire. Ils sont responsables de leur désastre, eux seuls. Caspit est sur la bonne  voie : la victime est responsable de son statut de victime.

Abstraction faite de la question de la culpabilité et de la responsabilité - elles incombent toutes au Hamas, et pas du tout à Israël, dont les soldats et les pilotes se déchaînent à Gaza - nous n’avons rien à voir là-dedans, l’essentiel est que nous ne nous sentions pas coupables de quoi que ce soit.

Si l’on met cela de côté pour un moment, il faut être incroyablement obtus, cruel et même barbare pour ne pas ressentir au moins un peu d’empathie pour les enfants qui meurent par terre dans les hôpitaux, pour un père qui pleure sur le corps de son enfant, pour un nourrisson couvert de la poussière de sa maison bombardée, qui cherche en vain quelqu’un dans le monde, pour les personnes qui vivent depuis deux mois dans la terreur, le désespoir et sans plus rien dans leur vie, pour les affamés, les malades, les handicapés et les dépossédés de la bande de Gaza.

Même l’empathie est interdite aux yeux de Caspit et de ses semblables, de peur qu’une pensée dangereuse et interdite ne s’insinue : que ce sont des êtres humains qui vivent à Gaza. C’est une chose à laquelle les Israéliens ne peuvent pas faire face.


Une femme palestinienne sur le site d’une frappe israélienne sur une maison à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, samedi. Photo : BASSAM MASOUD/Reuters

On franchit là une ligne dangereuse, ce qui pourrait entraîner des pensées étrangères aux Israéliens, concernant jusqu’où il est permis d’aller pour une cause juste, ce qui est permis et, surtout, ce qui est interdit en toutes circonstances.

Il y a des choses qui sont interdites en toutes circonstances. L’assassinat de 8 000 enfants en deux mois, par exemple. Caspit et les siens ne veulent qu’acclamer l’armée héroïque sans voir son travail.

La compassion humaine est interdite, nous sommes israéliens. Lorsqu’un tremblement de terre se produit n’importe où dans le monde, nous envoyons de l’aide et nous sommes fiers de nous, mais les massacres à Gaza ne nous concernent pas. C’est ainsi que fonctionne la morale israélienne. Elle doit permettre à Caspit, et pas seulement à Magal, de se sentir bien dans sa peau à propos de Gaza.

Lors d’une conférence internationale qui s’est tenue le week-end dernier à Istanbul, j’ai déclaré, entre autres, que je n’avais jamais eu autant honte d’être Israélien qu’en regardant les images de Gaza. Ces propos ont été publiés sur un site web israélien de divertissement très populaire. Au cours du week-end, j’ai reçu des centaines (voire des milliers) d’appels et de SMS injurieux. C’est souvent par les égouts que l’on apprend à connaître une société. Tous unis, nous vaincrons, tel est le slogan actuel.

Cependant, la distance entre les eaux de cloaque qui se déversent sur moi et les paroles ostensiblement respectables de Caspit est plus petite qu’on ne l’imagine. Il n’y a aucune différence entre la haine pour les Arabes et leur déshumanisation, telles qu’elles s’expriment dans le langage vulgaire et inarticulé de mes interlocuteurs, et les paroles bien formulées de Caspit.

L’Israël d’en bas et l’Israël d’en haut ont perdu toute figure humaine. C’est une raison suffisante pour avoir honte d’être israélien.