Annamaria
Rivera, Comune-Info, 25/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Pour aborder, même brièvement, un thème tel que
celui que je propose, je pense qu’il convient de commencer par le concept de
réification. En résumé, on peut dire qu’il s’agit d’une posture, d’une
disposition, d’une pratique sociale routinière qui nous incite à traiter les
sujets autres que nous-mêmes non pas d’une manière conforme à leurs qualités d’êtres
sensibles, mais comme des objets inertes, voire comme des choses ou des
marchandises.
Une autre ligne de pensée que j’ai essayé de
rendre opérante est celle que l’on pourrait trivialement appeler animaliste :
il s’agit en fait d’une réflexion sur la continuité des processus de domination
et de réification. La dialectique négative proposée par Theodor W. Adorno,
selon laquelle le moi de l’humain est produit par la négation active de l’autre-que-soi,
liée à la domination sur la nature, ne concerne pas seulement le rapport
hommes/femmes et nous/les /autres, mais aussi celui entre humains et animaux.
Dans le cas des animaux, la marchandisation est en
effet totale, au point que les industries qui exploitent les non-humains « ne
parlent plus seulement de reproduction mais de production de l’animal : comme
si les animaux n’étaient qu’une matière corporelle qu’il appartient au travail
humain de former, d’instrumentaliser et de reproduire », ainsi que de tuer
(Melanie Bujok, 2008, Materialità corporea, “materiale-corpo”. Pensieri
sull’appropriazione del
corpo di animali e donne ; orig. Körperliche Materialität,
„Körper-Material“-Einige Gedanken zur Bemächtigung des Körpers von Tieren und
Frauen,
2005).
Si abschlachten (“abattre, massacrer” : cf.
Schlachter, boucher) était le verbe utilisé par les bouchers nazis pour
nommer le massacre des prisonniers dans les camps, planifié et réalisé selon
une stricte logique industrielle, aujourd’hui, élever, torturer et abattre des
animaux s’appelle “produire de la viande”.
Pour subvertir ce modèle, il faut d’abord en
montrer la partialité : bien qu’il se soit répandu dans des domaines
disparates, il est issu d’une petite fraction de la pensée philosophique - l’occidentale
moderne - qui tend à penser en termes de polarités opposées le rapport entre
nature et culture, qui sépare, culturellement et moralement, les humains des
non-humains, qui établit une fracture irrémédiable entre les sujets humains et
les objets animaux, déniant à ces derniers la qualité de sujets, précisément,
dotés de sensibilités, de biographies, de mondes, de cultures et d’histoires.
Cette fraction de la pensée a produit une
ontologie très particulière qui, à son tour, a généré une cosmologie et une
éthique parmi d’autres. Pour bien comprendre son arbitraire, sa spécificité et
donc sa non-universalité, il suffit de considérer que ce modèle dualiste n’a
pas de sens pour la plupart des traditions culturelles non occidentales. Parmi
celles-ci, nombreuses sont celles qui ont fait de la continuité entre les êtres
vivants le paradigme constitutif de leurs ontologies et de leurs cosmologies.
La réification des non-humains s’est transformée
en marchandisation massive avec les élevages intensifs et les abattoirs
automatisés des sociétés industrielles-capitalistes : des structures de
concentration, pourrait-on dire, qui, en favorisant le “saut d’espèce”,
représentent, entre autres, l’une des causes de la dernière pandémie, comme de
bien d’autres qui l’ont précédée.
Il suffit de mentionner le SRAS (“syndrome
respiratoire aigu sévère”), qui s’est répandu entre 2002 et 2003, également
causé par un coronavirus. Mais il ne faut pas oublier que l’Ebola, le sida, la
grippe aviaire sont également d’origine zoonotique.
Tout cela est dialectiquement lié aux processus
rapides et de plus en plus répandus de déforestation, d’urbanisation, d’industrialisation,
voire d’agriculture, qui enlèvent progressivement des portions d’habitat aux
animaux dits sauvages. Ceux-ci, s’ils survivent, ne peuvent que s’approcher des
installations humaines et donc aussi des animaux dits “d’élevage”, parmi les
plus vulnérables car immunologiquement déprimés en raison des conditions et des
traitements extrêmes auxquels ils sont soumis : entre autres, l’administration
de doses anormales d’antibiotiques, sans parler des pratiques de véritable
torture.
Dans Homo
sapiens et mucca pazza. Antropologia
del rapporto con il mondo animale (Homo
sapiens et vache folle. Anthropologie du rapport avec le monde animal), un livre que j’ai
édité, publié par la maison d’édition Dedalo en 2000, et pourtant tragiquement
d’actualité, j’ai écrit, entre autres, que ceux qui achètent, par exemple, « de
la viande de veau ignorent ou veulent ignorer que la clarté de cette chair
devenue viande est obtenue en forçant le veau à vivre sa courte vie dans l’immobilité
absolue, bourré de toutes sortes de médicaments qui font vieillir rapidement
ses organes, et emprisonné dans des espaces étroits et sombres".
Ce volume, auquel ont participé, outre moi-même, Mondher Kilani,
Roberto Marchesini et Luisella Battaglia, était, en particulier dans le cas de
ma contribution, largement inspiré par le grand anthropologue Philippe Descola
(Par-delà nature et
culture, Gallimard 2005), même s’il ne manquait pas de références
explicites à d’autres penseurs importants tels que Jacques Derrida (L’animal que
donc je suis, Galilée 2006).
Si les raisons de la propension à manger de la “viande”
sont à chercher avant tout du côté du marché et des intérêts de l’industrie de
l’élevage, il ne faut pas négliger l’importance de la raison symbolique : dès
1992, Derrida dans Points
de suspension (Galilée, 1992) avait esquissé la figure d’une subjectivité “phallogocentrique de
la viande”, propre au sujet masculin, détenteur du logos et, précisément,
carnivore. À cela s’ajoute la manipulation cruelle des êtres vivants que
constituent les expériences de transgénèse, de clonage, etc.
Avec les animaux de laboratoire, le cycle maudit
atteint son paroxysme. Il n’est donc pas exagéré d’établir une analogie avec
les pratiques nazies consistant à réduire les corps humains à l’état de
mannequins, d’instruments, de cobayes pour la réalisation d’atroces expériences
soi-disant “scientifiques”.
Et pourtant, au plus fort de la crise pandémique,
la dernière en date, alors que la prise de conscience de la centralité de la
question de notre relation perverse avec les écosystèmes et les non-humains
aurait dû être largement partagée, a fortiori par les universitaires, voilà que
certains d’entre eux se sont laissé aller à des déclarations déconcertantes. Je
fais allusion au virologue Roberto Burioni qui, à la télévision, a souhaité que
“nos amis à quatre pattes” puissent également contracter le Covid-19 car cela « nous
donnera un avantage considérable dans l’expérimentation des vaccins ».
Pourtant, il est bien connu que le modèle des
expériences sur les non-humains est non seulement inacceptable d’un point de
vue éthique, mais qu’il est aujourd’hui si coûteux et dépassé qu’il rend très
improbable la création de médicaments et de vaccins efficaces. Cela ne concerne
pas seulement le sort des non-humains. Une idéologie et des pratiques
similaires conduisent au sacrifice sélectif des humains, les plus vulnérables,
les plus exposés, les plus précaires et/ou les plus altérisés, comme nous l’avons
également vu lors de la récente pandémie.
Depuis près de trente ans, c’est-à-dire depuis que
j’ai commencé à intégrer ce qu’on appelle improprement la “question animale”
(ou la “question non humaine”) dans mes recherches, et donc dans des essais et
des articles, la pensée et les travaux de Philippe Descola me sont devenus
indispensables, au point que je le cite très fréquemment : extrêmement utiles,
l’un et l’autre, pour montrer - comme il l’écrit lui-même dans Par-delà
nature et culture - que « l’opposition entre la nature et la culture
ne possède pas l’universalité qu’on lui prête».
« Mener à bien une telle entreprise », ajoute-t-il «
exige que l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif et devienne pleinement
moniste ».
C’est d’ailleurs grâce à ses recherches et à sa
réflexion que j’ai trouvé le courage de mener plus d’une décennie d’enquêtes de
terrain à Essaouira : une ville du sud-ouest du Maroc, exemplaire par son
histoire de mixité, notamment par la longue cohabitation entre arabo-musulmans
et juifs, sans parler d’autres minorités, mais aussi par la cohabitation dense
et profonde entre les humains et certaines catégories de non-humains.
Ma
recherche - comme je l’ai dit - inspirée de ce qu’on appelle aujourd’hui, un
peu improprement, « l’ethnographie multi-espèces », qui a ensuite,
dans mon cas, pris la forme d’un essai, publié par Dedalo en 2016 : La
città dei gatti. Antropologia animalista di Essaouira (La ville des
chats. Anthropologie animaliste d’Essaouira).
Dans cet essai, le thème de la convivialité
interspécifique joue un rôle important : avec les chats, les mouettes et même
les chiens. Je dis “même” parce que ces derniers ont longtemps été considérés,
du côté musulman, comme des êtres impurs, comme on le sait. Il faut cependant
préciser que cette distinction entre animaux purs et impurs n’est pas du tout
propre au seul monde musulman. Et actuellement, à Essaouira notamment, les
chiens sont également accueillis, protégés et intégrés dans le monde des
humains.
Un autre aspect mérite d’être souligné : à
Essaouira, les personnes qui prennent soin d’animaux libres comme les mouettes,
les chats et même les chiens sont aussi, voire surtout, les personnes les plus
démunies, qui pratiquent une éthique commune de la compassion et de la
solidarité, élargie au-delà de l’“espèce” humaine. En s’adonnant au “luxe” du
sens et du don, de l’affection et de l’attention les plus gratuites, elles échappent
à la raison économique et utilitariste qui les a condamnés. Ils brisent ainsi
la chaîne de la dépendance obligatoire à l’égard du besoin à
laquelle la société les a liées et dont elle les imagine esclaves.
Toujours à propos de la convivialité
interspécifique, il convient d’ajouter qu’elle a été pour moi non seulement un
objet d’observation, mais aussi et surtout une expérience relationnelle
personnelle : directe et durable. En effet, selon mon expérience de terrain, l’animalité,
si elle ne permet pas de placer le non-humain dans le rôle classique de “l’informateur
”, le place cependant dans celui d’acteur et de témoin d’un contexte qui
favorise les rencontres, les relations, voire les amitiés transpécifiques
durables. Tout cela, j’ai pu l’expérimenter personnellement, notamment avec
quelques mouettes et chats, auxquels me lie une amitié fidèle et constante
depuis plusieurs années.
Pour conclure avec une dernière citation de Descola : « Bien des
sociétés dites « primitives » […] n’ont jamais songé que les frontières de
l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent
pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les
plus insignifiants des animaux. »
“Humains, la vraie peste, c'est vous”