Reinaldo Spitaletta, Sombrero
de mago, El Espectador, 5-8-2025
Traduit par Tlaxcala
Les astérisques
revoient aux notes du traducteur en fin de texte
Le patriarche à son automne lance à ses partisans voulant manifester contre sa condamnation : « Allez-y, défilez, moi, je ne peux pas »
Une tension
à couper le souffle, incomparable même à celle qui peut régner parmi les
supporters en délire lors d’une finale de championnat du monde, a envahi la
salle lors du « procès du siècle », présenté avec une touche de marketing
sportif. L’intouchable, le maître du téflon*, celui qui, pendant son mandat de
président réélu grâce au « petit article* », se croyait le « messie », le «
tout-puissant », celui qui, sans aucune considération, a déclaré que les jeunes
assassinés par l’armée dans les « faux positifs *» n’avaient été vraiment pas
en train de cueillir du café, celui dont presque tous les collaborateurs étaient
en prison, a entendu, après un procès de 475 jours, le verdict sans appel :
coupable !
La
condamnation à 12 ans de prison domiciliaire, avec des fuites préalables, des
menaces à l’encontre de la juge de la part de malfrats, a révélé toute l’ampleur
de la décadence de l’automne d’un patriarche désolé par sa chute vertigineuse.
Même son discours d’appel, dans lequel il n’a guère évoqué les crimes pour
lesquels il a été condamné, était un retour sans saveur à son style de
politicien traditionnel.
Je pense qu’outre
le fait que justice ait pu être rendue dans un procès très médiatisé (au cours
duquel il y a eu « des stratégies dilatoires systématiques pour empêcher le
déroulement du procès ») qui a commencé il y a des années, et au cours duquel l’ancien
président s’est enfoncé dans sa propre boue, victime de l’effet boomerang, le
plus important est la figure singulière d’une juge comme Sandra Heredia, que
les médias de propagande (déguisés en médias d’information) ont tant dénigrée.
Ni les
pressions, ni la presse prosternée devant les intérêts criminels de l’accusé,
ni les menaces ne l’ont perturbée. Au contraire, cela semble l’avoir remplie d’un
sentiment héroïque et d’une sérénité dans l’application de la justice. Elle a
pris la position de Thémis, a clairement énoncé des principes fondamentaux tels
que « le droit ne peut trembler devant le bruit et la justice ne s’agenouille
pas devant le pouvoir ». Elle a été catégorique en affirmant que « la toge n’a
pas de genre, mais elle a du caractère », et c’est une évidence : cette dame de
la magistrature, qui sait que la justice ne peut être ni soumise ni génuflexe
devant les puissants, a du caractère à revendre.
Elle savait,
et elle l’a prouvé, qu’elle ne jouait pas un rôle historique (même si elle fera
sans aucun doute partie de l’histoire judiciaire de la Colombie), mais un rôle
de justicière. Elle donnait parfois l’impression de ressembler, par exemple, à
des juges d’un courage formidable, comme cet Italien, Giovanni Falcone,
magistrat légendaire qui a traqué la mafia sicilienne, la Cosa Nostra.
Elle n’a pas reculé, ni faibli au milieu d’une affaire qui, comme on s’en
souvient, a cherché à obtenir des non-lieux avec des procureurs à la solde du
pouvoir, comme Gabriel Jaimes.
La juge, qui
a certainement pu à un moment donné se sentir comme sur une corde raide entre
les pressions et les intimidations, a déclaré que son action était conforme à
la loi et aux preuves et non motivée par des « sympathies ou antipathies ». Ce
n’était pas l’avis des partisans d’Uribe, et encore moins celui du secrétaire d’État
usaméricain, Marco Rubio, qui, sans rougir, s’est ingéré dans les affaires
intérieures de la Colombie. Il connaissait les bons offices rendus par le
condamné, fidèle vassal de la politique usaméricaine, partisan de l’invasion de
l’Irak et fidèle exécutant des préceptes de la doctrine néolibérale et des
ordres de Washington.
En tout état
de cause, ce qui est ressorti de ces audiences, c’est que la juge n’a pas
toléré les manipulations de la part de l’accusé et de sa défense, et qu’elle a
préservé l’autonomie et l’indépendance judiciaires. Elle a mis en avant l’ensemble
des membres de son bureau, toutes des femmes. Celui qui était (et qui peut en
partie l’être encore) le citoyen tout-puissant, l’autoritaire, celui qui, selon
les accusations, a parrainé la création du paramilitarisme, du Bloque Metro de
las autodefensas*, celui qu’une sénatrice a qualifié de « vermine qui se glisse
dans les égouts », a dû se taire, après avoir crié, face aux paroles énergiques
et convaincantes de la juge. « Taisez-vous, M. Uribe », lui a-t-elle dit à un
moment où l’accusé a élevé la voix.
La
condamnation en première instance de celui qui reste aux yeux de la Colombie et
du monde entier l’instigateur des « faux positifs », nombre de personnes
assassinées qui a servi à ce jour à faire des jeux de chiffres avec la peine de
douze ans, a réveillé l’humour noir populaire et le souvenir d’une période
néfaste de répression, de persécutions, de dénonciations, de harcèlement et d’autoritarisme.
« Trinquons
avec un petit rhum de 12 ans », « tentons la chance avec le 6.402 » et même une
tendance singulière à la numérologie s’est réveillée. Il y a également eu des
lectures d’extraits de L’automne du patriarche, de García Márquez, ou de
El gran Burundún Burundá ha muerto et La metamorfosis de su
excelencia, de Jorge Zalamea. « Pendant le week-end, les vautours se sont
introduits par les balcons de la présidence... ».
Des
foules chantaient des hymnes de joie et on a dit que du côté de Llanogrande* et
de l’Ubérrimo*, il y avait une « mer de larmes » salée.
NdT
Téflon : pendant 30 ans, Uribe a été réputé intouchable, inoxydable,
Petit article : adopté en 2004, cet article de la Constitution a permis la réélection d’Uribe en 2006
Faux positifs : jeunes hommes, généralement prolétaires ou marginaux, victimes d’exécutions extrajudiciaires de la part de militaires assoiffés de primes, et présentés après coup comme des guérilleros ou des criminels. Officiellement, il y en eu 6 042.
Bloque Metro de las autodefensas : groupe de paramilitaires dirigé par d’anciens militaires, chargé de combattre la guérilla dans le département d’Antioquia.
Llanogrande : propriété luxueuse d’Uribe à Riogrande (Antioquia), dans laquelle il devrait purger sa peine.
Ubérrimo : hacienda de 1500 hectares, propriété d’Uribe et haut lieu de son activité politico-mafieuse
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