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17/05/2024

AMIRA HASS
Al Mughayyir, Cisjordanie occupée : il ne s’agissait pas d’une foule incontrôlée de colons, c’était un assaut bien orchestré

Amira Hass et Nidal Eshtayeh (photos), Haaretz, 2/5/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 30 membres d’une même famille figuraient parmi les Palestiniens attaqués par des colons dans le village d’Al-Mughayyir, en Cisjordanie, en avril dernier. Les descriptions qu’ils ont faites de ces moments terrifiants montrent qu’il ne s’agissait pas d’une attaque spontanée.

Lina Bishara avec la porte qu’elle a tenue pour essayer de protéger ses enfants des envahisseurs

Les habitants du village d’Al-Mughayyir, en Cisjordanie, qui ont été attaqués par des colons il y a près de trois semaines, ont eu l’impression qu’il ne s’agissait pas d’une foule incontrôlée. Au contraire, les assaillants étaient bien organisés, avec une division du travail et une planification préalable.

Les colons envahisseurs se sont divisés en plusieurs unités qui ont opéré simultanément dans plusieurs quartiers, selon les résidents. Chaque unité s’est ensuite divisée en plusieurs petites cellules. Une cellule était chargée de lancer des pierres sur les fenêtres des voitures et des maisons ; une autre s’occupait des incendies criminels ; une troisième, composée principalement de jeunes garçons, ramassait les pierres et les remettait aux lanceurs ; et une quatrième cellule, relativement importante, était composée d’hommes armés qui se sont éparpillés  dans la zone.

Treize maisons ont été incendiées au cours du week-end des 12 et 13 avril, ainsi que des dizaines de voitures. Les habitants ont remarqué que les colons envahisseurs n’utilisaient pas de briquets ou d’allumettes, qui prennent du temps à allumer un feu et ne donnent pas de résultats garantis. Ils n’ont pas non plus utilisé de cocktails Molotov, qui ne s’enflamment pas toujours.

Selon les témoins, ils utilisaient plutôt un objet rond ressemblant à une petite grenade degaz. Un membre de la cellule incendiaire le jetait sur le siège d’une voiture, dont la vitre avait été brisée auparavant par une autre cellule, ou dans une maison ou sur un balcon. L’objet est alors la proie des flammes, ce qui le rend inidentifiable. Au bout de 30 secondes au maximum - le temps pour la cellule incendiaire de s’enfuir - un gigantesque incendie se déclare.

Haut du formulaire

Bas du formulaire

Les témoins supposent que l’objet rond était muni d’une sorte de clip de sécurité que l’assaillant relâchait avant de le lancer, tout en prenant soin de viser des matériaux inflammables tels que des tissus. Une tour de fumée noire s’est élevée de chaque maison et voiture incendiées. Les habitants d’Al-Mughayyir ont déclaré que les flammes ne faisaient que croître lorsqu’ils essayaient d’éteindre le feu avec de l’eau. Une source de sécurité a déclaré que l’armée ne connaissait pas ce type de dispositif ‘.

Ce week-end-là, au cours duquel l’adolescent Binyamin Ahimeir a été assassiné près de l’avant-poste de Malakhei Shalom (“anges de la paix”), à l’est d’Al-Mughayyir, plus de 60 attaques de colons ont été recensées dans toute la Cisjordanie, certaines plus graves que d’autres. Au cours des deux semaines qui ont suivi, 50 autres attaques ont été recensées. Quatre Palestiniens ont été tués au cours de ces attaques, dont au moins trois par des civils israéliens et non par des soldats.

Les membres de la famille Bishara à côté de la voiture incendiée

Par conséquent, la description d’une seule agression de Palestiniens par des colons - des civils israéliens - n’est qu’un minuscule échantillon de la réalité quotidienne vécue par des dizaines de villages et des milliers de Palestiniens.

L’attaque décrite ci-dessous, qui a visé les familles de trois frères de la famille Bishara vivant dans trois maisons distinctes, n’a pas duré plus de 10 minutes, selon leurs estimations. Mais à sur le moment’, il leur a semblé qu’elle avait duré au moins deux heures. Deux semaines plus tard, 30 membres de la famille revivent encore cette attaque.

Les trois familles vivent dans le quartier le plus au nord d’Al-Mughayyir - six adultes et 13 enfants. Le plus jeune, né prématurément, était heureusement encore en couveuse à l’hôpital. À l’est des maisons se trouve une oliveraie plantée par le père des frères il y a plusieurs dizaines d’années.

Le vendredi 12 avril, deuxième jour de la fête de l’Aïd al-Fitr, leurs sœurs aînées sont venues rendre visite à leurs enfants, ainsi qu’à leur père Ribhi, âgé de 80 ans, qui vit dans la ville voisine de Ramallah - soit 12 autres personnes. Les enfants ont joué dans les jardins et les arbres, les adultes ont bavardé et bu du café. Ils n’avaient pas encore déjeuné. À un moment donné, les trois frères sont entrés dans l’une des maisons pour discuter d’une affaire familiale.

Vers 14 heures, les haut-parleurs des mosquées ont annoncé qu’un grand nombre de colons s’étaient rassemblés sur la route Allon, à l’est du village. Les habitants se sont immédiatement dirigés vers le quartier est pour protéger leurs parents et amis.

« Le comité de liaison civil palestinien nous a dit qu’un jeune colon avait disparu et qu’il fallait éviter les tensions  », se souvient un frère, Haroun, 37 ans, entrepreneur en électricité, qui travaillait en Israël jusqu’au début de la guerre. « Nous en avons conclu que l’armée contrôlait la situation. De nombreux soldats étaient présents ». Les gens ont donc commencé à rentrer chez eux.

Les FDI ont déclaré en réponse que « les forces opérant dans la zone étaient préparées à l’avance et ont travaillé sans relâche pour protéger la vie des civils et leurs biens ». En outre, l’armée a déclaré que « les forces de sécurité s’efforcent de désamorcer les tensions  en utilisant les moyens à leur disposition et, si nécessaire, les suspects sont détenus jusqu’à l’arrivée de la police, qui est chargée de régler le problème ».

Haroun, sa femme Lina et quelques enfants sont montés sur le toit de leur petite maison, tout comme le père de Haroun. Les sœurs et quelques autres enfants sont restés dans le salon. Ils ont verrouillé les deux verrous de leur porte en acier et se sont sentis relativement en sécurité. Moussa, un professeur de mathématiques de 39 ans, et sa femme, Iman, ont verrouillé leurs deux portes et sont entrés avec leurs deux jeunes enfants dans une chambre dont la fenêtre est orientée vers l’est.

Le troisième frère, Bishara, 47 ans, est également électricien et travaillait en Israël jusqu’en octobre. Il se trouvait sur le balcon de sa maison, qui dispose de meubles de jardin et est couverte par une pergola. Sa femme Nadia était à l’intérieur avec leurs trois filles, âgées de 15, 9 et 4 ans, et leurs deux fils. L’un des fils, Abdullah, 17 ans, souffre d’un handicap congénital et ne peut pas marcher seul.

Les trois maisons ne sont séparées que par quelques mètres. Devant chacune d’elles se trouve une place de parking. La voiture de Bishara est exonérée de taxes pour les personnes handicapées et sert principalement à conduire Abdullah à la physiothérapie et à l’école.

Même si les membres de la famille Bishara avaient pensé qu’il valait mieux prendre leur voiture et quitter leur maison, ils n’auraient pas pu le faire. Une jeep militaire est entrée dans leur quartier par le nord, s’est arrêtée au bout de la route la plus proche de l’intérieur du village et a bloqué la sortie. Dans une certaine mesure, sa présence les a confortés dans l’idée que l’armée contrôlait la situation, ou du moins qu’elle voulait la contrôler. Plus tard, la jeep a fait marche arrière le long de cette route jusqu’à la limite du quartier, où les maisons sont construites à flanc de colline.

C’est de cette colline que des colons ont envahi le village en janvier 2019. Ils ont tué Hamdi Naasan, qui était allé secourir l’un des hommes blessés en tentant de protéger ses concitoyens. Un monument à sa mémoire  a été érigé sur la colline. Il y a plus de deux mois, des colons ont agressé Imad Abu Alia, qui gardait ses moutons sur cette colline, plus au nord. Ils ont également volé deux de ses moutons.

Après avoir remonté la colline, la jeep militaire se trouvait maintenant sur le chemin qui monte la colline vers le nord-ouest, non loin du mémorial à Hamdi Naasan. Deux autres jeeps s’y trouvaient également, se souvient la famille.

« Soudain, j’ai vu les colons contourner les jeeps », raconte Lina. « Et, comme des enfants qui quittent l’école en trombe après la classe, ils ont couru vers l’avant ». Elle les a ensuite vus se diviser en plusieurs groupes. Une de ses amies, dont la maison se trouve à la limite du quartier, s’est rapidement enfuie avec sa douzaine de moutons.

Les envahisseurs portaient des vêtements civils et s’étaient couvert le visage, certains avec des chemises, d’autres avec des bonnets noirs. Les haut-parleurs de la mosquée annoncent que la maison d’Abu Ata, la plus proche de la route Allon, a été attaquée. Les soldats à bord des jeeps ont tiré des gaz lacrymogènes sur les Palestiniens qui avaient tenté de protéger la famille.

Jihad Abu Alia, 25 ans, a été abattu par un colon. Plusieurs autres résidents ont également été blessés par balle. Les civils israéliens se sont introduits dans la bergerie d’Imad Abu Alia, ont volé tout son troupeau et l’ont battu jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. La source de sécurité a déclaré que trois suspects ont été arrêtés ce jour-là, quatre ont été détenus puis relâchés, et huit autres ont été arrêtés depuis.

Bishara, dont la maison est la plus au nord de celles des trois frères, a déclaré avoir soudain vu un homme masqué tenant une pierre. « J’étais certain qu’il s’agissait de l’un de nos hommes qui étaient sortis pour défendre le village », a-t-il déclaré. « Je n’ai pas compris pourquoi il lançait une pierre sur ma voiture. Puis il a également lancé une pierre sur moi, qui m’a touché à la jambe. L’un de mes proches m’a crié de loin : “Ce sont des colons”. Tout s’est passé en quelques secondes ».


Les trois maisons des frères Bishara à Al-Mughayyir, à l’ouest de l’oliveraie que leur père a plantée il y a plusieurs décennies

« Plusieurs autres hommes masqués sont apparus. J’ai couru à l’intérieur. Je n’ai pas eu le temps de fermer la porte en acier. Dans ma stupidité, j’ai fermé la porte coulissante. Le type a lancé une pierre qui a brisé la vitre. J’ai immédiatement commencé à baisser les volets ».

Entre-temps, il a vu un autre homme masqué jeter quelque chose dans sa voiture. Des flammes en sont sorties. La famille est restée dans le salon. « Notre petite Doha et Sajaa se sont cachées sous une couverture », raconte Nadia. Bishara a ajouté : « J’étais  aussi apeuré. Comment ne pas l’être ? »

Alors qu’ils se tenaient dans le salon et que le feu crépitait à l’extérieur, des jeunes hommes du village leur ont crié de quitter la maison car les flammes pouvaient s’y propager. Les flammes ont atteint la pergola, les meubles de la terrasse, l’horloge à eau extérieure, la pompe à eau et ont commencé à consumer  les barreaux de la fenêtre de la cuisine.

La famille a quitté la maison par la porte arrière et a traversé les jardins des voisins pour se rendre au centre du village, qui semblait plus sûr. Leur fils Mustafa, âgé de 20 ans, a porté Abdullah sur son dos et a été le premier à partir. Il a marché jusqu’à ce qu’il atteigne la maison de voisins qui ont conduit Abdullah jusqu’au bout dans leur voiture. Le reste de la famille a couru derrière eux. « Je ne savais pas si la maison serait encore là à notre retour », a déclaré Nadia.

Des personnes présentes sur les lieux ont déclaré que les mêmes hommes masqués ou d’autres se sont rendus dans la maison de Moussa, la plus centrale des trois maisons des frères. Ghanim, sa fille de 8 ans, s’est mise à pleurer et à trembler. Son fils Amar, âgé de 5 ans, « s’est retenu et n’a pas pleuré, mais j’ai vu qu’il avait peur », a déclaré sa mère, Iman. Ils se sont rendus dans une pièce intérieure et se sont assis sur un matelas. Elle a serré les deux enfants dans ses bras, tandis que Ghanim continuait à pleurer et à trembler.

Moussa est monté sur le toit et a vu un homme masqué jeter une pierre sur sa voiture. La vitre s’est brisée. Un autre groupe d’hommes masqués est arrivé et l’un d’eux a lancé un objet qui s’est immédiatement enflammé. Un autre homme armé s’est placé entre les arbres et a tiré sur Moussa. « Je me suis immédiatement accroupi et je me suis réfugié derrière le parapet en béton de la terrasse », a-t-il déclaré.

C’est alors que des jeunes hommes du village sont venus les secourir. « Je viens d’un autre village, je ne les connaissais pas », a déclaré Iman, la femme de Moussa. « J’avais peur que ce soient des colons. Mais j’ai reconnu l’un d’entre eux et je me suis calmée. Ils ont porté les deux enfants à l’extérieur. J’avais tellement peur que mes jambes ne me portaient pas. Je pouvais à peine marcher ». Ce n’est qu’après avoir atteint la maison d’un parent qu’Amar, 5 ans, s’est laissé aller aux larmes.


Bishara Bishara dans son jardin, à côté de sa voiture incendiée

Haroun et sa famille, qui s’étaient cachés sur la terrasse, ont vu plusieurs dizaines d’hommes masqués dispersés parmi les arbres et près des maisons. Deux d’entre eux avaient des fusils, a-t-il dit, dont un qui portait un gilet orange. Certains des hommes masqués portaient des gourdins. D’autres avaient des pierres. La famille a déclaré que certains des colons envahisseurs avaient également des armes de poing enfoncées dans la ceinture de leurs pantalons.

Soudain, quelque chose a été tiré sur la maison en direction des jeeps militaires qui n’avaient pas arrêté les envahisseurs. Ils ont cru qu’il s’agissait d’une balle enrobée de caoutchouc. Plus tard, ils ont découvert qu’il s’agissait d’une balle à pointe éponge, qui a brisé la table pliante à l’extérieur de la maison.

Lina et les enfants quittent la terrasse et descendent en courant. Elle, ses belles-sœurs et leurs enfants se répartissent entre le petit salon et une chambre. Ils entendent des éclats de verre. Ceux qui étaient encore sur la terrasse ont vu que lorsque les lanceurs de pierres n’avaient plus de pierres, une escouade de jeunes gens leur en apportait d’autres.

Les envahisseurs frappent la porte d’acier de l’entrée à coups de pied et de poing jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Quatre hommes masqués et non armés se sont précipités à l’intérieur. Deux d’entre eux se sont dirigés vers la cuisine et la salle de bains. Lina, qui est enceinte, et sa belle-sœur Amal se tenaient derrière la porte en bois du salon et s’y appuyaient. Mais deux des envahisseurs ont réussi à forcer la porte, pierres à la main.

Lina a raconté comment elle a tenu la porte, désormais isolée, et tenté de bloquer les hommes qui lançaient des pierres sur tous ceux qui se trouvaient à proximité. Les jumelles de 5 ans, Shirin et Ribhi, se sont cachées sous la table basse. Diana, 3 ans, s’est couvert le visage avec un oreiller et s’est appuyée sur le bord du canapé. Julia, 8 ans, et Laila, 11 ans, se sont accroupies sur le sol dans l’espace entre les meubles. Tous les enfants ont crié et pleuré.

Pendant l’attaque, Diana, âgée de 3 ans, s’est couvert le visage avec un oreiller et s’est appuyée sur le bord du canapé

Selon Lina, l’un des envahisseurs a attrapé Rashid, le fils de 8 ans de sa belle-sœur Amal, et a commencé à le tirer. Amal a attrapé son fils et l’a sauvé. « Notre inquiétude pour nos enfants nous a donné du courage », a expliqué Lina.

Plus tard, la famille a découvert que le sol de la cuisine était couvert de débris  de verre, de produits alimentaires et d’aliments cuits qui avaient été sortis du réfrigérateur et jetés là. Ils ont également découvert que le micro-ondes, un miroir, des poteries et une table avaient été brisés. Une pierre a brisé la télévision. La voiture de la famille a été incendiée.

Haroun et son père ont dévalé les escaliers. L’un des envahisseurs a jeté une partie de la table en plastique qui se trouvait dans la cour sur l’homme de 80 ans. La table l’a frappé au visage, il a glissé et est tombé dans les escaliers. Haroun a saisi deux bouteilles de Coca-Cola en plastique qui se trouvaient dans une boîte sur les escaliers et les a lancées sur l’un des envahisseurs.

À ce moment-là, les sauveteurs du village étaient déjà près de sa maison et les quatre envahisseurs qui se trouvaient à l’intérieur se sont enfuis. Les colons qui se trouvaient à l’extérieur se sont également dispersés.

Les trois familles sont restées loin de leurs maisons, chez des proches, pendant deux jours, jusqu’à dimanche. Elles ne savaient pas si l’incendie s’était propagé jusqu’à à leurs maisons.

Samedi, les funérailles du villageois t tué ont eu lieu. Des soldats ont tiré sur le cortège funèbre, selon les habitants. Des jeunes gens ont couru pour les affronter.

Alors que les soldats tirent, des dizaines de colons apparaissent à nouveau, cette fois depuis la colline située à l’ouest du village. Ils ont couru vers l’est, vers le quartier nord qui était maintenant vide d’habitants. Les soldats leur ont lancé des grenades lacrymogènes, mais cela ne les a pas découragés.

Une fois sur place, les colons ont incendié d’autres maisons, ainsi qu’un entrepôt, une pergola, deux enclos pour animaux, du fourrage pour les moutons, une jeep et un camion de pompiers qui étaient arrivés du village voisin de Taybeh. Ils ont également incendié des voitures appartenant à des habitants d’autres villages venus assister aux funérailles.

Une maison incendiée dans le village d’Al-Mughayyir en Cisjordanie

« Le plus dur, c’est le sentiment d’impuissance », a déclaré Moussa. « Il est entré dans ma maison et je n’ai pu protéger ni ma famille ni moi-même. À leurs yeux, une personne ne vaut rien. Que nous vivions ou non ne changeait rien. "Comment vais-je calmer ma fille si je ne suis pas calme ? Je suis dans un état où il y a un décalage entre les trois fondements de ma personnalité : les sentiments, les pensées et les actions. Les sentiments sont ce qu’ils sont, tout comme les pensées difficiles suscitées par l’agression. Mais je n’arrive pas à les exprimer par des actes ».

C’est alors que Lina l’interrompt. « Il nous est interdit de nous défendre ; si nous le faisons, nous serons arrêtés et jugés comme des terroristes », dit-elle. « Ou ils nous tueront, comme ils ont tué Jihad Abu Alia ».

Moussa est du même avis. « Si j’exprime mes sentiments sur Facebook et que j’écris ce que je pense de l’armée et des colons, ils m’arrêteront pour incitation à la haine », a-t-il déclaré. « Cette paralysie m’affecte. Je n’arrive pas à dormir la nuit. Comment vais-je enseigner à mes élèves le lendemain ? Tout cela nous fait penser à l’émigration ».

05/05/2024

AMIRA HASS
Les conséquences de l’anonymat confortable accordé à l’armée et aux forces de répression israéliennes

Amira Hass, Haaretz, 27/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Italiano:  LE CONSEGUENZE DELLE VIOLENZE ISRAELIANE PROTETTE DALL'ANONIMATO CONCESSO AI MILITARI E AI SERVIZI DI SICUREZZA ISRAELIANI

Lorsque nous marchons dans une rue israélienne, il est probable que, dans l’heure qui suit, nous rencontrerons des dizaines d’Israéliens tout à fait ordinaires qui ont été et sont activement impliqués dans le meurtre de Palestiniens armés et non armés, dans les tirs et les blessures, dans leur dépossession, dans la destruction de leurs maisons, dans l’interrogatoire des détenus palestiniens au moyen de la torture, dans les mauvais traitements infligés à eux et à leurs frères et sœurs aux points de contrôle, dans une rue de Jérusalem ou dans leurs maisons au cours d’un raid nocturne.

Des soldats israéliens avec un chargement de Palestiniens capturés à Shuja’iyya, Gaza, en décembre 2023.  Photo : Moti Milrod

Des Israéliens ordinaires tiraient et tirent, torturaient et torturent, brutalisaient et brutalisent, parfois directement, ou bien ils faisaient et font des ordres, signent des ordres et paient des salaires. Ils ont approuvé lexpulsion de familles de leurs maisons, ainsi que la fourniture généreuse d’eau à des Israéliens au détriment de l’approvisionnement en eau de Palestiniens. Ils ont planifié des routes pratiques qui coupent les communautés palestiniennes les unes des autres. Leurs faits et gestes ne sont pas inscrits sur leur front. Eux-mêmes ne se considèrent pas comme des criminels, des meurtriers, des voleurs.

Les actes de ces centaines de milliers d’Israéliens sont connus, mais ils ne sont pas liés personnellement à leurs auteurs : les soldats et les petits fonctionnaires sont protégés par l’anonymat confortable que leur accorde l’État. Ce n’est que dans des cas exceptionnels que leurs noms sont publiés dans le contexte d’actes spécifiques de violence. Les noms des commandants responsables sont connus du public, mais en Israël, il n’est pas d’usage de leur accoler les étiquettes de criminel, meurtrier, voleur, dépossesseur ou extorqueur.

Il en va de même pour les législateurs qui proposent des lois d’apartheid, ou les chefs d’état-major militaires et les responsables du Shin Bet. Il serait contraire aux conventions sociales et linguistiques d’ajouter ces terribles épithètes au nom d’un fonctionnaire bien connu : cela ne passerait jamais les fourches caudines des rédacteurs en chef d’un média quelconque.

Les gradés subalternes - dont les pilotes de chasse idolâtrés par les Israéliens - sont protégés par le secret institutionnel, profondément ancré dans les lois et usages du pays. Les hauts fonctionnaires bien connus sont protégés parce qu’ils ont fait ce qu’ils ont fait au nom et au service de l’État.

Ainsi, l’ancien chef d’état-major des FDI, Benny Gantz, et l’ancien commandant de l’armée de l’air israélienne, Amir Eshel, étaient persuadés qu’un tribunal civil néerlandais rejetterait une action civile intentée contre eux, demandant des dommages et intérêts pour le meurtre de six membres d’une famille dans le camp de réfugiés d’Al Boureij en 2014.

Ismail Ziada, citoyen néerlandais, avait porté plainte pour le bombardement de la maison familiale et la mort de sa mère de 70 ans, Muftiah, de trois de ses frères, Jamil, Yousef et Omar, de l’épouse de Jamil, Bayan, et de leur fils de 12 ans, Shaban. La Cour suprême des Pays-Bas a confirmé les décisions de deux juridictions inférieures selon lesquelles Gantz et Eshel - les personnes qui ont directement ou indirectement donné l’ordre de bombarder et de tuer une famille à l’intérieur de sa maison - bénéficient d’une « immunité fonctionnelle » qui les protège des poursuites civiles aux Pays-Bas parce qu’ils ne faisaient qu’appliquer la politique du gouvernement israélien.

Une enquête des FDI sur l’incident a conclu que « l’ampleur du préjudice attendu pour les civils à la suite de l’attaque » - c’est-à-dire le meurtre d’une grand-mère, de sa belle-fille et de sa petite-fille – « ne serait pas excessive par rapport à l’important bénéfice militaire attendu » : c’est-à-dire les dommages causés à ce que les avocats des FDI ont affirmé être un centre de commandement militaire, et le meurtre des agents militaires supposés qui se trouvaient dans l’immeuble.

À l’époque, on considérait qu’il était permis de tuer trois civils pour tuer quatre agents militaires supposés. Aujourd’hui, comme nous le montrent le nombre considérable de civils tués lors de chaque frappe aérienne à Gaza et les quelque 15 000 enfants qui y ont été tués jusqu’à présent, ainsi que les enquêtes choquantes de Yuval Avraham pour +972 Magazine, le taux de mortalité que les juristes de Tsahal et l’État autorisent aujourd’hui pour les pilotes et les opérateurs de drones est de 20, 30, 40, voire un quartier entier de civils, pour un seul militant du Hamas.

L’histoire et les juristes ont autorisé les États à recourir à la violence contre leurs propres citoyens et contre d’autres États. Ce sont les États qui accordent l’autorisation et l’immunité à leurs citoyens au sein de la police, de l’armée et des agences de sécurité pour qu’ils utilisent la violence dans le cadre de ce qui est défini comme la défense de la patrie et du peuple. C’est parfois le cas. Mais très souvent, il s’agit de la défense des privilèges des classes supérieures, d’une dictature, du vol institutionnalisé, de l’oppression et de l’abus organisé des minorités.

Les États et leurs juristes ont également déterminé que tous ceux qui utilisent la violence contre eux et leurs élites - c’est-à-dire tous ceux qui résistent violemment à la violence de l’État de quelque manière que ce soit - sont des criminels, des meurtriers, des combattants illégaux. Nous parlons ici de membres de groupes minoritaires, de peuples autochtones devenus minoritaires à la suite de massacres systématiques et de migrations massives, de travailleurs, de migrants, de peuples conquis et déshérités.

Chaque Palestinien naît dans cette injustice inhérente : la violence bureaucratique, militaire et policière à leur encontre, qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes et déplacé des millions d’autres au fil des ans, est légale et n’est donc pas de la violence, mais plutôt de l’autodéfense et de l’héroïsme sublime et noble. En revanche, les actions des Palestiniens - qu’il s’agisse d’une affiche, d’un message sur les médias sociaux, d’une manifestation, d’un jet de pierres ou d’un attentat-suicide - sont définies a priori comme une infraction pénale.

Qui plus est, un Israélien qui ôte la vie de nombreux Palestiniens est un héros vénéré, tandis qu’un Palestinien qui ôte directement ou indirectement la vie d’un Israélien est puni même après sa mort.

Telle est la réalité totalement asymétrique dans laquelle Walid Daqqa est né et dans laquelle il est mort. La soif de vengeance éternelle de l’État et d’un grand nombre de ses citoyens l’a maintenu en prison, où il a développé sa profonde philosophie humaniste. Cette même soif de vengeance envoie à chaque Palestinien le message que la violence israélienne est incurable, même si les juristes ne la considèrent pas comme un crime.

Carlos Latuff

29/02/2024

AMIRA HASS
Gaza et Israël, un nouveau jeu d’association de mots

 Amira Hass, Haaretz, 26/2/2024
Traduit par Fausto Giudice,
Tlaxcala

Leurs morts reposent sur la place. Des réalisations tactiques impressionnantes. Aujourd’hui, nous avons tué des dizaines de terroristes. L’armée a tué des policiers qui protégeaient les camions d’aide des pillards. Et ainsi de suite

Ghetto de Varsovie, Pologne, avril 1943


École de l’UNRWA, ghetto de Gaza, février 2024

Assiégés. Ils le sont - pas nous. Le parking de longue durée de l’aéroport international Ben-Gourion explose de voitures. Nous les bombardons. Laissons-les apprendre une leçon. Affamés. Entassés les uns sur les autres. Environ 50 000 personnes par kilomètre carré.

Qui compte ? Les atrocités du 7 octobre. Les blessés. Les bombardés. Les assoiffés. Ce sont eux. Nos otages. Bombardés. C’est nous qui les bombardons. Ils boivent de l’eau contaminée. Que boivent les otages ? Quatre cents personnes font la queue pour des toilettes. Diarrhée. Il n’y a ni eau ni papier toilette. Les prix sont très élevés. Comment les otages se débrouillent-ils ? Il n’y a pas non plus de serviettes hygiéniques. Avec quoi les otages se débrouillent-ils ?

Un père pleure en portant son bébé mort. Vous ne le verrez pas à la télévision israélienne. Le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, marche en tongs dans un tunnel. Oui, on l’a vu à la télévision israélienne. Avec ses enfants. Quelque 10 000 enfants palestiniens ont été tués. Peut-être 11 000 déjà. Combien de bébés ? Qui peut les compter ? Nous les avons bombardés. Nous les avons tués. Une fille en robe rose. Un garçon qui aimait les glaces. Des linceuls en plastique bleu. Une fosse commune. Des linceuls en tissu blanc.

Ici reposent leurs morts sur la place. Des réalisations tactiques impressionnantes, déclare le porte-parole de l’armée. Nous nous efforçons de ne pas blesser les civils innocents. Aujourd’hui, nous avons tué des dizaines de terroristes. L’armée a tué des policiers qui protégeaient les camions d’aide des pillards. Un soldat est tué lors d’un affrontement avec des terroristes à Gaza. Ils protégeaient leur maison. Y avait-il une maison ?

Laissons les forces de défense israéliennes terminer leur travail à Gaza. Nos soldats savent travailler. Le mouvement ouvrier semble être de retour. Drapeau rouge. Ligne rouge. Ne pas s’arrêter au rouge. Franchissez les lignes rouges. Combien y en a-t-il ? Qui peut les compter ? Nous sommes à court de mots. Le silence. L’indifférence. Que sont 10 000 enfants morts ?

Nous ne vous oublierons pas, enfants des communautés israéliennes proches de Gaza. Un œil pour un œil. Des milliers d’yeux pour un œil. Des milliers d’enfants blessés.

Un enfant amputé d’un membre. Bombes intelligentes. Des obus stupides. Le président Isaac Herzog écrit un vœu sur un obus. Un garçon couvert de poussière tremble de partout. Où est sa mère ? Il a peur et elle lui manque. Une fille tremble de tous ses membres. Où est son père ? Il cherche des moyens de quitter Gaza. L’horreur et la mort comme moyen d’expulsion. Vous ne le verrez pas à la télévision israélienne. Il y a les médias sociaux. Des soldats devenus fous. Pourquoi téléchargent-ils des photos compromettantes d’eux-mêmes ?

La Cour internationale de justice a rejeté la demande de l’Afrique du Sud d’émettre une injonction contre une offensive terrestre à Rafah. Il est encore temps. Washington fournira plus d’armes à Israël. Il n’y a plus de temps. Les USA vérifient les cas où des civils palestiniens ont pu être tués par leurs munitions. Et le monde reste immobile. On ne peut pas comparer. La guerre se poursuivra pendant de nombreux mois, a déclaré Benjamin Netanyahou. Où va-t-il trouver tant de jeunes qui vont tuer ? Et se faire tuer ?

À Miami. Le fils du premier ministre. Une presse voyeuriste. Le journalisme sérieux. Le journal de droite Makor Rishon. « Vos frères iront à la guerre et vous resterez les bras croisés », lit-on dans une publicité sponsorisée par des réservistes s’adressant à la communauté ultra-orthodoxe ; elle a été publiée ce mois-ci dans Makor Rishon, le journal « pour les gens qui pensent différemment ». L’annonce mentionne le nombre de diplômés des écoles religieuses sionistes qui ont été tués dans les combats.

Ailleurs dans ce numéro, il est écrit : « 1 962 ans après l’abattage de la dernière génisse rouge par Ismaël Ben Phiabi (un grand prêtre), et après une décennie d’efforts de l’Institut du Temple pour obtenir une génisse rouge pure par une multitude de moyens qui n’ont pas encore fait leurs preuves, il semble qu’ils se rapprochent de l’objectif, qui pourrait même être atteint dans un avenir prévisible ».

Où était le rédacteur en chef ? C’était le titre d’un article d’Arnon Segal, « The Red Heifer Status Report », Le rapport de situation de la Génisse Rouge. Les cendres d’une génisse rouge ont été utilisées pour purifier un juif qui est entré en contact avec un cadavre, et permettront aux juifs de se déplacer sur Al-Aqsa/le Mont du Temple et, avec l’aide de Dieu, de construire le troisième Temple.

« Le prochain point à l’ordre du jour concerne cinq vaches rouges importées des USA ; elles sont élevées au centre d’accueil des visiteurs à Tel Shiloh3, rapporte Segal. Tel Shiloh, la ville antique, est Khirbet Seilun, à partir de laquelle le village de Qaryut s’est développé au nord-est de Ramallah, en Cisjordanie. Khirbet Seilun faisait partie du village, dont les habitants ont été expulsés. Comme les Palestiniens à Susya. L’archéologie expulse.

Les colons, aidés par l’armée, ont également expulsé les habitants de Qaryut de leurs sources. Les troupeaux de génisses juives casher expulsent les bergers de leurs terres et les agriculteurs de leurs sources d’eau. L’industrie du lait et de la viande comme outil d’expulsion. L’abattage casher. Les mitsvot [les 613 prescription de la Torahs]. Le peuple élu. Les génisses rouges pour les sacrifices. Certaines des cinq vaches, rapporte Segal, « ont atteint l’âge de 2 ans et sont aptes à être utilisées comme génisses rouges, mais elles ont franchi la ligne d’arrivée avec quelques poils blancs ».

Après les bombardements, quelques cheveux blanchissent sur la tête des enfants de Gaza. Linceuls blancs. Linceuls bleus. Un charnier. Les FDI fouillent les cimetières. Ramène les corps dans des camionnettes. La ligne d’arrivée. La ligne rouge.

Le rabbin Azaria Ariel, de l’Institut du Temple, a déclaré à Segal : « Le Saint, béni soit-il, décide. Ce n’est pas pour rien qu’Il a placé le Temple là où il se trouve. Il existe une sensibilité particulière à cet égard : pour déplacer quelque chose à cet endroit par les voies naturelles, un large consentement du peuple d’Israël sera nécessaire ».

C’est ce qu’il a dit, et il nous a laissés dans l’expectative. Déplacer « quelque chose ». Qu’est-ce que cela signifie ? Quelque chose comme le Dôme du Rocher ? Quelque chose comme la Mosquée du Sud (Al-Aqsa) ? Et « par les voies naturelles ». Qu’est-ce que cela signifie ? Un tremblement de terre ? Une attaque aérienne ? Un explosif puissant ? « La terre ouvrit sa gueule et les engloutit, eux et leurs familles » (Nombres 16:32) Miracles.

Des miracles. Par la main de Dieu. Par la main d’Allah. L’un est grand et l’autre est plus grand. Tout est écrit dans les saintes écritures.

 

17/02/2024

AMIRA HASS
Non, cher lecteur, l’occupation israélienne de Gaza n’a pas été “annulée” en 2005

Amira Hass, Haaretz, 12/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

Le mini-État qui a déçu : Réponse au lecteur S., qui demande pourquoi « la résistance la plus forte » est apparue « à l’endroit où Israël avait annulé l’occupation ».

Ariel Sharon arpente le Néguev occidental à la recherche d’endroits où reloger les personnes évacuées des colonies de Gaza, 2005. Photo : Avi Ohayon/GPO

S., qui vit dans une communauté de la frontière de Gaza, m’a posé plusieurs questions que d’autres m’ont également posées. Avec son accord, je publie ici une première réponse à sa lettre. Il a écrit :

« Je suis un lecteur régulier de Haaretz et de vos articles. En tant qu’habitant d’une communauté frontalière de Gaza, j’essaie de comprendre votre point de vue sur ce qui s’est passé dans la bande de Gaza depuis le désengagement. Pourquoi, selon vous, la résistance la plus forte a-t-elle émergé de l’endroit où Israël a annulé l’occupation ?

« Pendant des années, les gens ont crié que tous les problèmes majeurs provenaient de l’occupation. Et ici, une petite expérience visant à annuler l’occupation a été menée. Les Palestiniens auraient pu y construire un mini-État modèle. Au lieu de cela, ils ont préféré investir l’argent dans une guerre contre Israël. Avez-vous une explication à cela ? »

Shalom lecteur S.,

Tout d’abord, l’occupation israélienne n’a pas été annulée. Israël a continué à contrôler de manière autoritaire la vie des habitants de la bande de Gaza et les options de développement de Gaza, bien après le démantèlement par Israël des colonies et des bases militaires qui s’y trouvaient. Deuxièmement, conformément aux accords d’Oslo, dont Israël est signataire, la bande de Gaza n’est pas une entité distincte, mais une partie intégrante du territoire palestinien occupé en 1967.

Selon les Palestiniens et l’opinion internationale, ce territoire était censé devenir l’État palestinien. Le fait qu’Israël ait séparé la population de Gaza de celle de la Cisjordanie et que les Israéliens aient continué à traiter une bande de Gaza isolée, d’une superficie de 365 kilomètres carrés et dépourvue de ressources, comme une entité distincte, constitue en soi une preuve du contrôle israélien sur ce territoire - et de la chutzpah israélienne par-dessus le marché.

Je ne peux pas citer ce que j’ai écrit dans des centaines, voire des milliers d’articles. Je serai donc brève : le Premier ministre Ariel Sharon n’a pas consulté les dirigeants de l’Autorité palestinienne au sujet du désengagement et n’a pas non plus coordonné sa mise en œuvre avec ce gouvernement autonome limité qui, en 2005, n’était pas encore divisé entre le Fatah et le Hamas. Sharon a suivi une voie progressive qu’Israël avait tracée dès le début des années 1990, tout en s’efforçant de dissimuler sa gravité et son importance au cours du processus d’Oslo : créer un régime d’interdictions et de restrictions à la liberté de mouvement des Palestiniens, tout en créant des enclaves palestiniennes. Le 15 janvier 1991, Israël a entamé cette politique globale, dont le résultat immédiat, qui s’est aggravé au fil des ans, a été de couper la population de Gaza de la Cisjordanie et du monde.

Sharon a poursuivi le travail de ses prédécesseurs. Le siège draconien imposé à Gaza par le Premier ministre Ehud Olmert en 2007 était un changement quantitatif, mais pas un changement d’essence. Cette politique cohérente indique la prévision qui sous-tend l’action : il ne s’agit pas d’une expérience visant à annuler l’occupation, mais de l’un des moyens d’empêcher la création de l’État palestinien sur la base du plan que l’Organisation de libération de la Palestine et la communauté internationale avaient en tête.

Le maintien de la domination israélienne sur la bande de Gaza, jusqu’au 7 octobre, s’est manifesté de plusieurs manières. La première est le contrôle total du registre de la population palestinienne, qui inclut les résidents de Gaza. C’est Israël qui décide qui est autorisé à porter une carte d’identité de résident de Gaza ou de Cisjordanie. Chaque détail - y compris le lieu de résidence - inscrit sur la carte d’identité, techniquement  délivrée par l’Autorité palestinienne, doit être approuvé par Israël. Même les natifs de Gaza, dont Israël a révoqué le statut de résident avant 1994, ne peuvent le renouveler sans l’approbation d’Israël.

La séparation de la Cisjordanie (et d’Israël) a gravement endommagé les capacités de développement économique de la bande de Gaza. En tout état de cause, la bande de Gaza se trouve dans une situation de détérioration ou de stagnation économique depuis 1967 en raison des mesures délibérées adoptées par Israël. Israël contrôle non seulement les postes-frontières mais aussi l’espace aérien et maritime de Gaza, ce qui signifie qu’il ne permet pas aux Gazaouis d’exercer leur droit à la liberté de mouvement par mer et par air.

Israël utilise également ce contrôle pour restreindre l’industrie de la pêche palestinienne, empêcher les Palestiniens d’utiliser les réserves de gaz découvertes dans les eaux de Gaza et contrôler les fréquences sans fil nécessaires au développement technologique. En contrôlant les importations et les exportations, il limite la capacité et la faisabilité de la production nationale. Israël continue de contrôler les revenus provenant des paiements douaniers. L’Égypte - que ce soit par crainte que les habitants de Gaza ne s’y installent, par opposition politique à la séparation de Gaza de la Cisjordanie ou par obéissance aux diktats israéliens - n’a pas ouvert la frontière de Rafah à la libre circulation des Palestiniens et des étrangers.

Que ce soit délibérément ou par inadvertance, la démarche unilatérale de Sharon a affaibli l’Autorité palestinienne, qui s’en tenait à la voie des négociations. Il a ainsi récompensé le mouvement Hamas, qui affirme que seule la “lutte armée” - qu’il a pratiquée pendant la seconde Intifada, tout en améliorant ses capacités militaires - peut contraindre l’armée israélienne à se retirer, et non des négociations et la signature d’un accord.

C’est ce que pensaient et pensent encore de nombreux Palestiniens. Il n’est pas étonnant que quelques mois après le désengagement, en janvier 2006, le Hamas ait remporté la majorité des sièges aux élections du parlement palestinien (mais pas la majorité des voix de l’électorat).

Il faut d’abord répondre à la question de savoir pourquoi Israël a tout fait pour empêcher la création du petit État palestinien dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Ensuite, nous pourrons tenter d’expliquer pourquoi les habitants du “mini-État” assiégé et coupé du monde qu’il a façonné à Gaza se sont sentis comme des prisonniers à vie, alors que leurs frères de Cisjordanie vivent sous la domination violente de l’entreprise de colonisation en pleine expansion. Ensuite, à la première occasion, nous pourrons parler de l’illusion, de la chimère ou du projet de lutte armée.

Tjeerd Royaards, Pays-Bas