Le dernier assaut d’Israël contre le camp de réfugiés de Jénine, le plus important depuis l’invasion de 2002 qui avait détruit une grande partie du camp, a été conçu pour atteindre un certain nombre d’objectifs militaires et politiques. Considérés ensemble, ils visent à rendre la Cisjordanie sûre pour l’intensification de la colonisation israélienne et, à terme, l’annexion formelle.
Un bulldozer militaire
israélien nivelle des routes et détruit le centre du camp de réfugiés de Jenine
lors d’un raid sur le camp près de la ville de Jenine en Cisjordanie, le 3
juillet 2023. Photo : Nasser Ishtayeh/Sopa Images via Zuma Press Wire/Apa Images
Comme
les précédentes opérations israéliennes en Cisjordanie et dans la bande de
Gaza, celle-ci est susceptible de dégrader considérablement l’infrastructure
organisationnelle palestinienne et, ce faisant, d’infliger délibérément un coût
énorme à sa population civile. Pourtant, le succès au niveau stratégique
restera flou et insaisissable : il y a peu de raisons de croire qu’Israël
réussira aujourd’hui là où il a échoué non seulement en 2002, mais à plusieurs
reprises au cours des années qui ont suivi. En effet, l’attaque effective d’Israël,
et la réalité qui se déchaîne contre un adversaire palestinien qui s’est enhardi
et sophistiqué, démontrent la nature passagère de ses succès antérieurs.
Dans le
même temps, la faiblesse d’un mouvement national palestinien en proie à la
fragmentation et à la désintégration l’empêche de traduire les échecs d’Israël
en avancées. La doctrine de l’ « unité des arènes », proclamée à maintes
reprises, reste jusqu’à présent un slogan plutôt qu’un accord de défense
collective et, au début de l’année, elle ne s’est pas concrétisée, même dans la
bande de Gaza, lorsqu’Israël a assassiné un certain nombre de cadres supérieurs
du Jihad Islamique et que le Hamas s’est abstenu de s’impliquer directement
dans le processus. La campagne israélienne visant à transformer les
Palestiniens d’un peuple unifié en une simple présence démographique
politiquement insignifiante se poursuit donc.
Il est
tentant de considérer l’invasion israélienne de Jénine comme un produit de la
composition et de l’agenda extrémistes du gouvernement israélien actuel.
Pourtant, les plans opérationnels correspondants ont été formulés il y a un an
sous ses prédécesseurs Bennett-Lapid, ce qui prouve que la politique
israélienne à l’égard des Palestiniens est avant tout caractérisée par la
continuité et mise en œuvre par des institutions plutôt que par des caprices
individuels.
Le
catalyseur de cette opération a été l’évolution du paysage de la résistance
palestinienne dans le nord de la Cisjordanie. N’étant plus dominés par les
factions ou les initiatives individuelles, de nouveaux groupes tels que la Tanière
des Lions à Naplouse, recrutés dans toutes les couches de la société et libérés
des calculs politiciens des dirigeants établis, ont commencé à lancer des
attaques régulières et croissantes contre l’armée d’occupation et les colons
israéliens. Leurs activités leur ont valu non seulement une reconnaissance
populaire, mais ont également inspiré l’émergence d’autres groupes militants
locaux, tels que les Brigades (ou Bataillon) de Jénine. Au fil du temps, ces
formations ont à la fois tissé des liens entre elles et avec des groupes
paramilitaires affiliés à des organisations établies.
Agissant
en étroite collaboration avec Israël, l’[In]Autorité palestinienne ([I]AP) a
intensément œuvré à éradiquer ces groupes. Mais, complètement émasculées par
Israël et jamais déployées pour défendre les Palestiniens contre les raids
nocturnes de l’armée israélienne ou les pogroms des colons, les forces de
sécurité de l’[I]AP n’avaient ni la légitimité, ni l’assentiment de la
population, ni souvent la motivation pour accomplir cette tâche. En 2004-2005,
le refus catégorique d’Israël de coordonner son redéploiement à Gaza avec l’[I]AP
a réduit cette dernière à l’insignifiance politique et a contribué à jeter les
bases de la prise de pouvoir ultérieure du Hamas. En Cisjordanie, sa
détermination à réduire l’[I]AP à un sous-traitant de l’occupation, associée à
l’incapacité du chef de l’[I]AP, Mahmoud Abbas, à dépasser le rôle de collabo obéissant,
a eu un impact similaire sur le sort de ceux qui donnaient la priorité à la
défense armée de leur peuple.
Alors
que les militants palestiniens menaient des attaques de plus en plus
audacieuses en réponse aux empiètements incessants d’Israël sur leurs terres et
leurs vies, Israël a mené une série d’incursions de plus en plus violentes dans
les centres de population palestiniens pour les éliminer. Les forces
d’occupation ne faisaient que rarement des prisonniers et tuaient régulièrement
et sans discrimination des civils non combattants, tout en infligeant des
destructions considérables.
Plusieurs
facteurs ont conduit Israël à mettre en œuvre ses plans pour une démonstration
de force massive à Jénine. Non seulement ses efforts intensifs dans la ville et
son camp de réfugiés avaient rencontré beaucoup moins de succès qu’à Naplouse,
mais les Brigades de Jénine et d’autres montraient des signes de sophistication
croissante. Plus récemment, en juin de cette année, elles ont installé des
bombes en bordure de route nouvellement conçues contre une unité israélienne
qui avait envahi le camp de réfugiés de Jénine et immobilisé sept véhicules
blindés israéliens, blessant au moins sept soldats. L’unité est restée bloquée
pendant des heures et n’a pu être secourue que lorsque des hélicoptères Apache
fournis par les USA ont lancé les premières frappes aériennes sur la
Cisjordanie depuis deux décennies. Quelques jours plus tard, quatre Israéliens
ont été abattus près de Ramallah par deux hommes armés affiliés au Hamas, en
représailles au meurtre de sept Palestiniens et à la blessure d’une centaine d’autres
lors du raid sur Jénine.
En
Israël, la « dissuasion » a un statut sacré, et son application pratique –
maintenir les Arabes à leur place – est une obsession depuis l’arrivée des premiers
colons sionistes en Palestine à la fin du XIXe siècle. Sa
désintégration visible en temps réel représentait un défi politique de taille
pour le Premier ministre Benyamin Netanyahou : l’incapacité à assurer la
sécurité du projet colonial israélien ne se traduirait pas seulement par un
retournement décisif contre lui d’une population israélienne déjà en colère
contre son programme législatif autocratique, mais aussi par l’implosion de sa
coalition gouvernementale, sans laquelle sa capacité à échapper à une
condamnation pour divers actes de corruption s’évaporerait.
Le
maintien de la dissuasion est également important pour les fascistes installés
dans son cabinet, tels que le ministre des finances Bezalel Smotrich et le
ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir. Eux-mêmes des colons
fanatiques de Cisjordanie qui réclament sans cesse plus de sang palestinien,
ils ont de plus en plus de mal à rejeter la responsabilité de la « détérioration
de la situation sécuritaire » sur les Palestiniens ou les autres Israéliens.
Compte tenu de leur rôle de premier plan au sein du gouvernement, leur
démagogie n’a qu’une portée limitée et est de moins en moins payante.
La
politique israélienne à l’égard du peuple palestinien est généralement le fruit
d’un consensus institutionnel et d’une planification méticuleuse. Pourtant, à
cette occasion, il est tout à fait possible que des considérations partisanes
aient joué un rôle et que Netanyahou ait considéré l’assaut contre Jénine en
partie comme un apaisement politique pour les partenaires de la coalition
opposés à sa récente volonté de reporter certains éléments de son programme
autocratique.
Quoi qu’il
en soit, l’assaut contre Jénine fait en fin de compte partie intégrante d’un
programme politique plus large, qui consiste à rendre la Cisjordanie sûre pour
l’accélération rapide de la colonisation israélienne, conduisant finalement à
une annexion formelle. Pour ce faire, Israël doit écraser non seulement la
résistance des Palestiniens, mais aussi leurs aspirations nationales. Comme l’a
formulé Netanyahou fin juin devant la commission des
affaires étrangères et de la défense de son parlement, « Nous devons éliminer
leurs aspirations à un État ». Ben-Gvir l’a exprimé ainsi : « La terre d’Israël
doit être colonisée et.... une opération militaire doit être lancée. Démolissez
les bâtiments, éliminez les terroristes. Pas un ou deux, mais des dizaines et
des centaines, et même des milliers si nécessaire ». Dans le langage
israélien, en particulier dans des cercles comme celui de Ben-Gvir, « terroriste »
est un raccourci pour désigner le Palestinien, qu’il s’agisse d’un homme, d’une
femme ou d’un enfant, d’un civil ou d’un combattant.
La
dernière invasion de Jénine a suivi un schéma prévisible. Des destructions
énormes et délibérées, des tirs aveugles, l’utilisation de civils
non-combattants comme boucliers humains, l’obstruction délibérée aux soins
médicaux pour les blessés, le bombardement intensif d’un hôpital avec des gaz
lacrymogènes et le déplacement forcé d’au moins 3 000 habitants. Cette
opération a été menée par un millier de soldats d’élite, soutenus par quelque
150 chars et véhicules blindés et par une force aérienne.
Reste à
savoir s’il s’agit d’un coup de massue qui sera suivi d’une série de raids
moins importants, ou de la première étape d’une offensive plus vaste qui s’étendra
à d’autres régions de Cisjordanie et potentiellement à la bande de Gaza. Quoi
qu’il arrive, Israël proclamera sa victoire et affirmera qu’il a exécuté l’opération
exactement comme prévu et sans le moindre accroc.
Ce que l’on
peut d’ores et déjà confirmer, c’est qu’une fois de plus, il existe une forte
divergence entre la communauté internationale et l’Occident. En tête de ce
dernier, les USA, qui se sont empressés de proclamer qu’ils considéraient l’invasion
par Israël d’un camp de réfugiés étrangers comme un acte de légitime défense qu’ils
soutenaient pleinement, et de dénoncer comme « terroristes » ceux qui
défendaient leur camp en ripostant à des tirs de soldats armés en uniforme. À
Londres, le gouvernement et l’opposition ont réagi de manière unifiée aux
derniers crimes d’Israël en adoptant une loi parlementaire qui rend illégal le
boycott d’Israël ou de ses colonies illégales par les autorités locales. À
Bruxelles, l’Union européenne est probablement en train de débattre des
dernières touches d’une déclaration exprimant sa profonde inquiétude avant de
commander une nouvelle enquête sur les manuels scolaires palestiniens [pour
s’assurer qu’ils ne véhiculent pas d’idées de « haine » contre les
Juifs – NdT].
Le
secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, n’est pas moins lâche.
Avec le style d’un petit fonctionnaire du département d’État, il a une fois de
plus ondulé à travers une série de platitudes pour éviter de condamner Israël
pour des actions qu’il dénonce instantanément si elles sont commises ailleurs.
Il convient de rappeler qu’à son poste précédent, M. Guterres a exercé deux
mandats successifs en tant que Haut-Commissaire des Nations unies pour les
réfugiés et qu’il ne cesse de faire référence à cette décennie de sa carrière, au
point que c’en est barbant. Pourtant, face au bombardement aérien d’un camp de
réfugiés densément peuplé et au déplacement forcé de milliers de ses habitants,
il n’a apparemment rien vu qui mérite d’être dénoncé.
Osama Hajjaj