Transcrit et traduit par Tlaxcala
Résumé synthétique de l’entretien
L’entretien entre Chris Hedges et Whitney Webb explore la mutation silencieuse du pouvoir à l’ère numérique : la fusion entre l’État sécuritaire et les géants de la Silicon Valley.
Whitney Webb retrace la filiation directe entre le programme de surveillance Total Information Awareness de John Poindexter, conçu après le 11 septembre, et Palantir, la société fondée en 2003 par Peter Thiel avec le soutien de la CIA. Ce transfert du renseignement public vers le secteur privé a fait de la surveillance un marché. Le citoyen n’est plus un sujet de droit, mais un flux de données.
Sous prétexte de sécurité et de santé publique, Palantir et ses dérivés ont généralisé la logique du pré-crime : prédire les comportements, identifier les risques avant qu’ils ne se produisent, administrer la société comme un algorithme.
L’État profond ne disparaît pas : il se reconfigure autour des technologies prédictives, alimentées par les géants du numérique.
Autour de Thiel gravite la PayPal Mafia – Musk, Altman, Vance, Luckey, Sacks – qui transforme le capitalisme technologique en idéologie politique : un État privatisé dirigé comme une entreprise. La “gouvernance par IA” et la militarisation des technologies (Palantir, Anduril, SpaceX) consacrent la fusion du militaire, du financier et du numérique.
À cette architecture s’ajoute la contribution israélienne : l’unité 8200 et ses start-ups de cybersurveillance (Black Cube, NSO, Carbyne) prolongent le modèle usaméricain à l’échelle globale, où les données et les algorithmes circulent entre Tel-Aviv, Washington et la Silicon Valley.
Ce système n’impose pas la tyrannie par la force, mais par la séduction du confort : sécurité, efficacité, personnalisation. La liberté devient un paramètre à cocher, la propagande une fonction native des plateformes.
Pour Hedges et Webb, la résistance ne peut être purement technologique : elle est morale et politique. Refuser la servitude numérique, soutenir les réseaux libres et les médias indépendants, c’est préserver la part d’humain dans un monde où le pouvoir cherche à tout quantifier — y compris la conscience.
Beaucoup de personnes, y compris certains libéraux, ont cru à tort que
l’administration Trump allait démanteler « l’État profond ». En réalité, comme
la journaliste d’investigation Whitney Webb l’a documenté, Trump est
étroitement lié aux figures les plus autoritaires de la Silicon Valley,
notamment Peter Thiel, qui imagine un monde où nos habitudes, nos penchants,
nos opinions et nos déplacements seraient méticuleusement enregistrés et
suivis. Ces alliés de Trump n’ont nullement l’intention de nous libérer de la
tyrannie des agences de renseignement, de la police militarisée, du plus vaste
système carcéral du monde, des entreprises prédatrices ou de la surveillance de
masse.
Ils
ne rétabliront pas l’État de droit pour demander des comptes aux puissants et aux
riches. Ils ne réduiront pas non plus les dépenses incontrôlées du Pentagone,
qui atteignent près de mille milliards de dollars. Ils purgent rapidement la
fonction publique, les forces de l’ordre et l’armée, non pour éradiquer l’État
profond, mais pour s’assurer que ceux qui dirigent la machine étatique soient
entièrement loyaux aux caprices et aux diktats de la Maison-Blanche de Trump.
Ce qui est visé, ce ne sont pas les réseaux clandestins, mais les lois,
règlements et protocoles – tout ce qui limite le contrôle dictatorial absolu.
Les compromis, la séparation des pouvoirs et la reddition de comptes sont voués
à disparaître.
Ceux
qui croient que le gouvernement doit servir le bien commun plutôt que les
diktats d’une poignée de milliardaires seront éliminés. L’État profond sera
reconstitué pour servir le culte du chef. Les lois et les droits inscrits dans
la Constitution deviendront sans objet. C’est un coup d’État lent, imposé par
étapes, appliqué brutalement par les forces de l’immigration et des douanes
(ICE) dans les rues de nos villes, soutenues par Palantir de Thiel et les
outils de surveillance numérique alimentés par l’intelligence artificielle.
Pour
en parler, je reçois Whitney Webb, journaliste d’investigation et autrice de One
Nation Under Blackmail [Une nation soumise au
chantage], que l’on peut suivre sur son site ouèbe Unlimited Hangout.
Whitney, commençons par le début : John Poindexter et l’affaire Iran-Contra, que j’ai couverte quand j’étais au Nicaragua, car c’est vraiment l’origine de ce dans quoi on se trouve aujourd’hui.
Whitney Webb
Oui, c’est un excellent point de départ,
merci Chris. John Poindexter, comme vous le savez, fut conseiller à la sécurité
nationale sous Reagan et le plus haut responsable de son administration inculpé
dans le scandale Iran-Contra.
Mais il est aussi considéré comme le «
parrain de la surveillance moderne ». Juste après le 11 septembre, il a dirigé
un programme de la DARPA appelé Total Information Awareness – ou
Connaissance Totale de l’Information. Après Reagan, Poindexter avait travaillé
pour plusieurs entreprises technologiques, ancêtres de ce que deviendront
Palantir et TIA, comme Saffron Technology ou Cintech Technologies – des
sous-traitants du département de la Défense qui cherchaient à employer
l’analyse prédictive pour anticiper les actes terroristes, bien avant 2001.
Lorsque TIA fut révélée, l’ACLU [Union
américaine pour les libertés civiles] et d’autres organisations dénoncèrent une
menace directe contre le droit à la vie privée. La presse se moqua du programme
en disant qu’il « combattrait le terrorisme en terrorisant les citoyens ». En
mai 2003, face au tollé, on le rebaptisa Terrorism Information Awareness,
sans en changer la nature.
Ce même mois, Peter Thiel fonda Palantir.
Thiel et Alex Karp contactèrent Poindexter par l’intermédiaire de Richard Perle
afin de privatiser le programme : ils comprirent que dans le secteur privé, le
scandale s’éteindrait. Ce fut le cas.
Le financement de Palantir provenait de
Thiel lui-même et du fonds de la CIA, In-Q-Tel. L’un des responsables, Alan
Wade, avait travaillé avec Poindexter sur TIA. Pendant ses six premières
années, Palantir n’eut qu’un seul client : la CIA. Ses ingénieurs se rendaient
à Langley toutes les deux semaines. Alex Karp a reconnu que la CIA avait toujours
été le client visé.
Chris
Hedges
Expliquez ce que faisait ce programme et quel en était le
but.
Whitney Webb
L’objectif de Poindexter était immense :
recueillir toutes les données possibles – bancaires, de santé, de
communications – pour prédire les actions avant qu’elles ne se produisent.
L’un des volets les plus absurdes fut le
marché à terme du terrorisme : un système de paris où des investisseurs
misaient sur la probabilité d’attentats ou de coups d’État au Moyen-Orient.
Un autre volet concernait la santé, la biosurveillance,
ancêtre des systèmes que Palantir a ensuite mis en place pour le ministère de
la Santé (HHS) pendant le COVID, en analysant par exemple les eaux usées pour
prévoir les épidémies. Aujourd’hui, Palantir gère les données sanitaires du
HHS, des CDC (Centres pour le contrôle et la
prévention des maladies), et du NHS (Service national de santé) britannique
Chris Hedges
Et Palantir aujourd’hui ?
Whitney Webb
L’entreprise s’est imposée comme moteur d’intelligence artificielle pour
Wall Street et sous-traitant de toutes les agences américaines : DHS, ICE, NSA,
FBI. Sa technologie est utilisée pour la « police prédictive » – c’est-à-dire
la surveillance des quartiers pauvres et racisés sous prétexte de prévention.
Les systèmes comme PredPol se sont révélés d’une inexactitude extrême,
pires qu’un pile-ou-face.
Quand Palantir se retire, une autre
société liée à Thiel, Carbyne 911 – financée aussi par Jeffrey Epstein
et dirigée par Ehud Barak, ancien Premier ministre israélien – prend la relève
en gérant les systèmes d’urgence 911.
Ainsi, les ambitions de Poindexter se
sont réalisées, accélérées sous prétexte de pandémie et de sécurité.
Chris Hedges
En somme, tout cela aboutit à créer des profils pour chaque citoyen ?
Whitney Webb
Exactement. Et cela a été reconnu publiquement. L’administration Trump
utilisait Palantir pour bâtir des bases de données sur chaque USAméricain. Ce
n’est que la version officielle d’un ancien système clandestin appelé Main
Core, mis au point à l’époque d’Iran-Contra et qui continue d’exister.
L’idée était d’établir un registre
secret des personnes considérées comme « potentiellement subversives ». Ce que
Palantir fait aujourd’hui de manière légale, avec la puissance de calcul et les
moyens du secteur privé.
Sous Trump, après la fusillade d’El
Paso, le procureur général William Barr lança le programme DEEP – Disruption
and Early Engagement Program. Ce dispositif posait les bases juridiques du «
pré-crime », c’est-à-dire l’intervention avant que le crime ne soit commis.
Trump proposa aussi d’utiliser les réseaux sociaux pour détecter les signes
avant-coureurs de violence à l’aide d’algorithmes.
Ces projets ont ensuite été repris, sous
des noms différents, par l’administration suivante. Aujourd’hui, Palantir n’est
plus seulement un acteur de la sécurité ; elle gère aussi des données pour le
fisc, le Trésor et les infrastructures de santé publique.
Les racines de ce système remontent aux
années 1980, lorsque les protocoles de continuité du gouvernement prévoyaient
déjà de ficher les citoyens dissidents afin de pouvoir les localiser et les
arrêter en cas de crise politique. À l’époque, une « crise » pouvait signifier
de simples manifestations pacifiques contre la guerre.
Si cela existait déjà dans les années
Reagan, imaginez ce qu’il en est aujourd’hui après vingt-cinq ans de
perfectionnement technologique et la montée en puissance de la surveillance
numérique !
Chris Hedges
Parlons maintenant de ce que vous appelez la PayPal Mafia : Palmer
Luckey, J.D. Vance, Elon Musk, Sam Altman…
Whitney Webb
Ce groupe forme une véritable cabale. PayPal est né de la fusion de Confinity,
fondée par Thiel, et de X.com, fondée par Musk. Avant son lancement,
Thiel consulta déjà toutes les grandes agences USaméricaines à trois lettres [CIA,
DIA, NSA, FBI etc.]. PayPal a « monétisé » Internet et a lié, dès ses
débuts, la fintech [technologie financière] au pouvoir d’État.
Après sa vente à eBay, Thiel créa
Palantir en réutilisant l’algorithme antifraude de PayPal comme base.
Aujourd’hui, ses anciens associés dominent la politique et la technologie.
David Sacks, autre vétéran de PayPal, dirige la politique de l’IA à la Maison-Blanche
; J.D. Vance doit sa carrière politique à Thiel ; Musk et Altman sont des
alliés étroits.
Tous partagent une idéologie influencée
par Curtis Yarvin : privatiser entièrement l’État et remplacer le président par
un PDG-dictateur. Ce pseudo-libertarianisme est en réalité une apologie du
pouvoir autoritaire privatisé.
Palantir et Anduril – l’entreprise de
Palmer Luckey financée par Thiel – développent des armes autonomes et le mur
intelligent à la frontière mexicaine : drones, capteurs, automatisation
militaire. Ce n’est pas moins violent, simplement plus propre et plus
déshumanisé.
Chris Hedges
Expliquez ce « mur intelligent » et son lien avec SpaceX, les cryptomonnaies,
etc.
Whitney Webb
Le Smart Wall n’est pas un mur physique mais un réseau invisible de
drones et de capteurs capables de détecter toute traversée non autorisée. Le «
mur » s’étend au-delà de la frontière ; des millions d’USAméricains vivent
désormais dans ce qu’on appelle une « zone hors Constitution ».
SpaceX est
devenu un acteur militaire central ; Starlink alimente les communications de
l’armée ukrainienne et a été proposé pour infiltrer l’Iran.
Parallèlement, un projet nommé Department of Government Efficiency – ou DOGE –
vise à remplacer les fonctionnaires par des algorithmes d’IA détenus par la
Silicon Valley.
Presque tous les géants du numérique, d’Oracle à Amazon, ont été liés aux
services de renseignement dès leur origine.
Oracle,
par exemple, vient directement d’un contrat de la CIA.
Aujourd’hui, Larry Ellison et Elon Musk contrôlent une part considérable des
infrastructures médiatiques et techniques : Musk transforme Twitter (désormais
X) en application-monde intégrant paiements, cryptomonnaie et communication.
L’administration Trump a encouragé
l’usage des stablecoins, des monnaies numériques adossées au Trésor, afin de
financer indirectement la dette publique et les budgets militaires.
Chris Hedges
Et Oracle ?
Whitney Webb
Oracle reste la colonne vertébrale des bases de données gouvernementales. Safra
Catz, sa PDG, a joué un rôle clé auprès de Trump, notamment dans le limogeage
du conseiller à la sécurité nationale, le lieutenant-général H.R. McMaster.
Larry Ellison est devenu l’un des oligarques les plus puissants ; il rachète
CBS, Paramount, CNN, et influence directement la politique usaméricaine.
Chris Hedges
Parlez-nous du lien entre Israël, la Silicon Valley et les services de
renseignement.
Whitney Webb
Depuis les années 1990, Israël a bâti un écosystème entier de start-up issues
de l’unité 8200 — c’est l’équivalent israélien de la NSA. C’est l’un des
départements les plus sophistiqués du renseignement militaire au monde.
En 2012, le gouvernement israélien a officialisé une politique consistant à sous-traiter
au secteur privé certaines opérations de renseignement autrefois menées
directement par le Mossad ou le Shin Bet.
Cela signifiait qu’au lieu de recourir
uniquement à des espions d’État, Israël encourageait la création d’entreprises
dirigées par d’anciens officiers du renseignement, qui pouvaient ensuite
travailler à la fois pour l’État et pour des clients étrangers.
Des sociétés comme Black Cube (rendue célèbre par son travail pour Harvey
Weinstein) ou Carbyne 911 (soutenue par Peter Thiel et Jeffrey Epstein) sont
directement issues de ce modèle.
Un financier usaméricain, Paul Singer —
très proche du Likoud — a créé l’organisation Start-Up Nation Central, chargée
de relier ces entreprises israéliennes aux grandes firmes usaméricaines.
Le but déclaré était de contourner le mouvement BDS et de renforcer les liens
économiques entre Israël et la Silicon Valley.
Les géants usaméricains du numérique —
Google, Microsoft, Intel, Amazon — recrutent massivement d’anciens membres de
l’unité 8200. Certains de leurs départements de cybersécurité sont presque
entièrement composés d’anciens officiers israéliens.
Résultat : la frontière entre les systèmes de surveillance israéliens et usaméricains
s’est pratiquement effacée.
Les données, les algorithmes, les
infrastructures cloud sont partagés. Et cette coopération dépasse la sécurité :
elle touche la santé, la finance, la recherche scientifique.
L’effet politique est évident : la
Silicon Valley et le complexe militaro-sécuritaire israélien fonctionnent
désormais comme deux faces d’un même réseau.
Ils se protègent mutuellement, s’échangent leurs innovations et se financent
entre eux.
Chris Hedges
Vers quel monde allons-nous, selon vous ?
Whitney Webb
Nous allons vers un monde où la frontière entre le public et le privé s’efface
complètement. Ce qui se met en place, c’est la fusion du pouvoir patronal et du
pouvoir étatique — le fascisme technologique dans sa forme la plus pure.
Les multinationales dépasseront les
gouvernements en influence, mais elles se serviront de la structure
gouvernementale pour imposer leurs intérêts.
Les citoyens, eux, deviendront des sources de données et des sujets
d’expérimentation sociale.
Le dernier mémorandum présidentiel sur
le « terrorisme domestique » en est un exemple : il élargit tellement la
définition de l’extrémisme qu’il pourrait inclure toute personne critique du
capitalisme, du système militaire ou de la politique étrangère usaméricaine.
Et maintenant, grâce à la légalisation
de la propagande intérieure depuis l’administration Obama, le gouvernement peut
utiliser les médias et les réseaux sociaux pour diffuser des messages ciblés
aux citoyens.
Ce qui n’était autrefois que la propagande de guerre est devenu un outil de
gestion de l’opinion quotidienne.
Les oligarques des médias — Ellison,
Musk, Thiel — amplifient ce système.
Ils fournissent à la fois les plateformes technologiques, les flux
d’information, et les filtres algorithmiques.
C’est un cycle fermé : ceux qui contrôlent les réseaux contrôlent la perception
du réel.
Et cette perception peut être ajustée à
volonté : un clic, un algorithme, un bannissement. La désinformation devient
alors non pas un problème, mais une arme politique. Le plus effrayant, c’est
que tout cela est présenté comme un progrès.
L’idée qu’on sacrifie la liberté individuelle pour la sécurité collective a été
normalisée depuis le 11 septembre. Et aujourd’hui, la menace invoquée n’est
plus le terrorisme étranger, mais le terrorisme intérieur.
Le concept est si vague qu’il englobe
quiconque s’oppose au gouvernement, de gauche comme de droite. C’est une
doctrine de contrôle social total.
Mais tout n’est pas perdu. Il est encore
possible de bâtir des alternatives :
– créer des systèmes parallèles de communication et d’économie,
– quitter les plateformes de la Silicon Valley,
– soutenir les logiciels libres et les médias indépendants.
Il faut comprendre que la bataille n’est
pas seulement politique ou technologique : elle est spirituelle.
Accepter la servitude numérique, c’est abdiquer notre humanité. Refuser la
passivité, c’est déjà résister.
Chris Hedges
Merci, Whitney. Et merci à Diego, Victor, Sophia, Thomas et Max pour la
production.