Daniele Gambetta, EuroNomade, 1/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L’accélération du capitalisme numérique et la
prolifération de ses langages dans la sphère sociale nous conduisent de plus en
plus à considérer l’imaginaire cybernétique comme confiné à la logique du
contrôle et de la domination anthropocentrique, donc comme un vecteur de la
crise écologique. Ce faisant, nous risquons de manquer une opportunité : celle
de rechercher de nouvelles cartographies de la réalité qui, en utilisant un
langage systémique, sans approche réductionniste ou déterministe, tentent de
décrire de nouvelles formes d’organisation et de relations entre les agents,
humains et non-humains, dans le cadre de la crise de Gaïa.
Pour fournir des perspectives dans cette direction,
parmi beaucoup d’autres, il y a deux possibilités : l’une est d’imaginer des
mondes futuristes ou des uchronies
dans lesquelles les formes de technologie et de connaissance ont également pris
d’autres chemins, l’autre est de suggérer de nouvelles théories d’organisation
basées sur des expériences réelles vécues dans des contextes sociaux. Ces deux
voies ont été empruntées ces derniers mois par deux textes, respectivement la fabula
spéculative Cronache del Boomernauta de Giorgio Griziotti (Mimesis,
2023, à paraître en 2025 chez c&f éditions) et l’essai artistique Moleculocracy d’Emanuele Braga (Nero, 2023).
Les deux textes, sans surprise, sont des entités
difficiles à catégoriser, des ONNI (objets narratifs non identifiés),
suivant une désignation proposée dans le passé, et tous deux mettent en
évidence la possibilité et la nécessité d’hybrider l’écologie avec des
épistémologies des relations, la connaissance scientifique avec des formes de
militantisme. Le récit du premier commence par l’apparition à l’auteur d’un
voyageur temporel qui, à l’instar de l’Éternaute
d’Oesterheld et López, vient parler d’autres mondes, futurs et futuristes. Le
boomernaute dit avoir participé à des périodes de mouvements et de révolutions
dans les années 1960 et 1970, pour finir par raconter ses exploits sur les
médias sociaux, où il est tombé sur une milléniale, une jeune sorcière
qui jette son sortilègec avec un puissant OK BOOMER obligeant le malheureux à
voyager dans une nouvelle dimension intemporelle, dans laquelle il est
confronté à une collision impitoyable entre ce qu’étaient ses opinions et
convictions politiques et un environnement en constante accélération, truffé de
néologismes et d’acronymes étranges, comme la Gov Q ou Gouvernance Quantique,
qui a succédé à la Gov Neolib des années 1970 et à l’épidémie nekomémétique
qui a rendu Gaïa invivable.
En réponse à la crise, l’élite planifie la Grande
Évasion, l’exil de la classe privilégiée de la Terre vers une colonie spatiale,
présentée comme le début de la colonisation de l’espace par l’homme. Mais la
crise de Gaïa sera l’occasion pour la Sphère Autonome de développer des
Technologies d’Affect Multispécifique (TAM) et de donner naissance à un
mouvement de sémio-hacking qui, en utilisant les abstractions des réseaux,
pourra inventer d’autres formes de coexistence que celles imposées par le
capital. C’est dans la même veine que les sémio-hackers que dans Moleculocracy,
en ce qui concerne les pratiques sociales et l’organisation des mouvements, on
part du concept d’algorithme, non pas entendu au sens strictement
numérique, mais comme une procédure et un processus bien défini, donc comme un
outil possible d’investigation et de cartographie des protocoles qu’un agrégat
de sujets peut mettre en place. Outre les “algorithmes dissidents” produits
dans l’espace MACAO, Braga attire l’attention sur les exemples provenant des
nouveaux mouvements écologiques tels que Extinction Rebellion et Dernière
Génération (on pourrait en dire autant des nouvelles formes de simili-syndicats
comme la Tech Workers Coalition),
caractérisés par une codification très bien définie et précise des processus
décisionnels, expérimentant de nouvelles façons de faire de la politique avec
une approche similaire à l’approche scientifique du test et de l’évaluation, et
rompant ainsi avec une tradition qui supposait que les pratiques de consensus
étaient déjà données et délivrées par l’Histoire. Un processus qui pourrait s’apparenter
à une science de l’organisation, une nouvelle tectologie à l’ère des
plates-formes.
C’est le mécanisme de rétroaction qui permet au
processus de se régénérer : « Après quelques années, nous avons réalisé qu’il
n’y a pas de design parfait, même s’il est politiquement orienté. Ce qui maintient la communauté en vie, c’est
plutôt une sorte de boucle en spirale, un désir continu de définir sa propre
forme d’organisation, son propre mécanisme [...] pour le faire muter, le
réécrire, le faire dérailler »., Toujours dans cette direction, la
critique de l’extensibilité infinie des processus que fait Braga est emblématique ;
il utilise l’analogie de la reproduction cellulaire : sommes-nous capables de
comprendre quand une pratique sociale ou artistique peut être améliorée par une
croissance d’échelle, ou quand au contraire cette croissance conduit à une
dégradation de ses capacités de transformation ? En bref, quand est-il
préférable de penser à une reproduction de la cellule initiale, à
une prolifération de petits processus coexistants ? Encore une fois, afin d’élaborer
des concepts utiles pour définir la crise systémique, les deux textes accordent
une attention particulière à l’entropie et à son opposé néguentropique,
des concepts de thermodynamique que déjà en 1880, avant Georgescu-Roegen, le
jeune socialiste ukrainien Sergueï Podolinsky avait suggéré dans des échanges de
lettres avec Marx et Engels d’inclure dans la théorie du capital une vision
écologique, en introduisant une théorie du travail-énergie à côté de la théorie
de la valeur-travail.
Comme le rapporte Joan Martinez Alier dans Ecological Economics, commentant
les théories de l’Ukrainien, Engels écrit à Marx : « Après sa très
précieuse découverte [sic !], Podolinsky s’est égaré, parce qu’il a voulu
trouver dans le domaine des sciences naturelles une nouvelle preuve de la
justesse du socialisme et a donc mélangé des choses de la physique avec des
choses de l’économie ».
Selon Martinez, cependant, ce passage représentait « une
occasion manquée cruciale dans le dialogue entre le marxisme et l’écologie »,
et peut-être aussi, dirais-je, une occasion manquée pour le débat sur les
possibilités et les limites des analogies physiques-biologiques dans le domaine
social et politique.
En ce sens, je pense que les deux textes qui viennent
d’être publiés vont dans une direction intéressante. Le langage de la physique
et des sciences dures dans la description des phénomènes sociaux ne doit pas
induire en erreur : nous ne sommes pas du côté de la sociophysique académique
qui essaie de trouver un modèle mathématique qui explique tout, mais nous
sommes plutôt devant des tentatives de produire un glossaire, un imaginaire, de
nouveaux mots qui provoquent des concaténations de pensées utiles pour élaborer
notre être dans les choses et dans la crise. En écho, et ce n’est pas
surprenant, on trouve la parenté
selon Donna Haraway, le fait de
se faire parent au sein du problème, d’où sa propre recherche d’un
dictionnaire. « Bien que le passé humain soit toujours pertinent, la
question cruciale était la formation d’alliances multi-espèces qui ouvriraient
la voie à la biocénisation. Les origines dramatiques de la situation d’effondrement
étaient moins importantes que la direction que prenait un avenir dans lequel la
biomachine néguentropique prendrait soin des populations humaines restantes ».
On pense aussi à la tentative de Bogdanov de
construire une science de l’organisation susceptible d’être appliquée à des
phénomènes réels, voire aux processus d’initiation et/ou d’effondrement des
mouvements, en construisant un lexique formel pour décrire les processus sans
être nécessairement réductionniste ; ce n’est pas un hasard si Bogdanov
lui-même a utilisé un néologisme que l’on dirait aujourd’hui plus proche de la
science des réseaux que de la physique. Pourrait-on, par exemple, décrire le
potentiel d’engagement d’un processus collectif en termes de rétroaction
qu’un·e activiste pourrait trouver dans ce processus particulier ? Si les
grandes mobilisations du début du millénaire, jusqu’au début des années 2010,
voyaient encore une possibilité d’action sur le réel à travers les actions d’un
gouvernement, la crise de la démocratie a également conduit au recul de cette
possibilité d’action (voir le référendum grec), conduisant à un manque de
possibilité de rétroaction de l’action politique. D’une certaine
manière, cette rétroaction, les nouveaux mouvements (écologistes,
transféministes et autres...) l’ont recréée à une échelle différente, à travers
la construction de processus territoriaux par le bas ou grâce à des moments de
partage, d’attention et de soutien psychique sur les places et dans les moments
d’agrégation eux-mêmes. Essayer de développer des concepts adéquats pour
expliquer les processus de prise de décision et d’organisation est un défi que
les deux textes cités ici semblent relever.
D’autres éléments communs aux deux textes sont la
centralité des relations avec le non-humain et donc l’urgence d’une nouvelle
théorie de l’agentivité,
la reconnaissance des processus de subsomption et de
leurs mécanismes, l’idéologie du réseau et l’identification du sujet à travers
les échanges relationnels. Si, comme le rappelle Spagnul dans la préface de Boomernautauta,
la science-fiction est l’effort d’une intelligence collective pour saisir ce à
quoi elle n’est pas encore prête, de la même manière on peut dire que la forme
d’essai pseudo-autobiographique de Moleculocracy ressemble à une
collection de notes qui laissent ouverte une possibilité d’élaboration en
cours. Peut-être alors que les deux textes, dans un effort perpendiculaire,
expriment le besoin de trouver des formes d’expression pour cette phase historique,
une nouvelle science-littérature de spéculation, qui pourrait naître de l’expérience
d’une usine autogérée aussi bien que d’un mouvement de jeunes écologistes ou
même des interactions impensées entre ceux-ci et l’alien, entre notre
histoire militante et une altérité encore inconnue ou impensée à l’intérieur de
Gaïa.