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02/03/2024

GIDEON LEVY
Une jeep de l’armée israélienne percute deux adolescents palestiniens à vélo, puis l’un d’eux est abattu à bout portant

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 2/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une jeep de l’armée israélienne, à la poursuite de deux adolescents palestiniens circulant sur un vélo électrique, les percute et ils sont jetés à terre. Un soldat place son fusil sur le cou de l’un d’eux et appuie sur la gâchette. Imru Swidan, 17 ans, est toujours dans un état critique et paralysé.

Imru Swidan avant d’être abattu

Cette fois-ci, il n’y a pas de place pour le doute, ni pour les questions, les excuses ou les mensonges de l’unité du porte-parole des forces de défense israéliennes : les vidéos témoignent de ce qui s’est passé. Elles montrent une jeep blindée à la poursuite de deux jeunes qui roulent sur une bicyclette électrique. Le côté de la jeep heurte violemment les cyclistes, les faisant tomber du vélo. L’un d’eux parvient à s’échapper, l’autre est couché sur le ventre, face contre terre. L’un des soldats qui sort de la jeep place le canon de son fusil sur le cou du garçon. L’image est floue, mais un agrandissement permet de comprendre ce qui s’est passé ensuite : une balle pénètre dans le cou du jeune homme, brisant la partie supérieure de sa colonne vertébrale. Paralysé et placé sous respirateur, il se trouve actuellement dans l’unité de soins intensifs d’un hôpital de Naplouse.

L’événement rappelle l’incident impliquant Elor Azaria, le « tireur d’Hébron », qui, en 2016, avait abattu un « terroriste » palestinien qui avait déjà été abattu et maîtrisé, mais dans un format plus sinistre. Dans ce cas, le jeune n’est pas mort sur la route, et on ne sait pas exactement ce que les deux cyclistes - 17 et 15 ans - avaient fait pour justifier la poursuite par la jeep, ni ce qui a déclenché la fureur des soldats, qui ont décidé d’essayer d’exécuter l’un des jeunes en lui tirant une balle dans le cou à bout portant.

Ces questions troublantes resteront à jamais sans réponse. Cette semaine, l’unité du porte-parole des FDI n’a pas perdu de temps pour blanchir, truquer et dissimuler la vérité, se contentant de la réponse habituelle, générique, évasive et fictive, à la question de Haaretz : « Un certain nombre de terroristes ont lancé des engins explosifs sur une unité des FDI qui opérait près du village d’Azzun dans le [territoire de la] brigade Ephraim le 13 février 2024. Une unité des FDI qui se trouvait sur le site a pris des mesures pour les arrêter et, dans ce cadre, a tiré sur l’un d’entre eux ».

Les mots manquent. Deux adolescents sur un vélo deviennent « un certain nombre de terroristes », leur transgression n’étant pas claire ; « a pris des mesures pour les arrêter » est la façon dont l’armée décrit le tir à bout portant sur un jeune désarmé et sans défense qui était allongé face contre terre sur la route, ce qui ressemble plus à une tentative d’exécution qu’à toute autre chose. « A pris des mesures pour l’arrêter » ? Les soldats auraient pu très facilement arrêter le jeune prostré sur la route, mais ils ont préféré lui tirer dessus alors qu’il était blessé et immobile. Après la fusillade, les soldats sont partis sans arrêter personne.

Vidéo de l’incident

Un acte à la Elora Azaria, mais les temps ont changé de manière méconnaissable. Personne ne sera jugé pour avoir procédé à des exécutions en uniforme, pas après l’épisode Azaria et encore moins après la guerre dans la bande de Gaza. Personne n’a même l’intention d’enquêter sur cet incident ; l’unité du porte-parole de l’armée israélienne ne s’est pas intéressée à la vidéo qui documente l’acte. La jeep dont les soldats ont fait cela portait un drapeau israélien sur un mât imposant. C’est au nom de ce drapeau qu’ils ont abattu l’adolescent blessé sur la route, alors qu’ils auraient pu facilement le placer en détention.

Imru Swidan est un jeune homme de 17 ans originaire de la ville d’Azzun, à l’est de la ville cisjordanienne de Qalqilyah, de l’autre côté de la frontière de Kfar Sava. Depuis 2003, l’entrée orientale de la ville est bloquée et, depuis le 7 octobre, son entrée principale, au sud, est également fermée par une grille en fer. Seule une entrée reste ouverte, par l’ouest, via le village voisin de Khirbet Nabi Elias, où de fréquents barrages surprise de l’armée bloquent pendant de longues heures la circulation en direction et en provenance de la ville. Peu avant notre arrivée à Azzun cette semaine, les soldats étaient encore là, harcelant les habitants ; heureusement pour nous, nous sommes arrivés après leur départ.

La famille Swidan vit dans le complexe résidentiel familial au centre de la ville. Dans le salon où nous avons été reçus, deux guitares sont accrochées au mur et, à côté, du matériel de sonorisation appartenant au cousin d’Imru. Imru est dans un hôpital privé de Naplouse, complètement paralysé. Sur les photos prises sur place, on peut voir qu’un tube respiratoire lui a été inséré dans la gorge, qu’une attelle maintient son cou, que son visage est d’un blanc effroyable. Il est difficile de savoir s’il est conscient. Il murmure parfois quelque chose, dit sa mère. Elle pense qu’il demande qu’on lui récite des versets du Coran, car sa mort est proche.

Son père, Mohammed, 42 ans, est à ses côtés, et sa mère, Arwa, 33 ans, lui rend également visite, bien entendu. Le couple a quatre fils et deux filles - Imru est l’aîné, sa mère n’avait pas encore 17 ans lorsqu’elle l’a eu. Les déplacements des parents à Naplouse pour voir leur fils sont extrêmement difficiles. En raison des nombreux points de contrôle autour de Naplouse - la ville est presque assiégée depuis le début de la guerre - le voyage dure des heures, bien que la distance soit relativement courte. Voilà à quoi ressemble aujourd’hui la vie dans toute la Cisjordanie.

Arwa Swidan, mère d’Imru

C’était le 13 février, un mardi, il y a deux semaines. Les FDI font de fréquentes incursions à Azzun, comme c’était le cas ce midi-là. La mère d’Imru raconte que lorsqu’il s’est levé ce matin-là, vers 10 heures, comme d’habitude, elle l’a envoyé au marché pour acheter des légumes. Comme son vélo électrique était hors d’usage, il s’est rendu chez un voisin, un lycéen de 15 ans qui est son ami depuis l’enfance et qu’il rencontre tous les jours (et qui a demandé à ce que son nom ne soit pas mentionné). Avec le vélo de son ami, il a fait les courses pour sa mère. Mais il a oublié d’acheter de la pita, et elle l’a renvoyé. Cette fois, il ne reviendra pas. Il a été abattu à quelques centaines de mètres de chez lui, sur la rue principale de la ville.

Les soldats ont envahi la ville par l’entrée Est, qui est fermée. Imru pédale, son ami se tient sur le vélo. Nous n’avons aucune information sur ce qu’ils ont fait en chemin, jusqu’à ce que la vidéo montre la jeep les poursuivant puis les renversant. Une ambulance palestinienne appelée sur le site a été bloquée pendant dix minutes, selon le témoignage recueilli par Abd al-Karim Sa’adi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem. Ce n’est qu’après le départ des soldats que les ambulanciers ont pu accéder au jeune blessé.

Il a été transporté à l’hôpital Omar al-Qassem d’Azzun, puis à l’hôpital Darwish Nazzal de Qalqilyah, et comme il était dans un état critique, il a été transféré à Naplouse. Là, selon les habitants d’Azzun, il a eu la chance d’être soigné par un habitant de sa ville, le Dr Abdallah Harawi, un chirurgien réputé. La mère du chirurgien est décédée le jour même, mais il a opéré Imru. Une radiographie montre les dégâts considérables causés à la moelle épinière par la balle.

Imru Swidan avant d’être abattu

Selon sa mère, Imru a quitté l’école pendant la pandémie de COVID, alors qu’il était en dixième année, et depuis lors, il est resté chez lui, désœuvré. Son père est ouvrier d’entretien dans des hôpitaux israéliens. L’année dernière, il travaillait à l’hôpital Meir, à Kfar Sava, mais depuis la guerre, un bouclage a été imposé en Cisjordanie, si bien qu’il est hors de question de se rendre à son ancien travail. De nombreux membres de la famille élargie ont travaillé en Israël et parlent l’hébreu.

Vers midi, après qu’Imru est retourné chercher le pain, des amis ont appelé sa mère pour lui dire qu’il avait été blessé. Stupéfaite, elle a téléphoné à son mari, qui avait commencé un nouveau travail dans un atelier de couture dans le village voisin de Jayous. Il s’est immédiatement rendu à l’hôpital de Naplouse, tout comme sa femme et d’autres membres de la famille.

À leur arrivée, Imru sortait d’un scanner et sa mère s’est évanouie à sa vue. Elle est rentrée chez elle le soir, dans une maison remplie de voisins et de membres de sa famille. Aujourd’hui, elle prie Dieu tous les jours pour que l’état de son fils s’améliore. Pour l’instant, rien ne laisse présager une telle amélioration.

16/04/2023

Le fugitif de l’affaire Ayotzinapa interviewé par un magazine israélien : accusé de dissimulation, Tomás Zerón dénonce les persécutions politiques du gouvernement mexicain

National Security Archive (Archives de la sécurité nationale), 14/4/2023
Document établi par Kate Doyle et Claire Dorfman

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Fondées en 1985 par des journalistes et des universitaires usaméricains pour lutter contre la montée du secret gouvernemental, les National Security Archive combinent un éventail unique de fonctions : centre de journalisme d’investigation, institut de recherche sur les affaires internationales, bibliothèque et archives de documents usaméricains déclassifiés (“la plus grande collection non gouvernementale au monde” selon le Los Angeles Times), principal utilisateur à but non lucratif de la loi usaméricaine sur la liberté de l’information, cabinet juridique d’intérêt public défendant et élargissant l’accès du public aux informations gouvernementales, défenseur mondial du gouvernement ouvert, et indexeur et éditeur d’anciens secrets.

 

Washington, D.C., 14 avril 2023 - La tournée de réhabilitation de Tomás Zerón a commencé.


Cette semaine, le magazine israélien Sheva Yamim (7 Jours) a publié une interview extraordinaire et exclusive de l’ancien fonctionnaire mexicain accusé d’avoir orchestré la dissimulation de l’une des violations des droits humains les plus tristement célèbres du pays. Dans l’article, Zerón, l’ancien enquêteur principal sur les disparitions des étudiants d’Ayotzinapa en 2014, parle de son enfance, de sa carrière dans les forces de l’ordre au Mexique et de sa vie actuelle à Tel Aviv, révélant des détails qui n’ont jamais été publiés dans un média mexicain.

Il fournit également un compte rendu intéressé de son rôle dans la direction de l’enquête sur l’affaire Ayotzinapa - l’enlèvement et la disparition de 43 étudiants le 26 septembre 2014 - qui a choqué le Mexique par son audace, par l’incapacité du gouvernement à résoudre l’affaire et par des preuves indiquant qu’il faisait obstruction à sa propre enquête.

Lorsque les garçons ont disparu, Zerón dirigeait l’Agence des enquêtes criminelles (AIC), considérée comme le FBI mexicain. Aujourd’hui, il est accusé de multiples crimes liés à l’enquête sur l’affaire Ayotzinapa, notamment d’obstruction à la justice et de torture de suspects. Interpol a lancé une notice rouge à son encontre et le gouvernement mexicain du président Andrés Manuel López Obrador le considère comme un fugitif.


Notice rouge dInterpol concernant Tomás Zerón de Lucio, qui est actuellement en fuite en Israël et fait lobjet dune demande dextradition du Mexique, où il doit répondre daccusations liées à son rôle dans létouffement de lenquête sur le massacre dAyotzinapa.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Sheva Yamim, supplément du week-end de l’un des plus grands quotidiens israéliens, Yediot Ahronoth, Zerón affirme catégoriquement qu’il est innocent. Il continue d’insister sur l’exactitude de ses découvertes en 2014 et 2015 - découvertes qui ont servi de base à l’explication largement discréditée de la “vérité historique” pour les attaques contre les étudiants. Il considère les accusations portées contre lui comme une campagne de persécution politique menée par le président du Mexique.

Au-delà de ce que l’article nous apprend sur la vie et les hauts faits de Tomás Zerón, son interview par le magazine israélien - accompagnée d’une belle photographie - est un coup de maître en matière de relations publiques. Il semble également qu’il s’agisse de sa tentative la plus forte pour se débarrasser des problèmes judiciaires auxquels il est confronté dans son pays d’origine.

L’article commence par la description d’une rencontre improbable à Tel Aviv entre Zerón et un émissaire du président Lopez Obrador, Alejandro Encinas, le sous-secrétaire aux droits humains du Mexique et l’homme qui a supervisé les nouveaux efforts du gouvernement pour résoudre l’affaire Ayotzinapa depuis décembre 2018.

À l’insu d’Encinas, la réunion a été secrètement enregistrée.

« Vers dix heures du matin du 16 février [2022], une équipe de trois experts du renseignement et de la surveillance secrète est arrivée au “Greco Ozari”, un restaurant grec renommé du nord de Tel-Aviv... Ils se sont assis à côté de l’une des tables, ont commandé quelque chose à manger et à boire, mais ont surtout cherché le meilleur endroit dans le restaurant où ils pourraient installer les caméras et les microphones. »

L’article ne révèle pas qui a ordonné l’enregistrement.

Une fois assis dans le restaurant, comme l’a précédemment rapporté le New York Times, Encinas a tenté de minimiser les accusations portées contre Zeron et de le convaincre d’aider à résoudre l’affaire, assurant Zerón que ni lui [Encinas] ni le président Lopez Obrador ne voulaient qu’il aille en prison. Encinas a presque supplié Zerón de lui fournir des informations sur ce qui était arrivé aux étudiants, en lui promettant le soutien du président. Dans l’interview accordée à Sheva Yamim, Zerón se moque de la tentative maladroite d’Encinas : « Il devait être très naïf, ou peut-être désespéré, s’il pensait pouvoir me convaincre, avec ces promesses et ces mots, de retourner dans un endroit (le Mexique) où une campagne de persécution politique, entièrement basée sur des mensonges, est menée contre moi. »

Cette rencontre a peut-être anéanti toute chance qu’Israël renvoie Zerón au Mexique. Bien que López Obrador ait froissé des diplomates en critiquant publiquement Israël pour ne pas avoir renvoyé Zerón, l’article montre clairement que ce sont les propres mots d’Encinas lors de la conversation enregistrée secrètement qui sont les plus préjudiciables à la requête du Mexique. Comme le dit un haut fonctionnaire israélien dans Sheva Yamim, ces commentaires pourraient être “le dernier clou dans le cercueil” de la demande d’extradition.

Dans l’entretien, Zerón, 60 ans, raconte qu’il a grandi dans une famille de la classe moyenne à Mexico, qu’il est l’un des quatre fils d’un père comptable et d’une mère femme au foyer.

« Je ne suis jamais allé dans une école privée », dit-il. » J’ai toujours fréquenté des écoles publiques ». Enfant, il rêvait d’une carrière militaire, mais après le lycée, sous la pression de sa famille, il a continué à étudier l’administration des affaires à l’université. Il a ensuite obtenu une maîtrise en droit, bien qu’il n’ait jamais été agréé en tant qu’avocat. Il a commencé sa carrière dans les affaires - Zerón a été l’importateur qui a introduit au Mexique la marque de mode française Lacoste, par exemple - mais la récession au Mexique a fini par avoir raison de lui ».

L’article décrit comment, à la suite de la perte de son entreprise, Zerón « s’est retrouvé à travailler pour la police fédérale mexicaine » en 2007, travaillant « principalement dans le domaine économique ». Parce qu’il « ne s’entendait pas avec le secrétaire à la sécurité publique » - Genaro García Luna, qui a été condamné en février 2023 par un tribunal fédéral usaméricain pour trafic de drogue et corruption - il a été licencié, selon l’article. (En revanche, des journalistes mexicains ont décrit Zerón comme un “disciple” de García Luna et ont rapporté qu’il avait été licencié pour mauvaise planification lors d’une violente confrontation avec des criminels armés à Cananea, Sonora, en 2007).

« C’est ainsi qu’il s’est retrouvé à travailler pour la police de l’État de Mexico... C’est là qu’il a fait connaissance avec le monde du renseignement. “J’ai dit à la personne qui m’a recruté que je ne connaissais rien au renseignement”, raconte Zerón. Il m’a répondu : “Pas de problème, tu apprendras” ».

Il devait être un excellent élève. Bien que sa réputation en matière de collecte de renseignements, d’espionnage et de surveillance audio et vidéo clandestine ne soit pas mentionnée dans l’article du magazine israélien, les journalistes mexicains font état depuis des années du penchant de Zerón pour la collecte secrète d’informations sur ses amis comme sur ses ennemis. Dans une enquête publiée en 2020 dans le magazine d’information Emeequis, par exemple, des sources du système judiciaire fédéral ont déclaré que Zerón avait appris « le pouvoir de l’objectif caché » lorsqu’il travaillait pour l’État de México, et a conservé un disque dur contenant « des centaines d’heures d’enregistrements secrets entre Tomás Zerón et des hauts fonctionnaires des administrations Felipe Calderón et Enrique Peña Nieto, capturés dans des situations compromettantes », y compris « des pots-de-vin, des paiements pour des faveurs louches » et « des mises à jour sur des affaires qui ont été résolues de sorte que des innocents sont allés en prison... ».

Selon Sheva Yamim, c’est au cours de son apprentissage dans le domaine du renseignement que Zerón a découvert Israël pour la première fois.

« Dans le cadre de sa formation, il s’est rendu en Israël en 2008 et y a suivi un cours de deux semaines sur la guerre et le renseignement. À son retour au Mexique, il s’est avéré être un agent de renseignement efficace, et ses responsabilités se sont accrues. Lorsque le gouverneur de l’État, Enrique Peña Nieto, a été élu président du Mexique, Zerón a rejoint la capitale avec lui et a été nommé chef de l’AIC, une nouvelle agence gouvernementale chargée de l’application de la loi, définie comme le "FBI mexicain" ».

Au Mexique, Zerón est peut-être surtout connu pour son lien avec l’achat du célèbre logiciel espion israélien Pegasus, qui a été utilisé par deux gouvernements successifs pour espionner non seulement des criminels, mais aussi des journalistes, des avocats, des militants des droits humains et même des défenseurs de la santé publique. Sheva Yamim rapporte :

« Zerón a été très impressionné par les technologies qu’il a vues lors de sa formation en Israël et dans les enceintes fermées de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine à Mexico, et il voulait que les services répressifs mexicains subissent une révolution technologique. À l’époque où il occupait un poste de haut niveau dans les services de renseignement et de répression mexicains, une série de contrats ont été signés avec des sociétés de renseignement israéliennes pour l’achat de systèmes de surveillance et de piratage destinés aux services de renseignement et de répression mexicains, notamment le système Pegasus de la société NSO pour la pénétration des réseaux téléphoniques. La signature de Zerón figure sur au moins un des contrats avec NSO. Ces systèmes ont été très utiles dans la guerre contre les cartels de la drogue, mais ils ont également été utilisés, selon les rapports de divers journalistes internationaux, pour surveiller les militants des droits humains, les personnalités de l’opposition politique et même les parents éplorés des jeunes disparus d’Ayotzinapa. »

Le magazine ne s’attarde pas sur l’utilisation abusive du logiciel espion par le Mexique pour cibler les citoyens, mais transmet le récit de Zerón sur son importance pour “attraper les criminels”, y compris, bien sûr, El Chapo.

Dans le magazine israélien, la biographie de Zerón évolue en douceur, passant d’un travail dans le “domaine économique” pour la police à un rôle central dans la capture du célèbre baron de la drogue et chef du cartel de Sinaloa, Joaquín “El Chapo” Guzmán Loera. L’article décrit Zerón comme une “rockstar du système judiciaire mexicain” après la capture d’El Chapo. « Je me souviens de la date à laquelle nous l’avons capturé - le 22 février 2014 », dit Zerón, qui a personnellement informé le président du Mexique de la bonne nouvelle. »

Le récit du début de la carrière de Zerón ne mentionne pas certaines des affaires désastreuses auxquelles il a été associé, notamment l’étrange affaire “Paulette”, lorsqu’il était directeur de la section des enquêtes et des analyses du bureau du procureur de l’État et qu’il a coordonné les efforts de renseignement liés à la disparition d’une enfant handicapée de quatre ans, Paulette Gebara Farah, de son domicile en 2010. Malgré les recherches intensives et très médiatisées menées par les enquêteurs dans l’appartement de la famille, le corps en décomposition de l’enfant a été retrouvé enveloppé dans des draps sous son lit, neuf jours après sa disparition. La décision du procureur général de l’État de déclarer que la mort de Paulette était un accident a suscité l’indignation et la suspicion.

Zerón raconte à Sheva Yamim son expérience dans la supervision de l’enquête sur l’affaire Ayotzinapa. Sa version suit fidèlement le récit que lui et le procureur général de l’époque, Jesús Murillo Karam, ont fait lors d’une conférence de presse à Mexico le 27 janvier 2015, lorsqu’ils ont annoncé la “verdad histórica” (vérité historique) sur l’affaire. Selon leur récit, les 43 étudiants ont été sortis des bus à Iguala par des policiers corrompus travaillant avec un groupe criminel local, les Guerreros Unidos. Les policiers les ont remis à des membres du gang, qui les ont emmenés dans une décharge à ciel ouvert dans la ville voisine de Cocula, où ils les ont tués par balles. Ils ont transporté les corps en bas d’une montagne d’ordures de 40 mètres et les ont brûlés dans un gigantesque feu de joie jusqu’à ce que leurs restes soient réduits à des fragments d’os et à des cendres avant d’être jetés dans la rivière San Juan.

L’article n’aborde pas les nombreuses questions sur la “vérité historique” soulevées par les familles des 43 étudiants et ne mentionne même pas les conclusions du groupe de cinq experts indépendants (GIEI) suggérant que Zerón pourrait avoir placé des preuves sur le site de la rivière San Juan, le témoignage de l’expert en incendie José Torero, qui a prouvé qu’un feu de joie de la nature décrite n’aurait pas pu incinérer 43 corps en une nuit, ou la contradiction posée par la découverte, en 2020, de restes d’étudiants à plus d’un kilomètre du dépotoir.

Interrogé sur les accusations selon lesquelles il aurait torturé des détenus pour les forcer à dire ce qu’il voulait entendre, Zerón nie avoir torturé qui que ce soit, malgré une vidéo dans laquelle on l’entend menacer de jeter un détenu du haut d’un hélicoptère, et une autre vidéo dans laquelle il dit à un autre qu’il le tuerait s’il lui disait des “mamadas” (conneries). « Lors de notre entretien, M. Zerón a déclaré que ces propos avaient été tenus dans le feu de l’action : “Vous parlez à ce meurtrier méprisable, vous comprenez ce qu’il a fait et avec quel sang-froid il a massacré ces pauvres étudiants, et vous explosez” ».

Pour Tomás Zerón, la décision d’accorder une interview à Sheva Yamim - pour parler de certains aspects de son passé, de sa vie personnelle et de sa carrière - était un exercice calculé de relations publiques. Il est probable que Zerón se soit senti à l’aise pour parler avec un journaliste israélien qui ne connaissait pas bien le Mexique et qui aurait peut-être été moins enclin à le presser sur certains détails de son passé. (Plusieurs erreurs dans l’article témoignent d’un manque de connaissance du Mexique. Par exemple, l’article fait référence à l’élection présidentielle de 2018, que « Peña Nieto a perdue en grande partie à cause de l’assassinat des étudiants ». Il n’y a pas de réélection au Mexique et Peña Nieto n’était donc pas candidat en 2018).

Ce n’est pas la première fois que Tomás Zerón tente de diffuser un message pour redorer son blason. Le 3 juin 2020, moins de trois mois après son inculpation au Mexique, un article a été publié sur Yahoo ! Finance vantant les mérites de Tomás Zerón en tant que courageux agent de la force publique injustement pris pour cible par un gouvernement corrompu. Intitulé « Tomás Zerón de Lucio (TZL) : Le héros persécuté du Mexique », l’article était une tentative maladroite de mobiliser le soutien en faveur de l’ancien enquêteur en fuite, avec des fautes d’orthographe, un langage maladroit qui n’a manifestement pas été écrit par un anglophone de naissance, et qui est présenté comme provenant d’Accesswire, une société de relations publiques qui place des contenus sur des sites ouèbe et auprès d’organismes de presse.

Les relations publiques et les équipes juridiques de Zerón se sont nettement améliorées au cours des années écoulées. Son profil dans Sheva Yamim n’est pas très différent, dans certains détails, de celui décrit dans Yahoo ! Finance, mais le nouvel article est plus long, bien écrit et comporte de bien meilleures photos.

Aujourd’hui, selon Sheva Yamim, Zerón est partenaire d’un restaurant mexicain à Tel Aviv. Il aime les longues promenades, les visites de sites historiques et la musique. « Je fais beaucoup de sport ici et je dors bien », explique-t-il. Après des années de travail intensif, j’ai maintenant du temps pour moi... ».

« Ma vie en Israël est aujourd’hui consacrée à la réflexion sur le sens de la vie, à la pensée et à l’apprentissage... En Israël, j’ai appris que certaines des bonnes choses de notre vie sont celles qui nous sont données gratuitement : la liberté, la sécurité, la nature, la santé et la véritable amitié. »

Tomás Zerón ne pourra peut-être jamais retourner au Mexique en raison de l’inculpation pénale qui pèse toujours sur lui. Mais il semble, d’après cet article, qu’il ait trouvé un nouveau foyer en Israël.

L’article publié dans le Sheva Yamim de Yediot Aharonot comporte deux titres : Ronen Bergman et Itay Ilnai. Bergman a contribué à l’élaboration d’un rapport détaillé sur la réunion secrètement enregistrée qui a eu lieu en février 2022 entre Alejandro Encinas et Tomás Zerón à Tel-Aviv, dont il a parlé dans un article publié en octobre dernier dans le New York Times. Ilnai a interviewé Zerón pour l’article de Sheva Yamim et a rendu compte de la conversation.

Afin de permettre la lecture et l’analyse de l’article, les Archives de la sécurité nationale ont fait traduire l’article en anglais à partir de l’original hébreu. La traduction reflète le texte original publié dans Sheva Yamim. Afin de préserver l’intégrité de l’article, les Archives de la sécurité nationale n’ont pas signalé ou corrigé les erreurs dans l’article traduit. Toutefois, par souci de clarté, il convient de noter que le journaliste de 7 Jours  a interviewé Zerón en anglais, puis a traduit l’entretien en hébreu pour le publier. Les National Security Archive ont ensuite traduit l’article hébreu en anglais et l’ont distribué à des journalistes et à des organisations au Mexique, dont certains ont par la suite traduit des parties de l’article en espagnol pour leurs lecteurs. [Voir La Jornada du 15 avril]

Plus important encore, l’analyse mexicaine et usaméricaine de l’article du Yediot Aharonot n’aurait pas été possible sans les efforts du traducteur Emmanuel Auerbach-Baidini, qui mérite toute notre reconnaissance pour sa traduction fidèle et complète du texte hébreu original.