Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Des soldats ont tiré des dizaines de balles sur une voiture dans laquelle se trouvaient deux étudiants dans leur village de Cisjordanie. L’un d’eux a été tué, l’autre a été blessé puis tabassé par les soldats. Il s’agit d’un remake d’un autre incident, survenu le mois dernier, dont l’armée a également affirmé, à tort, qu’il s’agissait d’une tentative d’attaque à la voiture-bélier.
Un parent
embrasse Mohammed Mukheimar
Un jeune étudiant est au bord de la route et pleure. Son corps entier tremble, sa voix est étouffée ; un parent tente de le prendre dans ses bras et de l’apaiser. Il est manifestement en état de choc. Comment pourrait-il en être autrement ? C’est à cet endroit, sur une route étroite qui sort du centre de son village de Cisjordanie, Sebastia, qu’il a perdu son ami le plus proche, sous ses yeux. En effet, les taches de sang du défunt sont encore visibles sur le sol.
C’est également à cet endroit que ce jeune homme de 19 ans a été blessé et tabassé par des soldats pendant un bon moment. C’est là que son ami a perdu le contrôle de la voiture dans laquelle ils se trouvaient, après avoir reçu des balles dans la tête et dans le torse ; le véhicule s’est écrasé contre la clôture le long de la route. Deux photographies du défunt portant une cravate rouge font partie du mémorial improvisé sur le site, avec quelques fleurs déjà fanées et un drapeau de la Palestine.
C’est là que Mohammed Mukheimar s’est tenu cette semaine et a raconté comment les soldats des Forces de défense israéliennes l’ont blessé puis brutalisé après avoir tué son meilleur ami, sans raison apparente. Les soldats ont prétendu que la voiture avait essayé de les écraser. Le fait que Mukheimar ait été libéré au bout de neuf jours par un tribunal militaire ne fait que démontrer que c’était une fiction : il n’y a pas eu d’attaque terroriste ni de tentative d’attaque à la voiture-bélier. Il n’y a eu que l’ivresse du pouvoir et les rodomontades de matamores de jeunes soldats qui s’ennuyaient, assoiffés d’action, et qui ont tiré une épouvantable série de balles. Sur une affiche défraîchie surplombant la scène de la mort, on voit Yasser Arafat saluer.
Il y a
quelques semaines, cette rubrique rapportait une histoire étonnamment similaire
(“Les soldats
israéliens ont tiré et blessé des "assaillants" palestiniens présumés
- mais ne les ont pas arrêtés”, 29/7/2023).
Deux jeunes cousins de la ville de Yabad se rendaient en voiture sur les terres
de leur famille dans le village de Tura a-Sharkiya, lorsque des soldats des
Forces de défense israéliennes ont tiré sur leur voiture, les blessant tous les
deux grièvement. Les FDI ont prétendu qu’ils avaient tenté d’écraser les
soldats, mais les auteurs présumés de cette “attaque terroriste” qui n’a jamais
eu lieu n’ont même pas été placés en détention. Quelques semaines plus tard,
nouveau cauchemar.
Affiches montrant une photo de Fawzi Makhalfa à l’endroit où il a été tué le mois dernier
Mohammed Mukheimar et Fawzi Makhalfa étaient des amis d’enfance qui vivaient côte à côte à Sebastia et faisaient tout ensemble. Le vendredi 21 juillet n’a pas dérogé à la règle. Ce soir-là, le père de Fawzi lui a demandé de se rendre à son usine de sacs en plastique dans le village voisin de Deir Sharaf et d’allumer les fours en prévision du travail du lendemain. C’était la routine habituelle du vendredi soir, après une journée de repos.
Fawzi a appelé Mohammed et lui a proposé de partir ensemble, comme toujours. Ils sont montés dans la Seat Ateka du père de Fawzi. Mohammed est étudiant en première année de comptabilité. Fawzi est également en première année et étudie la gestion d’entreprise. Tous deux fréquentent l’antenne de Naplouse de l’université ouverte d’Al-Quds.
Alors que la Seat s’engageait sur la route étroite, des soldats ont soudain surgi de l’obscurité devant eux. Il était 23 h 50. Mohammed estime qu’une quinzaine de soldats se sont dirigés vers eux sur la route, qui tourne légèrement à cet endroit. Les deux étudiants ont alors essuyé des tirs nourris, des dizaines de balles, sans aucun avertissement, se souvient-il. La tête de Fawzi était affaissée, mais Mohammed dit qu’il ne pensait pas que son ami était mort. Il a lui-même été touché par une balle dans le bras droit et par des éclats de projectiles dans différentes parties de son corps. Au vu de la photo de la voiture, criblée d’impacts de balles, il est difficile de croire que Mohammed a survécu.
Les soldats lui ont ordonné de sortir de la voiture, raconte-t-il aujourd’hui, debout sur la route, en revivant les événements. Ils ont pointé leurs fusils sur lui. Il a crié : “Ne tirez pas !” Après qu’il est sorti du véhicule, les soldats l’ont poussé et l’ont fait tomber par terre. L’un d’eux lui a mis un pied sur la gorge. Après environ trois minutes, dit-il, ils l’ont traîné jusqu’à un mur de béton au bout de la route. Un soldat lui a demandé, en arabe : “Qu’est-ce que vous foutiez, tous les deux ?” Mohammed a répondu qu’ils étaient en route pour Deir Sharaf et qu’ils ont été pris par surprise lorsque les soldats leur ont tiré dessus, sans raison et sans avertissement.
Mohammed dit qu’il pense avoir vu le soldat, qui s’était agenouillé près de lui, se lever et jeter un regard perplexe à ses camarades, comme pour leur dire : “Pourquoi avez-vous tiré ?” Entre-temps, une ambulance palestinienne est arrivée sur les lieux et a évacué Fawzi. Mohammed a voulu s’approcher de son ami - il ne savait pas encore que Fawzi était mort - mais les soldats lui ont barré la route, menaçant de lui tirer dessus à nouveau.
Mukheimar et Hani Makhalfa, à l’endroit où le fils de Hani, Fawzi, a été tué le mois dernier.
Les mains de Mohammed étaient attachées derrière son dos par des menottes en
plastique. L’infirmier palestinien lui a alors annoncé que Fawzi était mort.
Aujourd’hui, alors qu’il nous parle, il éclate en larmes amères et se souvient
de la dernière image qu’il a de son ami : sa tête affaissée sur ses genoux.
Entre-temps, les soldats lui ont dit de monter dans leur jeep. Un soldat l’a
frappé avec la crosse de son fusil et Mohammed s’est effondré. Alors qu’il gît
sur la route, un soldat lui donne un coup de pied dans le dos. Mohammed a
réussi à se relever mais les coups de crosse n’ont pas cessé alors qu’il était
conduit en direction de Shavei Shomron, une colonie située à un peu plus d’un
kilomètre de là, où se trouve une base de l’armée. Du sang a coulé de son bras.
Près de la barrière à l’entrée de la colonie, on lui a demandé de s’asseoir sur
un rocher tout en lui bandant les yeux avec un chiffon.
Les soldats ont recommencé à le frapper et à lui donner des coups de pied, chacun à son tour. Un soldat l’a forcé à se lever, se souvient-il, pour ensuite l’assommer d’un coup. Finalement, il a été contraint de monter dans une jeep militaire et de s’allonger sur le sol, tandis que les coups continuaient. Ils l’ont piétiné, dit-il, un soldat appuyant sur sa gorge, un autre sur la blessure de son bras.
Il a été emmené à la base de la colonie, où un médecin de l’armée l’a examiné et a nettoyé sa blessure. Un autre médecin lui a fait une injection - violemment, dit-il. Environ une heure plus tard, une ambulance israélienne est arrivée et l’a emmené dans un hôpital, dont il ne sait pas lequel (probablement l’hôpital Meir, à Kfar Sava). Dans l’ambulance, il a senti qu’il perdait connaissance.
Après avoir passé une nuit en observation à l’hôpital, il a été libéré et emmené au poste de police de l’agglomération d’Ariel pour y être interrogé. Un officier a appelé son père pour l’informer de l’état de santé de son fils et a également permis à Mohammed de dire à son père qu’il serait amené au tribunal de Salem pour une audience de placement en détention provisoire dans deux jours. C’est à ce moment-là que nous avons arrêté le récit dans la chaleur torride du mois d’août et que nous nous sommes rendus au domicile de Fawzi.
Fatika, mère du défunt Fawzi Makhalfa, cette semaine. Elle pleure sans arrêt.
Les parents endeuillés : Fatika, 42 ans, qui pleure sans arrêt, et son mari, Hani, 48 ans, fabricant de sacs. Hani raconte qu’il a entendu des coups de feu cette nuit-là et qu’il a appelé avec angoisse les deux téléphones portables de son fils, mais qu’il n’a pas eu de réponse. Il est monté sur le toit de leur maison et a vu une voiture et des soldats regroupés autour d’elle. Il ne savait pas encore que son fils était impliqué. Il a appelé des voisins qui habitent au-dessus du lieu de l’incident pour leur demander ce qu’il en était de la voiture. Ils lui ont répondu qu’il s’agissait d’une Seat Atika. Hani s’est précipité à l’hôpital Rafidia de Naplouse, où on lui a annoncé la mort de son fils.
La grand-mère, Nisam, 75 ans, vêtue de noir, pleure à son tour. Mohammed, dont les pieds tapent nerveusement et sans cesse sur le sol, continue de raconter les événements de ce vendredi, fondant parfois en larmes. C’est un beau jeune homme délicat, avec un appareil dentaire.
L’officier de police a demandé à Mohammed de raconter ce qui s’était passé et a accusé le jeune homme d’avoir essayé de foncer sur les soldats. Mohammed dit qu’il a cru perdre la tête en entendant cela. “D’où est-ce que vous sortez ça ? Nous n’avons rien fait aux soldats”, déclare-t-il. Après l’interrogatoire, il a été emmené à la prison d’Ofer, près de Ramallah. Le lendemain matin, il a été transféré au centre médical de l’administration pénitentiaire à Ramle et, le jour suivant, à la prison de Megiddo.
Le mardi suivant, il a comparu devant le tribunal militaire de Salem, mais son audience a été reportée au dimanche suivant. En prison, il est de nouveau interrogé, cette fois par un agent des services de sécurité du Shin Bet qui se fait appeler “Tayaara” (avion) et qui menace Mohammed de le “faire décoller de là” s’il ment. L’agent l’a également accusé d’avoir planifié, avec Fawzi, un attentat contre les soldats. Il lui a montré un clip vidéo dans lequel Fawzi se filmait en train de chanter - on ne sait pas très bien pourquoi. Une fois de plus, alors qu’il raconte ces événements, Mohammed s’effondre et pleure. “Tu es un gros menteur”, a déclaré Tayaara à la fin de l’interrogatoire, au cours duquel il a également tenté de déterminer à quelle organisation les deux étudiants étaient affiliés.
L’unité du porte-parole des FDI a envoyé cette semaine la déclaration suivante à Haaretz : « Au cours d’une activité initiée par une unité des FDI dans le village de Sebastia le 21 juillet, une tentative a été faite de percuter les soldats avec une voiture. Ceux-ci ont répondu en tirant sur les deux suspects qui se trouvaient dans le véhicule. Au cours de l’incident, le conducteur a été tué et un autre suspect qui voyageait avec lui a été blessé et évacué pour recevoir une évacuation médicale [sic]. Les circonstances de l’événement sont en cours d’éclaircissement. Nous n’avons pas connaissance de plaintes concernant des violences commises par les soldats à l’encontre du suspect - si de telles plaintes sont déposées, elles seront examinées selon la procédure habituelle ».
Mukheimar et Hani Makhalfa, à l’endroit où le fils de Hani, Fawzi, a été tué le
mois dernier.
Comme dans l’incident de Tura al-Sharkiya, il n’est pas possible d’accepter le récit de l’armée : S’il y avait eu ne serait-ce qu’un soupçon de preuve, Mohammed n’aurait pas été libéré. Salma a-Deb’i, chercheuse de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, qui a enquêté sur l’affaire, a noté à juste titre que si Mohammed avait également été tué, il n’y aurait eu aucun moyen de prouver qu’une attaque terroriste n’avait pas eu lieu, qu’il s’agissait seulement d’un meurtre de plus de ce qui était apparemment une personne innocente.
Le dimanche 6 août, Mohammed a été ramené au tribunal de Salem, où son avocat, Salah Ayoub, l’a informé qu’il avait été décidé de le libérer. Nous lui demandons ce qu’il a ressenti à ce moment-là. “Tout ce que je voulais, c’était voir Fawzi”. Mais Fawzi avait déjà été enterré.
Mohammed s’est rendu directement au domicile de son ami et a visité la tombe avec les parents de Fawzi. Selon Abdulkarim Sadi, un autre chercheur de terrain de B’Tselem, qui a vu la vidéo de la visite de la tombe, Mohammed était très perturbé et dans un état très instable, dont les signes étaient encore visibles cette semaine.
« Parce qu’une telle amitié ne permettra jamais / À nos cœurs d’oublier / L’amour sanctifié par le sang / Reviendra fleurir entre nous », a écrit le poète hébreu Haïm Gouri dans son “Chant d’amitié”.
Mohammed dit que Fawzi était comme un frère pour lui, depuis l’âge de 6 ans.