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05/10/2024

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
Miguel Enríquez, une vie féconde impérissable


Sergio Rodríguez Gelfenstein, 5/10/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Ce 5 octobre marque le 50e anniversaire de la mort au combat de Miguel Enríquez, secrétaire général du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) au Chili. Il y a quelques années, pour commémorer cet anniversaire, j’ai pris la parole lors d’un événement auquel j’étais invité. Je reprends l’« aide-mémoire » de ce discours et l’actualise pour la nécessaire commémoration de la vie et de l’œuvre de Miguel Enríquez.

Je ne veux pas tomber dans une fausse originalité qui m’amènerait à prononcer des mots pompeux, à rappeler des lieux communs et à prononcer les phrases sans engagement qui caractérisent les discours dans lesquels on commémore la vie et l’œuvre d’un combattant populaire, pour ensuite, dans la vie de tous les jours, faire le contraire de ce que l’on dit.

Je ne suis pas seulement là pour dire « honneur et gloire ». C’est pourquoi je vais me permettre de reprendre les mots enflammés d’un grand révolutionnaire vénézuélien, Jorge Rodríguez Senior, qui, le 2 octobre 1975, à l’occasion du premier anniversaire de la mort au combat de Miguel Enríquez, dans un discours prononcé dans l’Aula Magna de l’Université centrale du Venezuela, a dit ceci : « Rendre hommage à Miguel Enriquez est pour les révolutionnaires vénézuéliens et les révolutionnaires du monde entier un engagement et un devoir inaliénable », ajoutant plus tard qu’il s’agissait “... de s’engager à travailler sérieusement à la formation des outils de combat des peuples opprimés du monde...”.

Quarante-neuf ans se sont écoulés depuis cette date mémorable et cinquante depuis le dernier combat de Miguel Enríquez dans la rue Santa Fe du quartier San Miguel de Santiago du Chili. La situation dans le monde, en Amérique latine, au Chili et au Venezuela est différente, mais l’impact de son exemple est toujours présent, comme en témoignent les dizaines d’événements qui ont lieu ces jours-ci au Chili et dans d’autres pays.

Cependant, dans certains secteurs, l’idée persiste que le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), dont Miguel était le Secrétaire Général, a adopté des positions d’ultra-gauche qui ont joué un rôle décisif dans la chute du gouvernement de l’Unité Populaire (UP) présidé par Salvador Allende. Ces idées étaient et sont toujours présentes au Venezuela. Je pense qu’il vaut la peine d’esquisser quelques réflexions à ce sujet en hommage à Miguel Enríquez à l’occasion du 50e anniversaire de sa disparition physique.

L’accusation rebattue contre le MIR d’être une organisation d’ultra-gauche oblige à établir une définition de ce qu’est la « gauche », afin de replacer cette caractérisation dans sa juste dimension, d’autant plus qu’elle a été décontextualisée de manière intéressée.

Pour qu’il y ait une ultra-gauche, il faut qu’il y ait une gauche. Dans le Chili de 1973, il y avait sans aucun doute des organisations qui s’inspiraient de cette position politique. Cependant, le diagnostic le plus juste de ce qui allait se passer et de ce qui s’est passé a été fait par le MIR dirigé par Miguel Enríquez. Par ailleurs, ce mouvement n’était pas préparé à affronter avec succès la situation créée, alors qu’il était censé l’être.


Il faut rappeler que même le président Allende croyait en cette possibilité lorsque, en pleine défense de La Moneda le 11 septembre, il a dit à sa fille Beatriz de transmettre le message suivant à Miguel Enríquez : « Maintenant, c’est ton tour Miguel ! Le secrétaire général du MIR lui-même avait exprimé son point de vue sur la situation et la possibilité d’un coup d’État dans un discours prononcé au théâtre Caupolicán de Santiago le 17 juillet de la même année. Cependant, rien n’enlève au MIR sa contribution ultérieure et incontestable à la fin de la dictature. Miguel Enríquez a donné un exemple de conséquence qui a été présent jusqu’au dernier jour du gouvernement civilo-militaire qui, vaincu en 1989, continue d’exercer une forte influence sur la politique chilienne jusqu’à aujourd’hui.

Je dois avouer que depuis ma modeste position de lycéen, j’étais un farouche opposant au MIR et que c’est dans les tranchées des combats de la guerre de libération au Nicaragua en 1979 que j’ai pris conscience de la futilité de cette animosité construite de manière intéressée par les dirigeants de la gauche traditionnelle chilienne. J’ai découvert dans les militants du MIR des camarades d’une extraordinaire conviction et des valeurs de solidarité et de lutte profondément enracinées.

Tout cela pour dire que ceux d’entre nous qui étaient à « gauche » et qui caractérisaient le MIR comme une organisation d’ultra-gauche, n’étaient pas loin d’assumer - malgré nos différences - des positions erronées quant à la définition de l’ennemi principal, ce qui permettrait d’établir une politique correcte d’alliances pour unir les forces - dans la diversité - afin d’affronter l’empire et ses laquais locaux à partir de meilleures positions.

Il convient de dire que, dans le Chili d’aujourd’hui, un grand nombre des dirigeants de l’époque, ceux du MIR et ceux de tous les partis qui ont fait partie du gouvernement de l’Unité populaire, font partie du système créé par Pinochet et en tirent profit. D’où l’insignifiance du débat de ces années-là quand on découvre aujourd’hui que les deux partis aspiraient à la même chose.


Le désir frénétique d’être au gouvernement est aujourd’hui au-dessus de toute conviction et de tout comportement éthique que l’on aurait pu avoir dans les années glorieuses de l’Unidad Popular, y compris en établissant des accords avec les promoteurs du coup d’État, qui sont les mêmes qui attaquent actuellement le Venezuela dans tous les forums internationaux auxquels ils participent, les mêmes qui ont soutenu le coup d’État de 2002 contre le président Chávez, les mêmes qui ont réussi à Cúcuta en 2019, les mêmes qui ont participé activement au groupe de Lima.

Il convient de dire que le gouvernement actuel - qualifié de « centre-gauche » - maintient les pratiques néolibérales cimentées par la dictature de Pinochet, a paralysé la mobilisation populaire de 2019, a saboté l’appel à une assemblée constituante originale qui renverserait légalement le système constitutionnel créé par le dictateur et est devenu un féroce répresseur des étudiants, des travailleurs et des Mapuches.

De ce point de vue, on peut se demander qui a été, qui était et qui est de gauche, qui est d’ultra-gauche et qui est une gauche réformiste sans vocation au pouvoir, qui a gaspillé le potentiel de participation et d’organisation populaire généré par le gouvernement de l’UP ? D’un autre point de vue, on pourrait accuser les partis de la gauche traditionnelle d’être les principaux responsables du coup d’État. Ni l’un ni l’autre, ce serait une caricature simpliste de la lutte politique et sociale.

Supposer une analyse aussi superficielle et grossière, c’est sous-estimer l’incroyable potentiel de déstabilisation de l’empire, qui utilise tous les instruments politiques, économiques et militaires pour inverser le cours de l’histoire. C’est là qu’il faut chercher les véritables explications du coup d’État, ainsi que dans l’incapacité du mouvement populaire à construire un rapport de forces qui fasse avancer le processus de changement sans se tromper d’ennemi principal. Dans le cas du Chili en 1973, le MIR ne pouvait certainement pas être placé dans ce camp.

Miguel Enríquez s’est épuisé à présenter une proposition d’organisation et de lutte pour les travailleurs et le peuple chilien. Il l’a fait dans d’innombrables interviews, discours et lettres bien avant le coup d’État, avant même l’arrivée au pouvoir du président Allende. Bien entendu, il a été violemment attaqué par la droite et diabolisé par la gauche traditionnelle.

Après le 11 septembre, dès le 17 février 1974, est publiée la « Directive du MIR pour l’union des forces prêtes à promouvoir la lutte contre la dictature ». Toujours sous la direction de Miguel Enríquez, le document affirme que : « La tâche fondamentale est de générer un large bloc social pour développer la lutte contre la dictature gorille jusqu’à son renversement. Pour ce faire, il est nécessaire d’unir l’ensemble du peuple dans la lutte contre cette dictature et, en même temps, il est stratégiquement nécessaire d’atteindre le plus haut degré d’unité possible entre toutes les forces politiques de gauche et progressistes désireuses de promouvoir la lutte contre la dictature gorille ». Il a proposé la création d’un Front politique de résistance auquel il a appelé à participer les partis politiques de l’UP, les secteurs du Parti démocrate-chrétien (PDC) désireux de lutter contre la dictature gorille et le MIR.

En même temps, il proposait de construire l’unité sur la base d’une plate-forme immédiate avec trois objectifs : l’unité de tout le peuple contre la dictature gorille, la lutte pour la restauration des libertés démocratiques et la défense du niveau de vie des masses. Cette large plate-forme a permis d’intégrer tous les secteurs qui s’opposaient réellement à la dictature.

Aujourd’hui, on pourrait établir des points communs entre cette situation et celle à laquelle le Venezuela est confronté aujourd’hui, le plus important étant l’intention manifeste des USA de répéter au Venezuela ce qu’ils ont réalisé au Chili il y a 51 ans. Dans les deux cas, les laquais locaux se plient servilement aux intérêts impériaux et adoptent des postures terroristes pour atteindre leurs objectifs. De même, dans les deux cas, l’application d’une politique correcte d’unité aurait conduit, ou conduit actuellement, à l’accumulation des forces nécessaires pour aller de l’avant.

Il est valable de s’être opposé ou de s’opposer au MIR chilien et à ses propositions de lutte dans les années 60 et 70 du siècle dernier, mais il faut être clairvoyant pour reconnaître la valeur morale et éthique indéniable de Miguel Enriquez. Ce n’est que sa conséquence révolutionnaire qui l’a fait rester au Chili après l’instauration de la dictature, pour assumer un rôle dans la direction des forces de résistance. L’attitude du MIR est indissociable de celle de son secrétaire général.

Miguel Enriquez a été la figure la plus visible d’une pléiade de dirigeants qui ont façonné une étape très complexe de la lutte politique au cours de laquelle il a fallu passer du réformisme social-chrétien soutenu par l’Alliance pour le progrès, aux jours radieux du gouvernement du président Allende et, de là, à la dictature criminelle de Pinochet, également soutenue politiquement, militairement et économiquement par les USA et le cadre politique fourni par la droite fasciste et démocrate-chrétienne dans son opposition féroce et déloyale à Salvador Allende.

Se souvenir de Miguel Enriquez est un acte de justice, c’est une responsabilité envers la mémoire qui doit accompagner la lutte des peuples, c’est réaffirmer qu’après une étape vient une autre étape dans laquelle l’engagement pour la recherche d’un monde meilleur est ratifié, c’est s’assurer que son absence physique ne nous empêche pas de partager avec joie la grandeur d’un homme qui n’a vécu que 30 ans, mais qui sera toujours présent dans la lutte et la victoire du Chili et de l’Amérique Latine.

 Lire aussi

 

04/10/2024

Vie et mort de Miguel Enríquez, révolutionnaire chilien
Assassiné à 30 ans le 5 octobre 1974 à Santiago du Chili

Miguel Enríquez aurait eu 80 ans le 27 mars 2024. Mais il est mort, âgé d’à peine 30 ans, le 5 octobre 1974, à Santiago du Chili, assassiné par les sbires de la dictature militaire qui s’était abattue sur le Chili le 11 septembre 1973. Miguel Enríquez était l’un des fondateurs et le dirigeant du MIR, le Mouvement de la gauche révolutionnaire. Il avait consacré les dix dernières années de sa courte vie à la lutte révolutionnaire. Pedro Naranjo Sandoval, qui fut un militant du MIR, dont il s’est fait l’historien, nous raconte la vie de Miguel Enríquez. Manuel Cabieses Donoso nous raconte son dernier jour de vie. Et le sous-commandant insurgé Marcos lui rend hommage depuis les montagnes du sud-est mexicain.


Vie et mort de Miguel Enríquez, révolutionnaire chilien
Collection “erga omnes” n° 5
Éditions The Glocal Workhop/L’Atelier Glocal, 5 octobre 2024
134 pages, A5

Classification Dewey : 320 – 920 – 980

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19/02/2024

« Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante » : la nouvelle panthéonnade de Macron

Ainsi donc, deux nouveaux métèques vont faire leur entrée au Panthéon ce 21 février : Missak et Mélinée Manouchian, Arméniens, apatrides, communistes, résistants, vont rejoindre Joséphine Baker, Simone Veil et 80 autres « grands hommes » (dont 8 femmes) dans ce « temple républicain » dont la coupole est surmontée par une croix chrétienne, dans le plus pur esprit de la laïcité à la française.

Une croix dont les apparitions et les disparitions ont suivi les changements de régime depuis 244 ans. La Convention de 1791 avait fait de l’Église Sainte-Geneviève construite avant la Révolution ce « Panthéon » inspiré du Panthéon de Rome pour y enterrer Mirabeau, puis Voltaire, Rousseau, Descartes et autres, Napoléon Ier en avait refait une église, puis Louis Philippe l’avait de nouveau laïcisé en 1830, avant que Napoléon III en refasse un lieu de culte chrétien, puis la Commune de Paris avait scié les bras de la croix, y accrochant un drapeau rouge. L’Ordre moral instauré par Les Versaillais massacreurs des Communards -l’un d’eux, le journaliste Jean-Baptiste Millière, fut fusillé à genoux sur les marches du Panthéon - avait restauré la croix et la République y enterra en grands pompes Victor Hugo en 1885, lui qui avait écrit en 1852 dans son pamphlet Napoléon le petit : « Il [Napoléon III] a enfoncé un clou sacré dans le mur du Panthéon et il a accroché à ce clou son coup d'État. »

Et aucune des républiques qui se sont succédé depuis lors ne s’est souciée de la présence de cette croix au sommet du « Temple ». Laquelle croix ne gêne pas non plus les francs-maçons qui ont convaincu Macron d’honorer ces deux terroristes apatrides que furent Missak et Mélinée.

Nos deux Arméniens seront donc honorés mercredi en présence de Madame Le Pen [lire ci-dessous], qui vient d’accueillir dans les rangs de son parti Fabrice Leggeri, qui démissionna de son poste de directeur de l’agence Frontex en 2022, pour éviter les désagréments d’une enquête sur ses pratiques illégales de renvois de demandeur d’asile vers leurs pays et se prépare à une confortable fin de carrière comme député européen.

Si les Manouchian et leurs camarades polonais, italiens, espagnols, hongrois et roumains avaient vécu dans l’Europe du XXIème siècle, ils n’auraient sans doute pas été fusillés, mais seulement mis dans des centres de rétention et réexpédiés en charters vers les enfers qu’ils avaient fui. Si Macron avait vraiment voulu honorer les métèques FTP-MOI morts pour la France, ce sont tous les 23 martyrs du 21 février 1944 qu’il aurait du faire entrer au Panthéon, comme le lui demandaient les signataires de l’appel ci-dessous. Mais c’était quand même trop lui demander-FG

« Missak Manouchian doit entrer au Panthéon avec tous ses camarades »

Collectif, Le Monde,  23/11/2023

Si les résistants Missak et Mélinée Manouchian entreront au Panthéon le 21 février 2024, leurs 22 camarades du groupe FTP-MOI méritent eux aussi cet honneur, rappelle, dans une tribune au « Monde », un collectif constitué de descendants de ces martyrs et d’intellectuels, parmi lesquels Costa-Gavras, Delphine Horvilleur, Patrick Modiano, Edgar Morin ou encore Annette Wieviorka.

Fresque murale du peintre Popof en hommage au groupe Manouchian, angle rue du Surmelin et rue Darcy, Ménilmontant, Paris 20e (Photo Marie-José PL)

Monsieur le Président de la République, nous vous écrivons cette lettre dans l’espoir d’empêcher une injustice. Vous avez annoncé le 18 juin votre choix de faire entrer au Panthéon les dépouilles de Missak Manouchian et de son épouse, Mélinée, en février 2024, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du martyre du groupe de résistance à l’occupation nazie et à ses collaborateurs français. Le 21 février 1944, vingt-deux hommes furent fusillés au Mont-Valérien. La seule femme de leur réseau fut décapitée à Stuttgart, le 10 mai 1944.

Portrait de Manouchian dans  la maison d’arrêt de Fresnes, par Christian Guémy alias C215

Votre décision est une heureuse nouvelle qui nous a réjouis. Mettant fin à un trop long oubli, elle marque la reconnaissance de la contribution décisive des résistants internationalistes à la libération de la France et au rétablissement de la République. Manouchian et ses camarades appartenaient en effet aux Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), une unité de la Résistance communiste composée en grande part d’étrangers, de réfugiés et d’immigrés.  « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant », rappelait Louis Aragon en les célébrant dans son poème « L’Affiche rouge », où il évoquait leurs noms « difficiles à prononcer ».

Place Henri-Krasucki, Paris 20e

En nos temps ô combien incertains où de nouvelles ombres gagnent, où xénophobie, racisme, antisémitisme et toutes les formes de rejet de l’autre, de l’étranger et du différent menacent, cet hommage patriotique et républicain est un message de fraternité qui rappelle que la France a toujours été faite du monde, de la diversité de son peuple et de la pluralité de ses cultures grâce à l’apport de toutes ses communautés d’origine étrangère. C’est surtout un message universel qui souligne combien les idéaux d’égalité des droits, sans distinction de naissance, de croyance ou d’apparence, initialement proclamés par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, pour lesquels Manouchian et ses camarades ont donné leurs vies, peuvent soulever le monde entier.



Sans en oublier un seul

Or, Monsieur le Président, c’est ce message que contredit le choix de faire entrer au Panthéon Missak et Mélinée Manouchian, et eux seuls. Eux-mêmes ne l’auraient sans doute ni compris ni souhaité. Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait. Ce groupe de résistants communistes ne se résume pas à Manouchian qui, certes, en fut le responsable militaire avant que la propagande allemande ne le promeuve chef d’une bande criminelle. Et le symbole qu’il représente, à juste titre, pour nos compatriotes de la communauté arménienne est indissociable de toutes les autres nationalités et communautés qui ont partagé son combat et son sacrifice.

Monsieur le Président, nous espérons vous avoir convaincu que Missak Manouchian ne saurait entrer seul au Panthéon, fût-ce en compagnie de son épouse. Ce sont les vingt-trois, tous ensemble, qui font l’épaisseur de cette histoire, la leur devenue la nôtre, celle de la France, hier comme aujourd’hui. Les vingt-trois, sans en oublier un seul : juifs polonais, républicains espagnols, antifascistes italiens, et bien d’autres encore.

Nous vous demandons donc de faire en sorte qu’il soit accompagné par ses vingt-deux camarades : l’Arménien Armenak Arpen Manoukian, l’Espagnol Celestino Alfonso, les Italiens Rino Della Negra, Spartaco Fontanot, Cesare Luccarni, Antoine Salvadori et Amedeo Usseglio, les Français Georges Cloarec, Roger Rouxel et Robert Witchitz, les Hongrois Joseph Boczov, Thomas Elek et Emeric Glasz, les Polonais Maurice Füngercwaig, Jonas Geduldig, Léon Goldberg, Szlama Grzywacz, Stanislas Kubacki, Marcel Rajman, Willy Schapiro et Wolf Wajsbrot, et la Roumaine Olga Bancic.

Ils étaient vingt-trois, « vingt et trois qui criaient la France en s’abattant » – Aragon toujours –, vingt et trois qui disent notre patrie commune, sa richesse et sa force. Vingt et trois qui, à l’heure de la reconnaissance nationale, sont indissociables.

Signataires : Juana Alfonso, petite fille de Celestino Alfonso ; Patrick Boucheron, historien, professeur au Collège de France ; Michel Broué, mathématicien ; Patrick Chamoiseau, écrivain ; Costa-Gavras, cinéaste, président de La Cinémathèque française ; Elise Couzens et Fabienne Meyer, cousines germaines de Marcel Rajman ; Michel, Patrice et Yves Della Negra, neveux de Rino Della Negra ; René Dzagoyan, écrivain ; Jean Estivil, neveu de Celestino Alfonso ; André Grimaldi, professeur émérite de médecine ; Anouk Grinberg, comédienne et artiste ; Jean-Claude Grumberg, écrivain et homme de théâtre ; Yannick Haenel, écrivain ; Delphine Horvilleur, rabbine et écrivaine ; Serge et Beate Klarsfeld, historiens ; Mosco Levi Boucault, réalisateur ; Patrick Modiano, écrivain, prix Nobel de littérature ; Edgar Morin, sociologue et philosophe ; Edwy Plenel, journaliste ; Anne Sinclair, journaliste ; Thomas Stern, neveu de Thomas Elek ; Annette Wieviorka, historienne, directrice de recherche au CNRS ; Ruth Zylberman, écrivaine et réalisatrice.

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Hommage à Missak et Mélinée Manouchian : non à la présence du RN au Panthéon

Nous ne souhaitons pas la présence du Rassemblement national à l'hommage rendu mercredi, au Panthéon. L'histoire et les valeurs de ce parti sont en contradiction avec le combat des résistants des FTP-MOI, étrangers, juifs, communistes.

Descendants des membres du « groupe Manouchian », nous ne souhaitons pas la présence du Rassemblement national à l'hommage rendu mercredi, au Panthéon.

L'histoire et les valeurs de ce parti sont en contradiction avec le combat des résistants des FTP-MOI, étrangers, juifs, communistes.

A l'heure où le Rassemblement national remet en cause le droit du sol, la présence des représentants de ce parti serait une insulte à la mémoire de ceux qui ont versé leur sang sur le sol français.

Nous ne voulons pas participer à la stratégie de dédiabolisation d'un parti xénophobe et raciste. Missak Manouchian et ses camarades ne l'auraient pas supporté. 

Signataires :

Familles de Celestino Alfonso, Joseph Epstein, Marcel Rajman, Wolf Wajsbrot, Missak Manouchian et Amedeo Usseglio

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Manouchian : Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Armeniens engagés dans la Résistance française

Manouchian
Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française
Astrig Atamian Claire Mouradian Denis Peschanski

Editions Textuel, novembre 2023
ISBN : 978-2-84597-961-1
192 pages
250 images
39 €
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Manouchian : Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Armeniens engagés dans la Résistance française

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➤Antoine Perraud
Retour sur l’éclairante « affaire Manouchian » de 1985
En 1985, un documentaire de Mosco Levi Boucault, « Des “terroristes” à la retraite », retraçait l’action des FTP-MOI, avant l’arrestation du groupe. Ce fut « l’affaire Manouchian ». Revoyons ce film aussi capital que discutable.


➤Mosco revisite l’ouverture de son documentaire « Des ‘terroristes’ à laretraite »

18/12/2023

ROBERTO CICCARELLI
Le siècle bref de Toni Negri

Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er  août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG


 Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste

 
Il a eu 90 ans le 1er aout. Photo Judith Revel

Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu ton temps aujourd’hui ?
 Je me souviens que Gilles Deleuze souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie. C’est une de ses grandes vertus.

Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
 Il peut y avoir divers siècles courts. Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai participé.

Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
 Certes. Mais on pensait que l’histoire était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été. Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes, antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les luttes écologistes.

Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes, tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette histoire ?
 Les années 1970, lorsque le capitalisme a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.

Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté depuis le milieu des années 1970 ?
 Parce qu’il y a eu un manque de réaction de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique sur ce qu’elle possédait.

Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)

Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate. Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.

Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
 D’une part, il y avait l’idée de libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme. L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle façon d’être communiste.

Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?
 Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres, de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi, et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister. Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices. Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.

La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
 C’est avant tout le signe d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.

Qu’était-il devenu ?
 Un oppresseur. Il a massacré ceux qui dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles, les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect substantiel a été laissé de côté.

Un défilé de Potere Operaio (Negri en tête)  

Lequel ?
 Nous étions politiquement responsables d’un mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça, ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?

Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants. Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.

En prison, tu as poursuivi le combat politique. En 1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do You remember revolution  [“Te souviens-tu de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”. Comment as-tu vécu ces années ?
 Ce document disait des choses importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en 1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.

En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
 J’en souffre encore beaucoup. Si je dois porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir. En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort. Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.

Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner. Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait peut-être raison.

L’a-t-elle fait une autre fois ?
 Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne pour m’empêcher de prendre cet avion.

Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
 J’étais convaincu que j’allais lutter pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en 2003. Rossana avait peut-être raison.

Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
 Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.

Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
 J’ai trois enfants merveilleux, Anna, Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé. J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est pour moi un cadeau d’une immense beauté.

À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui, à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées réactionnaires et élitistes ?
 Il m’est difficile de répondre à cette question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...

Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...

J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.

L’exil, encore aujourd’hui ?
 Un peu, oui. Mais c’est un exil différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme. Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995, qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.

Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une résonance mondiale ?
 Parce qu’il répond à un besoin de résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et productive.

Tes références constantes à François d’Assise m’ont toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
 Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi*** de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie entrent dans le langage politique.
[Lire
Ce communiste de Saint François]

NdT

*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.

** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».

***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.

15/03/2023

LUIS HERNANDEZ NAVARRO
Camarade Gilberto, 80 ans
Hommage à Gilberto López y Rivas (*6 mars 1943)

 Luis Hernández Navarro, La Jornada, 14/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un an avant l’assaut de la caserne Madera dans le Chihuahua [23 septembre 1965), le dirigeant syndical des enseignants Othón Salazar et d’autres enseignants ont tenté de donner vie à un mouvement de guérilla d’orientation socialiste. Ils n’étaient pas seuls, ils étaient accompagnés dans leur rêve par les survivants du mouvement jaramillista*, les noyaux ouvriers du Frente Obrero Comunista Mexicano maoïste, dirigé par l’avocat Juan Ortega Arenas, ainsi que des médecins, des avocats, des étudiants et des intellectuels.

 « En 1964, personne ne pouvait m’ôter de la tête que le moment tactique pour le Mexique était le mouvement de guérilla. J’ai pris un médecin, une infirmière, des munitions et des armes. Nous avons passé quinze jours à nous entraîner dans une communauté appelée Jaulillas, près de Tehuitzingo, à Puebla ; l’influence que la révolution cubaine a exercée sur un groupe d’entre nous, et sur moi en particulier, a été très grande. Il m’a semblé, avec une conviction totale, qu’il n’y avait pas d’autre issue pour le Mexique que le mouvement de guérilla », a déclaré Othón Salazar à Amparo Ruiz del Castillo.


 L’un des participants à ce projet politico-militaire était un jeune étudiant en anthropologie qui venait d’abandonner ses études d’économie, dépassé par ses cours de comptabilité : Gilberto López y Rivas. Militant des Jeunesses communistes, dont il avait été exclu pour déviations petites-bourgeoises, il consacrait une partie de son temps à l’entraînement à l’autodéfense, étudiant les tactiques de guérilla, s’entraînant au maniement des armes et apprenant à fabriquer des grenades artisanales à l’efficacité douteuse.

La nouvelle organisation ne s’est pas opposée militairement au gouvernement, bien qu’elle ait eu des pertes et des prisonniers au niveau régional. Des témoins affirment qu’elle n’avait pas de nom, d’autres l’identifient comme le Movimiento 23 de Mayo. Ils ont étudié la contre-insurrection britannique en Malaisie et celle des Français en Algérie. La guerre de guérilla** du Che devient leur bible. Ils analysent les conditions d’établissement d’un foyer de guérilla et la possibilité d’une guérilla itinérante. À l’intérieur, Gilberto s’occupe des cellules ouvrières dans les quartiers de la brasserie Modelo et de l’usine de cuisinières Acros, collecte des produits pharmaceutiques et collabore avec les Jaramillistas, en soutenant le commandant Félix Serdán, alias Rogelio (1917-2015), dans son travail de conspirateur.

Enfant, López y Rivas a vécu dans un logement précaire à Santa María la Ribera, à Mexico. Il a ensuite vécu à Veracruz, où il a appris l’invasion usaméricaine du port (1914) par Luz María Llorente veuve Posadas, son instit de la 4ème à la 6ème année d’école primaire Elle avait vécu sous l’occupation yankee. Les USAméricains la dégoûtaient, la seule expérience qu’elle avait, et la seule qu’elle voulait, c’était qu’ils s’en aillent, a-t-elle dit à Gilberto. L’anti-impérialisme l’a donc habité dès son plus jeune âge. Sa thèse de doctorat à l’université de l’Utah, publiée plus tard sous forme de livre en espagnol en 1976, s’intitulait La guerra del 47 y la resistencia popular a la ocupación (La guerre de 47 [USA-Mexique, 1846-1848] et la résistance populaire à l’occupation).