Il y a six ans, la journaliste italienne Francesca Borri (Bari, 1980), avait rencontré pendant cinq jours le leader du Hamas dans la bande de Gaza, Yahya Sinwar, et s’était entretenue avec lui. Au cours de leurs échanges, Sinwar souligne que l’échange de prisonniers est un élément important de tout accord avec Israël et affirme qu’il n’est pas intéressé par la poursuite des combats, mais « cela ne veut pas dire que je ne me battrai pas si c’est nécessaire ». L’entretien a été publié par le journal israéliien Yedioth Ahronoth le 10 mai 2018. On peut lire à la suite de l’entretien une brève conversation récente de Borri avec la Radio publique nationale des USA .- Fausto Giudice, Tlaxcala
Francesca Borri, Yedioth Ahronoth, 10/5/2018
English original
Quand je dis que j’ai rencontré Yahya Sinwar, la première question est toujours : et où ? Dans un tunnel ? Non, dans son bureau. Mais aussi dans d’autres bureaux, en visitant des ministères ou un magasin, une usine, un hôpital, dans des cafés, dans des maisons ordinaires de familles ordinaires. Pendant une heure ou trois heures. En tête à tête ou non. Pendant cinq jours. J’ai été libre de parler de tout, et avec tout le monde, le reste du temps. Sans aucune restriction. Et je n’ai jamais eu peur. Jamais. Je n’ai jamais eu de raison de me sentir en danger.
Nous avons obtenu cette interview après de longues négociations. C’est normal, en effet, d’autant plus que ces dernières années, j’ai passé la majeure partie de mon temps à couvrir la Syrie et que j’avais en quelque sorte perdu mes contacts avec le Hamas. J’ai donc été aidée par d’autres Palestiniens, en premier lieu par un dirigeant de longue date qui n’appartient pas au Hamas, bien au contraire : il vient de la gauche. Mais il est l’un des intermédiaires des gouvernements d’union nationale. Et l’union nationale, ici, c’est ce que tout le monde veut.
Francesca Borri et Yahya Sinwar
J’ai été soutenue par de nombreux Palestiniens de renom, mais aussi par de nombreux Palestiniens ordinaires, qui n’ont cessé de m’appeler, de m’envoyer des SMS, de m’écrire et de m’arrêter dans la rue. Parce qu’ils voulaient que le Hamas parle, qu’il s’ouvre enfin. Mais aussi parce qu’ils voulaient que le Hamas soit écouté. Ils voulaient que nous nous ouvrions. Yahya Sinwar dit deux fois : « Nous faisons partie intégrante de cette société, quel que soit notre nombre ». Et c’est vrai. Par ailleurs, des Palestiniens qui ne voteraient jamais pour le Hamas critiquent la mise au ban du Hamas. Ils disent : « Ils ont remporté des élections libres et équitables. C’est la démocratie ».
J’ai également été aidée par des islamistes d’autres pays. Je ne les citerai pas, mais ils nous rappellent que la question palestinienne - qui est aujourd’hui un peu oubliée, les djihadistes étant sous les feux de la rampe - reste une priorité pour tous les musulmans. Emotionnellement, et pas seulement politiquement.
Je dis « aidée » non pas parce que j’avais besoin de convaincre le Hamas que je ne suis pas une espionne. Heureusement, mon travail parle de lui-même. Non. Mais j’avais besoin de convaincre le Hamas que je le connaissais bien. Je connaissais son histoire et ses antécédents, de sorte que je n’aurais rien compris de travers. J’étais dans un bureau du Hamas, en juin dernier, et il y avait au mur un portrait de son fondateur, Ahmed Yassine. Il y avait aussi un autre journaliste [occidental]. Et il a dit : c’est remarquable qu’Al-Qaida soit toujours une référence. Il avait confondu Yassine avec Ayman Al Zawahiri.
Et pourtant, une fois que nous avons conclu notre accord, je n’ai jamais eu la moindre raison de me sentir en danger. Et c’était quelque chose dont je ne doutais pas, honnêtement.
Le cessez-le-feu que le Hamas - le Hamas de Yahya Sinwar - s’efforce d’obtenir suscite une certaine opposition. Je le sais. Mais avec les islamistes - et peut-être en fin de compte avec tout le monde - c’est juste une question de transparence. Si vous êtes honnête, si vous respectez les règles, vous n’aurez pas d’ennuis. Et en fait, à ce moment-là, vous êtes leur invité, avant d’être un journaliste : ils vous protégeront contre tout et n’importe qui. Ce sont des hommes de foi. Et comme tous les hommes de foi, ils tiennent leur parole.
Yahya Sinwar
Ce qui m’a impressionnée, c’est de relire les livres sur le Hamas que j’ai étudiés à l’université. Il y a une dizaine d’années, le Hamas venait de remporter les élections et l’embargo commençait à peine. Il y avait des affrontements dans les rues avec le Fatah à l’époque et des raids contre les stations de radio, la musique, l’alcool, les cigarettes, etc. Il y avait une police du vice et de la vertu et beaucoup de tension. Et ces livres ne parlaient que de la charia : d’un avenir où les voleurs auraient les mains coupées et où les femmes seraient soumises à la ségrégation. Il n’y avait pas une page qui pouvait être utile aujourd’hui. Il s’agissait de livres sur l’islam, sur la compatibilité entre l’islam et la démocratie. Et au lieu de cela, dix ans plus tard, nous avons simplement parlé de l’occupation et de sa compatibilité avec la vie.
Je suis arrivée avec un hijab, c’est vrai, en signe de respect. Mais ils ont tous insisté et, à la fin, j’ai dû l’enlever - en signe de respect pour moi.
Gaza a profondément changé. Et en fait, mis à part le fait qu’elle s’effondre - physiquement mais aussi psychologiquement -, elle est magnifique. Parce qu’elle est au bord de la mer, avec le soleil. Et dans certaines rues, le sable, les palmiers et toutes ces fleurs grimpantes - à chaque pas, on se rappelle ce que cela pourrait être.
On y trouve l’un des meilleurs cafés que j’aie jamais fréquentés : un chariot en bois avec une chaudière et de vieilles lampes en fer, de vieilles bouteilles de whisky vides, un portrait de Che Guevara parmi toutes les photos d’Oum Kalthoum, et des bougies dans de petites boîtes, parce qu’il n’y a pas d’électricité. Et il n’y a que du Nescafé, servi sur des tables en plastique à un dollar pièce. Mais l’atmosphère est celle d’un café parisien, car c’est le lieu de rendez-vous de tous ces jeunes d’une vingtaine d’années qui ne sont jamais sortis d’ici et qui, pourtant - je ne sais pas comment - parlent couramment l’anglais. Et ils veulent toujours me rencontrer, même si mes reportages ont été traduits en hébreu, entre autres langues.
Ici, Israël signifie chars d’assaut et frappes aériennes, rien d’autre. La plupart d’entre eux n’ont jamais vu un Israélien. Ce n’est pas Ramallah, ici on vit mal. Mais vraiment mal. Partout on croise des blessés, des amputés, et cette pauvreté brutale. Ils auraient tous les droits de ne pas vouloir de moi ici. Bien sûr, je suis italienne, pas israélienne, et ça fait une différence. Ils disent : « Ce n’est pas l’Italie qui nous assiège, ce n’est pas à l’Italie que nous devons nous adresser ». Ils veulent tous s’adresser à Israël.
Yahya Sinwar avec d’autres dirigeants du Hamas
Yahya Sinwar est à l’image de Gaza : normal, malgré tout ça. Sur les quelques photos que j’ai trouvées en ligne, il a cette expression dure. Mais c’est un homme comme les autres, un homme simple, toujours vêtu d’une chemise grise. Sa particularité est en quelque sorte de n’avoir aucun signe distinctif, comme tous ses conseillers.
Il y a beaucoup de rumeurs sur les tunnels, sur la contrebande. Et à Gaza, il y a quelques millionnaires, quelques riches hommes d’affaires. Mais alors que je me trouvais un soir avec des dirigeants du Hamas - et c’est en fait de cela que nous parlions -, ils se sont soudain tous levés. J’ai pensé à un raid de l’armée, mais au lieu de cela, l’électricité était revenue et ils se sont tous précipités pour recharger leur téléphone. Parce que, comme tout le monde, ils n’ont ni électricité, ni eau, ni rien.
Je sais que pour les Israéliens, Sinwar est un ennemi, un terroriste. Cette interview n’est donc pas facile à lire. Je sais aussi que je ne pourrai jamais vraiment ressentir ce que vous ressentez. Je peux vous promettre une chose : j’ai essayé de faire le travail journalistique le plus professionnel qui soit, de poser les questions difficiles sans faire de concessions.
Mais je suis également convaincue qu’il est très important que le public israélien - malgré toutes les difficultés - sache de première main ce que pense Sinwar, ce qui le motive et où il s’efforce d’aller. Le fait que des fonctionnaires israéliens soient en contact avec le Hamas est un autre indice de ce que l’époque où écouter l’autre partie était considérée comme illégitime est révolue.
Et si j’ai fait ce choix, c’est peut-être aussi parce que - si j’y réfléchis bien - Yahya Sinwar a un trait distinctif. Il écoute beaucoup, il ne décide jamais seul. Mais une fois qu’il s’est décidé, il se décide vraiment : il a du courage et de la détermination. Il est prêt à prendre des mesures importantes. Et il insiste pour terminer l’interview par le mot par lequel elle se termine.
Et en parlant de mots, j’ai remarqué qu’il n’a jamais dit « Israël ». Je peux me tromper. Mais il a toujours utilisé des synonymes tels que : “Netanyahu”, “l’armée”, “l’autre côté”. Et surtout : « l’occupation ». Ce dont je suis sûre, c’est qu’il n’a jamais dit « l’entité sioniste » ou « les Juifs ». Seulement : « L’occupation ».
Je ne sais presque rien de vous. On dit de vous que vous êtes très discret, un homme de peu de mots. Vous parlez rarement aux journalistes. C’est d’ailleurs la première fois que vous vous adressez à des médias occidentaux. Pourtant, vous dirigez le Hamas depuis plus d’un an. Pourquoi avez-vous choisi de parler maintenant ?
« Parce que je vois maintenant une réelle opportunité de changement.
Une opportunité ? Maintenant ?
« Maintenant. Oui. »
Pour être honnête, ce qui semble le plus probable ici, c’est plutôt une nouvelle guerre. J’étais à Gaza en juin dernier, et c’était comme d’habitude : des balles qui volaient, des gaz lacrymogènes, des blessés partout. Et puis des frappes aériennes, des roquettes, encore des frappes aériennes. Une occasion en or de se faire tirer dessus. Depuis avril, depuis le début de cette dernière vague de manifestations, on compte près de 200 morts.
« Alors que de l’autre côté, il n’y a eu qu’un seul mort. Et donc, tout d’abord, je dirais que “guerre” est un mot assez trompeur : ce n’est pas qu’il y ait une guerre à un moment donné, et que les autres jours, nous ayons la paix à la place. Nous sommes toujours sous occupation, c’est une agression quotidienne. Elle est simplement d’intensité variable. Quoi qu’il en soit, la vérité est qu’une nouvelle guerre n’est dans l’intérêt de personne. En tout cas, ce n’est pas le nôtre. Qui voudrait affronter une puissance nucléaire avec des lance-pierres ? Mais si nous ne pouvons pas gagner, pour Netanyahou, une victoire serait encore pire qu’une défaite, car ce serait la quatrième guerre. Elle ne peut pas se terminer comme la troisième, qui s’est déjà terminée comme la deuxième, qui s’est déjà terminée comme la première. Ils doivent prendre le contrôle de Gaza. Et ils font de leur mieux pour se débarrasser des Palestiniens de Cisjordanie et conserver une majorité juive. Je ne pense pas qu’ils veuillent deux millions d’Arabes supplémentaires. Non, la guerre ne sert à rien.
Manifestations à Gaza (Photo : AP)
Ces propos semblent un peu étranges de la part d’un membre de l’aile militaire du Hamas.
« Je ne suis pas le chef d’une milice, je suis du Hamas. Et c’est tout. Je suis le chef du Hamas à Gaza, de quelque chose de beaucoup plus complexe qu’une milice, un mouvement de libération nationale. Et mon principal devoir est d’agir dans l’intérêt de mon peuple : de le défendre et de défendre son droit à la liberté et à l’indépendance. Vous êtes correspondante de guerre. Aimez-vous la guerre ?
Pas du tout.
« Et pourquoi devrais-je l’aimer ? Celui qui sait ce qu’est la guerre n’aime pas la guerre. »
Mais vous vous êtes battu toute votre vie.
« Et je ne dis pas que je ne me battrai plus, en effet. Je dis que je ne veux plus de la guerre. Je veux la fin du siège. Vous marchez sur la plage au coucher du soleil, et vous voyez tous ces adolescents sur le rivage qui discutent et se demandent à quoi ressemble le monde de l’autre côté de la mer. À quoi ressemble la vie. Ça les brise. Et ça devrait briser tout le monde. Je veux qu’ils soient libres ».
Les frontières sont pratiquement fermées depuis 11 ans. Gaza n’a même plus d’eau, seulement de l’eau de mer. Comment se passe la vie ici ?
« Qu’en pensez-vous ? 55 % de la population a moins de 15 ans. Nous ne parlons pas de terroristes, mais d’enfants. Ils n’ont aucune affiliation politique. Ils n’ont que la peur. Je veux qu’ils soient libres ».
80 % de la population dépend de l’aide. Et 50 % d’entre eux souffrent d’insécurité alimentaire - 50 % ont faim. Selon les Nations unies, Gaza sera bientôt impropre à la vie. Pourtant, ces dernières années, le Hamas a trouvé des ressources pour creuser ses tunnels.
« Et heureusement. Sinon, nous serions tous morts. La façon dont vous voyez les choses, c’est la façon dont la propagande sioniste les raconte. Le siège n’est pas venu après les tunnels, ce n’est pas une réaction aux tunnels. C’est l’inverse. Il y avait un siège et une crise humanitaire, et pour survivre, nous n’avions pas d’autre choix que de creuser des tunnels. À certains moments, même le lait était interdit ».
Sinwar s’entretient avec des habitants de Gaza
Vous voyez ce que je veux dire. Ne pensez-vous pas que vous avez une part de responsabilité ?
« La responsabilité incombe à l’assiégeant, pas à l’assiégé. Ma responsabilité est de travailler avec tous ceux qui peuvent nous aider à mettre fin à ce siège mortel et injuste, et je pense en particulier à la communauté internationale. Parce que Gaza ne peut pas continuer comme ça, la situation ici est insoutenable. Et de cette façon, une explosion (escalade) est inévitable ».
Alors pourquoi ne pas acheter du lait plutôt que des armes ?
« Si nous n’avions pas acheté (des armes), nous ne serions plus en vie. Nous les avons achetées, ne vous inquiétez pas. Nous avons acheté du lait et bien d’autres choses : de la nourriture, des médicaments. Nous sommes 2 millions. Avez-vous une idée de ce que cela signifie d’obtenir de la nourriture et des médicaments pour 2 millions de personnes ? Les tunnels ne sont utilisés que de façon minimale pour la résistance - et parce qu’autrement, vous ne mourriez peut-être pas de faim, mais vous mourriez des frappes aériennes. Et le Hamas paie la résistance de sa poche, pas avec des fonds publics. De sa propre poche ».
Le Hamas a donc obtenu de bons résultats une fois au gouvernement.
« Vous pensez qu’être au pouvoir à Gaza, c’est comme être au pouvoir à Paris ? Nous avons été au pouvoir pendant des années dans de nombreuses municipalités, précisément en raison de notre réputation d’efficacité et de transparence. En 2006, nous avons remporté les élections générales et nous avons été mis au ban. Il n’y a pas d’électricité, c’est vrai, et ça affecte tout le reste. Mais croyez-vous que nous n’avons pas d’ingénieurs ? Que nous ne sommes pas capables de construire une turbine ? Bien sûr que oui. Mais comment ? Avec du sable ? Vous pouvez avoir le meilleur chirurgien de la ville, mais vous prétendez qu’il sait opérer avec une fourchette et un couteau. Regardez votre peau, elle se détache déjà. Ici, si vous arrivez de l’extérieur, si vous arrivez du monde, vous tombez tout de suite malade. Ce qui devrait attirer votre attention, c’est que nous sommes encore en vie ».
(Photo : AP)
Le Hamas semble donc envisager un cessez-le-feu. Les négociateurs travaillent sans relâche. Qu’entendez-vous par « cessez-le-feu » ?
« Je veux dire un cessez-le-feu. Le calme. La fin du siège. »
Du calme pour du calme.
« Non, attendez. Le calme pour le calme, et la fin du siège. Un siège n’est pas tranquille. »
Et le calme... Pour combien de temps ?
« Ce n’est pas la question principale, honnêtement. Ce qui compte vraiment, c’est plutôt ce qui se passe sur le terrain entre-temps. Car si le cessez-le-feu signifie que nous ne sommes pas bombardés, mais que nous n’avons toujours pas d’eau, pas d’électricité, rien, alors nous sommes toujours en état de siège - cela n’a pas de sens. Parce que le siège est un type de guerre, c’est juste une guerre par d’autres moyens. Et c’est aussi un crime au regard du droit international. Il n’y a pas de cessez-le-feu en cas de poursuite du siège. Mais si nous voyons Gaza revenir à la normale... si nous voyons non seulement de l’aide, mais aussi des investissements, du développement - parce que nous ne sommes pas des mendiants, nous voulons travailler, étudier, voyager, comme vous tous, nous voulons vivre et nous débrouiller seuls - si nous commençons à voir une différence, nous pouvons continuer. Et le Hamas fera de son mieux. Mais il n’y a pas de sécurité, pas de stabilité, ni ici ni dans la région, sans liberté et sans justice. Je ne veux pas de la paix du cimetière ».
D’accord, mais c’est peut-être juste une astuce pour vous réorganiser. Et dans six mois, vous repartirez en guerre. Pourquoi les Israéliens vous feraient-ils confiance ?
« Tout d’abord, je n’ai jamais fait la guerre - la guerre est venue à moi. Et ma question, en toute vérité, est le contraire. Pourquoi devrais-je leur faire confiance ? Ils ont quitté Gaza en 2005, et ils ont simplement remodelé l’occupation. Ils étaient à l’intérieur, maintenant ils bloquent les frontières. Qui sait ce qui se passe vraiment dans leur tête ? Et pourtant, c’est de cela qu’il s’agit lorsque l’on fait confiance. Et c’est peut-être là notre erreur. Nous pensons toujours en termes de « qui va faire le premier pas, toi ou moi ? ».
D’accord, mais... Encore une fois. Si le cessez-le-feu ne fonctionne pas...
« Mais pour une fois, pouvons-nous imaginer ce qui se passerait si ça fonctionnait ? Parce que cela pourrait être une motivation puissante pour faire de notre mieux pour que ça marche, non ? Si nous imaginons un instant Gaza telle qu’elle était il n’y a pas si longtemps - avez-vous déjà vu des photos des années 1950 ? Quand, en été, nous recevions des touristes de partout ? »
Et Gaza avait beaucoup de cafés, de magasins, de palmiers. J’ai vu ces photos. Oui.
« Mais aujourd’hui aussi... Avez-vous vu à quel point notre jeunesse est brillante ? Malgré tout. Comme ils sont talentueux, inventifs et dynamiques ? Avec de vieux fax et de vieux ordinateurs, un groupe de jeunes d’une vingtaine d’années a assemblé une imprimante 3D pour produire le matériel médical interdit d’accès. C’est ça Gaza. Nous ne nous résumons pas à la misère et aux enfants pieds nus. Nous pouvons être comme Singapour, comme Dubaï. Et faisons en sorte que le temps travaille pour nous. Guérissons nos blessures. J’ai été en prison pendant 25 ans. Il a perdu un fils, tué lors d’un raid. Votre traducteur a perdu deux frères. L’homme qui nous a servi le thé - sa femme est morte d’une infection. Rien de grave, une coupure. Mais il n’y avait pas d’antibiotiques, et c’est ainsi qu’elle est morte. Pour quelque chose que n’importe quel pharmacien pourrait traiter. Vous croyez que c’est facile pour nous ? Mais commençons par ce cessez-le-feu. Donnons à nos enfants la vie que nous n’avons jamais eue. Et ils seront meilleurs que nous. Avec une vie différente, ils construiront un avenir différent ».
Manifestations à Gaza (Photo : AFP)
Alors, vous abandonnez ?
« Nous avons lutté toute notre vie pour avoir une vie normale. Une vie libérée de l’occupation et de l’agression. Nous ne nous rendons pas, nous persistons ».
Et pendant ce cessez-le-feu, le Hamas conserverait ses armes ? Ou vous accepteriez une protection internationale, comme les casques bleus ? Comme à Srebrenica ? À mon avis, non.
« Vous avez deviné juste. »
Désolée si je persiste, mais ce cessez-le-feu ne devrait-il pas fonctionner ? Je ne veux pas porter la poisse, mais vous savez, le passé n’est pas vraiment encourageant. Jusqu’à présent, les partisans de la ligne dure ont fait échouer toutes les tentatives d’accord.
« Jusqu’à présent. Tout d’abord, vous semblez très confiante, mais il n’y a pas encore d’accord. Nous sommes prêts à le signer, le Hamas et presque tous les groupes palestiniens sont prêts à le signer et à s’y conformer. Mais pour l’instant, il n’y a que l’occupation. Cela dit, si nous sommes attaqués, c’est évident, nous nous défendrons. Comme toujours. Et nous aurons une nouvelle guerre. Mais alors, dans un an, vous serez à nouveau ici. Et je serai à nouveau là pour dire : la guerre ne sert à rien ».
Vous avez une arme emblématique : les roquettes. Des roquettes de fortune, en fait, qui sont généralement arrêtées par le Dôme de fer, et auxquelles Israël répond avec ses missiles beaucoup plus puissants. Des milliers de Palestiniens ont été tués. Les roquettes ont-elles été utiles ?
« Soyons clairs : avoir une résistance armée est notre droit, en vertu du droit international. Mais nous n’avons pas que des roquettes. Nous avons utilisé toute une série de moyens de résistance. Toujours. Honnêtement, une telle question s’adresse plus à vous qu’à moi, à vous tous, journalistes. Nous ne faisons les gros titres qu’avec du sang. Et pas seulement ici. Pas de sang, pas de nouvelles. Mais le problème n’est pas notre résistance, c’est leur occupation. Sans occupation, nous n’aurions pas de roquettes. Nous n’aurions pas de pierres, de cocktails Molotov, rien. Nous aurions tous une vie normale ».
Militants à Gaza (Photo : AP)
Mais pensez-vous qu’ils ont atteint leur objectif ?
« Certainement pas. Sinon, nous ne serions pas ici. Mais alors, qu’en est-il de l’occupation ? Quel était son objectif ? Former des tueurs ? Avez-vous regardé la vidéo où un soldat nous tire dessus comme si nous étions des quilles de bowling ? Et il rit, il rit. Ils (les Juifs) étaient des gens comme Freud, Einstein, Kafka. Des experts en mathématiques et en philosophie. Aujourd’hui, ce sont des experts en drones, en exécutions extrajudiciaires ».
Vous avez maintenant une nouvelle arme emblématique : les cerfs-volants incendiaires. Ils rendent Israël fou, car ils échappent au Dôme de fer et ne peuvent être abattus un par un.
« Les cerfs-volants ne sont pas une arme. Tout au plus, ils mettent le feu à un peu de chaume. Un extincteur et c’est fini. Ce n’est pas une arme, c’est un message. Parce que ça n’est que de la ficelle, du papier et un tapis imbibé d’huile, alors que chaque batterie du Dôme de fer coûte 100 millions de dollars. Ces cerfs-volants disent : vous êtes immensément plus puissants. Mais vous ne gagnerez jamais. Vraiment. Jamais ».
Les Palestiniens de Cisjordanie sont confrontés à la même occupation, et pourtant ils ont opté pour une stratégie bien différente : faire appel aux Nations unies, à la communauté internationale.
« Et c’est crucial. Tout est crucial, tous les moyens de résistance. Mais, si je peux me permettre, désolé : quand il s’agit de la Palestine, la communauté internationale fait plutôt partie du problème. Lorsque nous avons remporté les élections - et nous avons remporté des élections libres et équitables - la réaction a été un blocus. Immédiatement. Nous avons proposé un gouvernement avec le Fatah, et pas seulement une fois, mais une centaine de fois, et rien. La seule réponse a été le blocus. Si les choses se sont passées ainsi, c’est aussi votre faute (celle de la communauté internationale). Aujourd’hui aussi. Vous prévenez le Hamas : nous ne traiterons avec vous que si le Fatah existe. Puis vous prévenez le Fatah : Nous ne traiterons avec vous que si le Hamas n’existe pas. Le clivage qui nous a été tant reproché est aussi un effet du blocus. De vos pressions qui ne sont parfois rien d’autre que des menaces. Avec un gouvernement d’union nationale, Ramallah ne toucherait plus un centime. Elle ferait faillite ».
Sinwar et Abbas (Photos : AFP, AP)
Le blocus est en place parce que le Hamas est considéré comme un mouvement antisystème, un mouvement anticonstitutionnel pour ainsi dire. Il ne respecte pas les règles du jeu.
« Quel jeu ? L’occupation ? »
Vous savez... Oslo. La solution à deux États.
« Mais Oslo, c’est fini. Je pense que c’est le seul point sur lequel tout le monde est d’accord ici. Mais vraiment tout le monde. Ce n’était qu’une excuse pour distraire le monde avec des négociations sans fin et, pendant ce temps, construire des colonies partout et effacer physiquement toute possibilité d’un État palestinien. 25 ans se sont écoulés et qu’avons-nous obtenu ? Rien. Mais surtout, pourquoi insistez-vous toujours sur Oslo ? Pourquoi ne parlez-vous jamais de ce qui s’est passé par la suite ? Comme le document d’unité nationale, par exemple, qui était basé sur le fameux document des prisonniers de 2006. Ce document expose notre stratégie actuelle, je veux dire, le Hamas, le Fatah, nous tous, tous ensemble - un État dans les frontières de 1967, avec Jérusalem comme capitale. Et avec le droit au retour des réfugiés, bien sûr. 12 années se sont écoulées, et vous continuez à demander : « Pourquoi n’acceptez-vous pas les frontières de 1967 ? Pourquoi n’acceptez-vous pas les frontières de 1967 ? J’ai l’impression que le problème n’est pas de notre côté ».
La communauté internationale dépense des millions de dollars pour les Palestiniens.
« Dépense. Exactement. Elle dépense tout simplement. À tort. Vous avez honoré les accords d’Oslo d’un prix Nobel de la paix et vous avez disparu. Personne n’a contrôlé leur mise en œuvre. La question clé est la suivante : était-ce la bonne stratégie (pour les Palestiniens) que d’aider à établir leur propre État et toutes ses institutions ? Entre autres choses, je dois vous rappeler que la quatrième convention de Genève est claire : le coût de l’occupation doit être supporté par l’occupant. Ce n’est pas à vous de construire des routes et des écoles, et surtout de reconstruire ce qui a été démoli. Sinon, au lieu de vous opposer à l’occupation, vous la facilitez ».
Le plus farouche opposant à ce cessez-le-feu semble être non pas Israël - qui se concentre désormais sur l’Iran - mais le Fatah, qui craint qu’il ne soit un succès pour le Hamas.
« Un succès ? Ce cessez-le-feu n’est pas pour le Hamas ou le Fatah : il est pour Gaza. Pour moi, ce qui compte, c’est que vous réalisiez enfin que le Hamas est là. Qu’il existe. Qu’il n’y a pas d’avenir sans le Hamas, qu’il n’y a pas d’accord possible, parce que nous faisons partie intégrante de cette société, même si nous perdons les prochaines élections. Mais nous sommes un morceau de la Palestine. Plus encore, nous sommes un morceau de l’histoire de l’ensemble du monde arabe, qui comprend aussi bien des islamistes que des laïcs, des nationalistes et des gauchistes. Cela dit, évitons le mot « succès ». Parce que c’est scandaleux pour tous les malades en phase terminale qui se trouvent en ce moment même à la frontière et qui attendent qu’elle s’ouvre. Pour tous les pères qui, ce soir, n’oseront pas regarder leurs enfants parce qu’ils n’auront pas de repas (à leur offrir). De quelle réussite parlons-nous ? »
Vous êtes entré en prison à l’âge de 27 ans. Lorsque vous en êtes sorti, vous aviez 50 ans. Comment s’est passée la réadaptation à la vie ? Au monde ?
« Lorsque je suis entré en prison, c’était en 1988. La guerre froide durait encore. Et ici, l’Intifada. Pour diffuser les dernières nouvelles, nous imprimions des tracts. Je suis sorti et j’ai découvert l’internet. Mais pour être honnête, je ne suis jamais sorti - je n’ai fait que changer de prison. Et malgré tout, l’ancienne était bien meilleure que celle-ci. J’avais de l’eau, de l’électricité. J’avais tant de livres. Gaza est beaucoup plus dure ».
Sinwar à sa sortie de prison
Qu’avez-vous appris de la prison ?
« Beaucoup de choses. La prison vous construit. Surtout si vous êtes Palestinien, parce que vous vivez au milieu des points de contrôle, des murs, des restrictions de toutes sortes. Ce n’est qu’en prison que vous rencontrez enfin d’autres Palestiniens et que vous avez le temps de parler. On réfléchit aussi à soi-même. À ce en quoi vous croyez, au prix que vous êtes prêt à payer. Mais c’est comme si je vous demandais maintenant : qu’avez-vous appris de la guerre ? Vous me répondriez : beaucoup de choses. Vous diriez : La guerre vous construit. Mais il est certain que vous aimeriez ne jamais avoir fait la guerre. J’ai beaucoup appris, oui. Mais je ne souhaite la prison à personne. Mais vraiment personne. Pas même ceux qui, aujourd’hui, à travers ces barbelés, nous assomment comme des quilles de bowling en riant, sans se rendre compte qu’ils risquent de finir dans 25 ans à La Haye.
À la Cour pénale internationale.
« Bien sûr. Parce que, encore une fois, il n’y a pas d’avenir sans justice. Et nous chercherons à obtenir justice. »
Mais vous savez que certains Palestiniens pourraient aussi finir à La Haye.
« En vertu du droit international, nous avons tous le droit de résister à l’occupation. Mais le tribunal est le tribunal, bien sûr. Il travaillera sur tout ce qu’il aura à faire. Et pourtant, son rôle est essentiel. Et pas seulement pour mettre fin aux crimes - il est essentiel de punir les criminels. Son rôle est également essentiel pour les victimes, car seul un procès permet de reconstruire ce qui s’est passé et, ainsi, de le traiter, d’une certaine manière. En matière de deuil, aucun tiers ne peut se substituer aux victimes. Aucun accord politique, quel qu’il soit, ne peut leur permettre de surmonter leur perte et d’aller de l’avant. C’est l’affaire des victimes ».
Vous avez été libéré dans le cadre de l’échange avec Gilad Shalit. Le Hamas détient actuellement deux Israéliens, ainsi que les restes de deux soldats tués au cours de la dernière guerre. Dans un accord de cessez-le-feu, je suppose qu’un échange de prisonniers serait une clause essentielle pour vous.
« Plus qu’essentielle, indispensable. Ce n’est pas une question politique, pour moi c’est une question morale. Car vos lecteurs pensent probablement que si vous êtes en prison, vous êtes un terroriste, ou en quelque sorte un hors-la-loi. Un voleur de voiture. Non. Nous sommes tous arrêtés, tôt ou tard. Mais littéralement, tous. Jetez un coup d’œil à l’ordre militaire 101. Sans autorisation de l’armée, c’est un crime d’agiter un drapeau ou d’être plus de dix (personnes) dans une pièce pour prendre le thé, en discutant de politique. Peut-être que vous ne faites que discuter de Trump, mais vous pouvez être condamné à une peine pouvant aller jusqu’à 10 ans. D’une certaine manière, c’est un rite de passage. C’est notre passage à l’âge adulte. Car s’il y a quelque chose qui nous unit, quelque chose qui nous rend tous égaux, tous les Palestiniens, c’est bien la prison. Et pour moi, c’est une obligation morale : Je ferai de mon mieux pour libérer ceux qui sont encore au trou ».
(Photo : AP)
D’une certaine manière, vous avez obtenu plus de résultats par les enlèvements que par les roquettes.
« Quels enlèvements ?
Comme celui de Gilad Shalit.
« Gilad Shalit n’était pas un otage, mais un prisonnier de guerre. Vous voyez pourquoi nous parlons rarement aux journalistes ? Un soldat est tué, vous publiez une photo de lui sur la plage et vos lecteurs pensent que nous l’avons tué à Tel-Aviv. Ce type n’a pas été tué alors qu’il portait un bermuda et une planche de surf, mais alors qu’il portait un uniforme et un M16 et qu’il nous tirait dessus.
Et avec le cessez-le-feu ?
« Avec le cessez-le-feu, personne ne nous tirera dessus, n’est-ce pas ? Et donc personne ne sera capturé. »
Vous parliez de la prison, du passage à l’âge adulte. Le Hamas a eu 30 ans, comment avez-vous changé ?
« Comment voyiez-vous tout ça, il y a 30 ans ? »
Il y a 30 ans, j’avais 8 ans.
« Et c’est tout : nous avons changé comme vous avez changé. Comme tout le monde. C’était en 1988, et comme je vous l’ai dit, il y avait encore la guerre froide. Le monde était beaucoup plus idéologique qu’aujourd’hui. Beaucoup plus de noir et de blanc, d’amis et d’ennemis. Et notre monde aussi était un peu comme ça. Puis, avec le temps, on apprend que l’on peut trouver des amis et des ennemis là où l’on ne s’y attendait pas ».
Sinwar pendant son séjour dans une prison israélienne (camp de Ketziot)
La charte du Hamas est toujours aussi noire et blanche.
« C’est notre premier document. Et peut-être que... le dernier est plus important. Pourquoi me questionnez-vous sur une charte datant d’il y a 30 ans, et pas toutes celles qui l’ont suivie et qui montrent notre évolution ? Des dizaines et des dizaines de documents, tout y est : nos relations avec la société civile et avec les autres groupes politiques, le contexte régional, le contexte international, et l’occupation, bien sûr. La réponse à toutes vos questions est là. Et à vrai dire, nous nous attendions à ce que vous receviez le signal et que vous entamiez un dialogue avec le Hamas. Car, je le répète, nous ne sommes pas un phénomène transitoire. Il n’y a pas d’avenir sans le Hamas. Et pourtant, vous continuez à questionner sur quelque chose qui date d’il y a 30 ans. Et donc, en ce qui concerne Oslo, j’ai le sentiment que le problème n’est pas de notre côté ».
Qui est le problème ?
« Tous ceux qui nous considèrent encore comme un groupe armé, et rien de plus. Vous n’avez aucune idée de ce à quoi ressemble vraiment le Hamas. Un petit aperçu : la moitié de nos employés sont des femmes. L’auriez-vous deviné ? Vous vous concentrez sur la résistance, sur les moyens plutôt que sur l’objectif, qui est un État fondé sur la démocratie, le pluralisme et la coopération. Un État qui protège les droits et la liberté, où les différences sont affrontées par les mots et non par les armes. Le Hamas est bien plus que ses opérations militaires. C’est dans notre ADN. Nous sommes avant tout un mouvement social, pas seulement un mouvement politique. Nous créons des soupes populaires, des écoles, des hôpitaux. Depuis toujours. Parce que pour faire sa part, on n’a pas besoin d’être ministre du welfare. Si vous êtes du Hamas, vous êtes un citoyen avant d’être un électeur ».
Pourtant, lorsque la plupart de mes lecteurs pensent au Hamas, ils ne pensent pas aux organisations caritatives. Ils pensent plutôt à la deuxième Intifada et aux attentats suicides. Pour les Israéliens, vous êtes un terroriste.
« Et c’est ce qu’ils sont pour moi, à la lumière des crimes qu’ils ont commis contre nous ».
Un début parfait pour un cessez-le-feu.
« Et que dois-je dire ? Nous frappons des civils ? Ils ont frappé des civils. Ils ont souffert ? Nous avons souffert. Parlez-moi d’un de leurs morts, et je vous parlerai d’un de nos morts. De dix de nos morts. Et alors ? C’est pour ça que vous êtes ici ? Vous êtes ici pour parler des morts, ou pour éviter de nouvelles pertes ? Mais surtout, vous. Pensez-vous être innocents, seulement parce que vous êtes italiens, ni arabes, ni juifs ? Comme il est facile pour vous de venir de loin et de vous sentir sage et juste. Nous avons tous du sang sur les mains. Vous aussi. Où étiez-vous pendant ces 11 années de siège ? Et pendant ces 50 années d’occupation ? Où étiez-vous ? »
Sinwar avec d’autres dirigeants du Hamas (Photo : Reuters)
Quel genre de vie espérez-vous pour vos enfants ?
« Une vie de Palestiniens, bien sûr. La tête haute. Toujours. Malgré tout, j’espère qu’ils seront forts et qu’ils continueront à lutter jusqu’au jour où ils obtiendront la liberté et l’indépendance. Parce que je veux que mes enfants rêvent de devenir médecins, non seulement pour soigner les blessés, mais aussi les cancéreux. Comme tous les enfants du monde. Je veux qu’ils soient des Palestiniens en toute sécurité, afin qu’ils puissent être bien plus que des Palestiniens ».
J’ai oublié de vous interroger sur le « deal du siècle », le plan de paix de Donald Trump. Même si on ne sait pas très bien de quoi il s’agit, il n’y a rien sur le papier.
« C’est en fait une oblitération très claire de notre perspective de liberté et d’indépendance. Il n’y a pas de souveraineté, pas de Jérusalem. Pas de droit au retour... Il n’y a qu’une chose : notre (refus). Et ce n’est pas seulement la position du Hamas. C’est une chose sur laquelle nous sommes tous d’accord. Non. »
Pour l’instant, vous allez donc continuer à protester, à manifester comme vous l’avez fait en avril. Tous les vendredis, le long de la clôture. On vous y a vu assez souvent.
« Et je ne vous donnerai que deux noms : Ibrahim Abu Thuraja et Fadi Abu Salah. Ils avaient tous les deux 29 ans et se déplaçaient en fauteuil roulant. Ce ne sont que deux des nombreux amputés des dernières guerres. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte qu’ici, on ne se fait pas tuer parce que l’on représente un danger - car quel danger représentez-vous, sur une chaise roulante, pour une armée qui se trouve de l’autre côté d’un fil barbelé, à des centaines de mètres de vous ? Non. Ici, on ne se fait pas tuer pour ce que l’on fait, mais pour ce que l’on est. Vous êtes tué parce que vous êtes Palestinien. Vous n’avez aucune chance ».
Si vous deviez résumer tout ce que vous avez dit en une seule phrase. Quel est le message que vous aimeriez que les lecteurs retiennent le plus ?
« L’heure du changement a sonné. Il est temps de mettre fin à ce siège. De mettre fin à cette occupation. »
(Photo : AP)
Pensez-vous que l’on vous croira ?
« Vous étiez ici en juin, avec des centaines d’autres journalistes, et votre reportage a été le plus dur pour nous. Et vous êtes également traduite en hébreu. Et pourtant, vous êtes ici, encore une fois, parce que vous nous respectez profondément, et que nous vous respectons profondément. Parfois, d’une certaine manière, le messager est aussi le message. Vous allez partir maintenant, et tout écrire. Serez-vous lue ? Serez-vous écoutée ? Je n’en sais rien. Mais nous avons fait notre part ».
Vous semblez assez confiant.
« Je suis juste réaliste. Il est temps de changer. »
Après l’assassinat de Yahya Sinwar, une journaliste se souvient de l’avoir interviewéRob Schmitz , NPR, 19/10/2024
ROB SCHMITZ, ANIMATEUR :
L’assassinat de Yahya Sinwar est un événement majeur dans la guerre qui oppose depuis un an le Hamas, le groupe militant qu’il dirigeait autrefois, à Israël. Sinwar était un personnage clé dans la planification de l’opération du 7 octobre qui a tué quelque 1 200 personnes en Israël. Son assassinat a eu lieu dans la bande de Gaza, où il est né, a grandi et a finalement accédé au pouvoir en tant que figure centrale du Hamas, le mouvement islamiste palestinien le plus dur. Nous voulions passer un peu de temps à réfléchir à l’héritage de Sinwar dans la bande de Gaza. Pour cela, nous avons fait appel à Francesca Borri. Journaliste couvrant le Moyen-Orient, elle a interviewé Sinwar en 2018, après qu’il était devenu le chef du Hamas à Gaza. Francesca, bienvenue.
FRANCESCA BORRI : Ciao.
SCHMITZ : Merci de nous avoir rejoints. Vous savez, il s’est passé tellement de choses depuis 2018, date à laquelle vous avez interviewé Sinwar. Mais prenons un peu de recul et parlons du contexte dans lequel vous l’avez rencontré. Pouvez-vous me décrire le cadre de votre visite et ce que vous espériez obtenir en lui parlant ?
BORRI : C’était il y a une vie, il y a un monde. Le Hamas était dans un coin, vous savez ? Le Hamas et Sinwar étaient très faibles à l’époque. Et Sinwar, qui a toujours été très déterminé - je veux dire, une fois qu’il décide quelque chose, il fait tout. Maintenant, nous le savons, en fait, après le 7 octobre, non ?
SCHMITZ : C’est exact.
BORRI : Mais à l’époque, son choix était inverse, il essayait de parvenir à un compromis avec Netanyahou. C’est pourquoi l’interview a été possible. Vous savez, c’est pour cela que c’est arrivé parce qu’en fait, Sinwar voulait ouvrir un canal avec Israël, et c’est arrivé. Je veux dire, il l’a ouvert.
SCHMITZ : Y a-t-il un souvenir ou une interaction particulière avec Yahya Sinwar qui vous vient à l’esprit ?
BORRI : Tant de choses - la première fois que je l’ai rencontré, j’avais un hijab. Je ne savais pas - je ne suis pas musulmane, et je ne savais pas si je devais le porter ou non. Et puis j’ai pensé, peut-être par respect, vous savez - et donc je portais ce hijab, vert, vous savez, comme la couleur de l’Islam. C’est pour cela qu’il ne m’a pas reconnue parce qu’il ne s’attendait pas à ce qu’une Italienne porte un hijab. Et puis, vous savez, il m’a demandé de l’enlever...
SCHMITZ : C’est vrai.
BORRI : ...Parce que c’est pour ça que, sur la photo ensemble, nous - j’ai mis un hijab. Il a été très critiqué par les extrémistes du Hamas parce qu’il n’était pas un extrémiste du Hamas. Dans le Hamas, il y a des gens plus radicaux. Et il a été très critiqué pour cette photo...
SCHMITZ : C’est vrai.
BORRI : ...Parce qu’il était avec une femme étrangère célibataire, sans hijab, une femme non mariée. Il a été très critiqué. Il a dit, non, parce que je ne veux pas qu’on pense que je vous demande, vous savez, de porter un hijab. Vous n’êtes pas musulmane, rien. Vous êtes libre. Et vous venez ici en tant qu’invitée. C’était très différent de la façon dont - enfin, de la façon dont il a été décrit dans nos médias, mais je dois dire, bien sûr, qu’il était très différent du Yahya Sinwar du 7 octobre.
SCHMITZ : J’aimerais revenir un peu sur ce point parce que, vous savez, Sinwar - les tactiques de Yahya Sinwar impliquaient souvent la violence, même avant l’attaque du 7 octobre, comme vous venez de le mentionner. J’aimerais savoir si vous avez déjà rencontré des habitants de Gaza qui pensaient que ses tactiques militantes et celles du Hamas en général ne faisaient qu’empirer les choses pour eux ?
BORRI : Oh, bien sûr, bien sûr. Quand vous êtes enraciné dans une communauté - je parle des Palestiniens maintenant, vous savez - ils sont très honnêtes avec vous, vous savez, bien sûr, bien sûr. Mais quand même, ses derniers moments, vous savez, quand vous voyez la capture d’écran, vous savez, et qu’il lance un bâton, vous savez, sur le drone avec une seule main - il va mourir, vous savez, et il se bat encore.
Si vous lisez un peu l’arabe et que vous pouvez lire ou écouter ce que tout le monde arabe dit, y compris les ennemis du Hamas, les ennemis de Sinwar, pour tout le monde il est comme le Che Guevara du Moyen-Orient maintenant. Il était mort jusqu’à hier. Aujourd’hui, il est plus vivant que jamais, non ? Il y a toujours un débat en Palestine. Rien n’est, vous savez, ouvert. Rien n’est ouvert parce que si vous parlez en Palestine, si vous osez dire quelque chose contre le Fatah, contre le Hamas, contre Israël, bien sûr - quoi que vous disiez, vous êtes arrêté. Vous pouvez être arrêté par Israël, bien sûr, mais la plupart du temps, vous êtes arrêté par le Hamas ou le Fatah. C’est aussi pour cela que c’est si compliqué.
SCHMITZ : Francesca, il y a six ans, lorsque vous avez interviewé Yahya Sinwar, il vous a dit, je cite, « nous ne sommes pas un phénomène transitoire. Il n’y a pas d’avenir sans le Hamas. » Comment pensez-vous qu’il envisageait l’avenir du Hamas ? Et a-t-il des candidats pour lui succéder ?
BORRI : Pour moi, vous savez, la question principale n’est pas de savoir ce qui a changé pour le Hamas. D’accord, le Hamas est fini, mais l’idée du Hamas n’est pas finie du tout. Et encore une fois, cette image emblématique de Sinwar, qui se bat jusqu’à son dernier souffle, c’est le début du nouveau Hamas, quel que soit son nom. Le Hamas n’est donc pas fini en tant qu’idée. La question principale devrait donc être : et maintenant, qu’en est-il d’Israël ?
SCHMITZ : C’était la journaliste Francesca Borri. Francesca, merci de nous avoir rejoints.
BORRI : Grazie.