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31/03/2025

WILL TAVLIN
Visionnage casual [occasionnel, décontracté, distrait] : pourquoi Netflix a l’air qu’il a

Will Tavlin, n+1, n° 49, hiver 2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Will Tavlin (1996) est un auteur qui vit à Brooklyn, New York. @wtavlin Insta 


 

 


 

Jusqu’à récemment, aucun studio hollywoodien n’avait jamais sorti deux films portant le même nom en même temps. Dans la plupart des studios, une telle stratégie serait impensable. Le public pourrait accidentellement acheter des billets pour le mauvais film, et les retombées en matière de relations publiques seraient désastreuses : critiques acerbes des rédacteurs de magazines spécialisés ; appels furieux d’investisseurs remettant en question le sens des affaires des studios ; appels encore plus furieux d’agents exigeant de savoir pourquoi l’image de leurs clients était intentionnellement sabotée.

Mais Netflix n’est pas la plupart des studios. Le 1er avril 2022, la société a sorti une comédie de Judd Apatow intitulée The Bubble, qui se déroule sur le tournage d’une franchise hollywoodienne sur des dinosaures qui est contrainte de se mettre en quarantaine en pleine pandémie de Covid-19. Quatre semaines plus tard, Netflix a sorti un film d’animation de Tetsurō Araki, réalisateur des populaires séries d’animation japonaises Death Note et Attack on Titan, sur un monde post-apocalyptique dans lequel la loi de la gravité cesse d’exister. Le film d’Araki s’appelait Bubble.


Britta Thie, More Atmosphere !,  2021, huile sur toile. 200 × 150 cm. Photo Moritz Bernoully. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Il n’y a pas eu de confusion au box-office, pas de critiques acerbes de la presse, pas d’appels en colère. Les quelques critiques qui ont pris la peine d’écrire à son sujet ont descendu la Bubble d’Apatow, une comédie sans humour qui est plus ennuyeuse que les franchises à succès dont elle se moque. Personne n’avait rien à dire sur Bubble d’Araki, un téléfilm qui aurait mieux convenu à une plage nocturne sur une chaîne câblée pour enfants. Comme tous les films Netflix, Bubble et The Bubble ont disparu aussi vite qu’ils étaient apparus, devenant des tuiles dans la mosaïque tentaculaire de contenus de l’entreprise, destinées à être lues automatiquement sur des ordinateurs portables dont les propriétaires se sont endormis.

Pendant des années, Ted Sarandos, le co-PDG de Netflix qui a été le pionnier de cette stratégie de distribution, a été salué par la presse comme un visionnaire. Même après que le géant du streaming a connu des difficultés en 2022, enregistrant une perte globale d’abonnés pour la première fois en dix ans, le promoteur de podcast Scott Galloway s’est précipité pour défendre Sarandos dans le New York Times, le comparant, ainsi que le cofondateur de Netflix Reed Hastings, à « A-Rod et Barry Bonds » [célèbres joueurs de base-ball]. Il a ajouté : « Il ne faut pas parier contre ces gars-là. » Galloway avait apparemment oublié que les deux joueurs de baseball qu’il avait nommés avaient été contrôlés positifs aux produits dopants au sommet de leur carrière. Ainsi, sa comparaison était plus juste qu’il ne le pensait. Netflix est une entreprise stéroïde, gonflée par le mensonge et la tromperie, et qui a enfreint toutes les règles d’Hollywood.

Pendant un siècle, la gestion d’un studio hollywoodien était simple. Plus les gens regardaient de films, plus les studios gagnaient d’argent. Avec Netflix, cependant, le public ne paie pas pour des films individuels. Il paie un abonnement pour tout regarder, ce qui a permis à un phénomène étrange de s’installer. Les films de Netflix n’ont pas à respecter les normes établies au cours de l’histoire du cinéma : ils n’ont pas à être rentables, beaux, sexy, intelligents, drôles, bien faits, ou tout ce qui attire le public dans les salles de cinéma. Les spectateurs de Netflix regardent depuis chez eux, sur leur canapé, dans leur lit, dans les transports en commun et aux toilettes. Souvent, ils ne regardent même pas.

Au cours de la dernière décennie, Netflix, qui a d’abord émergé comme un destructeur de magasins de vidéo, a développé un modèle commercial puissant pour conquérir la télévision, avant d’étendre son pouvoir étrange et destructeur sur le cinéma. Ce faisant, il a amené Hollywood au bord de l’insignifiance. Parce que Netflix ne se contente pas de survivre quand personne ne regarde, il prospère.

Selon Reed Hastings, l’idée de Netflix lui est venue en 1997, lorsqu’il a loué un VHS sur Apollo 13 chez Blockbuster Video. Quelques semaines plus tard, il a découvert la cassette sous une pile de papiers dans sa salle à manger. Il avait oublié de la rendre. Lorsqu’il l’a rendue, Hastings a été choqué d’apprendre qu’il devait 40 $ de frais de retard. « Je me suis senti tellement stupide », a-t-il déclaré plus tard à propos de cette expérience. « J’étais gêné. »

Hastings n’était pas le seul. Dans les années 1990, Blockbuster était décrié par ses clients. Comme l’a découvert la journaliste Gina Keating dans son livre Netflixed en 2012, les propres recherches de Blockbuster ont montré que les clients devaient généralement se rendre dans les magasins cinq week-ends de suite pour obtenir ce qu’ils voulaient. Les magasins étaient surstockés de films dont personne ne voulait et les employés laissaient des boîtes de VHS vides sur les étagères, donnant l’impression que l’inventaire d’un magasin était plus important qu’il ne l’était en réalité. Le pire, c’étaient les frais de retard : un retour en retard faisait souvent tripler le prix d’une location chez Blockbuster, et une cassette perdue pouvait coûter jusqu’à 200 dollars. Le système était largement décrié - les clients ont intenté vingt-trois recours collectifs distincts contre Blockbuster pour des frais de retard injustes - mais il était scandaleusement rentable. En 2000, lors de l’apogée de l’entreprise, Blockbuster a perçu près de 800 millions de dollars de frais de retard, soit 16 % de son chiffre d’affaires annuel. En interne, les dirigeants de l’entreprise décrivaient son modèle économique comme un modèle de « gestion de l’insatisfaction ».

L’année de l’incident d’Apollo 13, Hastings a vendu son entreprise de logiciels Pure Atria à une autre société de technologie pour plus de 700 millions de dollars. Son expérience chez Blockbuster l’a fait réfléchir. « Y avait-il un autre modèle, s’est-il demandé, pour offrir le plaisir de regarder des films dans son propre salon sans infliger la douleur de payer beaucoup quand on oublie de les rendre ? » Hastings et Marc Randolph, responsable du marketing produit chez Pure Atria, ont commencé à réfléchir à un nouveau type d’entreprise de location de films. Ils avaient remarqué le succès d’Amazon dans la vente de livres sur Internet. Pourquoi ne pas faire de même avec les films ?

Utilisant 2 millions de dollars de l’argent personnel de Hastings, le duo a commencé à tester des centaines de façons de vendre et de louer des DVD par courrier. Le modèle que Hastings et Randolph ont finalement consolidé, en 1999, était simple. Netflix facturait à ses clients un abonnement mensuel fixe pour louer jusqu’à quatre films à la fois. (Ce nombre a rapidement été réduit à trois.) Les clients pouvaient garder les DVD aussi longtemps qu’ils le souhaitaient (plus de frais de retard), mais ne pouvaient louer de nouveaux films qu’après avoir renvoyé les anciens. Cette approche illimitée était plus pratique pour les clients que celle de Blockbuster. Mais pour Hastings et Randolph, la satisfaction du client était secondaire. Le duo essayait de résoudre un problème logistique.

Le catalogue de DVD de Netflix n’était pas limité par la taille et l’espace d’étagère d’un magasin physique. Alors que Blockbuster devait peut-être stocker quatorze exemplaires d’un « grand » titre, comme A.I. de Steven Spielberg, au détriment d’autres options, Netflix pouvait stocker A.I. et Four Times That Night de Mario Bava ainsi que The Three Musketeers de Richard Lester. Mais même avec moins de contraintes d’espace, stocker plusieurs centaines de milliers de DVD dans l’entrepôt de Netflix était inefficace. « Reed et moi avons commencé à réfléchir », expliquera plus tard Randolph. « C’est un peu dommage que tous ces DVD restent ici dans un entrepôt sans servir à rien. Je me demande s’il y a un moyen de les stocker chez nos clients ? Pouvons-nous les laisser garder les DVD ? Peuvent-ils les garder aussi longtemps qu’ils le souhaitent ? »

Une décennie avant qu’Airbnb ne persuade les propriétaires de transformer leurs maisons en hôtels, Netflix a convaincu ses utilisateurs de transformer les leurs en mini entrepôts Netflix. Les clients qui conservaient leurs DVD plus longtemps réduisaient les frais d’expédition de Netflix, ainsi que le nombre de DVD que l’entreprise devait gérer et stocker. Netflix a suivi les gros utilisateurs de son service - en les qualifiant en interne de « porcs » - et a secrètement limité leurs livraisons. Peu importait que Netflix loue moins de DVD que Blockbuster, car l’entreprise continuerait à percevoir ses frais mensuels. La différence entre Blockbuster et Netflix était la suivante : Blockbuster punissait ses clients pour leur étourderie ; Netflix les récompensait pour leur inconscience.

14/01/2025

ROSA LLORENS
No other land : une caméra est-elle une arme efficace face à l’armée israélienne ?


Rosa Llorens , 14/1/2025

No other land relance, un peu plus de 10 ans après, le problème soulevé par le film 5 caméras brisées (2011), qu’il semble réécrire : quel sens y a-t-il à promouvoir la lutte pacifique, caméra à la main, contre la puissance de la machine israélienne et de son armée ?

 

Dans 5 Caméras, Emad Burnat filmait la résistance des villageois de Bil’in, situé près de Ramallah, en Cisjordanie, au Nord de Jérusalem ; dans No other land, Basel Adra filme la résistance des villageois de Masafer Yatta (ensemble de 12 villages), situé au Sud d’Hébron, en Cisjordanie, au Sud de Jérusalem. Dans le premier cas, c’est le Mur qui était en question, et l’installation d’une colonie juive ; dans le deuxième, un décret interdisant d’habiter dans une zone, déclarée militaire, destinée à l’entraînement de l’armée, et décidant donc l’expulsion des habitants palestiniens (par contre, on a construit dans cette même zone une colonie juive). On voit bien que l’étau israélien se resserre autour de tous les villages palestiniens, qu’il s’agit d’isoler, d’étouffer et de détruire, éliminant toutes les taches palestiniennes qui subsistent sur la carte d’Israël. Aujourd’hui, on comprend même que l’unification du territoire israélien était une première étape, préludant à l’extension d’Israël aux dépens des pays voisins, pour réaliser le Grand Israël. Il est donc facile de conclure que toutes les initiatives pacifiques des Palestiniens sont vouées à l’échec, face à un projet national, patronné par les Etats-Unis, et mené méthodiquement et impitoyablement, au mépris de toutes les décisions internationales, depuis 1947.

Mais d’abord, il faut répéter tous les arguments en faveur du film No other land, les mêmes que ceux en faveur de 5 Caméras, pour qu’ils ne nous soient pas retournés (ils le seront de toute façon) en manière de reproche et de disqualification. Oui, il faut montrer les images concrètes de la situation des Palestiniens et des violences dont ils sont victimes de la part des soldats (et soldates) ninjas israéliens ; oui, il est impossible de ne pas être bouleversé quand on voit la démolition d’une école, d’un parc de jeux pour les enfants, ou la destruction d’un puits qu’on bouche en y versant du béton, tandis qu’on scie les tuyaux d’adduction d’eau, ou la confiscation d’un générateur électrique, qu’un villageois essaie de défendre, recevant une balle qui le blesse mortellement, et, face à ces crimes, la dignité et la volonté de résistance des Palestiniens. Indignons-nous, donc, comme disait Stéphane Hessel ; et après ? Le village sera malgré tout détruit : « C’est la loi », et les villageois de nouveau déplacés, vers où ? L’espace de vie pour les Palestiniens se réduit comme peau de chagrin.

C’est pourquoi la confiance placée dans la lutte pacifique et les caméras apparaît bien dérisoire : les actions en justice qui en sont le moyen suprême sont toujours tranchées (après parfois des dizaines d’années d‘arguties de retardement) en faveur des Israéliens : c’est une justice d’apartheid. La lutte que montre le film deviendrait même parfois grotesque, s’il n’y avait derrière tant de souffrance, lorsqu’on voit quelques dizaines de villageois manifester, des ballons à la main, noirs dans les cas les plus graves, ou lorsque le héros, devant chaque agression de l’armée, s’écrie : « Vite, ma caméra ! » (lors des massacres de Gaza on a vu que des soldats israéliens se filmaient eux-mêmes, tout fiers, en train de commettre leurs propres exactions), ou lorsque les deux auteurs dialoguent gravement sur la possibilité d’arriver un jour, pas à pas, à une démocratie apaisée. Ne nous répète-t-on pas depuis des dizaines d’années qu’Israël est la seule démocratie du Proche et Moyen-Orient ? 

À quoi a mené cette stratégie des petits pas ? À la mainmise totale d’Israël sur la Palestine, à la relégation des Palestiniens dans des réserves, ou des camps de concentration, et finalement, au génocide à Gaza, mais aussi, plus silencieusement, dans toute la Cisjordanie où les colons, devenus des bêtes féroces du fait de leur totale impunité, assassinent tous les jours des Palestiniens. 

Alors il faut poser la question qui fâche : cette position en faveur d’actions pacifiques, l’espoir qu’on place en elles, ne tiennent-ils pas au fait que les deux films, 5 Caméras et No other Land, sont réalisés par un duo israélo-palestinien et soutenus par une kyrielle d’organisations israéliennes, européennes et américaines ?

Dans le cas de 5 Caméras, la collaboration israélo-palestinienne n’est même qu’une tromperie : on répète dans toutes les critiques que c’est Imad qui filme : mais qui le filme quand on le voit filmer ? En réalité, il n’y a qu’un réalisateur, l’Israélien Davidi. La supercherie a été révélée lorsque le film a tenté de concourir dans un festival du film palestinien. Mais on aura beau chercher sur Google, on ne trouvera aucune référence aux articles, parus sur des sites ou des journaux arabo-musulmans, qui documentent ce fait, ni, même, aucune référence au débat sur l’auteur réel du film. Surprise, le cas est analogue pour No other Land. Certes, on insiste partout sur le duo de réalisateurs, Basel et Yuval, et les critiques les plus enthousiastes (celles qui donnent un 5 au film) s’engouffrent dans la brèche, jusqu’à la nausée : Critikat met son article, par ailleurs irréprochable, sous les auspices de L’amitié, donnant ainsi le premier rôle, non aux violences israéliennes contre les Palestiniens, mais aux relations individuelles entre les deux responsables du film. Avoiralire conclut de façon hallucinante : « Les auteurs offrent une lueur d’espoir à travers cet acte transnational de solidarité et de résistance. » En réalité,  Basel a fourni son matériel filmé, mais c’est Yuval Abraham le seul réalisateur, c’est lui qui a organisé et monté le film.

 Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité, la bonne foi des deux Palestiniens : être pris en main par des Israéliens leur a permis de diffuser leur témoignage. Mais comment ne pas penser que les deux Israéliens ont canalisé ces témoignages dans le cadre de leurs propre positions, intérêts et objectifs ?  

La projection de No other land au cinéma parisien Les 3 Luxembourg le mardi 7 janvier 2025  était suivie d’un débat avec trois représentantes d’associations de solidarité avec la Palestine ; mais, de débat sur les deux problèmes posés par le film, il n’y en n’a pas eu : la langue de bois est de mise partout, et elles ont refusé toute discussion sur le film. Et pour cause : ces associations fonctionnent, par définition, dans un cadre strictement légal, douter de l’efficacité des procédures légales, ce serait se remettre en cause elles-mêmes. Aussi ont-elles tout de suite noyé le poisson en enfourchant le dada de l’antisémitisme, en reprenant au vol le mot « juif ». Mais ce terme n’est pas, dans le cas d’Israël, une notion raciale ou religieuse, c’est une notion politique : en Israël, ce pays qui se conçoit comme « l’État des Juifs » (et là, oui, c’est un concept racial), il y a  près de 2 millions de « citoyens » arabes, mais ils n’ont pas le même statut, les mêmes droits que les autres : les citoyens juifs le sont de plein exercice, les « citoyens » arabes ne sont que des citoyens de seconde zone. C’est pourquoi, pour savoir de quoi on parle, il faut préciser : Israéliens juifs ou Israéliens arabes. On a aussi eu droit à l’énumération des associations juives qui soutiennent les Palestiniens, ce qui permet de donner un alibi aux Israéliens, mais elles n’ont aucune incidence sur la politique d’Israël, et on a d’ailleurs pu constater, avec les massacres de Gaza qu’une très large majorité d’Israéliens soutient la politique du gouvernement, ne demandant qu’une chose : être débarrassés une bonne fois pour toutes des Palestiniens.

Que faire, donc, dans un cadre légal ? Les intervenantes ont instamment prié les personnes du public d’obliger leurs élus à respecter les décisions internationales concernant l’inculpation pour génocide de dirigeants israéliens ; comment fait-on, on écrit des lettres à Monsieur le Maire ? On lance des ballons devant la mairie ?

Il ne s’agit évidemment pas de dire que toute résistance est inutile : dans la situation des Palestiniens, la résistance est de toute façon une question de dignité et de survie morale, et il faut soutenir toute forme de résistance, mais sans essayer de bercer les gens d’illusions ; le sort des Palestiniens n’est pas entre leurs mains, ils sont le jouet d’ambitions impérialistes qui se livrent à bien plus vaste échelle que celle d’un village. De plus, on aimerait entendre la voix des Palestiniens eux-mêmes, sans le filtre de bienveillants (?) tuteurs juifs, pour soutenir vraiment la volonté des Palestiniens.





07/12/2023

ROSA LLORENS
Joséphine, combien de divisions ?
Napoléon, de Ridley Scott ou la mystification des biopics

Rosa Llorens, 7/12/2023

 A lire les critiques sur le Napoléon de Ridley Scott, il semble qu’on n’ait d’autre choix que d’aimer ce blockbuster ou d’apparaître comme un franchouillard admirateur de Napoléon.  Les commentateurs français regrettent alors que le film ne mette pas assez en valeur le génie militaire de l’Empereur, et les aspects positifs de sa politique intérieure – ici intervient la tarte à la crème du Code Civil. On saisit bien là le rôle des médias : quand ils ne portent pas aux nues ou ne dénigrent pas carrément un film, ils posent en tout cas pour nous les limites de la réflexion.

Bien sûr, il y a une autre position possible : dénigrer le film et haïr Bonaparte.

Quel est l’atout de cet énième film sur Napoléon ? Le rôle attribué à Joséphine, qui serait l’explication de toute la vie publique et des entreprises guerrières de Bonaparte. D’abord, ce n’est pas une idée très originale : il suffit de consulter Wikipédia pour trouver une quinzaine de films centrés sur Joséphine, parmi eux Joséphine, l’atout irrésistible de Napoléon, téléfilm tourné pour Secrets d’Histoire - Stéphane Bern, inspirateur de Ridley Scott ? L’idée centrale de Napoléon est en effet d’une puérilité confondante : après deux siècles d’historiographie sérieuse, sinon « scientifique », on en est encore à chercher l’explication des grands événements de l’Histoire dans la vie sentimentale des « grands hommes » ? 

Napoléon Bonaparte observant à la dérobée Joséphine et Madame de Fontenay, alias Teresa Cabarrús, alias Madame Tallien, dansant nues devant Paul Barras. Caricature de James Gillray, Londres, 1797

Certes, on peut mettre en avant le rôle de public relations de Joséphine, sa place dans les salons des Merveilleuses du Directoire et du Consulat, en concurrence avec Madame Tallien et Juliette Récamier, entre autres.  Mais alors, il faudrait s’intéresser aux hommes dont ces salons diffusaient les mots d’ordre, Tallien, Barras, Cambacérès ; il faudrait faire, non pas un portrait, mais le tableau de tous ces requins qui émergent après Thermidor, ceux dont le mérite essentiel était d’avoir « survécu », tel Talleyrand, à la Révolution, grâce à leur absence de convictions politiques ; car ils ne voyaient dans les événements que des occasions de s’enrichir par leurs spéculations. La période qui voit l’ascension de Bonaparte est le règne des affairistes, de ce qu’on a appelé en Russie, dans les années 90, les oligarques. Ce qu’il faudrait faire entendre, derrière les minauderies des Joséphine, ce sont les arrangements entre banquiers et fournisseurs aux armées, pour procurer de l’argent aux ambitieux qui devaient remettre de l’ordre dans le pays, cet ordre social et politique nécessaire aux affaires. C’est ainsi qu’une vingtaine, réduite plus tard à une dizaine de banquiers, fonde en 1799 le groupe des Négociants réunis (rien qu’au nom, on sent la magouille !), dont le fournisseur aux armées Ouvrard sera un élément permanent, reconstituant ainsi les Fermiers Généraux de l’Ancien Régime.

Au lieu d’insipides « Barbie et Ken sous l’Empire » (formule heureuse du Figaro Magazine), ce dont on aurait besoin, c’est de films comme Mille millions de dollars, de 1982, avec Patrick Dewaere et Mel Ferrer, où Verneuil montrait comment les entreprises USaméricaines avaient continué à collaborer avec les entreprises nazies pour la production guerrière. La bêtise des biopics apparaît de façon magistrale quand on relit l’immense Guerre et Paix, où Tolstoï s’attache à ridiculiser la croyance des historiens (et, ajouterait-on aujourd’hui, des réalisateurs) dans le rôle prépondérant des décisions des « grands hommes », des héros – croyance particulièrement grotesque quand on parle d’un individu aussi vaniteux, arrogant, grossier, criminel et borné (oui, borné, car quelqu’un qui manque de tout sentiment humain ne peut que manquer aussi d’intelligence) que Napoléon.

Arrivons donc au glorieux Napoléon, que tout bon Français se devrait d’idolâtrer.

Inutile de s’attarder sur la question classique : dans quel sens Napoléon a-t-il achevé la Révolution (l’a-t-il portée à son terme ou liquidée) ? Issu d’une famille aristocratique déclassée, Napoléon n’a eu de cesse d’affubler tous les membres de sa famille de titres ronflants (roi, vice-roi, grand-duc, prince…) afin de constituer une nouvelle dynastie (les Bonaparte après les Bourbon). Passons à son œuvre intérieure : les tentatives pour unifier les lois françaises remontent à Louis XIV (ce dont Voltaire, dans son ouvrage historique Le siècle de Louis XIV, le félicite). Elles reprirent à la fin de l’Ancien Régime et, pendant la Révolution, des Comités furent constamment occupés à la rédaction d’un Code Civil ; Cambacérès en fut le principal maître d’œuvre, et il continua à l’être sous le Directoire et finalement l’Empire. La seule contribution de Napoléon est de lui avoir donné son nom en 1804. Quand bien même il l’aurait entièrement rédigé, en en dictant les articles à 20 secrétaires simultanément, y aurait-il lieu de lui en faire un mérite ?

Le Code Civil n’a rien de novateur, encore moins de progressiste, c’est le code de lois dont on avait besoin pour reprendre tranquillement les affaires après quinze ans de désordres ; les féministes devraient le vouer aux gémonies, puisqu’il fait de la femme une éternelle mineure, qui passe de l’autorité paternelle à l’autorité maritale (c’est là un terrible recul, au Moyen Âge, les femmes avaient davantage de droits) ; il n’y est pas question des droits des Noirs, l’esclavage ayant été officiellement rétabli en 1802 (c’est là qu’on pourrait parler de Joséphine, fille de planteurs martiniquais possédant 200 esclaves) ; enfin, tout pouvoir est donné aux  patrons (mais il en était déjà ainsi depuis 1791 et les Lois Le Chapelier de sinistre mémoire) dans leurs rapports avec les ouvriers, à qui il est interdit de se concerter entre eux. En général, le Code Civil supprime tout type de propriété non individuel : c’est le triomphe de la propriété bourgeoise.

Mais le prestige de Napoléon vient essentiellement de ses entreprises militaires : ainsi, en octobre 1795 (Vendémiaire), il fait tirer au canon sur des insurgés royalistes : quel courage, quelle ingéniosité stratégique ! Plus tard, en 1799, il prendra l’habitude (il y reviendra en 1812, lors de la retraite de Russie) d’abandonner ses troupes, les laissant dans les conditions les plus catastrophiques. Avant cette fuite, il avait étendu ses opérations à la Palestine et la Syrie, se livrant à de terribles exactions et massacres (à Jaffa, 4000 prisonniers sont fusillés ou décapités : Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, décrit ce carnage.) La cruauté*, la lâcheté, l’égoïsme narcissique ou l’irresponsabilité de Bonaparte-Napoléon ne font pas de doute.

 Mais il reste son génie stratégique ! Ironie du sort, Saint Jean d’Acre fut victorieusement défendu contre lui par son ex-condisciple à l’Ecole Militaire et collègue artilleur, le colonel émigré Antoine de Phélippeaux ; et, Dans Guerre et Paix, Tolstoï prend un plaisir tout particulier à démythifier le génie de Napoléon : il démontre que les batailles ne se déroulent jamais comme on les décrit, après coup, dans les rapports des officiers : ainsi, à Borodino, dernière bataille avant la fatidique entrée à Moscou, aucun des ordres de Napoléon ( pas plus que de Koutouzov du reste, mais Koutouzov ne se prenait pas pour un génie) n’a été exécuté, la bataille se déroulant dans une confusion, pourrait-on dire, quantique (les unités qu’on veut déplacer n’étant plus au même endroit quand l’ordre arrive). Et, pendant l’occupation de Moscou, puis la débâcle, Tolstoï montre que Napoléon prend les décisions les plus catastrophiques possible. De façon générale, les théoriciens trouvent toujours des raisons pour qualifier de géniaux les dispositifs les plus stupides : pourvu qu’ils aboutissent à la victoire, on ne les contredira pas ; mais que les revers arrivent, toutes les fautes apparaissent. Tolstoï ne croit pas au génie militaire et aux dispositifs savants des théoriciens (Die erste Kolonne marchiert…, s’amuse-t-il à parodier) mais à la motivation d’un peuple qui mène une guerre de survie et de libération.

200 millions de dollars pour nous faire croire que l’épopée napoléonienne est avant tout un beau roman d’amour (un spectateur qui réagit dans Allociné ou Sens critique attribue à Napoléon cette recommandation à Joséphine : « Ne te lave pas, j’arrive », - même si on l’a toujours connue comme adressée par Henri IV à Gabrielle d’Estrées).  Comment lutter contre cette politique de crétinisation du public ? On peut certes regarder chez soi le Napoléon de Bondartchouk de 1970, ou Adieu Bonaparte (1985) de Youssef Chahine, où Patrice Chéreau nous offre une interprétation hilarante de Bonaparte dansant avec conviction à la mode arabe (on peut bien parler d’une danse du ventre) devant des dignitaires égyptiens ; mais rien à voir avec la force de frappe publicitaire des plates-formes USaméricaines.

*Je ne résiste pas à l’envie de recopier ce spécimen de prose et de tartufferie bonapartiste, trouvé dans Wikipédia : La « commission militaire » (conseil de guerre) chargée de juger de juger l’assassin (kurde) de Kléber en 1800 « a cru devoir, dans l’application de la peine, suivre les usages de l’Égypte : elle a condamné l’assassin à être empalé après avoir eu la main droite brûlée » (lettre publiée dans Le Moniteur du 6 septembre 1800).