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01/07/2024

Six mois dans une dystopie néolibérale
Cannibalisme social contre entraide et résistance en Argentine

crimethInc., 17 /6/ 2024
Traduit par
Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 En décembre 2023, Javier Milei est arrivé au pouvoir en Argentine, introduisant des mesures radicales d’austérité et de déréglementation. En promettant d’écraser les mouvements sociaux au nom d’un capitalisme débridé, son administration ouvre la voie à un effondrement social complet et à l’émergence d’une narco-violence à grande échelle. Dans le récit qui suitnotre correspondant dresse un tableau saisissant des forces et des visions rivales qui se disputent l’avenir de l’Argentine, dont le point culminant le plus récent ont été les affrontements du 12 juin, lorsque des manifestants militants ont affronté près de trois mille policiers encerclant un congrès barricadé.

Le bloc antifasciste, anarchiste et autonome lors de la manifestation du 24 mars : « Contre la violence d'État – autodéfense populaire ».

Instantanés

Fin janvier 2024, mouvements sociaux, assemblées de quartier et organisations de gauche se rassemblent devant le congrès pour protester contre le paquet massif de réformes néolibérales qui y sont débattues. L’État répond en mobilisant des milliers de policiers. On peut voir un officier se promener en arborant en écusson un drapeau de Gadsden « Ne me marchez pas dessus » sur sa veste.


 À la fin de la soirée, même si rien de particulier ne s'est produit, les policiers se déplacent par deux sur des motos, tirant des balles en caoutchouc sans distinction dans la foule.

Quelques jours plus tard, Sandra Pettovello, ministre du « Capital humain », refuse de rencontrer les organisations sociales pour discuter de la distribution d’aide alimentaire aux milliers de comedores populares (soupes populaires de quartier). S’inspirant de Marie-Antoinette, elle déclare : « S’il y a quelqu’un qui a faim, je le rencontrerai en tête-à-tête », mais sans l’intermédiaire des organisations sociales.

Le lendemain, des milliers de personnes acceptent son offre, faisant la queue devant son ministère. Elle refuse de les rencontrer.


La queue au centre-ville s'étend sur 20 pâtés de maisons au lendemain de la déclaration de la ministre du Capital humain qu'elle accueillerait individuellement ceux qui avaient faim.

Début mars, Télam, l'agence de presse publique, a été fermée. Il en va de même pour l'INADI, l'institut national contre les discriminations. Des vagues de licenciements déciment presque toutes les institutions publiques, y compris la bibliothèque nationale. On parle de privatiser la Banque nationale. Alors que les travailleurs se mobilisent pour défendre les institutions publiques et leur lieu de travail, ils trouvent les bâtiments barricadés et encerclés par la police anti-émeute. Des militants dits « libertariens » organisent une séance photo pour célébrer les fermetures et les licenciements.


Des policiers encerclent le bâtiment fermé de l'agence de presse publique Télam

Ursula est interviewée en direct par un journaliste d'une chaîne pro-gouvernementale. « Je suis veuve, je reçois une aide du gouvernement et je vis avec ma mère, qui est à la retraite. » Elle raconte qu'elle a trois filles, dont l'une se tient dans la rue, dans le froid, à côté d'elle pendant l'interview. Elle dit avoir récemment perdu son emploi. Alors qu'elle explique qu'elles tentent de survivre en vendant des paquets d'autocollants dans la rue, elle fond en larmes devant sa fille adolescente.

Quelques minutes avant l'interview d'Ursula, une autre femme avait été interviewée dans la rue. « J'ai trois boulots pour joindre les deux bouts. » Aucune des deux n'a mentionné les décisions politiques et économiques qui les ont conduites à ces situations.

Le coût de la vie a explosé. L’inflation est désormais « sous contrôle » – si l’on peut qualifier de sous contrôle un taux d’inflation mensuel de 9 % – uniquement parce que la demande des consommateurs s’est effondrée. Le coût des services publics, des médicaments et des produits alimentaires de base a explosé avec des augmentations de prix bien supérieures à 100 % dans toutes ces catégories. Dans le même temps, les contrats de location ont été complètement déréglementés.

Le résultat n'est pas surprenant. La valeur réelle des salaires s'effondrant, les ventes sont en chute libre. Ce ne sont pas seulement les fonctionnaires, stigmatisés par les ultralibéraux comme des «parasites vivant aux crochets de la société», qui perdent leur emploi. Les petites entreprises et les usines ferment les unes après les autres. Au cours du mois de mai, 300 000 «comptes salaires», comptes bancaires utilisés exclusivement pour recevoir les salaires mensuels, ont été fermés.

Dans une usine de la province de Catamarca, les travailleurs n'ont pas accepté la perte de leur poste de travail. Les 134 travailleurs de l'usine textile Textilcom, soupçonnant la fermeture imminente de celle-ci, ont occupé l'usine en guise de résistance contre la fermeture et comme moyen de pression pour s'assurer qu'ils ne seraient pas privés de leurs arriérés de salaire.

Mais même ici, les travailleurs qui mènent des actions collectives, qui occupent une usine et qui subissent les conséquences concrètes de la logique capitaliste du marché, mettent un point d’honneur à se distancer des chômeurs, des travailleurs informels et des personnes marginalisées qui constituent la majeure partie des mouvements sociaux. « Nous ne dépendons pas de l’aide de l’État, nous ne voulons pas d’aide, nous ne sommes pas comme les piqueteros. »

Un inconnu affronte le président Milei dans la rue en criant : « Les gens n'arrivent pas à joindre les deux bouts ! »

Milei répond : « Si les gens ne parvenaient pas à joindre les deux bouts, ils mourraient dans les rues, donc c'est faux. »

Même la presse pro-gouvernementale et de droite qualifie sa déclaration de « méprisable ».

En même temps, les organisations sociales dénoncent le refus du ministère du Capital humain de distribuer plus de cinq mille tonnes de produits alimentaires. Le ministère accuse le vaste réseau de soupess populaires gérées par les organisations sociales de pratiquer l'extorsion et affirme qu'un audit a révélé que la moitié de ces soupes populaires n'existent pas, alors que toute cette nourriture pourrit dans leurs entrepôts.

Un juge ordonne au gouvernement de commencer à distribuer la nourriture. Plutôt que d'obtempérer, celui-ci fait appel de la décision judiciaire.

Pendant ce temps, 49 % du pays vit dans la pauvreté, et 11,9 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, définie comme « les personnes incapables de subvenir à leurs besoins alimentaires de base ».


Des manifestants devant le lieu où le ministère du Capital humain bloque des milliers de tonnes d'aide alimentaire.

28/06/2024

GIANFRANCO LACCONE
Satnam Singh, martyr de l’agrobusiness

Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 27/6/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

 

Le 19 juin 2024, à l’hôpital San Camillo de Rome, Satnam Singh, un jeune homme de 31 ans d’origine indienne, est décédé des suites de très graves blessures subies sur son lieu de travail, une ferme de Borgo Santa Maria, dans la province de Latina. Quelques jours seulement avant sa mort, à la suite d’un accident dans le champ où il travaillait, Satnam a perdu un bras, sectionné par une machine à ensacher les récoltes. Selon les résultats de l’autopsie, publiés le 24 juin, Singh est mort d’une hémorragie et aurait probablement pu être sauvé si son employeur avait appelé les secours plus tôt. En effet, au moins une heure et demie se serait écoulée entre le moment de l’accident et l’appel au 112. Satnam Singh n’avait pas de permis de séjour et était exploité à la ferme, avec sa femme, au moins douze heures par jour, sans contrat régulier.

Je pense que tout le monde a entendu parler, au moins en termes généraux, de l’histoire tragique de Satnam Singh, un ouvrier indien décédé dans la campagne de Latina à la suite d’un accident de travail et du chemin de croix qui a suivi avec l’abandon de son corps “en morceaux” devant sa maison.

 

Cette tragédie, qui horrifie tout le monde et jette le discrédit sur le système agricole italien, est emblématique de tout ce contre quoi nous luttons en exigeant la mise en œuvre de l’Agenda 2030 de l’ONU. Elle est emblématique de toutes les revendications et de toutes les batailles que nous avons menées pour construire les objectifs de l’Agenda et ensuite les vérifier à travers des indicateurs qui évaluent leur progression au fil des années ; elle est emblématique de la nécessité de lier les droits, les secteurs productifs et l’environnement à la société qui y travaille, pour limiter le changement climatique et ses effets ; elle est emblématique du fait qu’il n’y a pas de tragédies qui ne soient pas liées de manière souvent dramatique à l’évolution de la planète.

 

Bras volés par l'agriculture, par Manuel De Rossi

 

Commençons par un élément qui est une métaphore du côté négatif du développement industriel, relatif à la sécurité au travail. Enfants, nous avons ri en regardant le film de Charlie Chaplin Les temps modernes, lorsque l’ouvrier est avalé par la machine et commence son voyage à l’intérieur de celle-ci.  C’est ce qui est arrivé à Luana D’Orazio à Prato, avalée par l’ourdisseur, la machine qui démêle les fils du tissu et aspire la personne qui y travaille si sa main se trouve sur les fils ; c’est ce qui est arrivé à la campagne à Satnam Singh parce que, si la machine qui débarrasse le sol des couvertures qui permettent de protéger les cultures ne ramasse pas le plastique qui s’est enfoncé dans le sol, il faut s’en éloigner pour éviter qu’elle ne vous attrape le bras.   Mais ce qui rend encore plus odieux les décès liés au travail survenus dans les campagnes, c’est le contexte et, avec lui, la trame des réactions qui ont conduit inexorablement à l’issue tragique. Les conditions de travail dans les campagnes sont indignes, mais elles sont acceptées, et l’invisibilité des personnes qui vivent de ce travail, de leurs familles, de leurs conditions de vie, est encore plus grande que l’invisibilité des crimes qui se cachent dans la boîte de tomates pelées ou de légumes que nous achetons. 

 

04/06/2024

JAMIL CHADE
Le changement climatique double le risque d'inondations dans le Rio Grande do Sul

 Jamil Chade, UOL, 3/6/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une étude internationale indique que le changement climatique a doublé le risque d'inondations dans le Rio Grande do Sul, confirmant le rôle de la transformation de la planète dans la survenue de l'événement extrême enregistré au Brésil.



Inondations à Porto Alegre, Rio Grande do Sul, le 5 mai 2024. Photo Ricardo Stuckert / PR

Ces conclusions interviennent à un moment où une vague de fake news commence à déferler, niant que le chaos climatique que connaît la planète ait un quelconque impact sur le volume des précipitations dans le Sud du Brésil.

L'étude confirme que le phénomène El Niño a joué un rôle important dans l'intensification des pluies et que le manque d'investissement a également augmenté l'ampleur du drame, mais elle prévient que c'est le réchauffement de la planète qui a permis à l'événement extrême d'avoir plus de chances de se produire.

L'étude a été menée par 13 chercheurs du groupe World Weather Attribution, dont des scientifiques d’universités, d'organismes de recherche et d'agences météorologiques du Brésil, des Pays-Bas, de Suède, du Royaume-Uni et des USA. Certains des participants au processus travaillent en collaboration avec le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des Nations unies (GIEC).

Des représentants de l'Imperial College London, de l'Université fédérale de Santa Catarina, de l'Institut national de recherche spatiale (INPE), de l'Institut météorologique royal des Pays-Bas et de l'Université de Princeton, entre autres, ont participé à l'enquête.

Selon le rapport, « pour comprendre l'effet du réchauffement d'origine humaine sur les inondations, les scientifiques ont analysé les données météorologiques et les modèles climatiques afin de comparer l'évolution de ces types d'événements entre le climat actuel, avec un réchauffement global d'environ 1,2 °C, et le climat préindustriel plus froid, en suivant des méthodes évaluées par des pairs ».

« Entre le 26 avril et le 5 mai 2024, de fortes pluies dans le Rio Grande do Sul ont provoqué d'importantes inondations qui ont touché plus de 90 % de l'État », expliquent les chercheurs.

 

Aperçu des inondations dans le Rio Grande do Sul , pour la période du 10 au 16 mai 2024. Source : OCHA

Pour eux, les fortes pluies représentent un événement extrêmement rare, qui ne devrait se produire qu'une fois tous les cent à 250 ans dans le climat actuel.

« Cependant, sans l'effet de la combustion des énergies fossiles, cet événement aurait été encore plus rare. En combinant les observations météorologiques et les résultats des modèles climatiques, les chercheurs ont estimé que le changement climatique a rendu l'événement deux fois plus probable et environ 6 à 9 % plus intense ».

Rapport du groupe World Weather Attribution

Selon les chercheurs, ces phénomènes deviendront « plus fréquents et plus destructeurs » à mesure que le réchauffement s'accentuera.

20/08/2023

MANUELA ANDREONI
L’Uruguay sous le choc d’une sécheresse “inattendue”

Manuela Andreoni, The New York Times, 10/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une sécheresse dévastatrice a frappé un pays qui semblait disposer d’eau douce en abondance.

Le réservoir de Paso Severino en Uruguay le mois dernier. Photo : Gaston Britos/EPA, via Shutterstock

Depuis des mois, les Uruguayens boivent, cuisinent et se lavent avec de l’eau salée. La plus longue sécheresse jamais enregistrée dans le pays a laissé sa capitale, Montevideo, presque complètement à sec, ce qui a obligé la ville à ajouter de l’eau saumâtre à ses réserves.

La crise est frappante pour un pays qui semblait bénéficier d’une eau douce abondante et qui semblait être en avance sur le changement climatique, comme l’a rapporté le Times Magazine l’année dernière. Mais la sécheresse qui a sévi pendant trois ans a mis le pays à genoux.

Le stress hydrique est une préoccupation majeure dans le monde entier. Une crise similaire se produit actuellement dans certaines régions de l’Iran, et vous vous souvenez peut-être de la sécheresse de 2018 au Cap, et d’une autre à São Paulo, au Brésil, en 2015.

Le changement climatique n’est pas directement à l’origine de la sécheresse en Uruguay et dans l’Argentine voisine, comme nous l’avions signalé l’année dernière. Mais le réchauffement de la planète a été un facteur de chaleur extrême qui a aggravé la sécheresse, selon les scientifiques, en augmentant la perte d’humidité du sol et des plantes. La déforestation en Amazonie pourrait également avoir joué un rôle.

Quelle que soit l’ampleur du rôle du changement climatique, la sécheresse a mis en évidence le fait que les effets secondaires et les conséquences inattendues d’une planète qui se réchauffe peuvent perturber à peu près n’importe quel endroit sur terre.

Forage de puits dans le jardin

Le réservoir de Paso Severino, en Uruguay, qui alimente en eau plus de la moitié des 3,4 millions d’habitants du pays, n’avait plus que 2,4 % de sa capacité à la fin du mois de juin. Les autorités ont donc commencé à ajouter de l’eau provenant du Río de la Plata, un estuaire où l’eau douce de deux grands fleuves se mélange à l’eau salée de l’océan Atlantique.

L’afflux d’eau salée a fait grimper les niveaux de sodium et de chlorure à plus du double des niveaux considérés comme sûrs selon les directives internationales. Le gouvernement a demandé aux tout-petits, aux personnes âgées, aux femmes enceintes et aux personnes souffrant de maladies rénales et cardiaques chroniques d’éviter l’eau du robinet.

Les habitudes ont été bouleversées pour tout le monde. Ceux qui peuvent se permettre d’acheter de l’eau en bouteille l’utilisent pour tout. « Nous cuisinons les pâtes, lavons la salade et faisons du café avec elle », a écrit le mois dernier le journaliste uruguayen Guillermo Garat dans un article de Times Opinion. Avec l’eau du robinet, « les lave-vaisselle laissent des traces salées sur les verres et les assiettes. Se brosser les dents a le goût d’une gorgée d’eau de piscine ».



Manifestation contre les pénuries d’eau et la salinité à Montevideo en mai. Photo : Eitan Abramovich/Agence France-Presse - Getty Images

De nombreux habitants ont essayé de forer leurs propres puits dans l’espoir de trouver de l’eau potable, mais il n’y a guère de solutions à court terme, si ce n’est d’attendre la pluie. La sécheresse s’est un peu atténuée ces dernières semaines : le réservoir de Paso Severino est actuellement à environ 15 % de sa capacité. Mais si les niveaux de sel ont baissé par rapport à l’apogée de la crise, les recommandations du gouvernement en matière de santé restent valables.

Nous nous sommes tous endormis

Cela n’était pas censé se produire en Uruguay. Le pays a démontré sa capacité à agir de manière décisive et prévoyante pour lutter contre le changement climatique.

Une série de pannes d’électricité au début des années 2000 a incité le pays à révolutionner son infrastructure énergétique. Grâce à un plan gouvernemental et à des milliards de dollars d’investissements privés, 98 % de l’électricité uruguayenne provient de sources renouvelables. (Pour en savoir plus, lire l’article du Times Magazine).

La sécheresse a été un coup particulièrement dur pour le pays, le premier au monde à faire de l’accès à l’eau un droit fondamental.

« Ici, en Uruguay, l’eau propre fait partie de notre identité nationale », a écrit Garat. « Les écoliers apprennent que le pays a la chance de disposer d’une eau abondante et de qualité, grâce à de nombreux grands fleuves et à six grandes nappes aquifères ».

J’ai demandé à Ramón Méndez, ancien directeur national de l’énergie, ce qui n’a pas fonctionné cette fois-ci. Il m’a répondu que l’Uruguay avait été pris par surprise parce que ses habitants pensaient qu’il ne manquerait jamais d’eau douce. Après tout, il en avait tellement.


Le réservoir de Canelón Grande est une source d’eau essentielle pour Montevideo, la capitale de l’Uruguay. Photo : Matilde Campodonico/Associated Press

 « Nous avons pris du retard pour avoir une vision de la planification stratégique de l’eau », dit-il. Les critiques ont déclaré que la mauvaise gestion d’une série de gouvernements - l’un penchant vers la gauche, l’autre vers la droite - est en grande partie à blâmer. Le mois dernier, l’ancien président José Mujica a présenté ses excuses au peuple uruguayen, partageant la responsabilité avec son successeur.

« Nous aurions dû le faire avant », a déclaré Mujica à propos de la nécessité d’augmenter les réserves d’eau douce du pays. « Les gens vont m’en vouloir, mais nous nous sommes tous endormis ».

« Il n’y a pas de sécheresse, il n’y a que des pillages »

Les Uruguayens en colère ont manifesté dans les rues tout au long de la crise.

Ils sont en colère contre l’énorme secteur bovin du pays, car une vache typique consomme 40 litres d’eau par jour. Ils sont en colère contre Google qui prévoit d’installer dans le pays un centre de données qui nécessitera des millions de litres d’eau par jour pour refroidir les serveurs. Ils sont en colère contre un projet d’hydrogène vert parce qu’il utilisera de grandes quantités d’eau souterraine.

« Les gens en ont retiré un sentiment de rejet à l’égard de tout ce qui utilise de l’eau qui n’est pas destinée à la consommation humaine », m’a dit Méndez.

Selon Reuters, des graffitis ont été peints sur le mur de l’entreprise publique de distribution d’eau : « Ce n’est pas une sécheresse, c’est jute un pillage ».


“Pour les quartiers : de l’eau salée. Pour ceux d’en haut : des profits et de l’eau en bouteille. Ce n’est pas une sécheresse, mais un pillage”

La crise est survenue au moment où l’Uruguay tentait d’élaborer une stratégie pour l’avenir de son économie, au-delà des exportations de bœuf et de soja.

« Tout est à débattre en ce moment », dit Méndez, « et c’est une bonne chose, car c’est le bon moment pour construire une vision stratégique pour l’avenir, pour mettre sur la table la facture de l’eau, la facture environnementale du pays ».

J’ai demandé à Carmen Sosa [Commission nationale pour la défense de l'eau et de la vie (CNDAV)], une militante qui mène des manifestations sur l’eau depuis des décennies, ce qu’elle pensait des conséquences de ce moment pour l’Uruguay. Bien qu’elle soit préoccupée par des projets comme celui de Google, elle se réjouit que l’eau et le changement climatique soient devenus des sujets de débat importants pour les Uruguayens.

« Je pense que les gens ont commencé à comprendre », dit-elle.

10/06/2023

GIANFRANCO LACCONE
Défendre les sols : une mission impossible dans le système de marché mondial

Gianfranco Laccone, climateaid.it, 8/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’imperméabilisation des sols (leur recouvrement permanent par des couches imperméables de bâtiments, de routes asphaltées, de parkings, etc.) entraîne une perte irréversible de leurs fonctions écologiques. Les villes sont de plus en plus touchées par des vagues de chaleur dues au manque d’évaporation en été.


Nous devons nous demander pourquoi les appels à la protection des sols tombent dans l’oreille d’un sourd. Il est désormais devenu courant (et stérile) de communiquer chaque année, à l’occasion de la Journée mondiale des sols [5 décembre], des données sur la quantité de sol encore consommée par les routes et les constructions. Je me souviens avoir écrit en 2015 que « sur le territoire de l’Union européenne, environ 1 000 km2 de sol sont soustraits pour la construction de logements, d’industries et de réseaux autoroutiers, ce qui, en termes d’impact, provoque un changement irréversible du sol et de ses fonctions biologiques ». Bien des années auparavant, soucieux d’impressionner les gens, le WWF avait écrit dans l’une de ses publicités : « Cette année, nous avons perdu une Autriche » (en référence à la zone déboisée de l’Amazonie).

Des études ont montré, il y a déjà une dizaine d’années, que l’équilibre entre l’environnement naturel et l’agriculture polluante était compromis, prédisant que dans notre pays, il y avait un risque de désertification à hauteur de 21,3 % du sol italien et de 41,1 % du sol dans les régions centrales et méridionales. Au cours des 50 dernières années, les phénomènes de dégradation des sols ont entraîné une réduction de plus de 30 % de leur capacité à retenir et à réguler l’eau, amplifiant encore le risque hydrogéologique et l’occurrence d’événements catastrophiques.

Cette tendance non durable menace la disponibilité de sols fertiles et de réservoirs d’eau souterraine pour les générations futures. L'imperméabilisation des sols (leur recouvrement permanent par des couches imperméables de bâtiments, de routes asphaltées, de parkings, etc.) entraîne une perte irréversible de leurs fonctions écologiques. L'eau ne pouvant ni s'infiltrer ni s'évaporer, cela augmente le ruissellement, entraînant des inondations catastrophiques.

Les villes sont de plus en plus touchées par des vagues de chaleur, en raison du manque d’évaporation en été. Les paysages sont fragmentés et les habitats deviennent trop petits ou trop isolés pour accueillir certaines espèces. En outre, le potentiel de production alimentaire des terres est perdu à jamais. Le Centre commun de recherche de la Commission européenne estime que quatre millions de tonnes de céréales sont potentiellement perdues chaque année à cause de l’imperméabilisation des sols. Or, contrairement à d’autres ressources telles que l’air et l’eau, il n’existe toujours pas de législation spécifique au niveau de l’UE pour protéger les sols.

L'Acropole d'Athènes bétonnisée

Je pense que nous devons nous demander pourquoi les appels à la protection des sols tombent dans l’oreille d’un sourd et pourquoi, comme d’autres biens que tout le monde aurait intérêt à maintenir en bon état, les sols font eux aussi l’objet d’une négligence inexplicable d’un point de vue rationnel et apparemment incompatible avec les objectifs que toute activité productive reposant sur les sols est censée atteindre.

La réponse à ces questions doit être recherchée dans les mécanismes déclenchés par une société fondée sur les règles du marché financier appliquées à toutes les relations et transactions possibles. Le vivant, dont la caractéristique est d’être cyclique, s’adapte mal à ces systèmes rectifiés, aux relations très simplifiées ; ce qui en souffre en premier lieu, c’est l’agriculture, système créé par l’humain pour augmenter la quantité de nourriture disponible, et qui repose sur l’utilisation de deux facteurs : la terre et l’eau et la circularité des relations créées entre eux, avec la formation de vapeur, de nuages, de vents, par la rotation de la terre.

Le sol agricole est donc un bien primordial qu’il faut toujours protéger, et d’innombrables études ont identifié les points critiques des transformations qui se sont produites dans les sols agricoles de la planète : l’érosion, la salinisation des sols et la désertification de vastes zones de la planète causée par l’action de l’homme représentent des effets qui doivent être combattus par le biais de plates-formes internationales d’accord entre les États. Tout le monde converge sur la nécessité de restaurer certains aspects de l’efficacité et de la fertilité des sols agricoles que leur utilisation excessive a dissipés, et la protection des sols apparaît donc comme un objectif largement partagé.

Il convient d’ajouter qu’au cours des 70 dernières années, la prise de conscience scientifique du lien essentiel entre la terre et l’eau et, par conséquent, la nécessité de défendre les sols non utilisés à des fins “humaines” (forêts naturelles, habitats, cours d’eau) se sont ajoutées, rendant de plus en plus évident le fait que tout ce qui se trouve sur la planète ne peut pas être plié à des fins économiques. Au contraire, les recettes économiques propagées pendant longtemps tendaient à considérer la terre, et donc le sol, comme un élément susceptible d’être valorisé de manière productive par le biais d’une utilisation plus intensive. Ces recettes ne sont plus gérables car les dommages qui en résultent sont de moins en moins importants dans le temps : les bénéfices sont réduits à la fois en ampleur et en durée.

Les investissements productifs initiés dans cette perspective et soutenus pendant longtemps, bien représentés en Italie par la bonification  intégrale, ont subi le sort de toutes les politiques d’investissement de marché : ils sont devenus secondaires, considérés comme moins valables que d’autres ayant des rendements plus élevés et susceptibles d’avoir un impact immédiat sur les budgets de l’État. Dans les années de récession, les politiques de réduction des postes financiers non prioritaires, c’est-à-dire les investissements, surtout ceux à faible rendement, sont généralement privilégiées ; dans les années d’expansion, ce sont les investissements à haut rendement, souvent à haut risque, liés aux marchés financiers, qui sont favorisés. Cet abandon ne concerne plus seulement les investissements liés aux productions agricoles incluses dans les marchés de matières premières, mais aussi les activités et productions liées à un engagement de “développement durable”, qui jusqu’à présent avaient réussi à gagner un espace d’intérêt, capable de “soutenir” les activités de service liées au développement de la consommation foncière immatérielle. Il faut noter que dans les deux cas, cependant, le sol est considéré comme un support, à modeler et à modifier, et sa protection est une fonction liée à la correction des défaillances produites par son utilisation intensive.

Un premier élément de la théorie économique appliquée au domaine agricole est que la protection du sol n’est pas considérée comme une activité normale liée au cycle d’utilisation du bien, comme cela pourrait être le cas pour tout autre bien économique, dont la réintégration est normalement prise en compte par des quotas d’amortissement. Dans ce cas, la fonction de remise en état est décomposée en diverses autres fonctions, considérées non pas comme des fonctions de remise en état, mais comme des fonctions d’activité, productives ou sociales, et donc susceptibles d’une utilisation économique ou d’une utilisation pour l’intérêt collectif. Les fonctions de défense du sol sont directement liées à la valeur des productions qui y sont implantées, comme dans le cas de la fertilisation ou de la défense contre les ravageurs ; même dans le cas des investissements, le sol est valorisé pour l’amélioration de sa structure, ou pour une éventuelle dépollution ou valorisation. Dans tous ces cas, le sol n’a pas une valeur “unique” et peut même être valorisé différemment selon l’intervention envisagée.

Contrairement à ce que l’on prétend, à savoir que la division des sols ruraux et urbains permet une protection plus efficace des sols, la protection des sols se heurte avant tout à la parcellisation et à la privatisation qu’ils ont subies, ainsi qu’à la division culturelle entre ville et campagne, qui a considéré les sols existant dans une même zone géographique, voire contigus, de manière très différente selon qu’ils appartiennent à la catégorie des sols urbains ou ruraux.

L’assainissement et la protection des sols sont principalement destinés aux populations urbaines (actuellement la majorité de la population du continent européen), qui ne semblent pas se rendre compte de cet intérêt et se déchargent de tous les aspects du problème sur l’agriculture, le secteur qui occupe la plus grande partie des sols avec son activité économique.

Mais même dans le domaine de l’agriculture, la protection des sols suscite peu d’intérêt, pour de nombreuses raisons ; pour nous limiter au domaine strictement économique, l’une des principales raisons réside dans le fait que la production ne rentabilise pas un investissement dans ce sens, outre le fait que la division de la propriété rend encore moins attrayant pour les particuliers ce qui a manifestement un coût considérable non lié à un profit à court terme.

Du moins tant qu’il n’est pas question de réparer les dégâts d’une quelconque catastrophe.