Gideon Levy, Haaretz, 11/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Tout ce que nous pouvons faire maintenant, c’est demander, supplier, crier : « N’entrez pas dans Rafah ». Une incursion israélienne à Rafah sera une attaque contre le plus grand camp de personnes déplacées au monde. Elle entraînera l’armée israélienne dans des crimes de guerre d’une gravité que même elle n’a pas encore commis. Il est impossible d’envahir Rafah aujourd’hui sans commettre de crimes de guerre. Si les forces de défense israéliennes envahissent Rafah, la ville deviendra un charnier.
Environ 1,4 million de personnes déplacées se trouvent actuellement à Rafah, s’abritant parfois sous des sacs en plastique transformés en tentes. L’administration usaméricaine, gardienne supposée de la loi et de la conscience israéliennes, a conditionné l’invasion de Rafah à un plan israélien d’évacuation de la ville. Un tel plan n’existe pas et ne peut pas exister, même si Israël parvient à élaborer quelque chose.
Il est impossible de transporter un million de personnes totalement démunies, dont certaines ont déjà été déplacées deux ou trois fois, d’un lieu “sûr” à un autre, qui se transforment toujours en champs de bataille. Il est impossible de transporter des millions de personnes comme s’il s’agissait de veaux destinés à être expédiés. Même les veaux ne peuvent être transportés avec une telle cruauté.
Il n’y a pas non plus d’endroit où évacuer ces millions de personnes. Dans la bande de Gaza dévastée, il n’y a plus d’endroit où aller. Si les réfugiés de Rafah sont déplacés à Al-Mawasi, comme le propose Tsahal dans son plan humanitaire, Al-Mawasi deviendra le théâtre d’une catastrophe humanitaire sans précédent dans la bande de Gaza.
Yarden Michaeli et Avi Scharf rapportent que l’ensemble de la population de la bande de Gaza, soit 2,3 millions de personnes, est censée être évacuée dans une zone de 16 kilomètres carrés, soit environ la taille de l’aéroport international Ben-Gourion. Toute la bande de Gaza dans la zone de l’aéroport, imaginez un peu.
Amira Hass a calculé que si un million de personnes seulement se rendent à Al-Mawasi, la densité de population y sera de 62 500 personnes par kilomètre carré. Il n’y a rien à Al-Mawasi : pas d’infrastructure, pas d’eau, pas d’électricité, pas de maisons. Seulement du sable et encore du sable, pour absorber le sang, les eaux usées et les épidémies. Cette idée n’est pas seulement à glacer le sang, elle montre aussi le niveau de déshumanisation qu’Israël a atteint dans sa planification.
Le sang sera versé à Al-Mawasi, comme il l’a été récemment à Rafah, l’avant-dernier refuge offert par Israël. Le service de sécurité Shin Bet trouvera un cadre du Hamas qu’il faudra éliminer en larguant une bombe d’une tonne sur le nouveau camp de tentes. Vingt passants, pour la plupart des enfants, seront tués. Les correspondants militaires nous parleront, les yeux brillants, du merveilleux travail accompli par Tsahal pour liquider le haut commandement du Hamas. La victoire totale est proche, les Israéliens seront à nouveau rassasiés.
Mais malgré ce gavage, le public israélien doit se réveiller, et avec lui l’administration Biden. Il s’agit d’une situation d’urgence plus grave que n’importe quelle autre durant cette guerre. Les USAméricains doivent bloquer l’invasion de Rafah par des actes et non par des mots. Ils sont les seuls à pouvoir arrêter Israël.
Le secteur consciencieux du public israélien cherche des sources d’information autres que les stations de « gâteaux pour soldats » qui s’autoproclament chaînes d’information. Regardez les images de Rafah sur n’importe quelle chaîne étrangère - vous ne verrez rien en Israël - et vous comprendrez pourquoi on ne peut pas l’évacuer. Imaginez Al-Mawasi avec les deux millions de personnes déplacées, et vous comprendrez les crimes de guerre qui sévissent ici.
Samedi, le corps de Hind Rajab Hamada, âgée de six ans, a été retrouvé. La fillette était devenue célèbre dans le monde entier après les moments de terreur qu’elle et sa famille avaient vécus le 29 janvier face à un char israélien - moments qui avaient été enregistrés lors d’un appel téléphonique avec le Croissant-Rouge palestinien, jusqu’à ce que les cris de terreur de sa tante s’arrêtent. Sept membres de la famille ont été tués ; seule la petite Hind avait survécu, et son sort était resté mystérieux depuis lors.
Hind a été retrouvée morte dans la voiture brûlée de sa tante, dans une station-service de Khan Younès. Blessée, recouverte par les sept corps de ses proches, elle s’est vidée de son sang avant d’avoir pu s’extraire du véhicule. Hind et sa famille avaient répondu à l’appel « humanitaire » d’Israël à évacuer. Ceux qui veulent des milliers d’autres Hind devraient envahir Rafah, dont la population sera évacuée vers Al-Mawasi.