Rebecca Ruth Gould, deterritorialization, 30/3/2024
Traduit
par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Dans Whatever Happened to Antisemitism ? Redefinition and the Myth of the ‘Collective
Jew’ [Qu’est-il advenu de l’antisémitisme ? La redéfinition et le mythe du “Juif
collectif”](Pluto Books,
2022), Antony Lerman examine ce qui est arrivé à l’antisémitisme au cours des
cinq dernières décennies. Comment l’effort de définition de l’antisémitisme s’est-il
aligné sur la réduction au silence des discours critiques à l’égard d’Israël ?
L’histoire est complexe et n’a jamais été racontée avec autant de détails et de
profondeur que dans ce livre.
Lerman écrit en tant que figure centrale des débats
sur l’antisémitisme. En plus d’être un observateur de longue date de la lutte
contre l’antisémitisme, il a également participé à l’élaboration de cette
histoire. Il a été directeur de l’Institut des affaires juives* à partir de
1991, et c’est à ce titre qu’il a fondé le rapport mondial sur l’antisémitisme,
qui a été publié de 1992 à 1998.
Anthony Lerman, lors d’une présentation de son livre au Musée juif de
Hohenems, en Autriche, en novembre 2022
Lerman décrit et documente les pressions intenses qu’il
a subies pour aligner le programme de recherche de son institut sur le projet d’étude
de l’antisémitisme de l’université de Tel-Aviv, financé par le Mossad. En fin
de compte, le refus de Lerman de s’aligner sur les objectifs sionistes et
pro-israéliens des organisations israéliennes et usaméricaines a fait de lui la
cible d’attaques de la part de l’establishment. Il a décidé de démissionner de
son poste en 2009, afin d’écrire de manière indépendante sur le sujet de l’antisémitisme,
libre de toute contrainte institutionnelle.
S’appuyant sur des décennies de recherches empiriques
approfondies, Lerman nous guide de manière experte à travers les nombreux
changements qui ont eu lieu dans la signification de l’antisémitisme au cours
des dernières décennies. Comme il le souligne, même si l’attention du monde s’est
déplacée vers le soi-disant « nouvel antisémitisme" »centré sur
la critique d’Israël, le « nouvel antisémitisme » n’a pas remplacé l’ancien
antisémitisme, qui prospère même à une époque où la quasi-totalité de la
censure se concentre sur le « nouvel antisémitisme ».
Lerman rejoint d’autres chercheurs, tels que la
théoricienne critique interdisciplinaire Esther Romeyn, pour considérer le
nouvel antisémitisme comme « un champ de gouvernance transnational" »qui
est « contrôlé par des “acteurs” institutionnels et humains ». Ces
acteurs comprennent les Nations unies, l’UNESCO, l’Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la Commission européenne, diverses
institutions communautaires, ainsi qu’une foule de politiciens et d’experts en
la matière. Ces organisations « définissent, inventent des outils et des
technologies de mesure, analysent, formulent des déclarations politiques et des
programmes, et élaborent des “interventions” pour traiter et corriger » ce
qu’elles considèrent comme le “nouvel antisémitisme”, qu’elles confondent
souvent avec l’antisionisme et les critiques à l’égard d’Israël.
En d’autres termes, le discours qui mobilise les
sociétés contre le “nouvel antisémitisme” est un outil de gouvernance, et pas
seulement - ni même principalement - une praxis antiraciste. Cet outil de
gouvernance s’est avéré de plus en plus utile aux États occidentaux ces
dernières années dans leurs efforts pour réprimer le discours et l’activisme propalestiniens.
Une perspective historique
En expliquant comment le vieil antisémitisme a été
reconfiguré en “nouvel antisémitisme” dans l’imaginaire politique des États et
des institutions d’Europe et d’Amérique du Nord, Lerman identifie le 11
septembre comme le tournant décisif. Le 11 septembre marque également un
tournant dramatique dans la guerre contre le terrorisme. À partir de ce moment,
les attaques disproportionnées menées par les grandes puissances mondiales
contre l’Afghanistan, l’Irak, le Xinjiang, le Cachemire et maintenant Gaza ont
commencé à être considérées comme nécessaires et acceptables pour le maintien
de l’ordre mondial.
Au moment même où l’antisémitisme était redéfini pour
englober la critique d’un État-nation spécifique - Israël - les plus grandes
puissances militaires du monde affirmaient leur droit à se défendre contre les
insurgés terroristes et d’autres acteurs non étatiques sans tenir compte de la
proportionnalité. Cette intersection entre la guerre et le discours politique
sur l’antisémitisme est révélatrice car, comme l’affirme Lerman de manière
lapidaire, « On ne peut pas faire la guerre à une abstraction ».
Les sections historiques (chapitres 3, 5 et 7)
comptent parmi les parties les plus convaincantes de l’ouvrage. Elles
documentent les défis lancés à l’État d’Israël et à l’idéologie politique du
sionisme à l’ONU, ainsi que les institutions qui se sont développées en réponse
à ces défis entre les années 1970 et 2000. L’un des principaux enseignements de
la trajectoire historique esquissée par Lerman est que le “nouvel antisémitisme”
n’est pas aussi nouveau que nous l’imaginons généralement. La tendance à
confondre les critiques de gauche à l’égard d’Israël avec l’antisémitisme peut
être observée dans les déclarations de responsables israéliens datant des
années 1970.
En 1975, les Nations unies ont adopté la résolution
3379, qui qualifie le sionisme de « forme de racisme et de discrimination
raciale ». Pourtant, dès 1973, le ministre israélien des Affaires
étrangères, Abba Eban, avait perçu le sens de la marche et s’était rendu compte
de l’hostilité des pays du Sud et de certains courants de gauche à l’égard d’Israël.
« La nouvelle gauche est l’auteur et le géniteur du nouvel antisémitisme »,
affirmait Eban. Se projetant dans l’avenir, Eban ajoutait que « l’une des
tâches principales de tout dialogue avec le monde des Gentils [goyim,
non-juifs] est de prouver que la distinction entre l’antisémitisme et l’antisionisme
n’est pas une distinction du tout ». Dans cette première déclaration, nous
pouvons discerner l’idée maîtresse des débats sur l’antisémitisme qui allaient
consumer les institutions communautaires et politiques juives jusqu’à aujourd’hui.
Bien que le livre de Lerman soit aujourd’hui l’étude
définitive sur le sujet, il est nécessaire de signaler quelques erreurs de
typographie et de translittération. Par exemple, il est impossible de savoir où
commence une citation de Romeyn à la page 9 (paragraphe quatre). Plus important
encore, nakba est mal orthographié en tant que naqba à la page 3.
Espérons que les éditeurs procéderont à une relecture approfondie pour la
prochaine édition.
Une prochaine édition sera certainement nécessaire.
Les controverses autour de l’antisémitisme en relation avec Israël-Palestine,
documentées dans ce livre historique, sont susceptibles de s’intensifier dans
un avenir prévisible, alors que la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza se
poursuit et que la menace d’un nettoyage ethnique plane sur la Cisjordanie.
Nous devrions également être reconnaissants à Lerman d’avoir un livre objectif,
fondé sur des principes et érudit pour nous guider à travers ces désastres.
*NdT : fondé en 1941 à New York sous les auspices du Congrès Juif Mondial, l’Institute of Jewish Affairs a déménagé à Londres en 1965 et a été renommé Institute
for Jewish Policy Research en 1996
Pour lutter contre le racisme, nous
avons besoin d’une approche matérialiste
Sur la politique de définition de l’antisémitisme
- et de résistance à l’antisémitisme
Rebecca Ruth Gould, ILLUMINATION-Curated, 20 février 2024
Traduit
par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Pendant la première
Intifada (1987-1993),
l’artiste palestinien Sliman Mansour a commencé à dépeindre l’érosion
des frontières de la Palestine par l’occupation militaire israélienne.
Les artistes palestiniens étaient engagés dans un
boycott des produits israéliens, et Mansour n’avait accès qu’aux matériaux
locaux qui pouvaient être obtenus sans commerce avec Israël : bois, cuir, boue,
henné, teintures naturelles et objets trouvés.
À partir d’un mélange de bois, de boue et de teintures
naturelles, il a produit une image tridimensionnelle de la Palestine, qu’il a
appelée "Shrinking
Object" (objet qui rétrécit). Vu en trois dimensions, le cadre de Mansour s’agrandit
à mesure que la Palestine s’éloigne du champ de vision.
Shrinking Object ( (شئ متقلص), boue sur bois, 1996 , par Sliman Mansour
Bien qu’elle ait été créée en 1996, l’image d’une
Palestine qui se rétrécit est encore plus prégnante aujourd’hui. Au cours des
décennies écoulées, les frontières de la Palestine ont encore reculé. Elles ont
été recouvertes par des centaines de colonies israéliennes qui ont
effectivement effacé la frontière entre la Palestine et Israël et rendu
obsolète le concept d’une solution à deux États.
J’ai choisi “Shrinking Object” comme couverture de mon
livre, Erasing
Palestine. L’image
illustre parfaitement le parallèle entre l’effacement des terres palestiniennes
par l’expansion du régime de colonisation et la réduction au silence de l’activisme
palestinien en Europe et en Amérique du Nord.