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06/09/2024

JEFFREY SACHS
Comment les néoconservateurs de Washington ont subverti la stabilisation financière de la Russie au début des années 1990
Aux premières loges de la guerre froide qui n’a jamais pris fin

Jeffrey Sachs, Dropsite News, 4/9/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Partisan résolu – et quelque peu ingénu – d’un capitalisme à visage humain (= keynésien) et d’un « Plan Marshall » pour l’URSS en fin de vie, Jeffrey Sachs raconte ci-dessous son aventure entre Washington, Varsovie et Moscou au début des années 1990, où il eut affaire aux redoutables néocons aux dents longues et aux griffes acérées. Un pan mal connu de l’histoire de la fin du XXème Siècle, dont on vit et subit les conséquences aujourd’hui à l’échelle planétaire.-FG

À la fin des années 1980, le président Mikhaïl Gorbatchev a donné une chance à la paix mondiale en mettant unilatéralement fin à la guerre froide. J'ai été un participant et un témoin de haut niveau de ces événements, d'abord en 1989 en tant que conseiller principal en Pologne, puis à partir de 1990 en Union soviétique, en Russie, en Estonie, en Slovénie, en Ukraine et dans plusieurs autres pays. Si les USA et la Russie se livrent aujourd'hui à une guerre chaude en Ukraine, c'est en partie parce que les USA n'ont pas pu accepter un « oui » comme réponse au début des années 1990. La paix n'était pas suffisante pour les USA ; le gouvernement usaméricain a choisi d'affirmer également sa domination mondiale, ce qui nous amène aux terribles dangers d'aujourd'hui. L'incapacité des USA, et plus généralement de l'Occident, à aider l'Union soviétique puis la Russie sur le plan économique au début des années 1990 a marqué les premières étapes de la quête malavisée de domination des USA

Winston Churchill a écrit : « À la guerre, la résolution ; à la défaite, la défiance ; à la victoire, la magnanimité ; et à la paix, la bonne volonté ». Les USA n'ont fait preuve ni de magnanimité ni de bonne volonté dans les derniers jours de l'Union soviétique et de la guerre froide. Ils ont fait preuve d'insolence et de puissance, jusqu'à aujourd'hui. Dans le domaine économique, ils l'ont fait au début des années 1990 en négligeant la crise financière urgente et à court terme à laquelle étaient confrontées l'Union soviétique de Gorbatchev (jusqu'à sa disparition en décembre 1991) et la Russie d'Eltsine. Il en est résulté une instabilité et une corruption profondes en Russie au début des années 1990, qui ont engendré un profond ressentiment à l'égard de l'Occident. Cependant, même cette grave erreur de la politique occidentale n'a pas été déterminante dans le déclenchement de la guerre chaude actuelle. À partir du milieu des années 1990, les USA ont tenté sans relâche d'étendre leur domination militaire sur l'Eurasie, dans une série d'actions qui ont finalement conduit à l'explosion d'une guerre à grande échelle en Ukraine, ce qui a eu encore plus de conséquences.

Mon orientation en tant que conseiller économique

Lorsque je suis devenu conseiller économique de la Pologne, puis de la Russie, j'avais trois convictions fondamentales, fondées sur mes études et mon expérience en tant que conseiller économique.

Ma première conviction fondamentale s'appuyait sur les idées d'économie politique de John Maynard Keynes, le plus grand économiste politique du XXe Siècle. Au début des années 1980, j'ai lu son livre éblouissant Les conséquences économiques de la paix (1919), qui est la critique dévastatrice et prémonitoire de Keynes de la dure paix du traité de Versailles après la Première Guerre mondiale. Keynes s'est insurgé contre l'imposition de réparations à l'Allemagne, qu'il considèrait comme un affront à la justice économique, un fardeau pour les économies européennes et le germe d'un futur conflit en Europe. Keynes a écrit à propos du fardeau des réparations et de l'exécution des dettes de guerre :

« Si nous visons délibérément à l'appauvrissement de l'Europe centrale, la revanche, nous pouvons le prédire, ne se fera pas attendre. Rien alors ne pourra retarder, entre les forces de réaction et les convulsions désespérées de la Révolution, la lutte finale devant laquelle s'effaceront les horreurs de la dernière guerre et qui détruira , quel que soit le vainqueur, la civilisation ne devons-nous pas rechercher quelque chose de mieux, penser que la prospérité et le bonheur d'un État créent le bonheur et la prospérité des autres ,que la solidarité des hommes n'est pas une fiction et que les nations doivent toujours traiter les autres nations comme leurs semblables? »

Keynes a bien sûr eu raison. La paix carthaginoise imposée par le traité de Versailles est revenue hanter l'Europe et le monde une génération plus tard. La leçon que j'ai tirée des années 1980 était le dicton de Churchill sur la magnanimité et la bonne volonté, ou l'avertissement de Keynes de traiter les autres nations comme des « congénères ». À l'instar de Keynes, je pense que les pays riches, puissants et victorieux ont la sagesse et l'obligation d'aider les pays pauvres, faibles et vaincus. C'est la voie de la paix et de la prospérité mutuelle. C'est pourquoi j'ai longtemps défendu l'allègement de la dette des pays les plus pauvres et j'ai fait de l'annulation de la dette une caractéristique des politiques visant à mettre fin à l'hyperinflation en Bolivie au milieu des années 1980, à l'instabilité en Pologne à la fin des années 1980 et à la grave crise économique en Union soviétique et en Russie au début des années 1990.

Ma deuxième conviction fondamentale était celle d'un social-démocrate. Pendant longtemps, j'ai été qualifié à tort de néolibéral par les médias grand public paresseux et les experts non avertis en économie, parce que je croyais que la Pologne, la Russie et les autres pays postcommunistes de la région devaient permettre aux marchés de fonctionner, et qu'ils devaient le faire rapidement pour surmonter les marchés noirs face à l'effondrement de la planification centrale. Pourtant, dès le début, j'ai toujours cru en une économie mixte selon les principes sociaux-démocrates, et non en une économie de libre marché « néolibérale ». Dans une interview accordée au New Yorker en 1989, je m'exprimais ainsi :

« Je ne suis pas particulièrement fan de la version du libre marché de Milton Friedman, de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan. Aux USA, je serais considéré comme un démocrate libéral, et le pays que j'admire le plus est la Suède. Mais que l'on essaie de créer une Suède ou une Angleterre thatchérienne, en partant de la Pologne, on va exactement dans la même direction. En effet, la Suède, l'Angleterre et les USA possèdent certaines caractéristiques fondamentales qui n'ont rien à voir avec la situation actuelle de la Pologne. Il s'agit d'économies privées, où le secteur privé représente la plus grande partie de l'économie. Il existe un système financier libre : des banques, des organisations financières indépendantes, une reconnaissance stricte de la propriété privée, des sociétés anonymes, une bourse, une monnaie forte convertible à un taux unifié. Toutes ces caractéristiques sont les mêmes, qu'il s'agisse de crèches gratuites ou de crèches privées. La Pologne part de l'extrême opposé ».

En termes pratiques, les réformes de type social-démocrate signifiaient ce qui suit. Premièrement, la stabilisation financière (mettre fin à une forte inflation, stabiliser la monnaie) doit être effectuée rapidement, selon les principes expliqués dans l'article très influent de 1982 « The Ends of Four Big Inflations » du futur lauréat du prix Nobel Thomas Sargent. Deuxièmement, le gouvernement doit rester important et actif, en particulier dans les services publics (santé, éducation), les infrastructures publiques et la protection sociale. Troisièmement, la privatisation doit être prudente, circonspecte et fondée sur la loi, afin d'éviter la corruption à grande échelle. Bien que les médias grand public m'aient souvent associé à tort à l'idée d'une « privatisation de masse » rapide par le biais de cadeaux et de bons d'achat, la privatisation de masse et la corruption qui l'accompagne sont tout le contraire de ce que j'ai réellement recommandé. Dans le cas de la Russie, comme décrit ci-dessous, je n'avais aucune responsabilité consultative concernant le programme de privatisation de la Russie.

Ma troisième conviction fondamentale était l'aspect pratique. Il faut apporter une aide réelle, pas une aide théorique. J'ai préconisé une aide financière urgente pour la Pologne, l'Union soviétique, la Russie et l'Ukraine. Le gouvernement usaméricain a tenu compte de mes conseils dans le cas de la Pologne, mais les a fermement rejetés dans le cas de l'Union soviétique de Gorbatchev et de la Russie d'Eltsine. À l'époque, je ne comprenais pas pourquoi. Après tout, mes conseils avaient fonctionné en Pologne. Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai mieux compris qu'alors que je discutais du « bon » type d'économie, mes interlocuteurs au sein du gouvernement usaméricain étaient les premiers néoconservateurs. Ils ne cherchaient pas à redresser l'économie russe. Ils voulaient l'hégémonie des USA.

Premières réformes en Pologne

En 1989, j’ai été conseiller du premier gouvernement post-communiste de Pologne et j’ai contribué à l’élaboration d’une stratégie de stabilisation financière et de transformation économique. Mes recommandations en 1989 préconisaient un soutien financier occidental à grande échelle à l’économie polonaise afin d’empêcher une inflation galopante, de permettre la convertibilité de la monnaie polonaise à un taux de change stable et d’ouvrir le commerce et les investissements avec les pays de la Communauté européenne (aujourd’hui l’Union européenne). Ces recommandations ont été prises en compte par le gouvernement usaméricain, le G7 et le Fonds monétaire international.

Sur la base de mes conseils, un fonds de stabilisation du zloty d’un milliard de dollars a été créé pour soutenir la nouvelle monnaie convertible de la Pologne. La Pologne s’est vu accorder un moratoire sur le service de la dette de l’ère soviétique, puis une annulation partielle de cette dette. La communauté internationale officielle a accordé à la Pologne une aide au développement significative sous forme de subventions et de prêts.

Les résultats économiques et sociaux obtenus par la suite par la Pologne parlent d’eux-mêmes. Bien que l’économie polonaise ait connu une décennie d’effondrement dans les années 1980, la Pologne a entamé une période de croissance économique rapide au début des années 1990. La monnaie est restée stable et l’inflation faible. En 1990, le PIB par habitant de la Pologne (mesuré en termes de pouvoir d’achat) représentait 33 % de celui de l’Allemagne voisine. En 2024, il atteignait 68 % du PIB par habitant de l’Allemagne, après des décennies de croissance économique rapide.

La recherche dun Grand Marchandage pour lUnion soviétique

 Sur la base de la réussite économique de la Pologne, j’ai été contacté en 1990 par Grigori Iavlinski, conseiller économique du président Mikhail Gorbatchev, pour offrir des conseils similaires à l’Union soviétique, et en particulier pour aider à mobiliser un soutien financier pour la stabilisation économique et la transformation de l’Union soviétique. L’un des résultats de ce travail a été un projet entrepris en 1991 à la Harvard Kennedy School avec les professeurs Graham Allison, Stanley Fisher et Robert Blackwill. Nous avons proposé conjointement un « Grand Bargain » [Grand marchandage] aux USA, au G7 et à l’Union soviétique, dans lequel nous avons préconisé un soutien financier à grande échelle de la part des USA et des pays du G7 pour les réformes économiques et politiques en cours de Gorbatchev. Le rapport a été publié sous le titre Window of Opportunity : The Grand Bargain for Democracy in the Soviet Union (1er  octobre 1991).

                                                                    Etta Hulme, 1987

La proposition d’un soutien occidental à grande échelle à l’Union soviétique a été catégoriquement rejetée par les guerriers froids de la Maison Blanche. Gorbatchev s’est rendu au sommet du G7 à Londres en juillet 1991 pour demander une aide financière, mais il est reparti les mains vides. À son retour à Moscou, il est kidnappé lors de la tentative de coup d’État d’août 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, prend alors la direction effective de l’Union soviétique en crise. En décembre, sous le poids des décisions prises par la Russie et d’autres républiques soviétiques, l’Union soviétique a été dissoute avec l’émergence de 15 nations nouvellement indépendantes.

31/12/2023

ALEX ANFRUNS
Le Niger dans une perspective historique anticoloniale

Alex Anfruns, 29/12/2023
Original
Níger bajo una perspectiva histórica anticolonial
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Alex Anfruns est l’auteur du livre Niger: ¿Otro Golpe de Estado o la Revolución Panafricana ? [ Niger : un coup dÉtat de plus ou la révolution panafricaine ?]. Pendant quatre ans, il a publié avec Olivier Ndenkop le mensuel Journal de l’Afrique. Il est spécialisé dans l’histoire du droit au développement en Amérique latine et en Afrique. Il a travaillé comme analyste politique pour Telesur, Rusia Today en español et Abya Yala TV. Après avoir vécu en Espagne, en France et en Belgique, il enseigne actuellement à Casablanca et mène des recherches sur les liens thématiques entre les littératures hispanique et arabe et sur le droit au développement dans une perspective historique panafricaine.  @AlexAnfruns

L’actuel gouvernement nigérien du Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), arrivé au pouvoir le 26/07/2023 en renversant le fantoche Mohammed Bazoum, allié des Français, est venu avec la volonté de s’inscrire dans une lutte historique, la lutte anticoloniale après les Indépendances. Le néocolonialisme est une réalité. Ce qui se matérialise aujourd’hui, à travers l’Alliance des États du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso), c’est une coopération régionale en faveur de la souveraineté qui ouvre la porte à d’autres partenaires comme la Russie et la Chine.


Avant d’analyser le cas du Niger et de l’Alliance des États du Sahel, il est nécessaire de rappeler brièvement l’histoire des luttes anticoloniales. Cette nouvelle génération panafricaine n’est pas née du néant. Elle s’inscrit dans une longue histoire de luttes anticoloniales. Depuis la conférence de Berlin, à la fin du XIXe siècle, les puissances européennes ont tenté de se partager le gâteau du continent africain, parce qu’à l’époque, elles avaient déjà jeté leur dévolu sur ses formidables ressources. Les sociétés africaines sont déstructurées depuis des siècles, notamment par l’esclavage, et la colonisation française est bien implantée en Algérie. D’autres régions sont envisagées : c’est ce que Lénine analysait comme « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». À cette époque, à la fin de la première guerre mondiale, les puissances européennes victorieuses se partagent les colonies.

Une gravure représentant Abdelkrim Al Khattabi à cheval dirigeant les rebelles du Rif contre les forces espagnoles, Maroc, années 1920 ; Apic/Getty Images

Mais elles ne s’attendaient pas à ce que la lutte anticoloniale oppose une forte résistance, si forte qu’elle a même eu un impact sur les sociétés européennes. Cette résistance à la colonisation du nord du Maroc, notamment lors de la guerre du Rif, s’est manifestée en France, mais aussi en Espagne. Des manifestations d’opposition à l’envoi de troupes espagnoles ont eu lieu. En outre, Abdelkrim Al Khattabi a mené une résistance très vigoureuse contre l’occupation, contre la colonisation espagnole. La bataille d’Annual, qui s’est déroulée en août 1921, a été un événement décisif. Bien que, d’un point de vue eurocentrique, elle soit connue sous le nom de « désastre d’Annual », du point de vue africain, il s’agit d’un exemple clair de victoire anticoloniale. Et ce fut aussi une leçon que les peuples africains pouvaient s’organiser eux-mêmes, en innovant dans leur stratégie pour vaincre les troupes coloniales. Cette victoire a tellement bouleversé la donne que la France a dû venir en aide à son concurrent, le voisin espagnol colonisateur qui exerçait un protectorat sur le Nord du Maroc :  ils furent contraints de s’allier pour vaincre le dirigeant de la guérilla rifaine !

 

Le campement espagnol à Annual après sa prise par les Rifains, Maroc, 21 juillet 1921. Photo12/UIG via Getty Images

Puis, après la Seconde Guerre mondiale, une autre phase s’est ouverte. Lorsque l’on parle de la Libération de l’occupation nazie de la France, les combattants maghrébins ou ceux des autres pays africains colonisés ne sont pas appréciés à leur juste valeur et sont même souvent oubliés. En réalité, la participation des soldats des régions colonisées a été très importante. Mais leur reconnaissance après la Libération n’a pas été à la hauteur. Surtout, il est très important de garder à l’esprit qu’une fois la Libération intervenue en mai 1945, une très forte répression s’est immédiatement abattue sur les colonies françaises, comme l’Algérie ou Madagascar, faisant des milliers de victimes. En effet, ceux qui croyaient que la France représentait le progrès face à la barbarie nazie se sont réveillés avec une réalité bien différente. Aujourd’hui encore, à Sétif, en Algérie, le souvenir de ces massacres est très présent. Après la Seconde Guerre mondiale, la lutte anticoloniale a donc continué !

Cette lutte a donné naissance au Front de libération nationale algérien (FLN) en novembre 1954, qui était la matérialisation de décennies de souffrance du peuple algérien sous la colonisation. Les crimes du colonialisme doivent être rappelés, parce qu’ils dépassent complètement la conception de ce qu’est l’humanité, parce que le colonialisme est brutal : il l’était et l’est encore, comme nous le voyons dans d’autres arènes. Il faut le dénoncer et s’en souvenir. La résistance anticoloniale du Front de libération nationale algérien est arrivée à vaincre le colonialisme français en 1962. C’est ainsi qu’a culminé la disparition progressive de l’empire français, qui, avec l’empire britannique, avait façonné la réalité politique au niveau mondial. À cette époque, à partir de 1946, a également eu lieu la guerre d’Indochine qui, comme nous le savons, s’est poursuivie par la guerre du Viêt Nam jusqu’en 1975. Il s’agissait d’une continuité entre le colonisateur français et celui qui allait plus tard prendre la relève, l’empire usaméricain.

 

Revenons à la question des indépendances africaines. C’est en Guinée que le leader syndical Sekou Touré a donné une formidable gifle historique aux projets de la France. Touré a dit “non”. Il ne voulait pas adhérer aux projets de la Communauté française, qui était le projet néocolonial après les Indépendances. En d’autres termes, un “Non” au projet d’établir des indépendances purement nominales, ou formelles. Et ce n’était pas seulement sa perception. Sékou Touré n’était pas le seul à rejeter l’indépendance dans le cadre d’arrangements néocoloniaux, mais il y avait la même prise de conscience ailleurs en Afrique de l’Ouest, notamment au Niger, qui est le cas que j’étudie dans mon livre (“Níger: ¿Otro golpe de Estado o la Revolución panafricana?”). En effet, il y avait Djibo Bakary, éphémère Président du Conseil (3 mois) du Niger, écarté du pouvoir pour avoir appelé à voter « non » au référendum sur la « Communauté française », puis forcé à la clandestinité et à l’exil.

Parfois, lorsque l’on parle de néocolonialisme, certains discours de propagande le présentent comme s’il s’agissait de quelque chose d’artificiel, comme s’il s’agissait de pure rhétorique. Non, il n’en est rien. Ces accords coloniaux avaient une signification très précise. Dans mon livre, j’analyse un document appelé « Accords de défense 1960-1961 », qui mérite d’être cité en raison de son intérêt. Il s’agit d’accords entre la France et les nouveaux États africains : « Les parties contractantes décident de coopérer dans le domaine des matériels de défense : hydrocarbures liquides et gazeux, uranium, thorium, lithium, béryllium, leurs minéraux et leurs composés"» Mais ce n’est pas seulement au niveau de la coopération, c’est au niveau de la défense que s’établit en réalité une relation privilégiée dans la vente de matières premières stratégiques à l’ancien maître colonial, la France. En d’autres termes, les nouveaux pays dépendants se retrouvaient pieds et poings liés. En outre, les exportations étaient restreintes. Il était interdit d’exporter vers d’autres pays, c’est-à-dire que les nouveaux États africains ne pouvaient pas coopérer librement avec d’autres partenaires, en particulier l’Union soviétique, dans ce que l’on appelait le bloc socialiste. Il s’agissait plutôt de les faire entrer dans le monde capitaliste.

 

Comme le disait Djibo Bakary, qui envisageait de suivre le chemin tracé par Sékou Touré, ce projet était « imprégné d’impérialisme ». En réalité, la France a complètement saboté cette résistance anticoloniale, notamment en distribuant des masses d’argent. Et aussi en envoyant des troupes d’Alger à Niamey, des troupes françaises, mais aussi des troupes africaines, qui avaient participé à la répression brutale en Algérie. Ainsi, le référendum qui, à l’époque, aurait pu donner au Niger une situation de véritable indépendance, a été saboté. Le résultat a été un “oui” grâce à l’ingérence de la France, une ingérence documentée par un historien néerlandais nommé Klas Van Rawel - et un autre chercheur que je cite dans mon livre, Tomas Borrel - qui explique comment le scrutin a été complètement truqué. Cela a provoqué la fuite de 40 000 paysans nigériens vers le Nigeria. Il a également causé plusieurs années de morts et de drames au Niger, car une lutte armée a éclaté à l’époque, qui a finalement été écrasée au milieu des années 1960.

 

Venons-en aux années 1970 : ce qui s’est passé au Niger à la fin de la décennie précédente, c’est la découverte de gisements d’uranium, qui était - et est toujours - une matière première stratégique d’un grand intérêt pour la France. Au Niger, entre le début des années 1970 et 1979, l’exploitation de l’uranium est passée de 9 % à 70 % des exportations. Comme je l’explique dans mon livre, la question est de savoir ce que l’exploitation de l’uranium a signifié pour l’économie et la population du Niger. À l’époque, on a tenté de renforcer le rôle de l’État en créant des entreprises publiques nationales. Cependant, lorsque le régime de Hamani Diori a tenté de renégocier le prix de l’uranium en 1974, il a été victime d’un coup d’État militaire. À l’époque, le Niger ne pouvait déjà plus utiliser ces revenus, car il s’agissait d’une matière première très précieuse. Le Niger a été empêché de se développer, car lorsqu’on aborde la question du développement en Afrique, on doit toujours tenir compte de cette relation entre l’exploitation des ressources et l’ingérence. L’histoire nous offre de nombreux exemples de cette ingérence.

 

Après l’échec de cette tentative de renégociation du prix de l’uranium, les années 1980 ont été celles de la dette. On tente alors d’imposer par la force des politiques de démantèlement de l’État par le biais du Fonds monétaire international. Il s’agissait de réduire ce que l’on appelle les “dépenses publiques” des États, du point de vue du capitalisme. C’est ce qui s’est passé dans ces années-là, empêchant de nombreux pays de progresser en matière de souveraineté et de développement. Au début des années 1990, il y a eu un processus de participation démocratique au Niger, à la suite des luttes qui ont eu lieu contre les politiques économiques du FMI. Il s’agit de luttes sociales qui ont été réduites au silence ; elles sont peu connues et devraient être davantage étudiées. En 1991, il y a eu un retour à une forme de démocratie. Mais ce n’était que des mots, car durant cette décennie, les politiques néolibérales du FMI n’ont pas été remises en cause. Il y a donc eu un processus clairement traçable qui a consisté à démanteler l’État, ce qui a empêché les Nigériens de pouvoir disposer de services de qualité, qui auraient permis à la population de sortir d’une situation de misère.  

 

Carlos Latuff

Je voudrais maintenant citer quelques chiffres sur le Niger, qui est le sujet principal de mon livre : il faut savoir que les chiffres actuels de l’extrême pauvreté sont de l’ordre de 42%. Quand on met cela en relation avec l’exploitation de l’uranium et d’autres matières premières dans ce pays et dans cette région, on ne peut s’empêcher de se poser la question : comment se fait-il qu’avec autant de richesses, avec un niveau d’exportation aussi élevé, cela ne se traduise pas par une amélioration de la population, de la situation de la population ? Lorsque je parlais de la privatisation qui s’est accentuée au Niger dans les années 1990, cela se reflète également dans les chiffres que j’analyse dans mon livre. En effet, bien que les entreprises publiques existent, elles ont été soumises à un processus de démantèlement et de privatisation. Tout d’abord, l’électricité : moins de 10 % de la population y a accès. Et ce chiffre est encore plus réduit dans les zones rurales, où l’électricité n’atteint même pas 1 % de la population. Deuxièmement, l’eau : il s’agit d’une autre ressource du Niger, que le pays possède potentiellement en raison du passage du fleuve Niger, qui est le troisième plus grand fleuve d’Afrique. Or, l’accès à l’eau est à 85 % entre les mains du secteur privé. Jusqu’à récemment, 51 % de l’eau appartenait à Veolia, une multinationale française. Puis 34 % étaient entre les mains d’acteurs privés nigériens. En d’autres termes, une fois de plus, l’accès à l’eau n’était pas garanti. Troisièmement, les communications. Si nous prenons l’exemple du réseau ferroviaire, nous retrouvons encore une fois un acteur bien connu, le groupe Bolloré, qui est une multinationale française qui a d’ailleurs été condamnée par la Cour suprême du Bénin, le pays au sud du Niger, parce qu’il y avait un projet de réseau ferroviaire transfrontalier qui intéressait les Français... Bolloré a été condamné parce qu’il n’avait pas géré ce contrat de manière légale.

En plus d’un chapitre qui étudie les effets de la privatisation sur le peuple nigérien, mon livre contient également un autre chapitre qui analyse l’histoire du point de vue des matières premières, c’est-à-dire des grands intérêts économiques. D’une part, il y a la lutte des classes : comme je l’expliquais, pour des raisons historiques, les luttes sociales n’ont pas pu arrêter l’offensive néolibérale contre les services publics. D’autre part, il y a les grands projets d’infrastructure et l’histoire des matières premières. Nous devons partir du fait que ces trois pays, le Mali, le Niger et le Burkina Faso, ont encore une économie peu diversifiée. Dans le cas du Mali, l’or représentait jusqu’à récemment 75 % des recettes d’exportation nationales. En outre, il s’agit toujours d’économies largement informelles, à hauteur d’environ 60 %. J’affirme que le secteur secondaire a été détruit d’une manière planifiée. Comment peu-on dire qu’ils n’ont pas été capables de créer les conditions pour développer l’industrie ? En réalité, c’était la volonté d’acteurs tels que le FMI et l’ancienne puissance coloniale. Il est inconcevable que 60 ans après les indépendances, cette région ne soit pas industrialisée. Certains répondront simplement par une idée fantaisiste selon laquelle les peuples africains ne peuvent pas ou sont incapables de le faire. Non, ce n’est pas le cas. Et je le montre dans mon livre en parlant de l’autre type de coopération qui a existé avec l’Union soviétique et que la Russie est en train de relancer.

Mais revenons à la question des matières premières. Au Niger, il y a le fleuve Niger, le troisième plus grand fleuve d’Afrique. Il existe un projet d’infrastructure, le barrage hydroélectrique de Kandadji, qui a été conçu il y a plusieurs décennies pour réduire la dépendance énergétique du Niger. Il permettrait de multiplier par deux la production d’électricité. Cependant, il n’y a pas eu la volonté ou la capacité de mettre en œuvre ce projet en raison d’intérêts qu’il convient d’analyser en détail. Cet état de fait remet en cause la coopération qui a prévalu depuis l’indépendance, à savoir la coopération avec la France et les pays de l’Union européenne. Il est incompréhensible que des projets d’infrastructures de développement aussi importants ne se soient pas encore concrétisés. Ils pourront certainement se concrétiser maintenant que des pays comme le Niger, le Burkina Faso et le Mali ont chassé l’ancien pouvoir, confirmant qu’il interférait dans le Sahel d’une manière contraire à leurs intérêts. Plusieurs mesures allant dans ce sens sont déjà annoncées. Parmi les projets importants, il y a non seulement le barrage, mais aussi la découverte de pétrole, puisque le Niger ne disposait pas de cette ressource jusqu’à récemment. C’est sous le gouvernement de Mamadou Tandja - qui a été renversé par un coup d’État militaire, ce qui n’est pas un hasard - qu’il y a eu une volonté claire de diversifier les partenaires du Niger afin de progresser dans l’exploitation du pétrole. Depuis 2009-2010, il y a eu cette prise de conscience que les gisements de pétrole pouvaient apporter des revenus importants au Niger. L’exportation du pétrole nigérien a été envisagée via le Bénin, à travers ce qui serait “le plus grand oléoduc d’Afrique”. Cela représenterait un revenu de plus de 4 milliards de dollars, soit 1/4 du produit intérieur brut.

 

Il est clair qu’il y a un problème si l’on voit que le Niger a des ressources formidables et qu’en même temps, il a été jusqu’à présent l’un des pays les plus appauvris de la planète. Mon livre est né de cette réalité, de la mise en relation de ces deux éléments et de la volonté d’amener le lecteur à me rejoindre dans mon hypothèse. Pourquoi ? me suis-je demandé. Quelle est la relation entre ces deux éléments ? Entre l’extrême pauvreté de 42% dans un pays comme le Niger et des ressources aussi formidables, par exemple, car c’est l’un des principaux producteurs d’uranium au monde. Il s’agit d’une matière première stratégique qui permet à un pays comme la France de se présenter comme “souveraine” en matière d’énergie grâce à ses centrales nucléaires. Il y a une relation entre ces deux facteurs que je qualifie de relation où il y a des complices et des coupables.

Le gouvernement actuel du Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), arrivé au pouvoir le 26/07/2023 en renversant la marionnette Mohammed Bazoum, allié à la France, est venu avec la volonté de participer à un combat historique, un combat anticolonial après les Indépendances. Le néocolonialisme est une réalité, et ce qui se matérialise aujourd’hui, à travers l’Alliance des États du Sahel, c’est une coopération régionale qui ouvre la porte à d’autres partenaires comme la Russie et la Chine.

Mon livre s’inscrit également en faux contre ce que prétend la propagande de l’OTAN ou des médias hégémoniques, selon laquelle la Russie et la Chine seraient toutes deux “les nouveaux colonisateurs”. Tout d’abord, s’il n’y a pas eu de développement jusqu’à aujourd’hui dans ces pays africains, alors qu’ils disposent de tant de ressources, c’est à cause de deux facteurs. Le premier est évidemment la corruption. Les nouvelles autorités nigériennes ont mis en place un organisme de lutte contre la corruption (COLDEFF) et - en plus des personnes qui ont fui le pays - toute la criminalité économique et fiscale qui s’est déroulée au fil des ans est déjà mise au jour et fait l’objet d’une enquête. L’autre raison que j’évoque provient d’une conversation que j’ai eue avec l’ancien conseiller présidentiel de l’Ouganda. Cet homme a travaillé avec des communautés paysannes dans différents pays africains comme le Zimbabwe. Il s’est spécialisé dans les questions de développement et a écrit un livre intitulé “Trade is War”. C’est un auteur ougandais d’origine indienne, Yash Tandon, qui explique quelque chose qui me semble très important. L’un des facteurs est la corruption, mais l’autre est celui dont parle Tandon. Il s’agit du type de coopération qui a été privilégié historiquement et qui, au lieu de le favoriser, a empêché le transfert de technologie au niveau mondial. Le droit au développement des pays du Sud est une question importante. Leur droit d’être libres de créer et de développer leur propre technologie. Il n’est pas facile à résoudre, car il y a le problème des brevets qui ont été progressivement introduits par le réseau d’acteurs néocolonialistes. Yash Tandon explique qu’un autre type de coopération était possible dans le passé. L’Union soviétique, par exemple, autorisait le transfert de technologies sans brevets. De cette manière, la technologie pouvait être imitée, et c’est ainsi qu’il y a eu un processus d’industrialisation dans certains pays africains, qui a ensuite été interrompu par l’offensive néolibérale. L’histoire des relations soviétiques avec le continent africain nous permet de mieux comprendre la situation actuelle.

Un projet de coopération vient d’être signé entre l’Université de Saint-Pétersbourg en Russie et 42 universités africaines. Il s’agit d’une coopération russo-africaine dont l’objectif est précisément de former les étudiants africains au développement et à la technologie. Ainsi, lorsque vous entendez cette propagande selon laquelle la Russie et la Chine seraient de nouveaux colonisateurs, vous devriez répondre sur la base d’une analyse détaillée des faits. La Russie et la Chine ne sont pas derrière ces pays en train de tirer les ficelles, elles sont à leurs côtés et les soutiennent dans la lutte pour leur souveraineté.

Bien sûr, les relations internationales sont une question d’intérêts. Mais il y a la possibilité que ces intérêts soient aussi fondés sur le respect mutuel, dans la mesure du possible. Sans être naïfs, les pays africains qui sont dans une nouvelle dynamique d’intégration régionale panafricaine ont cette conscience et cette idée claire : ils sont conscients que la situation de “nouvelle guerre froide” leur offre de nouvelles possibilités. D’abord, résoudre par leurs propres moyens le problème de la sécurité dans la zone des trois frontières. Deuxièmement, l’Alliance des États du Sahel n’envisage pas seulement une alliance militaire défensive, ce qui est crucial, mais aussi le développement d’une union monétaire et économique. Il s’agit donc d’un moment historique pour le panafricanisme.

07/09/2023

LUIS CASADO
Chili : Que faire ?
Arrêter d’aboyer contre les roues des bagnoles

La question est pertinente. D’autres, bien avant nous, l’ont posée. Autres siècles, autres peuples, mais le mal était le même : l’autocratie criminelle qui asservit des millions et des millions de citoyens. Luis Casado pense que ne pas répondre à cette question équivaut à fermer les écoutilles et faire l’autruche.

Luis Casado, Politika, 7/9/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Quand tu chancelles sous le poids de la douleur, quand tu n’as plus de larmes, pense à la verdure qui miroite après la pluie. Quand la splendeur du jour t’exaspère, quand tu souhaites qu’une nuit définitive s’abatte sur le monde, pense au réveil d’un enfant. Considère avec indulgence les hommes qui s’enivrent.” (Omar Khayyam – Rubaiyat/Quatrains)

 

Je n’aime pas apporter des fleurs au cimetière. J’emporte mes morts avec moi.

 

Arrivé à ce moment de ma vie, la mort est devenue une question philosophique, parfois poétique, avec Baudelaire, qui voyait dans l’autre cour « la seule chance de salut et de liberté, et de briser les frontières de l’espace et du temps » (Marc Eigeldinger , Baudelaire et la conscience de la mort, 1968).

 

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps de lever l’ancre !

Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Partons d’ici !

...

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

(Baudelaire, Le Voyage)

 

Mais laisser derrière soi toute une série de criminels, de traîtres, de proxénètes, d’opportunistes et de vendus qui bénéficient de l’impunité garantie par le “modèle” et des institutions léguées par la dictature, ça n’est vraiment pas le but.

 

Les objectifs annoncés par les “progressistes” n’ont jamais dépassé “la mesure du possible”, notion devenue le principe cardinal, vital et fondateur de ceux qui se sont nourris de l’histoire de la transition et du gradualisme intrinsèquement graduel qui convient à leurs intérêts.

 

Le Chili s’enfonce dans un bourbier social et institutionnel, il conserve la constitution Pinochet-Lagos et entend l’aggraver grâce à l’intervention d’une poignée de marionnettistes néo-fascistes possédant la science infuse et ayant la bénédiction du système.

 

Les inégalités sociales sont extrêmes, pires, disent les connaisseurs, que pendant la dictature. L’insécurité et la précarité augmentent. La criminalité - la grande criminalité, la pègre - sévit, prenant le contrôle des richesses et des services de base autrefois publics.

 

La crédibilité de la politique et des hommes politiques se noie dans les flots d’eaux usées des égouts.

 

Le principe d’autorité a disparu lorsqu’une poignée de généraux fanatiques au service d’une puissance étrangère a détruit la république et la démocratie. Qui  ça ?

 

“ Hélas ! Hélas ! par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir.” (Charles De Gaulle, 23 avril 1961).

 

Cinquante ans... Et puis quoi ? On attend encore 50 ans ?

 

En son temps, Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, était confronté à une situation politique inextricable et à un panier de crabes, un grouillement de groupuscules dont les petits chefs rêvaient d’être calife à la place du calife. La question à résoudre pouvait s’exprimer très simplement : que faire ?

 

Lénine rédige un pamphlet dont le titre, copié sur l’ouvrage éponyme de Nikolaï Tchernychevski, est précisément : Que faire ?