09/08/2025

REINALDO SPITALETTA
Colombie : le “messie” s’est enfoncé dans sa propre boue

Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, El Espectador, 5-8-2025
Traduit par Tlaxcala

Les astérisques revoient aux notes du traducteur en fin de texte


Le patriarche à son automne lance à ses partisans voulant manifester contre sa condamnation : « Allez-y, défilez, moi, je ne peux pas »

Une tension à couper le souffle, incomparable même à celle qui peut régner parmi les supporters en délire lors d’une finale de championnat du monde, a envahi la salle lors du « procès du siècle », présenté avec une touche de marketing sportif. L’intouchable, le maître du téflon*, celui qui, pendant son mandat de président réélu grâce au « petit article* », se croyait le « messie », le « tout-puissant », celui qui, sans aucune considération, a déclaré que les jeunes assassinés par l’armée dans les « faux positifs *» n’avaient été vraiment pas en train de cueillir du café, celui dont presque tous les collaborateurs étaient en prison, a entendu, après un procès de 475 jours, le verdict sans appel : coupable !

La condamnation à 12 ans de prison domiciliaire, avec des fuites préalables, des menaces à l’encontre de la juge de la part de malfrats, a révélé toute l’ampleur de la décadence de l’automne d’un patriarche désolé par sa chute vertigineuse. Même son discours d’appel, dans lequel il n’a guère évoqué les crimes pour lesquels il a été condamné, était un retour sans saveur à son style de politicien traditionnel.

Je pense qu’outre le fait que justice ait pu être rendue dans un procès très médiatisé (au cours duquel il y a eu « des stratégies dilatoires systématiques pour empêcher le déroulement du procès ») qui a commencé il y a des années, et au cours duquel l’ancien président s’est enfoncé dans sa propre boue, victime de l’effet boomerang, le plus important est la figure singulière d’une juge comme Sandra Heredia, que les médias de propagande (déguisés en médias d’information) ont tant dénigrée.

Ni les pressions, ni la presse prosternée devant les intérêts criminels de l’accusé, ni les menaces ne l’ont perturbée. Au contraire, cela semble l’avoir remplie d’un sentiment héroïque et d’une sérénité dans l’application de la justice. Elle a pris la position de Thémis, a clairement énoncé des principes fondamentaux tels que « le droit ne peut trembler devant le bruit et la justice ne s’agenouille pas devant le pouvoir ». Elle a été catégorique en affirmant que « la toge n’a pas de genre, mais elle a du caractère », et c’est une évidence : cette dame de la magistrature, qui sait que la justice ne peut être ni soumise ni génuflexe devant les puissants, a du caractère à revendre.

Dompté et apprivoisé
“La justice ne s'agenouille pas devant le pouvoir"

Elle savait, et elle l’a prouvé, qu’elle ne jouait pas un rôle historique (même si elle fera sans aucun doute partie de l’histoire judiciaire de la Colombie), mais un rôle de justicière. Elle donnait parfois l’impression de ressembler, par exemple, à des juges d’un courage formidable, comme cet Italien, Giovanni Falcone, magistrat légendaire qui a traqué la mafia sicilienne, la Cosa Nostra. Elle n’a pas reculé, ni faibli au milieu d’une affaire qui, comme on s’en souvient, a cherché à obtenir des non-lieux avec des procureurs à la solde du pouvoir, comme Gabriel Jaimes.

La juge, qui a certainement pu à un moment donné se sentir comme sur une corde raide entre les pressions et les intimidations, a déclaré que son action était conforme à la loi et aux preuves et non motivée par des « sympathies ou antipathies ». Ce n’était pas l’avis des partisans d’Uribe, et encore moins celui du secrétaire d’État usaméricain, Marco Rubio, qui, sans rougir, s’est ingéré dans les affaires intérieures de la Colombie. Il connaissait les bons offices rendus par le condamné, fidèle vassal de la politique usaméricaine, partisan de l’invasion de l’Irak et fidèle exécutant des préceptes de la doctrine néolibérale et des ordres de Washington.

En tout état de cause, ce qui est ressorti de ces audiences, c’est que la juge n’a pas toléré les manipulations de la part de l’accusé et de sa défense, et qu’elle a préservé l’autonomie et l’indépendance judiciaires. Elle a mis en avant l’ensemble des membres de son bureau, toutes des femmes. Celui qui était (et qui peut en partie l’être encore) le citoyen tout-puissant, l’autoritaire, celui qui, selon les accusations, a parrainé la création du paramilitarisme, du Bloque Metro de las autodefensas*, celui qu’une sénatrice a qualifié de « vermine qui se glisse dans les égouts », a dû se taire, après avoir crié, face aux paroles énergiques et convaincantes de la juge. « Taisez-vous, M. Uribe », lui a-t-elle dit à un moment où l’accusé a élevé la voix.

La condamnation en première instance de celui qui reste aux yeux de la Colombie et du monde entier l’instigateur des « faux positifs », nombre de personnes assassinées qui a servi à ce jour à faire des jeux de chiffres avec la peine de douze ans, a réveillé l’humour noir populaire et le souvenir d’une période néfaste de répression, de persécutions, de dénonciations, de harcèlement et d’autoritarisme.

« Trinquons avec un petit rhum de 12 ans », « tentons la chance avec le 6.402 » et même une tendance singulière à la numérologie s’est réveillée. Il y a également eu des lectures d’extraits de L’automne du patriarche, de García Márquez, ou de El gran Burundún Burundá ha muerto et La metamorfosis de su excelencia, de Jorge Zalamea. « Pendant le week-end, les vautours se sont introduits par les balcons de la présidence... ».

Des foules chantaient des hymnes de joie et on a dit que du côté de Llanogrande* et de l’Ubérrimo*, il y avait une « mer de larmes » salée.

NdT

Téflon : pendant 30 ans, Uribe a été réputé intouchable, inoxydable,

Petit article : adopté en 2004, cet article de la Constitution a permis la réélection d’Uribe en 2006

Faux positifs : jeunes hommes, généralement prolétaires ou marginaux, victimes d’exécutions extrajudiciaires de la part de militaires assoiffés de primes, et présentés après coup comme des guérilleros ou des criminels. Officiellement, il y en eu 6 042.

Bloque Metro de las autodefensas : groupe de paramilitaires dirigé par d’anciens militaires, chargé de combattre la guérilla dans le département d’Antioquia.

Llanogrande : propriété luxueuse d’Uribe à Riogrande (Antioquia), dans laquelle il devrait purger sa peine.

Ubérrimo : hacienda de 1500 hectares, propriété d’Uribe et haut lieu de son activité politico-mafieuse

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