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03/05/2024

FRANCO ‘BIFO’ BERARDI
La fin d’Israël
Lire Amos Oz en temps de génocide

Lisons Amos Oz pour comprendre le monstrueux paradoxe d’Israël, l’État-nation par lequel les Euro-USAméricains ont mis les Juifs en danger de mort.

 Franco “Bifo” Berardi, il disertore, 4/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Plus les jours passent, plus Israël avance dans sa campagne d’extermination, plus il s’isole du reste du monde, plus je comprends que le pogrom du 7 octobre*, bien qu’étant, comme un pogrom ne peut que l’être, une action atroce moralement inacceptable, a été un acte politique capable de changer la direction du processus historique. La conséquence immédiate de cet acte a été le déclenchement d’un véritable génocide contre la population de Gaza, mais le génocide se poursuivait de manière rampante depuis 75 ans, dans les territoires occupés, au Liban, en Syrie.

Mais à moyen terme, je crois que l’État colonialiste d’Israël, de plus en plus ouvertement nazi dans son fonctionnement, ne survivra pas longtemps.

Lorsque le contexte est profondément immoral, l’action ne peut être éthiquement acceptable pour être efficace. C’est l’horreur de l’histoire, à laquelle nous ne pouvons échapper qu’en désertant l’histoire.

L’occupation de la terre palestinienne par un avant-poste de l’impérialisme occidental appelé Israël est une condition d’immoralité absolue. Dans ce contexte, aucune action efficace n’est possible si ce n’est immorale.

Je pense que nous nous rendrons bientôt compte qu’Israël n’a rien à voir avec l’histoire du monde juif, qu’il en est même la négation. C’est pourquoi le spectacle génocidaire provoqué par le pogrom du 7 octobre a enclenché une dynamique destinée à faire s’écrouler l’État colonialiste.

La majorité des citoyens de cet État soutient le génocide, cent mille colons ont été armés par l’État colonial pour continuer à étendre l’occupation et l’extermination dans les territoires, et Israël jouit d’une supériorité techno-militaire incontestable.

Néanmoins, la dynamique qui se développe actuellement crée une condition de guerre totale que l’État israélien ne pourra pas soutenir longtemps.

Pour expliquer ce que je veux dire, je cède la parole à celui qui est probablement l’un des plus grands écrivains juifs du XXe siècle, Amos Oz, qui explique d’abord quelle contribution la culture juive a apportée au monde.

« Mon oncle était un Européen conscient à une époque où personne en Europe ne se sentait européen, à part les membres de ma famille et d’autres Juifs comme eux. Tous les autres étaient des patriotes panslaves, pangermaniques ou simplement lituaniens, bulgares, irlandais ou slovaques. Dans les années 1920 et 1930, les seuls Européens étaient les Juifs. Mon père avait l’habitude de dire : en Tchécoslovaquie, il y a trois nationalités, les Tchèques, les Slovaques et les Tchécoslovaques, c’est-à-dire les Juifs. En Yougoslavie, il y a les Serbes, les Croates, les Slovènes et les Monténégrins, mais une poignée de Yougoslaves y vivent aussi, et même avec Staline, il y a les Russes, les Ukrainiens, les Ouzbeks, les Tchétchènes et les Cathares, mais parmi eux, vivent aussi nos frères, membres du peuple soviétique... Aujourd’hui, l’Europe est complètement différente, elle est pleine d’Européens, d’un mur à l’autre. D’ailleurs, l’écriture sur les murs a également changé du tout au tout : lorsque mon père était enfant à Vilna [Vilno/Vilnius], il était écrit sur tous les murs d’Europe : « Juifs, rentrez chez vous, en Palestine ». Cinquante ans ont passé et mon père est revenu pour un voyage en Europe où les murs lui criaient : « Juifs, sortez de Palestine ». (Une histoire d’amour et de ténèbres, version italienne, Feltrinelli, 2004, 86-87).

La culture juive est le fondement de l’universalisme rationaliste, du droit et même de l’internationalisme ouvrier. Lorsque le nationalisme européen, surtout allemand et polonais, mais aussi français et italien, s’est déchaîné contre le corps étranger qu’était la culture universaliste et internationaliste des Juifs, de nombreux Juifs européens ont dû fuir l’Europe pour se réfugier en Palestine, dans les années où le rêve sioniste semblait pouvoir se réaliser dans des conditions pacifiques. Parmi eux, les parents de l’écrivain.

« Bien sûr, nous savions à quel point la vie était dure en Israël : nous savions qu’il faisait très chaud, qu’il y avait des déserts et des marécages, du chômage et des Arabes pauvres dans les villages, mais nous voyions sur la grande carte accrochée dans la salle de classe qu’il n’y avait pas beaucoup d’Arabes sur la terre d’Israël, peut-être en tout un demi-million à l’époque, certainement moins d’un million, et nous étions certains qu’il y avait assez de place pour quelques millions de Juifs, que les Arabes seraient probablement excités contre nous comme les petites gens en Pologne, mais on pouvait leur expliquer qu’ils ne pourraient que bénéficier de nous, économiquement, sanitairement, culturellement et pour tout le reste. Nous pensions qu’en peu de temps - quelques années seulement - les Juifs seraient majoritaires en Israël - et que nous montrerions alors au monde entier comment se comporter de manière exemplaire avec une minorité. C’est ce que nous aurions fait avec les Arabes : nous, qui avions toujours été une minorité opprimée, aurions traité notre minorité arabe avec honnêteté et justice, avec générosité, et nous aurions construit la patrie ensemble, nous aurions tout partagé avec eux, et nous n’en aurions absolument jamais fait des chats. Quel beau rêve ! » (page 240)

C’était le rêve d’une époque où existait une conscience solidaire, égalitaire et internationaliste. Mais la construction de l’État d’Israël contredit complètement cette aspiration, comme Hanna Arendt s’en est rendue compte dès la fin des années 1940 lorsqu’elle a déclaré que le projet de création d’un État sioniste était « un coup mortel porté aux groupes juifs de Palestine qui ont inlassablement plaidé pour la nécessité d’une compréhension entre Arabes et Juifs ».

Après l’Holocauste, après avoir assassiné six millions de Juifs, les peuples européens ont semblé satisfaits lorsque les Juifs ont décidé de partir vers un territoire contrôlé par les Britanniques.

« On peut peut-être se consoler en se disant que si les Arabes ne veulent pas de nous ici, les peuples d’Europe, eux, n’ont pas la moindre envie de nous voir revenir pour repeupler l’Europe. Et le pouvoir des Européens est de toute façon plus fort que celui des Arabes, si bien qu’il y a une certaine probabilité qu’ils nous laissent ici de toute façon, qu’ils forcent les Arabes à digérer ce que ‘l’Europe essaie de vomir’ » (402).

Les Européens ont vomi la communauté juive, dit Amos Oz, ils ont d’abord exterminé puis expulsé ce qui était pourtant la communauté la plus profondément européenne, parce qu’elle incarnait de la manière la plus accomplie les valeurs des Lumières, du rationalisme et du droit, alors que le nationalisme prévalait en Europe. C’est précisément parce que les Juifs n’avaient aucune relation ancestrale avec la terre européenne que leur européanisme était fondé sur la raison et le droit, et non sur l’identité ethnique.

Le sionisme est donc une trahison de la vocation universaliste de la culture juive moderne. Mais pas seulement : le sionisme était aussi l’identification des victimes avec le bourreau nazi, la tentative d’affirmer la nation juive (horrible oxymore) par les mêmes moyens que ceux par lesquels la nation germanique (et européenne) avait exterminé la communauté non nationale des Juifs.

Cet enchevêtrement a maintenant - je crois - atteint son point de crise final. Il se peut que la conjoncture à venir soit encore plus tragique que ce que nous avons vu jusqu’à présent. Mais l’État d’Israël, instrument de la domination euro-usaméricaine sur le Moyen-Orient (et sur le pétrole), ne manquera pas d’exploser bientôt.  

NdT

*Qualifier l’opération Toufan Al Aqsa de « pogrom » me semble relever du non-sens et même du contresens, concession de l’auteur à la doxa occidentale dominante, qui ne fait qu’amplifier la hasbara israélienne. Rappelons que pogrom (« dévastation » en russe) a désigné les émeutes contre des quartiers et des établissements juifs dans l’ancien Empire russe et en Roumanie, entre 1880 et 1920, au cours desquelles une populace, tolérée, encouragée et même encadrée par des milices paramilitaires (les « Cent-Noirs ») et/ou par la police secrète (l’Okhrana), se déchaînait contre les minorités juives désarmées. Le 7 octobre 2023 a, en revanche, vu une force militaire régulière (dotée d’un commandement, d’uniformes et de règles d’engagement) venue d’un territoire soumis à un siège militaire depuis 17 ans attaquer des bases militaires et des kibboutz paramilitaires hébergeant des hommes et des femmes armé·es chargé·es de surveille ce territoire. Il appartiendra à la justice internationale de déterminer si les dommages collatéraux de cette opération relèvent de crimes de guerre, à défaut d’être des « pogroms », une catégorie qui n’a aucune définition juridique. On peut en revanche parler de pogroms pour qualifier certaines attaques de colons juifs armés contre des habitants palestiniens désarmés en Cisjordanie, par exemple à Huwara en février 2023. [FG]

23/03/2024

Le Déserteur, le nouveau blog de Franco “Bifo” Berardi

« Ce ne sont pas quelques porteurs de peste (untorelli) qui déracineront Bologne » (Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, septembre 1977). Franco Berardi, alias Bifo, fut l’un des untorelli qui déclenchèrent la panique dans les rangs du Parti communiste italien, qui administrait la bonne ville de Bologne, menacée par les hordes de la jeunesse soulevée.

 

Né en 1949, créateur de Radio Alice, Bifo fut une des figures de l’aile créative de ce mouvement de l’Autonomie ouvrière que la répression, à laquelle le PCI contribua résolument, ne tarda pas à décimer. Exilé comme des centaines d’autres en France, il travaille avec Foucault et Guattari avant de retourner en Italie puis de passer plusieurs années aux USA. Il a ensuite enseigné la philosophie dans un lycée de Bologne. Début mars 2024, Bifo s’est résolu à créer un blog appelé Il Disertore, en hommage au Déserteur de Boris Vian, dont nous avons décidé de traduire les articles en français. On peut lire de Bifo en français :

01/02/2023

FRANCO “BIFO” BERARDI
On a perdu ?

Franco “Bifo” Berardi, Nero, 26/1/2023

Original: Abbiamo perso?

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En ces temps de Lützerath, alors que quelques milliers de filles et de garçons, capuchons de laine rabattus sur les oreilles, jouaient à cache-cache avec la police d’État allemande pour empêcher l’ouverture d’une mine de charbon, je regardais le documentaire Lotta Continua de Tony Saccucci sur la RAI. Il regorge d’images extraordinaires sur les luttes à la Fiat, et offre des perspectives différentes, voire contradictoires, sur l’histoire de cette organisation et le paysage social des années post-68. Je tiens à préciser que je n’ai pas participé à l’expérience de Lotta Continua, parce qu’à partir de 1967 je me suis reconnu dans les positions de Potere Operaio, mais je tiens aussi à préciser qu’à partir de ces années-là je me suis souvent senti plus proche du spontanéisme de Lotta Continua que du sévère léninisme tardif qui, après l’automne 69, a pris le dessus à Potere Operaio.


Parmi les nombreuses choses intéressantes, j’ai été frappé par une phrase de Vicky Franzinetti : « Nous avons perdu, et ceux qui ont perdu ont une dette immense envers les générations suivantes ». Ça m’a fait réfléchir, ça me fait réfléchir encore.

« Nous avons perdu ». Phrase problématique. Aurions-nous pu gagner ? Et comment aurions-nous pu gagner ? En nous transformant en une force politique parlementaire (une tentative qui a été faite et qui a échoué) ou en prenant les armes par centaines de milliers jusqu’au bain de sang ? Ou peut-être en initiant un processus de sécession pacifique d’une génération entière ? Nous les avons plus ou moins tous essayés, ces chemins, et aucun n’a été à la hauteur du problème.

Mais lorsque nous parlons de processus historiques, l’alternative de gagner ou de perdre n’explique pas grand-chose, car dans le devenir réel, il n’y a pas de symétrie entre les objectifs que l’on se fixe et ce qui se passe pour les atteindre : c’est ce qu’on appelle l’hétérogenèse des fins. Dans la sphère humaine, il existe des jeux finis, dans lesquels il est possible d’établir qui gagne sur la base de règles communes. Et il existe des jeux infinis, dans lesquels les règles elles-mêmes sont sujettes à des conflits et à des marchandages, de sorte qu’il n’est jamais possible d’établir un gagnant. Il en est ainsi dans le jeu de l’amour, il en est ainsi dans le jeu de l’histoire des luttes de classes, il en est ainsi dans le jeu de la guerre.

Mais ça, c’est du bavardage philosophique. La vérité factuelle est que nous nous sommes battus pour l’égalité et qu’aujourd’hui un pour cent de la population mondiale détient 70 pour cent des richesses, nous nous sommes battus pour la liberté du travail et l’esclavage est de retour partout, et la semaine de 40 heures est un souvenir. Nous voulions la paix et partout aujourd’’hui il y a la guerre. Nous voulions une démocratie radicale et partout le nazi-libéralisme domine.

Il n’y a donc aucun doute : nous avons perdu. Mais qui est ce “nous” qui parle ? Ce ne sont pas les militants de telle ou telle organisation, ni le mouvement, mais la société dans son ensemble qui a perdu. Et peut-être que, dans la perspective qui se dessine maintenant que la civilisation sociale se désintègre, nous pourrions dire que c’est l’humanité civilisée qui a perdu. Nous disions de fait : socialisme ou barbarie.

Mais y avait-il une chance d’éviter cette défaite ? Et le socialisme aurait-il pu éviter l’abîme dans lequel nous sommes maintenant en train de plonger ?

Peut-être avons-nous attribué à la volonté un pouvoir qu’elle ne possède pas : la volonté peut très peu. L’imagination peut un peu plus : mais peut-être avons-nous imaginé un possible qui n’était pas possible.

La solution finale qui se dessine aujourd’hui aurait-elle pu être évitée ? Le mouvement de 68 aurait-il pu effacer l’héritage de cinq siècles de violence contre la terre ? J’apprécie l’honnêteté omplacable de Vicky Franzinetti, mais je pense que ses propos sont symptomatiques d’une foi disproportionnée dans le pouvoir de la volonté.

Le mouvement auquel nous avons participé affirmait que l’égalité et la fraternité sont les seules méthodes qui peuvent permettre au monde d’échapper à l’horreur. C’est tout. Nous n’avions pas tort de dire cela. C’était vrai, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mais c’est une vérité inopérante, car les conditions culturelles, psychiques et environnementales rendent l’égalité utopique et la fraternité impossible.

Après le 68 mondial, l’égalité et la fraternité ont été attaquées et détruites par les troupes idéologiques mais surtout militaires et techno-financières du nazi-libéralisme. Nous avons perdu et Pinochet a gagné, et avec lui le système financier occidental qui a ouvert la voie à la Réaction mondiale, à l’extractivisme du capitalisme mondial.

Les innombrables expériences de lutte dans l’ère qui a suivi la défaite du communisme sont des expériences désespérées parce qu’elles manquent d’un horizon réaliste : il n’y a plus d’issue politique à la spirale destructive sans limites du nazi-libéralisme. Nous avons la dernière preuve de cette impossibilité, encore une fois, au Chili entre 2019 et 2022.

Devons-nous donc penser que sur nos épaules pèse, comme le dit Vicky, une dette immense ? Je me pose vraiment la question, sans avoir de réponse, maintenant que je vois les scènes à Lutzerath, maintenant que je vois les filles et les garçons de la dernière génération se battre sur cette lande gelée comme des moineaux légèrement déplumés attaqués par l’énorme monstre de l’économie fossile et l’appareil policier de l’État allemand. Comme leurs pairs de Téhéran, ils sont confrontés à une tempête que nous n’avons pas pu éviter.

J’ai également vu The Swimmers [Les Nageuses] le film de Sally El Hosaini, une cinéaste britannique d’origine égyptienne : il raconte l’histoire de deux sœurs nageuses qui, fuyant la guerre en Syrie, risquent le naufrage et finissent par traîner leur canot déglingué dans les eaux de la mer séparant la Turquie de l’île de Lesbos. Sur le canot pneumatique tiré par les sœurs Yasra et Sara, assis de façon précaire, se trouvent des Bengalis et des Syriens aux côtés de Nigérians et d’Afghans. À mon avis, ce film mérite lui aussi d’être vu : il évoque la tragédie qui se poursuit aux frontières de l’Europe, et qui est amplifiée par les guerres et le changement climatique. Le communisme aurait-il pu empêcher cette tragédie, comme on le pensait dans les années 68 ?

The Curse of the Nutmeg [La malédiction de la noix de muscade, inédit en fr.,NdT], le dernier livre d’Amitav Gosh (roman et essai philosophique, anthropologique et historique) me fait penser que non, nous n’aurions pas pu éviter l’épreuve de force avec la Terre. Selon Gosh, le capitalisme mondial trouve son origine dans une guerre biopolitique prolongée que les puissances colonialistes ont déclenchée contre l’écosystème de la planète. Les peuples indigènes qui faisaient partie intégrante de l’écosystème planétaire ont été exterminés par les guerres biopolitiques. De cette dévastation, le capitalisme industriel a tiré son énergie, provoquant une mutation climatique et biologique que la volonté politique ne peut plus gouverner. Le processus de terraformation qui a rendu possible la création de l’industrie moderne a déclenché des processus irréversibles qui ont des effets dévastateurs sur la continuité de la vie associée.

Gosh écrit :

« Les similitudes entre la crise planétaire actuelle et les bouleversements environnementaux qui ont détruit le mode de vie d’innombrables peuples amérindiens et australiens ont quelque chose de petrurbant ».

Nous avons longtemps entretenu l’illusion que la civilisation pouvait survivre aux ravages causés par l’extractivisme, la surexploitation du système nerveux et la pollution de l’environnement physique et mental. Mais au cours de ce nouveau siècle, nous commençons à nous rendre compte que ce n’est pas le cas : si des groupes d’humains survivront peut-être, l’humanité ne le pourra pas. En fait, en observant le paysage psycho-politique contemporain, on peut penser que l’humanité n’existe déjà plus. Mes anciens camarades de Lotta Continua, ou du moins leurs anciens dirigeants, croient peut-être en l’existence de guerres nationales justes : presque tous ont pris position en faveur de la guerre nationale ukrainienne, et soutiennent l’envoi d’armes à ces combattants. Ils disent que c’est comme l’époque du Vietnam, mais rien de cela n’est vrai : pour nous tous (et pour mes camarades de LC), celle-là était une guerre internationaliste contre l’impérialisme d’un pays lointain. Aujourd’hui, c’est un carnage nationaliste armé et exploité par le nazi-libéralisme atlantique, qui utilise cyniquement la vie de millions d’Ukrainiens pour les intérêts des grands fabricants d’armes et le partage du marché des combustibles fossiles. Mes anciens camarades ont perdu le bien de l’intellect, mais ce n’est pas pour cela que j’ai cessé de les aimer, car tout cela (même l’extermination du peuple ukrainien ou l’extermination du peuple palestinien) ne sont que des détails de l’Holocauste mondial en cours. C’est le sujet du livre de Gosh, dans lequel apparaît un nouvel acteur, que les historiens modernes n’ont pas su voir comme une subjectivité : la Terre, à laquelle l’écrivain attribue une agence, une intentionnalité que nous ne sommes ni capables de comprendre ni de gouverner :

« Qui sait si les entités et les forces artificielles et naturelles non humaines ne poursuivent pas des buts qui leur sont propres, dont les humains ne savent rien ».

L’héritage de la colonisation semble irréversible non seulement sur le plan physique et biologique, mais aussi sur le plan social et anthropologique. Sur le plan social, le mode de production capitaliste n’aurait jamais pu s’établir sans l’extermination, la déportation et l’esclavage. 

Gosh écrit :

« L’ère des conquêtes militaires a précédé de plusieurs siècles l’émergence du capitalisme. Ce sont précisément ces conquêtes et les systèmes impériaux qui en sont découlés qui ont favorisé la montée imparable du capitalisme ».

Et selon Cedric Robinson, « la relation entre le travail des esclaves, la traite des esclaves et l’émergence des premières économies capitalistes est évidente ».

En outre, sur le plan  niveau anthropologique

« c’est la transformation des êtres humains en ressources muettes qui a permis le saut conceptuel à la suite duquel il est devenu possible de réduire la Terre et tout ce qu’elle contient à l’inertie... Ce n’est qu’après l’avoir imaginée comme morte que nous avons pu nous consacrer à la rendre telle » (Gosh encore).

L’ensemble du mouvement historique de la modernité a atteint son point de désintégration : tel est le sens du XXIe siècle. Nous n’aurions pas pu éviter cette désintégration si nous avions gagné. Que Vicky Franzinetti soit rassurée

La guerre mondiale asymptotique dans laquelle nous sommes embarqués depuis le 24 février 2022, ne fait qu’accélérer la catastrophe écologique ultime : c’est une guerre nationale contre l’impérialisme fasciste russe, qui a été instiguée et armée par l’impérialisme nazi-libéral atlantique. Cette guerre, qui multiplie de manière effrayante la catastrophe climatique et les migrations qui en découlent, est un signe indéniable de l’effondrement mental et de la démence sénile dont souffre l’espèce humaine.

Au-delà de la rhétorique obscène du nationalisme (tant russe qu’ukrainien), à l’origine de cette guerre se trouve la question énergétique (North Stream 2 et la volonté usaméricaine de rompre ce lien entre l’Allemagne et la Russie). Le résultat de cette guerre est une relance de l’économie des combustibles fossiles, au moment même où la fonte des glaciers, la montée des océans et mille autres signes nous avertissent que le temps est compté et que la poursuite de l’économie des combustibles fossiles signifie le suicide de la civilisation humaine. Lützerath nous le rappelle, et entre-temps le charbon est de retour.

Gosh observe :

« Les combustibles fossiles sont la base sur laquelle repose l’hégémonie stratégique de l’Anglosphère » et « la militarisation est l’activité qui contribue le plus à la dévastation de l’environnement ».

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : les efforts productifs de l’avenir proche seront plus que jamais consacrés à la construction d’armes toujours plus puissantes. Pas le financement du système de santé que le nazi-libéralisme a détruit partout, pas le financement des systèmes éducatifs, qui ont été mis en pièces par l’offensive privée et le chaos info-nerveux : la guerre sera le principal engagement des Etats et des systèmes productifs.

« Il y a un risque très sérieux que notre civilisation touche à sa fin. D’une manière ou d’une autre, l’espèce humaine survivra, mais nous détruirons tout ce que nous avons construit au cours des deux mille dernières années », déclare Hans Joachim Schellnhuber (cité par Amitav Gosh).

Et voici que des groupes de déserteurs quittent la scène de l’histoire pour vivre dans les ruines de la modernité, comme des champignons qui poussent là où tout se décompose, comme le dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme.  C’est vers là que notre réflexion doit se déplacer : au-delà de l’individu, au-delà de l’espèce, parmi les ruines en décomposition.

Références

Anna Lowenhaupt Tsing Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte 2017 

Amitav Gosh : The Nutmeg's Curse: Parables for a Planet in Crisis,John Murray 2022

Cedric Robinson : Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Zed Books 1983, North Carolina Press, 2021.

Sally El Hosaini, The Swimmers, 2022

 

09/12/2022

Franco "BIFO" BERARDI
Feltrinelli m'a accompagné dans son studio

 Franco “Bifo” Berardi , dinamopress.it, 9/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Bifo raconte sa rencontre avec l'éditeur, peu avant que celui-ci entre en clandestinité, l'emprisonnement à Bologne, Milan en 1969, le livre Contre le travail. « J'avais dix-neuf ans, je ne connaissais rien du monde de l'édition, ni d'aucun autre d'ailleurs ».

Nous publions ce court texte inédit écrit par Franco “ Bifo” Berardi à l'occasion de la sortie du livre Cambiare il mondo con i libri {Changer le monde avec les livres] (Momo Edizioni) de Mattia Tombolini, illustré par Marta Baroni et avec une note de Carlo Feltrinelli (fils de l’éditeur). Le livre raconte l'histoire de qui était Giangiacomo Feltrinelli, en particulier pour les jeunes.


Illustration de Marta Baroni, tirée du livre Cambiare il mondo con i libri

Au printemps 69, j'ai été détenu dans la prison de San Giovanni in Monte, à Bologne.  Aujourd'hui, il n'y a plus de prison, dans ce bâtiment, mais la faculté d'histoire. C'était une belle prison, pour être honnête, et je n'y ai pas passé un si mauvais moment. Souvent, des groupes d'étudiants passaient sous mes fenêtres en criant Bifo Libero.

J'avais été arrêté pour avoir participé à un piquet de grève des travailleurs de l'usine Longo. La police avait chargé, et quelque temps plus tard, sept personnes, dont moi, ont été arrêtées. Mes compagnons de cellule étaient un syndicaliste nommé Stefano Grossi, qui est mort il y a peu, des étudiants et des militants du mouvement étudiant. Une travailleuse de Longo avait également été arrêtée, mais bien sûr, elle n'était pas détenue dans la cellule avec nous.

Maintenant, la prison est à l'extérieur de la ville, et il n'y a aucun moyen de passer sous les fenêtres pour saluer les détenus.

En tout cas, pendant que j'y étais, j'ai écrit une brochure intitulée Contre le travail.

Dans un langage qui serait obscur pour n'importe qui aujourd'hui (même pour moi lorsque j'ai essayé de le relire), j'ai soutenu une thèse qui semble certainement hors de propos aujourd'hui, mais qui n'a pas perdu son caractère raisonnable. J'ai soutenu que la lutte des travailleurs vise essentiellement (même si ce n'est pas toujours consciemment) à forcer le capital à investir dans la recherche scientifique et le développement technique pour remplacer le travail des travailleurs. Et ce pouvoir des travailleurs est tout ici, dans le pouvoir de forcer le capital à appliquer une innovation scientifique qui se plie aux intérêts de la société et non à ceux du profit.

Comme nous le savons, les choses se sont passées très différemment : la science et la technologie ont été utilisées pour accroître l'exploitation, et non pour réduire le temps de travail. Et l'esclavage est revenu sur la scène du travail.

Lorsque je suis sorti de la prison de San Giovanni in Monte, j'ai travaillé sur ce manuscrit, j'en ai fait un paquet de feuilles dactylographiées, puis je suis allé à Milan.

J'avais l'adresse de la maison d'édition la plus célèbre à l'époque dans nos cercles gauchistes et libertaires, la maison d'édition de Giangiacomo Feltrinelli. Je suis allé au 6 Via Andegari, j'ai pris l'ascenseur et j'ai sonné à la porte. J'ai dit mon nom et ajouté que je voulais voir l'éditeur. J'avais dix-neuf ans, je ne connaissais rien du monde de l'édition, ni d'aucun autre monde d'ailleurs. Et je voulais voir un homme très connu, très riche et surtout influent dans les milieux culturels européens. Je me suis présenté de cette manière, sans avoir aucune référence, aucune expérience préalable, si ce n'est l'expérience de la prison dont je venais d'être libéré. La secrétaire a pris une note, m'a demandé d'attendre et est revenue quelques minutes plus tard en compagnie d'un grand homme moustachu.

Giangiacomo Feltrinelli m'a accompagné dans son studio, un petit espace avec un toit mansardé et des coussins sur le sol, m'a fait asseoir sur une chaise et m'a demandé ce que je voulais.

Je lui ai donné le tapuscrit et lui ai dit que je l'avais assemblé pendant une récente incarcération. J'ai découvert qu'il était au courant de mon histoire et de mon emprisonnement, il a hoché la tête comme pour dire qu’il en avait entendu parler, mais il ne s'y est pas attardé. Il a pris le texte et a promis de le lire. Il m'a accompagné jusqu'à la sortie. Une semaine plus tard, il m'a appelé, m'a dit qu'il avait lu mon livre et qu'il voulait me revoir. Je suis retourné à Milan, il m'a fait asseoir à nouveau sur cette chaise, m'a dit qu'il n'était pas d'accord avec mes thèses, mais qu'il avait l'intention de publier ma brochure. Il allait sortir dans une série appelée Edizioni della libreria, dans laquelle un texte de Fidel Castro et un livre de Régis Debray très lu à l'époque, intitulé Révolution dans la révolution, venaient de sortir.

Il a ajouté que je voulais peut-être une avance. Cent mille lires poivaient-elles suffire ? Je l'ai regardé d'un air interdit. Je ne savais rien des avances, et cent mille lires étaient un peu moins que le salaire que mon père gagnait en un mois avec son travail d'enseignant. J'ai acquiescé et il m'a remis un chèque. Puis nous sommes sortis ensemble pour déjeuner. Nous sommes allés dans un restaurant de la Via Palermo appelé Il Chiodo, et pendant le déjeuner, il m'a reproché de ne pas me rendre compte que des millions de chômeurs sont impatients de mettre leur tête sous cette presse (c'est exactement comme ça qu'il l'a dit). À la fin, il a dit que chacun paierait sa part de l’addition.

Je ne l'ai jamais revu, mais la brochure est sortie peu après, au printemps 1970. Je n'ai appris où était passé le rédacteur en chef que quelques années plus tard, lorsque tous les journaux ont publié sa photo et la nouvelle de sa mort sous un pylône électrique dans la banlieue de Milan.



Un extrait de « Changer le monde avec des livres » de Mattia Tombolini :

Où est Giangiacomo aujourd'hui ?

Dans l'un des derniers articles de Giangiacomo, alors que tout le monde le cherchait et que personne ne pouvait le trouver, il dit : « Je suis là où personne ne peut me trouver. (...) J'étais conscient qu'il y aurait une campagne contre moi et j'ai pris mes propres mesures pour survivre à la tempête ». Giangiacomo marche parmi nous aujourd'hui. Nous devons être capables de le reconnaître, mais son empreinte, et celle de tant d'autres comme lui, est toujours visible : des personnes qui ont pris des décisions radicales parce qu'elles croyaient en un monde plus juste, des personnes qui, comme lui, veulent « survivre à la tempête » mais aussi la combattre. Chaque fois que nous faisons des choix, nous pouvons décider de faire le plus facile ou le plus juste : toi, tu choisis quoi ?