Defense Prime, qui a recruté au
moins quatre pirates informatiques israéliens, n’est que le dernier exemple en
date des entreprises usaméricaines et européennes qui se lancent dans le
cyberjeu offensif, alors qu’Israël met au pas le groupe NSO et ses semblables
L’offre d’emploi a été publiée il y
a environ deux mois en hébreu sur la page LinkedIn du principal chasseur de
têtes de hackers israéliens. Le poste : chercheur senior en vulnérabilités -
terme industriel désignant un pirate informatique capable de trouver des
failles dans les mécanismes de défense de différents systèmes technologiques. Lieu
: Espagne. Employeur : Une nouvelle “startup israélo-américaine” qui opère
actuellement “sous les radars”, comme l’indique l’annonce.
Le salaire, Haaretz l’a
confirmé, est le double de celui versé par les entreprises israéliennes actives
sur le marché déjà lucratif de la cybernétique
offensive. Les
candidats qui obtiennent le poste bénéficient également d’un déménagement
entièrement financé pour eux et leur famille d’Israël à Barcelone.
L’annonce ne mentionne aucun nom,
mais Haaretz peut confirmer que l’entreprise qui se cache derrière est
Defense Prime, une nouvelle cyber-entreprise fondée par des Israéliens
expatriés aux USA. Elle est enregistrée aux USA et ses opérations naissantes
sont menées dans le cadre de la législation et de la réglementation usaméricaines
- tout en essayant d’inciter les Israéliens à abandonner leur travail dans des
entreprises telles que NSO et à choisir de travailler aux USA, ou du moins avec
les USA.
Haaretz a appris qu’au cours des derniers
mois, au moins quatre pirates informatiques chevronnés ont quitté leur emploi
en Israël, dans des entreprises appartenant à des Israéliens ou même dans l’establishment de la défense israélienne pour rejoindre la nouvelle
entreprise. Deux de ces chercheurs chevronnés ont en fait quitté deux
entreprises locales de cyber-armes, qui ont également perdu un expert en
sécurité des opérations qui a récemment rejoint Defense Prime. L’un des autres
pirates informatiques chevronnés vient d’une entreprise israélienne de Singapour,
et un autre a été recruté au sein d’un organisme de défense israélien. Selon l’une
des nombreuses sources qui ont parlé à Haaretz pour cet article, le
chercheur était considéré comme un grand talent et son départ vers la nouvelle
entreprise est considéré comme un coup dur potentiel pour les capacités
cybernétiques de l’État israélien.
Il ne s’agit pas seulement de
talents : selon des sources, l’entreprise a également discuté de la possibilité
d’acheter des actifs de Quadream, une entreprise israélienne de cyberoffensive qui a récemment fermé ses portes.
Il s’agit de la dernière d’une série d’entreprises similaires qui ont cessé
leurs activités après la crise dans ce domaine controversé, aujourd’hui au cœur
d’une crise entre Israël et les USA, et leurs institutions de défense
respectives. Contrairement à l’embauche de pirates informatiques, la vente de
toute technologie provenant d’une entreprise comme Qaudream, spécialisée dans
le piratage des iPhones, nécessite l’autorisation du ministère israélien de la défense.
L’école militaire de formation à la
cyberguerre Ashalim, située au CyberSpark de Beer Sheva (inauguré en 2014),
forme de 500 à 600 cyberguerriers par an, destinés à l’exercice de tâches dans
tous les secteurs de l’armée israélienne et dans le secteur privé en Israël et
dans le monde. Ce cyber-campus a servi de modèle au Cyber Campus de La Défense
à Paris, voulu par Emmanuel Macron et inauguré en 2022
Crise des
logiciels espions
Il n’est pas le seul : au cours des
deux dernières années, depuis que la crise entre Israël et les USA a éclaté à
la suite d’une série de révélations concernant l’utilisation abusive du logiciel
espion Pegasus de NSO, des dizaines
de pirates informatiques israéliens et d’autres personnes employées dans le
domaine de la cybernétique offensive ont quitté le pays pour travailler à l’étranger.
Certains sont partis travailler pour d’autres Israéliens qui opéraient déjà en dehors
du pays et de ses mécanismes de contrôle. D’autres rejoignent des entreprises
étrangères basées en Europe ou aux USA - des entreprises qui, selon certaines
sources, bénéficient également du soutien de leurs services de renseignement
locaux non israéliens. Elles notent l’augmentation du nombre de sociétés
italiennes et espagnoles en particulier, mais il s’agit surtout de sociétés
soutenues par l’establishment de la défense et la communauté du renseignement usaméricains.
Defense Prime n’est que la plus
récente et la plus bruyante de ce que les sources disent être une nouvelle
génération de cyber-entreprises non-israéliennes actuellement en pleine
ascension et prenant une part du talent et de la part de marché de leurs
concurrents israéliens. Selon des sources et une enquête menée par Haaretz,
l’entreprise rejoint une liste croissante d’entreprises nouvelles ou existantes
qui ont considérablement développé leurs activités au cours des deux dernières
années, parallèlement aux tentatives visant à contrôler l’industrie cybernétique israélienne et à mettre un terme à la
prolifération des logiciels d’espionnage commerciaux.
En Europe, des sources indiquent
que des entreprises existantes comme Memento Labs ou Data Flow en Italie,
Interrupt Labs au Royaume-Uni et Varistone en Espagne se sont développées au
cours des 18 derniers mois, également avec l’aide de talents israéliens. Il
existe également de nouvelles entreprises, en particulier aux USA, qui sont
apparues parallèlement à la pression exercée par les USA sur Israël dans le
sillage de l’affaire du NSO.
Eqlipse, très présent sur les
médias sociaux, ne rate pas une occasion de faire sa pub : concerts, marathons,
célébrations patriotiques en tous genres
Eqlipse Technologies, par exemple,
a été créée l’année dernière pour offrir ce qu’elle appelle des capacités de
cyberveille et de renseignement d’origine électromagnétique (“SIGINT”) à
spectre complet pour des “clients clés en matière de sécurité nationale au sein
du ministère de la défense et de la communauté du renseignement”, selon un communiqué de presse d’Arlington
Capital, qui soutient l’entreprise. L’expression “spectre cybernétique complet” est un
euphémisme utilisé dans l’industrie pour désigner les capacités défensives et
offensives. Malgré son jeune âge, Eqlipse emploie déjà plus de 600 personnes et
réalise un chiffre d’affaires annuel de 200 millions de dollars.
Une autre entreprise, Siege Technologies,
également usaméricaine, a été créée en 2019 mais a intensifié ses activités au
cours des deux dernières années. Elle se concentre exclusivement sur « la
fourniture de capacités cybernétiques offensives et défensives essentielles au
gouvernement américain », selon son site web.
Selon certaines sources, ces
entreprises et leurs annonces publiques - rares dans le monde secret du
renseignement cybernétique - s’inscrivent dans une tendance plus large : Les
entreprises et les invesisseurs usaméricains pensent que, parallèlement à la
critique publique de la cyber-offensive, l’establishment de la défense usaméricaine
et la Maison Blanche sont intéressés par le développement de leur propre
industrie - et sont prêts à payer pour cela.
Le chouchou de
Netanyahou
Le marché cybernétique offensif d’Israël,
qui était autrefois la coqueluche du Premier ministre Benjamin Netanyahu et de
l’establishment de la défense israélienne, traverse la pire crise qu’il ait
connue depuis sa création, d’après certaines sources.
Après des années de “cyber-diplomatie”
- une politique menée par Netanyahou dans le cadre de laquelle Israël
utilise la vente de cyber-armes pour réchauffer les relations diplomatiques
avec des pays qui lui sont historiquement hostiles - Israël a fait volte-face.
Selon certaines sources, il est loin le temps où le ministère de la Défense
autorisait la vente de logiciels espions de qualité militaire à des pays comme
le Rwanda ou l’Arabie saoudite.
La raison : l’enquête Projet
Pegasus, à laquelle Haaretz a également participé, a révélé l’utilisation abusive du logiciel
espion par les États clients de NSO dans le monde entier, ainsi que la révélation que l’Ouganda
a utilisé le logiciel espion pour pirater les téléphones des fonctionnaires du
département d’État usaméricain en Afrique. Cette dernière affaire a provoqué
une crise diplomatique entre Washington et Jérusalem, la Maison Blanche
exhortant Israël à restreindre ses cyber-entreprises. La décision d’ajouter NSO
et Candiru, une autre cyber-entreprise israélienne, à une liste noire du
ministère usaméricain du commerce a indiqué à Israël que les USAméricains
étaient sérieux.
Israël a réagi en inversant sa
politique. Il a communiqué aux médias une liste tronquée des pays auxquels les
entreprises de cybernétique peuvent désormais vendre leurs produits, liste qui
ne comprend pratiquement plus que des États occidentaux.
Selon certaines sources, toutes les
petites entreprises qui se sont développées dans l’ombre de NSO et qui
vendaient des logiciels espions à des pays non occidentaux ont perdu leur
capacité à faire des affaires presque du jour au lendemain. Au cours des 18
derniers mois, la plupart des entreprises n’ont pas pu obtenir de licence pour
conclure ne serait-ce qu’un seul nouveau contrat ; dans certains cas, les
contrats existants ont également été annulés.
En réaction, de plus en plus d’entreprises
ont commencé à fermer leurs portes ou à se retirer du marché offensif, se
concentrant plutôt sur des formes moins intrusives de surveillance “passive”,
qui ne sont pas réglementées de manière aussi stricte. Cognyte a par exemple
fermé Ace Labs, sa filiale spécialisée dans le piratage téléphonique. Bien que
les leaders du marché, NSO et Paragon - qui se concentre presque exclusivement
sur les marchés occidentaux et a réussi à garder sa réputation intacte -
poursuivent leurs activités, ils sont également en difficulté. D’autres, comme
Nemesis, Wintego, Kela, Magen et Quadream, ont complètement cessé leurs
activités, selon certaines sources, ou ont au moins déclaré qu’elles les
avaient arrêtées et transférées à l’étranger ou qu’elles les avaient
rebaptisées.
Des sources industrielles de haut
niveau ont passé l’année dernière à avertir que la nouvelle politique
israélienne d’apaisement avec les USAméricains se retournerait contre eux.
Elles affirment que la perte de talents et les dommages causés à l’industrie
nuiront également à l’establishment de la défense israélienne et pourraient
même faire perdre à Israël son avantage dans le cyberespace militaire. Sans la
capacité de retenir les meilleurs talents en Israël, ces pirates ne seront plus
disponibles pour servir dans des unités comme la 8200 - où ceux qui travaillent
à l’étranger ne peuvent pas toujours revenir pour le service de réserve en
raison de préoccupations liées au secret.
« Lorsque ces personnes
travaillent à l’étranger, elles ne sont pas seulement en dehors de l’écosystème
israélien, mais aussi dans un nouvel écosystème, et ces pays en profitent »,
explique une source industrielle. « Cela ne fait pas qu’affaiblir Israël,
cela rend aussi les Européens et les Américains - et qui sait d’autres - plus
forts ».
Selon des sources industrielles, la
pression usaméricaine sur Israël n’est pas seulement le résultat de
préoccupations en matière de droits humains, mais fait également partie de ce
qu’elles considèrent comme une politique plus large visant à affaiblir l’industrie
cybernétique d’Israël et à renforcer celle des USA à ses dépens. À titre d’exemple,
ils citent la tentative de L3Harris, un géant usaméricain de la défense
technologique, d’acheter NSO après qu’il a été placé sur la liste noire. L’opération
n’a pas abouti en raison des objections des responsables israéliens, mais elle
a bénéficié du soutien de l’establishment usaméricain de la défense et devait
permettre à NSO d’être retiré de la liste noire, a-t-on laissé entendre à l’époque.
Des rapports ont également révélé
que les organismes de défense usaméricains avaient eux-mêmes acheté une version
de Pegasus, allant jusqu’à l’offrir à Djibouti dans le cadre du soutien US à ce
pays. Le décret de la Maison Blanche interdisant aux organismes usaméricains
d’utiliser des logiciels espions tels que Pegasus, ont noté les experts à l’époque,
était formulé de manière à permettre aux USA de continuer à produire, à vendre
et même à utiliser ces technologies eux-mêmes.
Complexe
militaro-industriel cybernétique
En fait, L3Harris fait partie d’une
poignée d’entreprises de défense usaméricaines qui disposent de leurs propres
unités cybernétiques offensives, et des sources affirment qu’il s’agit là de la
véritable toile de fond de la montée en puissance d’entreprises telles que
Defense Prime.
Les origines de Defense Prime
remontent à un fonds de capital-risque usaméricain et aux deux entrepreneurs
israéliens - dont l’un est un ancien de l’appareil de défense israélien. Le
fonds lui-même n’est pas lié à la nouvelle entreprise, mais cette dernière est
née d’une tentative antérieure du fonds d’entrer sur le marché de la
cybernétique, avec le soutien d’une liste de hauts responsables des services de
renseignement et de la défense. Ces derniers allaient de l’ancien chef de la
National Security Agency, Keith Alexander, un général quatre étoiles à la
retraite, à des responsables de l’unité de renseignement militaire israélienne
8200 et du Mossad, ainsi que des services de renseignement allemands. Comme
indiqué, le fonds n’est pas impliqué dans la nouvelle entreprise, et on ne sait
pas combien de ces fonctionnaires, s’il y en a, ont quitté la société de
capital-risque et se sont impliqués dans le projet.
Dans le même temps, des entreprises
telles que L3Harris et Raytheon, comme l’a constaté Haaretz, recrutent
activement pour des postes aux capacités clairement offensives. Qu’il s’agisse
de “chercheurs en exploitation de failles” ou d’experts en recherche ou en
criminalistique sur iOs ou Android, les travailleurs sont recherchés par les
entreprises de défense usaméricaines, qui ont toutes deux conclu des contrats
avec des organismes officiels US pour différentes formes de cybercriminalité.
Il en va de même pour General Dynamics, l’une des cinq plus grandes entreprises
de défense usaméricaines.
CACI, une autre entreprise usaméricaine
spécialisée dans la sécurité intérieure et les drones, se targue également de “capacités cybernétiques offensives contre les plateformes
adverses”. L’entreprise est actuellement à la recherche d’une personne ayant des compétences
en « criminalistique informatique / criminalistique d’appareils mobiles...
analyse et méthodologies d’intrusion par rétro-ingénierie, analyse des
renseignements et évaluation des vulnérabilités ». Leidos et une autre
société appelée ManTech sont également de plus en plus actives dans ce domaine,
selon des sources et des offres d’emploi. Ensemble, ces entreprises permettent
à l’USAmérique de bénéficier d’une cyberindustrie militaire en plein essor.
L’entreprise italienne Data Flow
est un bon exemple de cette tendance. Elle s’occupe directement des exploitations
de failles (et non des logiciels espions) et a récemment décidé d’ouvrir une boutique
aux USA, signe de la nouvelle centralité du marché usaméricain. L’entreprise,
qui, selon son site ouèbe, recrute actuellement un chercheur en exploitation de
failles pour iPhone et Android, compte également un Israélien senior qui a
quitté un poste similaire dans une entreprise israélienne l’année dernière.
Ce n’est pas la première fois que de
grosses sommes d’argent tentent d’attirer les talents israéliens. Toutefois,
selon certaines sources, lorsque la société Dark Matter, soutenue par les
Émirats arabes unis, a tenté d’attirer des pirates informatiques israéliens et usaméricains
en leur offrant des salaires mirobolants (jusqu’à 1 million de dollars par an,
selon les rumeurs), les établissements de défense usaméricains et israéliens
ont pu tirer la sonnette d’alarme. Lorsque des entreprises usaméricaines et
européennes font de même, Israël est impuissant. En effet, pendant des années,
Israël a évité d’appliquer ses lois sur les exportations de défense aux
personnes et aux capacités techniques, se contentant de réglementer la vente de
technologies défensives ou militaires.
« Nous ne sommes pas en Corée
du Nord, vous ne pouvez pas dire aux gens où ils doivent vivre et avec qui ils
doivent travailler », déclare un haut fonctionnaire du secteur qui a perdu
du personnel au cours des derniers mois. « Si quelqu’un préfère vivre et
travailler à Washington ou en Espagne, c’est son droit ».
Les sources des différentes
entreprises indiquent qu’avec la crise - et le climat politique en Israël qui pousse de nombreux Israéliens à
envisager de quitter le pays - elles ont du mal à retenir les talents. Outre la
menace usaméricaine, elles notent également que les entreprises israéliennes
qui opèrent depuis longtemps en dehors d’Israël en récoltent également les
fruits, et pas seulement en termes de talents.
À titre d’exemple, ils citent la
société Intellexa, détenue et dirigée par deux anciens hauts responsables des
services de renseignement israéliens, qui a été impliquée dans une série de
controverses au cours de l’année écoulée. Elle a remporté un certain nombre de
contrats lucratifs que des entreprises israéliennes ont été contraintes de
refuser pour des raisons de réglementation et de respect des droits humains.
Ils notent également l’existence de deux nouvelles cyber-entreprises à
Singapour, liées à Rami Ben Efraim, ancien haut commandant de l’armée de l’air
israélienne, qui a été attaché militaire dans ce pays d’Asie du Sud-Est et qui
travaille désormais dans le secteur privé.
« Israël et les entreprises
israéliennes ont toujours pu concurrencer celles qui essayaient d’opérer dans
le dos du ministère israélien de la Défense et en dehors de son champ de
compétence réglementaire », a déclaré une source. « Mais c’était à l’époque
où l’industrie locale était vivante et dynamique, ce qui n’est plus le cas
aujourd’hui ».
Defense Prime et le ministère de la
Défense israélien, sollicités, n’ont pas répondu à cet article.