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10/11/2024

ARMANDO PALAU ALDANA
Bilan des délibérations de la COP16
Dissertations au crépuscule


Armando Palau, Aldana, Cali, 10/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Armando Palau Aldana, avocat colombien expert en législation , gestion et droit de l'environnement, est le fondateur et le directeur de la Fondation Biodiversité (1991), pour la promotion et la protection des droits de l'environnement. Il est actuellement directeur de la branche colombienne de l'Association américaine des juristes (1975), ONG dotée d'un statut consultatif auprès du Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Conseilleur juriidique de la Corporation des journalistes et ancien membre du conseil d'administration de la Corporation autonome régionale de la Valle duCauca (2004-2006) et membre et président du conseil municipal de planification de Cali (2008-2015). Secrétaire à l'environnement de Jamundí (2018-2019). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l'environnement : Derechos Colectivos y Acciones Populares (1994), Defensa Legal del Ambiente (1998), El Basuro de Navarro (2006), Educación Ambiental - La óptica legal (2003), Política y Medio Ambiente (2011), Reflexiones en Política y Medio Ambiente (2016), Transforma lo Público (2017), Intervención del Bosque Seco Tropical y Humedal El Cortijo Cali (2019) et Disertaciones Ambientales del Crepúsculo (2019). 

Dans un effort pour faire avancer l’objectif central de la 16ème Conférence des Parties à la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), la Présidente a convoqué la plénière de clôture à 19 heures le vendredi 1er novembre (le dernier jour de la COP16) et les délibérations se sont tenues jusqu’à 9 heures le samedi matin, lorsque plusieurs pays ont demandé l’ajournement de la session en raison de l’absence de quorum, sans que l’objectif central ne soit atteint : approuver les mécanismes de mise en œuvre et de suivi des objectifs du Cadre mondial pour la Biodiversité, qui restent de simples aspirations volontaires.

La plupart des dispositions relatives au suivi restent facultatives, limitant la précision des évaluations, laissant le cadre mondial à l’état d’actions discrétionnaires et répétant les erreurs des objectifs d’Aichi (COP10, Japon) avec son plan stratégique pour la biodiversité 2011-2020, qui visait à stopper la perte de nature, révélant l’échec cuisant de la communauté internationale à tenir ses engagements et s’avérant être une mise en scène pour un grand nombre de spectateurs non avertis.

Bien que la communauté internationale, y compris notre ministère (colombien) de l’environnement et un conglomérat d’organisations environnementales locales (sous-traitantes), estime que seules des ressources financières permettront de mettre en œuvre des mesures de conservation, le manque de liquidités ne permet pas de financer les actions prévues dans les plans nationaux pour la biodiversité (seuls 40 des 194 pays membres de la CDB ont signé), tandis que quelques pays ont proposé des fonds spécifiques pour entreprendre la mise en œuvre de programmes environnementaux.

L’évaluation mondiale de la Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, une agence des Nations unies) indique que l’intégration des objectifs de biodiversité dans les politiques sectorielles (mainstreaming) est fondamentale pour s’attaquer aux causes de la perte de biodiversité, une crise causée par des secteurs tels que l’agriculture, la pêche, l’exploitation minière et la sylviculture (en plus de la guerre, ajoutons-nous), des facteurs qui ne figurent dans aucun des rapports des gouvernements nationaux (présidence et ministère de l’environnement).

Ainsi, il va sans dire que le rapport magnifié du Ministère de l’Environnement « Principales réalisations du Gouvernement du Changement à la COP16 » (10 pages) avec 12 points connexes et 41 hors contexte, cherche à grossir la vérité des faits pour cacher l’échec prolongé de la CDB. Comme le dit l’adage populaire, « des paroles aux actes, le chemin est long », privant l’accès à l’information environnementale d’objectivité, contrairement aux postulats du Traité d’Escazú, qui ordonne la publication d’informations d’intérêt public avec une transparence active.

En ce qui concerne le long rapport « Principales réalisations du gouvernement du changement à la COP16 », dans lequel ministre de l’Environnement s’attribue le mérite de la reconnaissance du rôle des Afro-descendants en tant qu’acteurs fondamentaux dans le soin et la protection de la biodiversité ; le site officiel de la CDB indique que pour la mise en œuvre de l’article 8j elle « Invite les Parties » à envisager, reconnaître et/ou accueillir, sur une base volontaire, les contributions des personnes d’ascendance africaine (comprenant des collectifs incarnant des modes de vie traditionnels), la possibilité de fournir un soutien financier et d’améliorer le renforcement des capacités pour protéger ces pratiques et connaissances, sans préjudice du fait qu’une telle reconnaissance peut être interprétée comme diminuant ou éteignant les droits que les peuples indigènes ont actuellement.

En ce qui concerne le programme « Diversité biologique marine et côtière et biodiversité insulaire » en cours d’élaboration lors des COP tenues entre 2006 et 2022 et de l’Assemblée générale des Nations unies sur les océans et le droit de la mer (2023), le ministère de l’Environnement se réfère uniquement à la conservation des zones marines d’une grande importance écologique dans les eaux internationales, en essayant d’exclure l’île Gorgona en tant que parc naturel, alors que le document officiel de la CDB parle de zones situées à l’extérieur et à l’intérieur de la juridiction nationale, malgré le fait que nous ayons demandé au président Petro de révoquer la licence environnementale pour intervenir sur l’île de la Science*.

Le président Gustavo Petro et sa ministre de l'Environnement Susana Muhamad, candidate à la candidature à la prochaine élection présidentielle (mars 2026)

L’instrument sur les Zones marines d’importance écologique ou biologique, en tant que processus scientifique et technique visant à contribuer à la mise en œuvre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer pour la conservation de la diversité biologique marine, couvre plus de 300 zones marines dans le monde, selon les critères suivants : exclusivité ou rareté ; cycle de vie des espèces ; espèces ou habitats menacés, en voie de disparition ou en déclin ; vulnérabilité, fragilité, sensibilité ou lenteur de la reconstitution ; productivité biologique ; diversité biologique ; et naturalité.

Pour l’examen des zones marines d’importance biologique par la Conférence des Parties à la CDB, il est suggéré pour leur identification, dont les informations sont basées sur les connaissances traditionnelles, de mener des consultations avec les peuples autochtones et les communautés locales, cependant, le rôle des Afro-descendants, en tant que collectifs qui incarnent des modes de vie traditionnels, n’a pas été inclus dans ces rôles de manière textuelle dans la mise en œuvre de la CDB, malgré le fait que la COP16 ait été présidée par la ministre de l’Environnement et qu’elle soit proclamée l’architecte de cette inclusion.

En d’autres termes, l’obstination du président Petro et de la ministre de l’Environnement Muhamad à continuer de défendre les travaux militaires pour la station de garde-côtes dans le parc naturel de l’île Gorgona, en refusant de consulter les conseils des communautés noires et des réserves indigènes de la côte pacifique du Cauca et du Nariño, malgré le fait que nous ayons réussi à obtenir du tribunal de Bogota qu’il ordonne la suspension de la licence environnementale, indique, pour citer la conférence de presse des ministres de la défense et de l’environnement (février 2024), au cours de laquelle nous avons été accusés d’être des mythomanes, que selon l’adage : « le voleur croit que tout le monde est de son métier ».

Ainsi, Petro et Muhamad nous obligent à leur dédier à nouveau « Camouflage », le tango de Francini et García (1947), qui dit : « Camouflage, / apparences trompeuses / qui ne permettent pas de voir les choses / telles qu’elles sont. / Camouflage, / embuscade perfide / dans laquelle n’importe qui tombe / avec une naïveté fatale. / Ruses / qui sont mort-nées, / parce qu’elles sont mises à nu / par la lumière de la vérité ».

 *Appelée ainsi du fait du grand nombre de scientifiques qui l’ont visitée et étudiée


31/10/2024

COP DiverGente
Manifeste à la Colombie et au monde

COP DiverGente-Sommet environnemental citoyen et autonome, Cali, 26-27 octobre 2024

Original espagnol
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Réunis à l’occasion de la « COP DiverGente - Sommet environnemental, citoyen et autonome », nous reprenons les mots du Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, à l’occasion de la COP16 : « Les pays en développement sont pillés.  L’ADN numérisé de la biodiversité est à la base des découvertes scientifiques et de la croissance économique.  Mais les pays en développement ne bénéficient pas équitablement de ces avancées, alors qu’ils recèlent des richesses extraordinaires ».

La COP 16 est loin de résoudre ces déséquilibres.   Malgré les discours enflammés sur le thème « Paix avec la nature », la COP 16 corrobore qu’elle est une phase de plus de la marchandisation de la nature et de notre diversité culturelle et biologique, contre les droits exclusifs de souveraineté de nos peuples.

Les déclarations de la ministre colombienne de l’Environnement sont révélatrices : « Ce que nous proposons en substance, -dit-elle-, c’est un nouveau pacte financier, nous invitons donc le secteur privé à construire main dans la main un modèle durable qui place le soin de la nature au centre et valorise les opportunités qui en découlent ; nous espérons que ce portefeuille sera une incitation en matière de de capital et de progrès pour tous les secteurs ; surtout, pour mobiliser le développement régional et le leadership mondial ».   Elle ajoute : « Ce portefeuille doit être traduit en trois monnaies : la biodiversité, le carbone et des devises fortes », qualifiant la COP16 de « Foire des économies » (El Tiempo, 28 Septembre 2024).

 Nous réaffirmons que la COP 16 est la marchandisation de la diversité biologique et culturelle de nos peuples, nous sommes en désaccord avec cette conférence et déclarons que nous sommes contre la biopiraterie, en tant qu’appropriation par les entreprises transnationales des bénéfices financiers de l’utilisation de l’information des séquences numériques sur les ressources génétiques ;  l’apport des sociétés transnationales à la biotechnologie pharmaceutique, au marché agrochimique, ainsi qu’aux armes biologiques et aux agents pathogènes contre les luttes des peuples de la part des grandes puissances du Nord. La Colombie, deuxième pays le plus riche en biodiversité de la planète, est victime, comme nos pays de « second ordre », du pillage de l’information sur ses ressources génétiques, sans aucun bénéfice pour nos peuples, puisque les grandes entreprises se sont déjà approprié ces ressources et ont créé des banques d’information sur l’ADN à des fins secrètes.

Contexte. L’action de notre COP divergente ne commence ni ne se termine aujourd’hui.    Elle a pour toile de fond, entre autres, la plus puissante mobilisation environnementale des citoyens existant en Colombie, à savoir la défense de l’eau et du biotope du Páramo de Santurbán, qui rejoint la lutte pour une politique de l’eau autonome où la gestion des sources d’approvisionnement par les communautés soit respectée ;    la lutte contre la mafia de la canne à sucre dans la vallée du Cauca ; la défense du Massif colombien [Nœud d’Almaguer] et des fleuves colombiens tels que le Magdalena, le Cauca et l’Atrato ; et des forêts, telles que l’Amazonie et le Chocó Biogeográfico [ensemble Tumbes-Chocó-Magdalena], en union indissoluble avec leurs habitants, soumis à l’ethnocide et à l’écocide.

Une place sans aucun doute centrale est occupée dans le contexte le plus immédiat de ce processus, par la défense de l’île Gorgona, pour empêcher les travaux militaires de construction d’une station de garde-côtes, qui transgresse la méga-biodiversité de cet écosystème fragile, inclus dans la liste verte de l’Union internationale pour la conservation de la nature ; des travaux qui portent atteinte au droit de souveraineté exclusive des peuples ancestraux (sans consultation préalable et informée), ce qui pourrait conduire à un écocide.   Nous avons obtenu le 9 avril dernier devant le Tribunal de Bogota, la défense de ces droits collectifs, par le biais d’un ordre judiciaire de suspension de la licence environnementale contestée.  Nous exigeons que le gouvernement, sans plus attendre, procède à la révocation de celle-ci.

Notre action alternative est animée par la conscience des droits.  Notre perspective rejoint d’autres pensées selon lesquelles il existe une union indissoluble entre les êtres humains et la nature.  La nature est la source des biens indispensables à la vie.    C’est pourquoi nous sommes écologistes : une civilisation ou une société dépourvue de solidarité, qui ne respecte pas la vie humaine et son environnement naturel, peut-elle conclure un pacte de « paix avec la nature » ? Une civilisation marquée par la faim, la misère et la destruction de la nature !

 L’ « échange de la dette extérieure contre la nature » (formulé en 1989 par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, CEPALC) est offert à nos peuples comme source de rédemption environnementale.   C’est la principale bannière du gouvernement colombien face au Nord global, ce qui équivaut à dire : « qui pollue paie et qui paie pollue ».   Nous affirmons que l’essentiel, ce sont les peuples indigènes, afro-colombiens, raizales, rroms et paysans, avec leurs droits inaliénables, individuels, collectifs, territoriaux et d’autodétermination. Par conséquent, nous affirmons qu’il n’y a pas de solution sans les peuples.   Ce sont eux, les protagonistes irremplaçables, qui peuvent en premier lieu défendre la nature et leurs propres droits contre le colonialisme et le néocolonialisme.

Dans le bassin amazonien, stratégique pour l’équilibre climatique de la planète, l’offensive brutale des propriétaires terriens et des éleveurs de bétail, des mégaprojets des transnationales extractives, avec la déforestation et la destruction de la jungle, se poursuit à l’encontre des peuples autochtones. Nous sommes d’accord sur la défense de l’unité transfrontalière de tous les peuples, afin que la souveraineté populaire exclusive soit internationaliste.

La sécurité et la souveraineté alimentaire et nutritionnelle doivent s’inscrire dans le cadre des politiques de survie dans la dignité de l’humanité, en axant leurs plans, programmes et activités sur l’amélioration continue des conditions d’existence dans le cadre du droit à une vie digne. Les peuples doivent définir leurs propres politiques agraires, de production, de distribution et de consommation ; avec la capacité d’autosuffisance, ils doivent approvisionner leurs communautés de manière autonome et adéquate ; les activités, dans le monde associatif paysan et ethnique, doivent promouvoir l’éducation et la formation permanentes, liées et orientées vers le développement de l’économie solidaire, base fondamentale pour la construction du pouvoir populaire. Notre option en matière de développement rural et agraire est la voie des paysans et des peuples ethniques.  Leurs propres économies favorisent la souveraineté et la sécurité alimentaires dans nos pays.

Le contexte national et international.   Dans le contexte de la nouvelle révolution technologique et énergétique du capitalisme, face au déclin des énergies fossiles, les puissances impérialistes et géopolitiques se disputent bec et ongles les zones d’influence et les ressources naturelles de la planète.     L’une des causes du déploiement d’importantes forces militaires dans le monde et en Amérique est le contrôle des « ressources naturelles » et de leurs sources, dans le cadre de relations néocoloniales d’extractivisme qui, avec la participation des classes dirigeantes locales, conduisent à la destruction de la nature et à des injustices sociales qui portent atteinte aux droits des peuples.  Dans la transition énergétique, le grand capital n’abandonne pas ses méthodes brutales d’accumulation et de reproduction.  Le capitalisme n’a pas vocation à « sauver la planète », ni à cesser sa prédation des êtres humains et de la nature.

Les mers sont, à plus de 90%, le moyen fondamental de communication, de relations commerciales et de relations militaires dans le monde ; par conséquent, les routes interocéaniques et les voies navigables, actuelles ou potentielles, occupent une place privilégiée dans la « stratégie maritime » et militaire des USA.   Dans le « Corridor marin du Pacifique tropical oriental » - qui comprend l’archipel équatorien des Galápagos, Malpelo et Gorgona en Colombie, Coiba au Panama et Coco au Costa Rica -, l’US Southern Command promeut un projet régional avec une extension régionale qui comprend les îles Galápagos en Équateur, Malpelo et Gorgona en Colombie, Coiba au Panama et Coco au Costa Rica.   A Gorgona, comme partout ailleurs, ce projet viole les droits territoriaux des peuples ancestraux, leur souveraineté exclusive et conduit à l’écocide.

Notre alignement et notre solidarité s’adressent à tous les peuples, comme c’est le cas aujourd’hui avec le peuple palestinien soumis à un génocide.  Quelques actions diplomatiques plausibles, comme la rupture des relations avec le gouvernement d’Israël pour le génocide du peuple palestinien, ne suffisent pas, pas plus que les discours et les déclarations pour la paix.    La cohérence est indispensable et la Colombie doit quitter l’OTAN, quitter la subordination au Southern Command, renoncer à la Combined Maritime Force qui opère aujourd’hui sous commandement américain au Moyen-Orient et exclure toute possibilité d’accord militaire avec les puissances géopolitiques mondiales.

Face aux tentatives inquiétantes de l’ultra-droite de déstabiliser et de mettre en œuvre un projet fasciste, est du côté de l’alternative gouvernementale représentée par le Pacte historique, sans abandonner nos approches critiques, notamment dans le domaine des politiques environnementales.  Nous défendons essentiellement le mandat populaire exprimé dans les urnes et exigeons la cohérence.

Objectifs immédiats.  Notre objectif immédiat est de construire une alliance citoyenne, autonome par rapport au gouvernement et à ses insꢀtutions.  Nous exigeons des gouvernements qu’ils remplissent leurs obligations sociales et qu’ils garantissent effectivement les droits de la société civile.   Notre action cherche à relier les expressions environnementales et sociales organisées existantes pour renforcer la défense des droits de l’homme, des droits des peuples indigènes, afro-colombiens et paysans et des droits de la nature.    Nous cherchons à construire un processus pour unir les volontés et les pouvoirs citoyens, pour atteindre un consensus sur les objectifs et pour convenir d’initiatives de mobilisation autour de propositions issues du débat et du consensus, au milieu d’une dissidence créative. Nous proposons aujourd’hui de renforcer un processus de mobilisation, de débat et d’action.  Dans une perspective de lutte contre les modèles économiques prédateurs de la nature et des êtres humains. Un effort culturel de premier ordre doit être réalisé en direction des enfants et des jeunes, pour dépasser les paradigmes dominants qui nous ont conduits à la crise et à la guerre. Notre lutte est pour la vie et pour les droits !

Ce Manifeste, a pour bases initiales l’"Appel" et la "Déclaration préliminaire" de cette COP Divergente Environnementaliste, Citoyenne et Autonome.   Il rassemble les contributions des forums précédents et de cet événement tenu à Cali, les 26 et 27 octobre 2024, avec un groupe représentatif de dirigeants environnementaux et sociaux.

Organisations invitantes : Indepaz ; Poder Negro ; Fondations :  Biodiversidad, Pangea, Multipropaz, et Huella de Agua ; EkoInc ; Fraternales y Revolucionarias ; Corporación Compromiso ;   Movimiento Cívico Conciencia Ciudadana, Comité para la Defensa del Agua y el Páramo de Santurbán, Instituto para la Igualdad de Oportunidades, avec une participation de 120 dirigeants environnementaux et sociaux réunis à l’Institución Educativa Multipropósitos.

 


29/10/2024

FABER CUERVO
Une femme présidente pour la Colombie

Faber Cuervo, La Pluma, 27/10/2024
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Faber Cuervo (El Cerrito, Vallée du Cauca) est un économiste environnemental, chercheur et essayiste colombien, diplômé de l’université d’Antioquia. Il a publié des essais dans le supplément littéraire d’El Colombiano, dans les revues « Lecturas de Economía », « Estudios Políticos », « Oikos » et « Debates », de l’université d’Antioquia, et dans le journal « La Piedra » de la ville d’Envigado. Papiers de recherche : « Recreación histórica de Envigado alrededor de la quebrada La Ayurá » (1993 - 1994), « Justicia Distributiva y Liberalismo Político en John Rawls » (1997), « El desarrollo local desde la Economía de las Realizaciones Humanas - Los casos de Envigado, Caldas, Segovia y Betulia » (1998 - 1999), « Historia del periodismo envigadeño » (2000) et « La prehistoria de Fernando González » (2001). Il a publié « ¿Cómo nos ve el Reino Animal ? » (nouvelles, 2001), « La frágil tolerancia de Occidente » (essais, 2003), « El Sol nació de la Luna » (essais, 2003), « Locos por las Amazonas » (roman, 2005) et « Cometas y peñascos » (poèmes, 2007). Il vit à Envigado depuis 1973. Il est également peintre.

On dit que la Colombie n’élira pas de femme présidente. Le Mexique l’a fait, pourquoi pas nous ? Les préjugés ne sont pas éternels. Nous ne sommes pas condamnés à un état éternel de machisme, de racisme et de classisme. Il y aura toujours des moments de rupture avec des conditions culturelles enracinées dans l’inconscient collectif.

       

Le terrain est devenu fertile pour qu’une femme convaincante, réfléchie et intelligente accède au poste de premier magistrat de l’État. L’élévation de la conscience politique et sociale déterminée par l’explosion sociale, l’élection du premier gouvernement progressiste et populaire et la pédagogie permanente du chef d’orchestre de la symphonie démocratique fertilisent le sol pour que le yin germe comme une pointe complémentaire dans l’ensemencement. Le yin est l’énergie féminine qui peut diriger le destin de la société colombienne avec des directives renouvelées. Le moment est venu pour la force de la terre nourricière incarnée par la figure féminine de faire irruption dans le pouvoir gouvernemental et de canaliser les eaux déséquilibrées de la nation. Les femmes au pouvoir rendront possible le slogan [lancé par le président Gustavo Petro, NdT] « Colombie puissance mondiale de la vie ».

Carolina Corcho, ancienne ministre de la Santé et de la Protection sociale, possède les qualités professionnelles, éthiques et humaines pour devenir la première femme présidente de Colombie. Les secteurs de la politique ploutocratique ne veulent pas d’elle, les hommes d’affaires sans scrupules du secteur de la santé ne veulent pas d’elle, les personnes qui ne votent que pour les blancs et les noms de famille traditionnels qui sont les héritiers des postes publics concernés ne veulent pas d’elle. Corcho est un nom de famille de la province, un de ceux qui sont invisibles dans les récits officiels. Ils ne veulent pas voir Corcho flotter parmi les fleurs de lotus qui poussent. Elle a été chassée du ministère par les propriétaires des EPS (Entités de promotion de la santé) et de la presse achetée par des intérêts mesquins.

Mais les secteurs progressistes, démocratiques et populaires le veulent. Les universités indépendantes et réfléchies le veulent, les organisations à l’esprit critique le veulent, les zones rurales dépourvues de soins de santé le veulent, les quartiers marginalisés des villes le veulent, les jeunes étudiants et les travailleurs le veulent. Les femmes autonomes et les personnes âgées qui aspirent à de meilleurs services le réclament. Jamais dans l’histoire de la Colombie une telle occasion en or ne s’est présentée pour qu’une femme aux capacités aussi remarquables devienne présidente pour la première fois.

          

Des femmes remarquables ont peuplé le territoire de jardins. Mais nous ne les voyons pas. Les pouvoirs dominants les ont rendues invisibles, voire stigmatisées. Depuis les femmes indigènes qui ont résisté au patriarcat espagnol pendant la conquête et la colonie, les héroïnes de l’indépendance Policarpa Salavarrieta, Antonia Santos, Manuelita Sáenz, jusqu’aux dirigeantes ouvrières María Cano et Betsabé Espinal ; les paysannes qui ont mis en œuvre des projets agricoles et de paix, l’artiste dérangeante Débora Arango, les poètesses María Mercedes Carranza et Meira Delmar, la chanteuse Totó la Momposina et bien d’autres encore.

              

Les femmes colombiennes n’ont pas cédé à la discrimination, elles ont ouvert des sillons pour briller de leur puissante énergie, ont poussé avec fermeté et joie, sont devenues au cours du XXe siècle les architectes et les protagonistes de la construction de la culture, de la science, de l’université, de la lutte sociale et environnementale, et de l’urbanisme. Aujourd’hui, au XXIe siècle, elles sont autonomes et indépendantes. Elles ont déjà surmonté de nombreux stéréotypes de machisme. Elles sont déjà présentes dans la leadership communautaire. Elles sont déjà un bastion dans toutes les sphères de l’entreprise publique et privée. Elles brillent déjà dans le sport, dans les arts et la littérature, dans les sciences exactes, humaines et sociales. L’une d’entre elles est Ana Patricia Noguera, philosophe de l’environnement, qui propose de réenchanter le monde, c’est-à-dire d’abandonner les visions qui divisent et séparent l’intégralité de la vie, de la culture, des êtres humains et des écosystèmes. La préoccupation de Noguera explore les plus grands défis auxquels la Colombie est confrontée : allons-nous continuer à miner la nature ? Comment allons-nous habiter la terre ? Comment pouvons-nous atténuer le changement climatique ?

           

L’écologie, l’anthropologie et l’ethnologie - considérées comme des sciences faibles et soft- jouent un rôle important dans ce nouveau scénario de poursuite des réformes et des transformations initiées par un gouvernement de changement culturel, social, économique et environnemental. L’anthropologie s’intéresse aux êtres humains dans leur contexte culturel, dans leurs coutumes, leurs croyances, leurs rites, leurs traditions, leurs artefacts et leurs multiples formes de connaissance. En d’autres termes, elle traite de leurs relations avec les autres êtres vivants et avec la terre. Trois femmes pionnières des études anthropologiques en Colombie nous ont montré l’énorme valeur de cette science pour comprendre les pouvoirs culturels de notre société et, par conséquent, les possibilités de nous améliorer et de devenir des communautés solidaires et prospères.

Virginia Gutiérrez de Pineda (1921-1999) était l’une d’entre elles ; une anthropologue, précurseure des études sur la famille en Colombie. Elle a étudié les fondements historiques de la formation des familles, le matriarcat et le patriarcat, les influences de la religion et de la colonisation sur le comportement, ainsi que les problèmes rencontrés par les enfants. Ses recherches approfondies sont aujourd’hui très utiles, car la Colombie est confrontée à l’immense défi de bien traiter cette population, les fruits des familles, les futurs piliers de la société. Il est impératif que la Colombie concentre son attention sur les enfants. Pour qu’ils progressent, qu’ils soient renforcés dans leurs vocations, pour que la cristallisation de leurs droits devienne une réalité. Pour répondre aux traumatismes, aux conflits et aux manques qui les affligent, causés par la violence endémique, les abus familiaux, la malnutrition, le travail des enfants, l’exclusion sociale, le manque de connectivité, le manque de scolarisation, les routes précaires pour aller à l’école. Qu’ils ne souffrent pas de la faim, que personne ne se vende à des groupes armés parce qu’il ne trouve pas d’autres options pour développer sa vie. Qu’aucune famille ne se sente abandonnée à son sort dans des territoires où l’État n’est arrivé qu’avec des armes. Heureusement, l’histoire commence à tourner, à Argelia (Cauca) et dans son village d’El Plateado, ce n’est pas seulement l’armée qui arrive, mais aussi des semences, de l’aide alimentaire, la construction d’hôpitaux, des crédits, l’achat de feuilles de coca, et des ministres à l’écoute des habitants.


Alicia Dussán de Reichel Dolmatoff (1920) est anthropologue, archéologue et ethnologue. Elle est l’une des premières femmes scientifiques de notre pays et d’Amérique latine. Alicia a rendu visibles les communautés indigènes et les familles paysannes de la région caraïbe. Elle a critiqué la prolétarisation des indigènes, le déracinement et l’atteinte à leur dignité. Elle a également observé qu’un monde divisé entre une pensée « moderne » qui instrumentalise les ethnies et la nature, et un autre monde dominé et exploité pour le « développement » et le « progrès », conduit au vide spirituel et au chaos matériel, ce qui est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Le grand défi aujourd’hui serait de garantir les droits de tous les peuples indigènes, de leur garantir de rester sur leurs terres, sans être contraints de les abandonner pour devenir des mendiants ou des travailleurs informels sur les trottoirs et aux feux rouges des villes. Les peuples indigènes ont d’autres types de connaissances ancestrales, abstraites, botaniques, linguistiques, spirituelles, rituelles, très élaborées et culturellement complexes ; ils n’ont pas besoin d’un changement culturel dirigé par une « culture supérieure » techno-scientifique. Essayer de les « intégrer » dans le système socio-économique dominant revient à les sortir de leur culture, à en faire un instrument de la civilisation occidentale ethnocentrique. La modernisation pourrait les aider à renouveler leurs infrastructures, à les connecter au cyberespace, à améliorer leurs services de santé, à leur fournir des outils technologiques. Ils disposent des autres éléments depuis des siècles. Leurs méthodes de production alimentaire sont encore largement utilisées dans les temps modernes. Leur médecine botanique est toujours leur moyen de guérison.


Nina S. de Friedemann (1930-1998), une autre anthropologue, est une pionnière des études afro-colombiennes. Elle a décrit les mémoires culturelles des populations noires marginalisées dans l’histoire de la Colombie. Elle a documenté la diaspora africaine forcée par l’esclavage, les siècles de résistance pour faire de la dignité une coutume. À l’aide de photos et de films, elle a montré les liens entre l’environnement physique et la culture et l’histoire noires du littoral colombien. Fêtes, folklore, gastronomie, coutumes, ponts culturels, patrimoine esclavagiste, métiers, tout ce qui a trait à la résistance et aux traces de l’africanité. Que de choses les négritudes ont donné à la patrie ! Tant de gloire et de contributions dans le sport, la littérature, les arts, l’université, la construction des villes, l’embarquement et le débarquement dans les ports, la production alimentaire, l’extraction des minerais, les services médicaux, les postes publics, les forces armées. Nina ouvre la voie à l’approfondissement de la reconnaissance, du respect et de l’acceptation de nos frères et sœurs afro-descendants.

Marta Rodríguez 

Toutes ces femmes colombiennes exceptionnelles ont contribué à ouvrir la voie à de nouvelles valeurs dans la culture colombienne, des valeurs antagonistes des anti-valeurs semées depuis des siècles par les élites économiques et politiques. Des valeurs et des pratiques de coopération, de solidarité, d’empathie, de tolérance, de respect d’autrui, de résolution décente des conflits, de critique constructive, de pédagogie et d’information véridique ont brillé au firmament de la société. Et nous ne faisons référence qu’à quelques-unes de ces femmes brillantes qui honorent les femmes colombiennes. Elles sont nombreuses. Mentionnons en passant d’autres qui méritent les hommages les plus mérités : Marta Rodríguez (1933), pionnière du film documentaire anthropologique en Amérique latine ; Ángela Restrepo Moreno, microbiologiste et chercheuse en maladies fongiques ; María Teresa Uribe de Hincapié, sociologue et chercheuse en violence régionale ; les architectes et professeures María Clara Echavarría, Cecilia Moreno et Zoraida Gaviria, qui ont proposé de démocratiser l’élaboration des plans d’occupation des sols afin de créer des villes où il fasse bon vivre, et non des villes dortoirs, des villes casinos, des villes parkings ou des villes gentrifiées.


Les femmes colombiennes ont été des bastions dans la construction de la République, de la démocratie, des universités, des institutions, de l’économie industrielle et agricole, des services, des transports, des arts, des sports, de l’urbanisme, des luttes sociales, politiques, culturelles et environnementales.

Médecin, psychiatre et politologue, Carolina Corcho Mejía est la continuation de l’œuvre des femmes qui l’ont précédée dans l’histoire du pays. Elle a hérité, conquis et développé d’autres connaissances et compétences. Elle a mené la lutte politique pour les droits professionnels des travailleurs de la santé et contre les orientations mercantiles des EPS. Elle a également réussi à construire un diagnostic détaillé des soins de santé en Colombie, accompagné d’une proposition de transformation de leur état critique. Ses arguments véhéments, solides et convaincants lui ont valu la sympathie de nombreux Colombiens qui sentent que leur malaise face au pillage institutionnalisé du système de santé du pays a été compris. Sa position ferme, intransigeante, inébranlable et courageuse lui a valu la diabolisation et l’animosité des opposants à tout changement dans l’administration et la politique publiques.

Outre la maîtrise des questions relatives à des soins de santé adéquats pour la population, elle possède également une connaissance approfondie de la question du financement des soins de santé. Elle a présidé des organisations nationales et latino-américaines de femmes et des organisations médicales nationales. Elle a mené des recherches en psychiatrie. En d’autres termes, elle s’est consacrée à la promotion du bien-être intégral de ses semblables. La réforme qu’elle a présentée au Congrès a touché le point sensible de la crise sanitaire, en demandant l’élimination de l’intermédiation des ressources envoyées par l’État aux EPS, ce qui lui a valu des diatribes furieuses de la part des pilleurs de ces ressources. Comme le poète Ruben Darío, Carolina a su dire : « Cuando los perros ladran es señal que cabalgamos” [quand les chiens aboient, c’est signe que nous chevauchons, équivalent de : les chiens aboient, la caravane passe, NdT]. Cependant, le président Petro a été contraint de la démettre de son poste ministériel pour éviter son lynchage, ne pas la sacrifier et permettre aux eaux troubles de se calmer. Carolina était réservée pour de plus grandes actions.

La tradition misogyne qui associe ce qui est faible et répréhensible aux femmes a perdu du terrain dans la société colombienne. Les phrases antiques qui remerciaient les dieux d’être nés homme et non femme (Thalès de Milet), qui affirmaient qu’une femme n’était qu’une moitié d’homme incapable de participer à l’agora (Aristote), qui affirmaient que celui qui n’affronte pas la vie est une femme (Sénèque), sont restées dans les livres. Les événements de l’histoire postérieure ont montré que c’est le contraire qui est vrai. Être une femme signifie être porteuse de vie, être intelligente et déterminée, être plus forte qu’un homme dans les situations extrêmes. La femme inspire l’homme guerrier ou, pour reprendre les vers du poète surréaliste chilien Vicente Huidobro

Femme, le monde est meublé par tes yeux

Le ciel s’élève en ta présence

La terre s’étend de rose en rose

Et l’air s’étend de colombe en colombe



22/08/2024

JAIME JIMÉNEZ
Les va-et-vient de Colombia Humana et de Gustavo Petro

Jaime Jiménez, La Pluma, 22/8/2024
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala

L’auteur est un historien et avocat colombien

Au sein de Colombia Humana, le parti fondé par le président Gustavo Petro, il y a eu une grande effervescence à l’occasion de la deuxième assemblée ordinaire du parti qui s’est tenue à Bogota les 17 et 18 août. Il s’agissait d’une affaire tortueuse dès sa convocation, puisqu’il y avait deux assemblées, l’une autoproclamée « populaire », tenue à la CODEMA de Bogotá, et l’autre officielle, à laquelle ont participé le président Petro, des députés, des parlementaires, des délégués, des invités, etc., tenue au centre de congrès CORFERIAS.


Ce texte se réfère à l’Assemblée officielle. Selon des rapports fragmentaires sur les réseaux sociaux, il y a eu des moments de désordre absolu, de cris et de sabotage des interventions de la part de certains participants. L’élection du Conseil de coordination a laissé de nombreux participants satisfaits, d’autres mécontents. Espérons que cet organe trouvera les mécanismes adéquats pour garantir la démocratie interne et éradiquer les coutumes telles que le fait que les listes pour participer aux élections régionales soient choisies à Bogota, ou que les postes gouvernementaux soient choisis en fonction de l’appartenance au cercle d’amis de hauts responsables de l’administration et non en fonction de la trajectoire et de l’engagement de celles et ceux qui occuperaient ces postes, après consultation de la base dans les régions.

Sans aucun doute, l’intervention la plus marquante a été celle du camarade Petro et les lignes qui suivent s’y réfèrent, car ses paroles, ses pauses et ses silences donnent des indices sur la conception que le président de la République a du pays.


1. Petro citoyen libre contre Petro collaborateur et solidaire (organisateur)

Son discours présente une énorme incohérence philosophique : peut-on être un citoyen libre et s’engager dans une organisation populaire ? En principe, oui, du point de vue de la liberté qui accompagne chaque personne d’adhérer ou non à l’organisation de son choix, mais cette liberté est limitée en ce sens qu’elle doit assumer les conclusions et les tâches issues de la délibération populaire, qui devraient avoir un effet contraignant. Ainsi, affirmer « j’ai été en politique plus un homme libre qu’un homme de parti » (minute 13:00 et 25:34), c’est sous-entendre que le membre du parti, du mouvement, du front, de la coalition ou autre, n’est pas soumis à ses décisions, car « je suis un homme libre », « un citoyen libre » qui fait ce qu’il veut, arrive à l’heure qu’il veut, sabote ce qu’il veut, et qui dira « je suis un homme libre », comme le président Petro.

La collaboration, la solidarité, l’amour, pour être efficaces, comme le dirait le prêtre Camilo Torres, exigent une forte dose d’organisation, de discipline et de travail, car il s’agit de construire une nouvelle société. Le président, dans de nombreux discours, dont celui-ci (1:02:20), appelle à l’organisation populaire, mais il pense qu’elle germe spontanément. Le travail des masses prend des années, surtout dans notre pays, qui porte un lourd fardeau de désunion et de jalousies hérité des Espagnols et qui, de plus, a l’épée de Damoclès du terrorisme d’extrême droite suspendue au-dessus de sa tête. L’État doit fournir les instruments permettant de tisser cet univers d’organisations naturelles de manière à devenir un réseau indestructible. L’organisation populaire construite uniquement sur le temps libre des gens et financée par l’argent du marché est faible et vulnérable.

2. Petro avant-gardiste

Il a rappelé avec insistance la « volonté de pouvoir » de son organisation, le M-19 (13:20), qu’ils avaient bien la volonté de puissance, que les autres ne voulaient que participer. Bien qu’il ait mentionné de manière tangentielle les 5000 morts de l’Union Patriotique, il oublie que ce n’est pas seulement le M-19 qui, dans l’opposition, a eu une volonté de pouvoir. Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo Ossa, assassinés respectivement en 1987 et 1990, n’avaient-ils pas une volonté de pouvoir ? Les milliers de morts tombés pour défendre une utopie, que ce soit dans l’insurrection ou dans les organisations sociales, n’avaient-ils pas la volonté de pouvoir ?

Il convient d’examiner la matrice politique du M-19. Il s’agit d’une organisation originale, qui plonge ses racines dans le Parti communiste et les FARC, dont certains de ses fondateurs étaient membres. Ils se sont « nourris du peuple » en soutenant un parti conservateur comme l’Alianza Nacional Popular (ANAPO), dirigé par un militaire génocidaire pendant l’« Ère de la violence » (1946-1958), en plus d’être méga-corrompu, avec sa fille María Eugenia et son mari Samuel, un organisateur efficace des chulavitas [équivalent colombien des tontons macoutes haïtiens ou des escadrons de la mort brésiliens, NdT] s pendant la « Violence »[1].

Organisation audacieuse qui se démarquait des autres guérillas, le M-19 se proposait des projets politiques et militaires qui restèrent à mi-chemin. Voyons ses actions les plus significatives. Le vol d’armes au Cantón Norte de Bogota (Opération Baleine Bleue), une opération hollywoodienne fin 1978 début 1979, 7 200 armes tombées aux mains de la guérilla, un camouflet pour les militaires : mais un important lot d’armes fut récupéré par l’armée parce que le cerveau de l’opération avait désobéi à l’ordre de quitter la ville et, une fois arrêté et torturé, indiqua la planque principale[2].

La prise de l’ambassade de la République dominicaine en février 1980, une action spectaculaire au cours de laquelle 16 ambassadeurs furent pris en otage en échange de la libération d’un grand nombre de prisonniers politiques. Aucun prisonnier ne fut libéré, en échange d’une énorme publicité, d’une importante somme d’argent et du transfert des participants à l’opération vers Cuba.

Puis, en 1981, un important groupe de guérilleros cubains a voulu faire des incursions en Colombie. Oubliant la maxime guévariste selon laquelle « un mouvement de guérilla sans le soutien des masses est le prélude à un désastre inévitable », ils tentèrent d’atteindre la région caféière par le Chocó et furent anéantis ; il en fut de même dans le Nariño et le front du Caquetá s’éteignit peu à peu.

Un processus de paix lancé en 1984, qui n’a pas été respecté par les élites politiques et militaires, a tenté d’être relancé après la prise du Palais de Justice de Bogota en novembre 1985. Le fait que les hautes juridictions aient jugé le président Belisario Betancur, avec leurs magistrats en armes dans leurs tribunaux, a violé l’aspect le plus sacré d’un juge : son indépendance. De plus, le président de la Cour suprême n’était pas l’ambassadeur des USA, ce qui signifiait que la plus haute juridiction colombienne n’allait pas répéter ce qui s’était passé à l’ambassade dominicaine cinq ans plus tôt. Le massacre du Palais de justice a marqué un tournant dans le conflit colombien ; les élites ont pris conscience de leur vulnérabilité et ont décidé qu’elles devaient enlever l’eau au poisson comme formule efficace pour anéantir l’insurrection en Colombie : le terrorisme d’État était né.

Après la tragédie du Palais de justice, le M-19 a mené une grande initiative internationaliste : le Bataillon Amérique. Composé de militants de différentes organisations nationales et étrangères, 420 combattants se regroupent en décembre 1985 et mènent une campagne admirable dans la région du Cauca ; plusieurs villages écoutent leurs harangues et leurs fusils, jusqu’au quartier de Pance à Cali. Mais les pertes sont évidentes, la logistique d’une telle force n’est pas aisée, et le Bataillon Amérique s’évapore [3].

C’est alors qu’apparaît la Coordination guérilléra Simón Bolívar (CGSB), précédé par le Coordination guérilléra nationale (CNG). Lors d’un sommet des commandants de la CNG tenu à La Havane à la fin de l’année 1986, Carlos Pizarro fait au gouvernement de Virgilio Barco une proposition de négociation ambitieuse, mais le reste des organisations n’est pas d’accord ; Pizarro déclare qu’ils prendront seuls l’initiative : l’esprit unitaire est mis à mal. Quelque temps plus tard, la CGSB est fondé en 1987 et, lors des premier et deuxième sommets, il est convenu de suivre un scénario similaire en termes de propositions stratégiques ; certaines opérations militaires sont même revendiquées au nom de la CGSB, mais deux mois après le deuxième sommet, le M-19 enlève Álvaro Gómez Hurtado à Bogota, le 29 mai 1988. Gómez était l’intermédiaire idéal pour une proposition de paix du M-19, qui incluait la recette de l’élite : concentration, démobilisation et désarmement du groupe rebelle [4].

Le M-19 a à son actif une dose d’audace et de créativité qu’aucune autre guérilla colombienne n’a jamais eue, ainsi qu’une part de superficialité et d’irresponsabilité dans les actes du Palais de Justice, car ils ont déclenché une réponse qui aurait dû être plus tard accompagnée de plus d’audace, de créativité, de courage et de soutien de la part des autres organisations de guérilla. Elles ne l’ont pas fait. Il aurait pu fusionner avec les FARC ou l’ELN, mais non, il a préféré commencer à négocier : il n’en pouvait plus, car depuis 1986 il se savait défait.

La lutte armée révolutionnaire n’a pas commencé en 1974, avec la fondation du M-19, ni ne s’est terminée en 1990, lorsqu’ils se sont officiellement rendus et ont déposé les armes. Cette organisation a cessé de combattre, a cru à la paix, alors que des dizaines de milliers de Colombiens étaient massacrés de la manière la plus dantesque, que la polarisation brutale qu’ils ont contribué à déclencher était dénoncée par eux dans l’arène législative, presque à la fin d’une époque aussi macabre, et les auteurs intellectuels de ces crimes restent impunis.

Les FARC ont tenu le coup pendant plus de 25 ans après cette époque, l’ELN, avec toutes ses incohérences, est toujours en activité : un peu de modestie et de respect pour ceux qui ont emprunté des chemins si difficiles ferait du bien à l’unité nationale.

3. Petro le messianique : « la gauche ne m’a jamais vraiment soutenu ».

Dans un avertissement énergique aux militants qui se disputent dans  les régions, Petro les compare à des chevaux qui courent dans une course hippique poussés par leur égocentrisme, affirme que ce n’est pas ainsi que l’on construit un leadership et condamne : « Je suis une démonstration de leadership politique, je n’ai pas utilisé de partis politiques, la gauche ne m’a jamais vraiment soutenu [...] j’étais seul avec les gens et avec quelques équipes qui restaient de la politique... » (39:14 à 39:40). Fatal. En d’autres termes, soit le Pacte historique, une coalition de partis, est de droite, soit ils ne l’ont pas soutenu. L’Unión Patriótica-Partido Comunista, le Polo Democrático Alternativo, l’Alianza Democrática Amplia, le Movimiento Alternativo Indígena y Social, le Partido del Trabajo de Colombia, Unida et Todos Somos Colombia, entre autres, doivent être assez pensifs.

Notre président ne se souvient-il pas qu’il a représenté le Polo Democrático Alternativo aux élections présidentielles de 2010, obtenant 1,4 million de voix ? Non, dit-il, « la gauche ne l’a jamais soutenu ».

Le leadership politique ou populaire est une chose, l’organisation du peuple en est une autre. Le M-19 dans sa transhumance guérillera n’a pas appris à organiser les communautés. Le Parti communiste colombien, les FARC, voire l’ELN, en savent un peu long sur comment organiser le peuple...

4. Petro a besoin d’un intellectuel organique pour concevoir les stratégies de l’État

De l’extérieur, le gouvernement est perçu comme étant géré sur la base de cercles d’amis, selon que l’on est plus ou moins ami du président ou d’un certain dignitaire. Cela pose deux problèmes. D’une part, les amis ont tendance à dire à leurs supérieurs ce qu’ils veulent entendre et, d’autre part, en temps de crise, l’amitié cède la place au chacun pour soi.

« Selon Gramsci, les intellectuels sont tous ceux qui interviennent dans la conception et l’organisation des politiques publiques de l’État ». Et ils doivent être organiques dans la mesure où ils doivent être organisés pour que leurs contributions parviennent au bon endroit et au bon moment. L’intellectuel organique doit être comme le miroir, qui ne ment jamais à celui qui est devant lui, et comme son ombre, qui ne le quitte jamais.

Le progressisme authentique tend inexorablement vers la gauche, sinon, surtout en Colombie, il tombera entre les mains des bourreaux du peuple colombien.

5. Par son ingérence dans les affaires vénézuéliennes, Petro fait le jeu de l’Empire et de la droite internationale

Bien que le sujet du Venezuela n’ait pas été abordé dans son discours, il s’agit de quelque chose de capital. Petro a proposé un Front National (alternance de partis pendant un certain temps) et un remake des élections au Venezuela. Le président oublie que le Front national colombien a donné naissance au M-19, dans la mesure où la fraude électorale de 1970 a été l’un des moteurs de cette insurrection. Or, suggérer de refaire des élections, c’est ignorer que le pays voisin dispose d’institutions qui savent compter les voix et de juges pour trancher les différends.

Les recommandations de Petro ont été une mauvaise décision de politique étrangère, et ont laissé en lambeaux l’excellente image du Président au niveau international.

Notes

[1] Nous recommandons le livre d’Alberto Donadio et Silvia Galvis : EL JEFE SUPREMO : Rojas Pinilla en la Violencia y el poder.

[2] Nous recommandons l’ouvrage de Hollman Morris : Operación Ballena Azul.

[3] Villamizar, Darío. Las guerrillas en Colombia. Bogotá : Debate, 2017, pp.. 517-521

[4] Villamizar, Idem. pp. 529, 532-558

NdT

L’Assemblée de Colombia Humana a adopté à l’unanimité la décision de convertir le mouvement Pacto Histórico, qui regroupe 12 partis et mouvements, en parti unitaire dans la perspective des élections de 2026. Certaines composantes du pacte ont exprimé leur désaccord avec cette décision. À suivre


 

 

18/06/2024

REINALDO SPITALETTA
Bananes sanglantes : Chiquita condamnée aux USA pour ses crimes en Colombie (ce n’est qu’un début...)

Reinaldo Spitaletta, El Espectador, 18/6/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les actions de l’United Fruit Company, rebaptisée en 1989 Chiquita Brands International, dans une grande partie de l’Amérique centrale et de la Colombie sont terrifiantes. Son histoire d’iniquités comprend, parmi une vaste collection d’infamies, les méthodes d’acquisition des terres depuis la fin du XIXe siècle, y compris les manœuvres de sabotage propageant le sigatoka noir, l’exploitation impitoyable des travailleurs, souvent réduits en esclavage, et la participation à des massacres, comme celui de 1928 dans la zone bananière colombienne.

Détail d'une toile de Diego Rivera montrant le secrétaire d'État usaméricain John Foster Dulles tendant une bombe au colonel putschiste Carlos Castillo Armas.

Il convient de rappeler, par exemple, l’ingérence de la compagnie transnationale dans le coup d’État contre le président guatémaltèque Jacobo Árbenz en 1954, encouragé par la CIA, alors que ce président démocratiquement élu avait mis en œuvre des réformes agraires et du travail avec l’objectif social d’améliorer la situation des travailleurs. En substance, outre la production de bananes et d’autres fruits, l’entreprise, aux mains maculées de sang depuis ses origines, a soutenu des gouvernements autoritaires.


Récemment, un tribunal de Floride aux USA a condamné la compagnie que l’écrivain costaricien Carlos Luis Fallas avait baptisé “Mamita Yunai”*, fer de lance du néocolonialisme, pour avoir financé les Autodéfenses unies de Colombie et parrainé leurs actions criminelles, qui ont conduit à la violation systématique des droits humains de la population civile dans l’Urabá et le Magdalena. En 2007, comme on l’a peut-être déjà oublié, il avait été prouvé que Chiquita Brands avait soutenu les paramilitaires avec de l’argent et d’autres ressources entre 1997 et 2004.

Le tribunal du district sud de Floride a jugé la multinationale responsable des conséquences pénales de son financement du paramilitarisme, suite à l’action en justice intentée par certaines familles qui ont subi les conséquences désastreuses de ce parrainage. Bien qu’il existe des milliers de plaintes contre Chiquita Brands émanant de milliers de victimes de ses abus, dans ce cas-ci, la décision est favorable à huit des neuf familles qui, depuis près de vingt ans, persistent à demander justice pour l’assassinat de leurs proches.

11/06/2024

Gustavo Petro : Discours de réception du Grand collier de l'État de Palestine

Gustavo Petro, Bogotá, 3/6/2024
 Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le 3 juin 2024, à Bogotá, le président colombien Gustavo Petro a été décoré du Grand collier de l'État de Palestine, l'ordre civil le plus élevé de l'État de Palestine. Ci-dessous son discours de réception

 

Photo Andrea Puentes , Présidence de Colombie

« Les jeunes qui sortent des universités aux USA, en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique latine sont l'expression authentique d'une nouvelle humanité qui, si elle survit, construira un monde différent, éloigné du matériel, beaucoup plus enraciné dans la frugalité, mais surtout dans la sagesse et la connaissance, où l'humanité ne trouve plus de pages où des êtres humains tuent d'autres êtres humains ».