Adam Raz, Haaretz,17/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Des documents historiques exposent le sérieux abyssal qu’Israël a consacré au brandissement de drapeaux par les Palestiniens, et non moins au hissage du drapeau israélien
Un manifestant brandit un drapeau palestinien à Tel Aviv le mois dernier, lors d’une manifestation contre les projets de remaniement judiciaire du gouvernement. Le drapeau a toujours été considéré comme menaçant en Israël. Photo : Ohad Zwigenberg.
En novembre 1968, un an et demi après la conquête de la bande de Gaza par Israël lors de la guerre des Six Jours, un lycéen de 18 ans nommé Faiz, qui vivait dans le quartier Tuffah de la ville de Gaza, a accroché un drapeau palestinien au mur de son école, puis s’est enfui. Ensuite, environ 60 élèves de l’école sont sortis pour manifester contre les occupants. Rapportant l’événement, un coordinateur du service de sécurité du Shin Bet a noté : « Lorsque l’armée est apparue... les étudiants se sont enfuis et l’armée a réussi à appréhender un certain nombre d’étudiants qui manifestaient ».
Dans sa demande à la police israélienne d’enquêter sur l’événement, le coordinateur du Shin Bet a ajouté quelques commentaires : « Faiz est un mauvais étudiant. Le drapeau que Faiz a accroché au mur est fait à la main. On ne sait pas si quelqu’un a envoyé Faiz pour accrocher le drapeau ».
La police n’a pas perdu de temps pour lancer une enquête. Faiz et un autre élève ont été placés en garde à vue, de même que le directeur de l’école - qui a été relâché au bout de trois semaines, lorsqu’il s’est avéré que c’était lui qui avait décroché le drapeau.
Les archives du Shin Bet étant fermées au public (le document cité ci-dessus provient des archives de la police), nous ne savons pas comment cet épisode s’est terminé. Ce que l’on sait, c’est qu’il ne s’agit pas du seul incident attestant du fait que les forces de sécurité israéliennes ont toujours accordé une importance démesurée aux drapeaux et à leur apparition dans l’espace public, tant à l’intérieur de la ligne verte (Israël souverain) que du côté palestinien.
En effet, les rapports sur les drapeaux - qu’ils soient palestiniens ou israéliens - reviennent constamment dans la littérature de l’époque et dans la documentation historique en Israël. En 1974, par exemple, le commandement central des forces de défense israéliennes a signalé quatre cas de sabotage dans un village palestinien de Cisjordanie, consistant à débrancher à plusieurs reprises une ligne téléphonique et à hisser à sa place « un drapeau palestinien dessiné sur un morceau de papier de cahier ». Pour les autorités israéliennes, il est évident que l’attitude à l’égard du déploiement des drapeaux était une sorte de baromètre permettant de mesurer la profondeur du contrôle exercé par Israël sur les Palestiniens dans leur ensemble.
Alors que l’apparition du drapeau palestinien (dont les origines remontent à l’époque de la révolte arabe contre l’Empire ottoman, il y a un siècle) était une indication de l’inefficacité du contrôle israélien, le hissage de drapeaux israéliens - et plus il y en avait, mieux c’était - reflétait les tentatives maladroites des autorités de démontrer le contraire. En veillant rigoureusement à la présence de drapeaux israéliens dans l’espace public palestinien en Israël, l’occupant cherchait à ancrer la domination israélienne et à l’enraciner dans le domaine visuel, et ainsi à rappeler aux Palestiniens qui était le patron. C’est pourquoi des ressources considérables ont été investies, au cours des longues années (1948-1966) de régime militaire sur les citoyens arabes d’Israël, afin d’observer, de surveiller et de documenter les citoyens palestiniens qui célébraient le jour de l’indépendance, ceux qui hissaient le drapeau israélien et ceux qui s’y opposaient.
En avril 1950, avant le deuxième jour de l’indépendance d’Israël, le quartier général de l’administration militaire a envoyé un message aux gouverneurs militaires leur demandant de souligner l’importance de l’événement. « Il est d’un intérêt particulier pour nous que cette année, le Jour de l’Indépendance soit également célébré et évident parmi la population arabe dans les territoires administrés » c’est-à-dire la société arabe à l’intérieur d’Israël, disait-on aux gouverneurs. À cette fin, il a noté plusieurs mesures qui devaient être prises dans les communautés arabes. « Le mukhtar du village et les dignitaires doivent veiller à ce que les drapeaux soient hissés et que les emblèmes de l’État soient accrochés sur tous les bâtiments publics et [autres] bâtiments importants du village ».
Le rapport du Shin Bet de 1968 sur un élève qui a accroché un drapeau palestinien sur le mur de son école de la ville de Gaza : « Faiz est un mauvais élève. Le drapeau que Faiz a accroché au mur est fait à la main. On ne sait pas si quelqu’un a envoyé Faiz pour accrocher le drapeau ».
En outre, les écoles devaient organiser des événements festifs et mener des discussions sur le Jour de l’Indépendance, et dans les villages, des « prières spéciales pour le bien-être de l’État et du président » devaient être récitées ce jour-là. Les cinémas de Nazareth et d’Acre ont reçu l’ordre de projeter gratuitement des “films spéciaux”.
Les autorités sur le terrain - la police et les gouverneurs militaires - veillaient à ce que l’esprit de la fête soit maintenu. Chaque année, avant le jour de l’Indépendance et le jour même, elles faisaient des rapports sur les événements de la fête et sur ce qu’on appelait “l’état d’esprit” des habitants palestiniens d’Israël. Dans un rapport d’avril 1953, par exemple, le gouverneur militaire du Néguev, Basil Herman, a détaillé les principaux événements entourant la réception festive organisée pour le public arabe dans le bâtiment de l’administration militaire pour marquer le cinquième jour de l’indépendance du pays.
« Les exigences relatives aux permis de sortie n’ont pas été strictement respectées ce jour-là », a déclaré le gouverneur, faisant référence aux autorisations de voyage que la population arabe d’Israël devait obtenir pour quitter son lieu de résidence pendant la période du gouvernement militaire. Le gouverneur a ajouté que, contrairement à ce que l’on craignait, les représentants de la communauté bédouine n’avaient pas été affectés par la sécheresse de l’année et n’avaient pas exprimé d’attitude hostile envers le gouvernement pendant les célébrations. Au contraire : « Tous les intervenants ont fait l’éloge du gouvernement et de l’administration [militaire] ».
Un rapport du quartier général du gouvernement militaire à Acre sur les événements du jour de fête dans le village de Yasif en mai 1958 était également énormément dithyrambique sur les célébrations locales. « Le terrain [de jeu] du village était orné de drapeaux nationaux, de rubans colorés, d’une abondante lumière électrique fournie par un générateur spécial apporté sur le site à cette fin, d’une scène décorée de tapis, de drapeaux et de photos de personnalités publiques de l’État et de dirigeants sionistes », note le commandant du district, et résume : « Les dispositions techniques, y compris les places confortables pour que le public puisse s’asseoir, n’étaient pas inférieures, à mon avis, aux dispositions prises dans une communauté juive ».
La lecture du reste du rapport montre clairement que les célébrations ont eu lieu en dépit des objections du conseil communal local, dont les membres ont décidé à l’unanimité de boycotter les événements du jour de l’indépendance, selon le rapport, « pour des raisons nationalistes arabes ».