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22/05/2023

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
Animaux et capital

Dario Manni et Marco Maurizi, Comune-Info, 13/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’histoire millénaire des relations entre humains et non-humains est profondément liée aux rapports économiques (Mason 1993 ; McMullen 2016 ; Timofeeva 2018). Cela a également un effet décisif sur la manière dont la nature est représentée symboliquement ou idéologiquement dans notre culture. Il n’existe pas de société humaine qui ne fonde pas ses représentations du monde animal sur les rapports économiques qui sous-tendent sa reproduction (Nibert 2002). Cet élément est central pour comprendre à la fois la continuité qui a caractérisé l’exploitation des animaux à des fins économiques dans l’histoire de la domination, et la discontinuité que le capitalisme a introduite dans cette histoire. Cela est évident si l’on considère l’utilisation qui a été faite des animaux non humains au cours des siècles en tant que force de travail et en tant que biens de consommation.

 La force de travail animale

Historiquement, les animaux ont été utilisés comme force de travail dans l’agriculture, le transport et l’industrie. Cependant, depuis la modernisation capitaliste, l’utilisation des animaux comme force de travail a diminué en raison du développement de la technologie et de l’automatisation. Cela ne signifie pas que le phénomène de l’exploitation du travail animal ne soit pas encore présent dans certaines parties du monde, en particulier dans les pays en développement : dans l’agriculture de ces pays, des animaux tels que les chevaux, les ânes et les bœufs sont encore utilisés pour labourer les champs, transporter des marchandises et effectuer d’autres tâches. En effet, compte tenu du développement inégal du capitalisme, dans certaines circonstances, l’utilisation de ces animaux peut s’avérer moins coûteuse et plus efficace que l’utilisation de machines, en particulier dans les régions où les infrastructures et les ressources sont limitées. Cependant, il est évident que cette utilisation est structurellement réduite par l’investissement technologique des sociétés industrielles avancées et que, par conséquent, ces formes d’exploitation de la force de travail animale sont des survivances d’un passé qui a déjà été effectivement dépassé par la modernisation capitaliste.

Ce type d’exploitation des animaux en tant que force de travail soulève des problèmes éthiques apparemment similaires à ceux qui se posent dans le cas du travail humain : les animaux sont souvent soumis à de longues heures de labeur, à des conditions de travail exténuantes et à un manque de nourriture, d’eau et de soins vétérinaires. En outre, leur emploi à des tâches dangereuses et physiquement épuisantes peut entraîner des blessures ou la mort. Toutefois, il convient de noter que, dans une perspective marxiste, cette similitude ne concerne que l’aspect extérieur du rapport de travail : le rapport de travail capitaliste typique est la relation humaine et qualifie l’exploitation des humains dans un sens différent de celle des animaux non humains. Derrière la similitude empirique se cache une différence essentielle que seule l’analyse théorique peut mettre en évidence.

Lors de l’analyse du processus spécifique de reproduction du capital, par exemple, il serait tout à fait trompeur d’identifier le travail à une simple fourniture d’énergie psychophysique. Bien sûr, les humains et les animaux “travaillent” et tous travaillent pour le capitaliste. Cependant, il existe une caractéristique spécifique du travail humain, une fonction très spécifique du travailleur dans sa relation avec le capitaliste que les animaux ne peuvent pas assumer. Une compréhension différente des rôles joués par les travailleurs et les animaux dans la machine du capitalisme n’est donc pas la conséquence d’un préjugé spéciste : c’est la structure même du mode de production capitaliste qui crée cette distinction des rôles et des fonctions. L’ignorer, c’est tout simplement ignorer le fonctionnement du capitalisme. Rosa Luxemburg, malgré son amour des animaux (Luxemburg 1993), reproche à Adam Smith d’identifier les travailleurs et les animaux en qualifiant l’activité de ces derniers de “travail productif” (Luxemburg 1951 : 40). Bien que le travail animal, tout comme le travail humain, signifie “la dépense d’une certaine quantité de muscle, de nerf, de cerveau” (Marx 1962 : 185), le problème ici n’est pas la production générique de valeur d’usage, c’est-à-dire de produits qui sont utiles pour notre consommation, qui satisfont un de nos besoins ; il est clair que les animaux (peu importe qu’ils soient autonomes ou guidés par la main de l’homme) sont capables de produire de la valeur d’usage. Le problème est que la source de valorisation du capital est l’accumulation de la valeur d’échange, c’est-à-dire la propriété d’une marchandise d’être quantitativement, et non qualitativement, comparée à toute autre marchandise, et donc échangée contre elle et en particulier contre l’équivalent général qu’est l’argent. Le travail animal, n’étant pas lui-même vendu comme une marchandise sur le marché, ne peut ni perdre ni ajouter de la valeur d’échange aux marchandises (Stache 2019 : 15). Seul le travail qui perd et ajoute de la valeur d’échange aux marchandises est du travail productif au sens capitaliste.

Diego Sarti, “Nègre avec mastiffs” [chiens de plantation], sculpture du groupe “Esclavage”, Exposition générale italienne, Turin, 1884

 Ce point a été largement discuté dans la littérature marxiste concernant le problème du travail des esclaves (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010 ; Nesbitt 2022), auquel le travail des animaux peut, au moins en partie, être assimilé1. Bien que ce type de travail puisse être qualifié en termes de "surtravail" qui génère un "surproduit" – par exemple, en soutenant que, sans recevoir de salaire, l'esclave et l'animal reçoivent une part des biens de consommation nécessaires à leur survie mais inférieure à la “valeur” qu'ils ont produite, et que de cette “valeur” ajoutée leur propriétaire retirerait un “profit” - nous serions entièrement dans une situation précapitaliste qui, en outre, ne décrit pas de manière adéquate comment l'esclavage traditionnel et l'exploitation animale sont transformés par leur insertion dans le mode de production capitaliste. On peut également affirmer que l’esclave et l’animal sont “expropriés” du produit de leur travail - indépendamment du fait que, dans certains cas, l’animal n’aurait de toute façon aucun intérêt à s’approprier ce qui lui est enlevé - mais l’expropriation dans le cas du salarié concerne la valeur d’échange dans la sphère de la production et seulement indirectement, en tant que rapport social global, sa subordination au capitaliste également en termes de consommation.

Les expressions “valeur”, “profit” et “expropriation” ont ici un sens imprécis qui brouille les termes théoriques de la question. C’est oublier que l’analyse marxienne de la valeur est essentiellement une théorie monétaire : l’argent n’est pas un simple moyen superposé aux rapports capitalistes, mais constitue une forme essentielle et nécessaire de leur manifestation2. Toute l’analyse du Capital de Marx vise à expliquer pourquoi ces rapports doivent prendre cette forme. Chaque élément de la production capitaliste doit en effet se présenter sous la forme d’une marchandise, donc être doté d’une valeur d’échange pour entrer dans le cercle de valorisation du capital. L’ensemble des valeurs d’échange doit être représenté sous la forme de l’équivalent, c’est-à-dire de l’argent, qui apparaît donc, sous sa forme historiquement complète et développée, à la fois au début et à la fin du processus. Il en va de même pour le travail, qui entre dans la production en étant toujours “attaché” à la personne du travailleur, mais en en étant essentiellement séparé. Il s’agit d’un point central pour deux raisons interdépendantes : d’une part, le travail qui crée une nouvelle valeur n’est pas le travail concret et qualitatif dépensé pour produire la marchandise x ou y, mais plutôt le travail abstrait, représenté quantitativement par l’argent qui exprime sa valeur d’échange. D’autre part, Marx souligne que si le travailleur n’était pas légalement libre de vendre sa force de travail, et donc pour un temps limité, il serait un esclave, ce qui rendrait impossible le phénomène spécifiquement capitaliste de la “valorisation de la valeur”, c’est-à-dire l’échange inégal entre le salaire et l’utilisation de la force de travail, qui est à la base de la production de la plus-value. Il s’agit là d’un point fondamental. En effet, la force de travail a une valeur qui s’exprime dans le salaire, c’est-à-dire dans la partie du capital investi que Marx appelle le capital variable. Dans le cas des esclaves humains et animaux, leur travail n’est pas séparable de leur existence corporelle, ni en principe ni en fait : l’animal, comme l’esclave, a une valeur mais cette valeur n’est pas celle de sa force de travail, elle n’est donc pas exprimable en tant que capital variable, puisqu’elle fait plutôt partie de l’investissement dans les moyens de production. C’est-à-dire qu’il s’agit entièrement de capital constant. L’animal, comme l’esclave, est réduit à une machine et son action n’est pas différente de celle du rouage, il n’ajoute pas de valeur d’échange, il transfère simplement sa valeur d’échange intrinsèque à la marchandise qui réapparaît ici sous forme de coût3. Nulle part il n’est possible de distinguer une valeur spécifique de la force de travail des esclaves ou des animaux, ni un rapport spécifique entre leur temps de travail et l’investissement en capital : le “maître” dépense pour leur achat et le maintien de leur existence comme il le ferait pour des machines, c’est-à-dire indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non. Il est évidemment dans son intérêt qu’ils travaillent toujours mais, précisément, l’argent qu’il investit n’a pas de relation structurelle avec la fourniture de travail. Dans la relation salariale, en revanche, l’investissement en capital ne concerne pas la personne du travailleur, mais seulement la disponibilité de sa force de travail pendant le temps nécessaire à la production de biens. Et seulement pour cela. Car c’est là que se manifeste la dualité du travail et de la valeur.

Si la valeur et l’expropriation ont une signification spécifique dans le cas du salarié parce qu’elles concernent non pas le travail empirique et la marchandise particulière produite avec sa valeur d’usage spécifique, mais ce même travail et cette valeur en tant que parts aliquotes du travail social et de la valeur d’échange globale, il en va de même pour le profit, qui doit être distingué de la production de la plus-value. Dans le troisième livre du Capital, Marx clarifie cette différence, même si ce n’est que sous forme d’esquisse. L’esclavage humain et animal dans le capitalisme garantit en effet un profit même si ce travail ne produit pas de plus-value. Marx lui-même donne l’exemple limite des entreprises qui n’investissent que dans le capital constant, un exemple purement théorique : dans les entreprises fondées sur le travail des esclaves et des animaux, en effet, une composante, aussi minime soit-elle, du travail salarié, et donc de la plus-value, ne peut être éliminée. Le fait est que la plus-value produite et abandonnée comme profit par le capitaliste n’est pas celle produite par l’entreprise individuelle. Les différentes branches de l’industrie contribuent en fait, chacune d’une manière différente, à la masse totale de la plus-value et c’est celle-ci qui est ensuite répartie entre les différents capitaux sous forme de profit. Cela se fait par le biais du taux de profit (c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et la somme du capital constant et variable) qui, bien que différent pour chaque industrie et chaque branche de production, prend une forme moyenne qui élimine les différences entre elles et garantit à chaque capitaliste un retour sur son investissement. Ces différences sont déterminées par la composition organique du capital, c’est-à-dire la part de l’investissement due au capital constant et celle due au capital variable. Ainsi, il existe des entreprises et des branches de production qui ajoutent une plus grande part à la masse générale de la plus-value, mais les capitaux investis dans les différents secteurs de l’économie se voient garantir un taux de profit moyen dont ils peuvent bénéficier indépendamment de la quantité de plus-value qu’ils ont été en mesure de produire. Les produits du travail d’esclaves sont donc en mesure de “capturer” une partie de la plus-value produite dans d’autres branches de l’industrie et de réaliser ainsi un profit (Nesbitt, 2022, p. 35).

Aigle utilisé pour éloigner les oiseaux des avions, aéroport international de Vancouver

 Le fétiche de l’animal-marchandise

Dans le cas des animaux - et des esclaves humains - le processus d’assujettissement ne se réalise donc pas par le travail mais est déjà donné au départ. Et il ne se réalise pas par l’échange inégal entre force de travail et salaire, mais par la violence directe, ce que Marx appelle la domination, la violence directe et brutale. C’est par cette même violence que l’animal est réduit à une marchandise, en l’occurrence non pas comme moyen de production mais comme résultat du processus de production : l’animal-marchandise.

Le capitalisme a donc conduit à la marchandisation du corps des animaux et à leur exploitation à des fins économiques à un niveau quantitativement sans précédent. Mais même dans ce cas, à l’utilisation millénaire des animaux comme objets de consommation et comme marchandises, le capitalisme ajoute une particularité, on pourrait dire un saut qualitatif dans l’exploitation animale, et la théorie de Marx apparaît à nouveau centrale pour comprendre cette dynamique. Le capital désigne la richesse utilisée pour produire des biens et des services, tandis que les marchandises sont des biens ou des services produits pour être vendus sur le marché. Marx souligne que dans le capitalisme, le capital et les marchandises sont étroitement liés et influencent mutuellement la production et l’échange, que le mouvement général de l’économie n’est pas déterminé par la production de marchandises pour satisfaire les besoins (marchandise-argent-marchandise), mais que les besoins eux-mêmes deviennent une fonction de la croissance du capital (marchandise-argent) : c’est-à-dire que la recherche du profit entraîne la production de marchandises, qui à son tour génère davantage de capital grâce à leur vente sur le marché. Le cycle constant de la production et de l’échange incite sans cesse les capitalistes à accumuler plus de capital et à produire plus de marchandises, ce qui conduit à l’expansion du marché et à la croissance économique. Cela signifie que même la marchandisation des animaux n’est pas une conséquence de la satisfaction des besoins humains, mais un effet de l’accumulation et de l’expansion du capital : en d’autres termes, la croissance de l’exploitation des corps animaux est parallèle à la croissance du mouvement d’auto-valorisation du capital en tant que relation sociale impersonnelle, objective, mécanique et déshumanisante.

En effet, Marx note que les marchandises ne sont pas simplement des biens physiques, mais qu’elles incarnent également des relations sociales et des dynamiques de pouvoir, puisque les travailleurs et les capitalistes interagissent dans la production et l’échange de marchandises. Ainsi, les marchandises reflètent la lutte des classes sous-jacente à la société capitaliste. Sous cette lutte se cache certainement aussi la relation anthropocentrique et spéciste qui empêche de reconnaître l’injustice de l’exploitation animale. Mais ce même rapport, qui au cours des millénaires a été justifié par les idéologies religieuses et spiritualistes les plus diverses, apparaît ici dépouillé de toute motivation qui ne soit pas réductible aux pures lois de l’économie considérées comme “naturelles” et inviolables. Marx appelle “fétichisme de la marchandise” cette inversion des rapports par laquelle le mouvement des marchandises dissimule les rapports sociaux.


Sue Coe, Les animaux sont les 99% dont vous vous épargnez la vue. Extrait du livre Cruel, OR Books, 2012

La marchandisation des corps animaux, par laquelle le fétichisme de la marchandise envahit notre représentation des êtres vivants non humains et normalise la violence à leur égard, passe indubitablement par une occultation minutieuse et systématique de la violence elle-même, ce que Carol Adams appelle “le référent absent” (Adams 2010). Par exemple, dans l’industrie de la mode, les médias promeuvent souvent l’utilisation de peaux et de fourrures animales dans les vêtements et les accessoires : ceux-ci finissent par s’incarner dans la vie quotidienne et perpétuent ainsi l’idée que les animaux sont de simples objets à utiliser pour le plaisir et la vanité de l’humain. Dans l’industrie alimentaire, les publicités encouragent la consommation de viande, de produits laitiers et d’autres produits d’origine animale, en dissimulant l’horreur de l’élevage industriel par diverses stratégies, renforçant ainsi l’idée que les corps des animaux sont simplement des porteurs “naturels” (parfois même “heureux”) de nutriments à consommer pour la subsistance et le plaisir du palais. Les médias présentent souvent les animaux comme des objets de divertissement, par exemple dans le cadre de la promotion des cirques, des zoos, des productions cinématographiques etc. ; des activités qui impliquent diverses formes de maltraitance, les animaux étant arrachés à leur habitat et contraints de se produire pour le seul divertissement humain, souvent dans des conditions de vie exiguës qui ne répondent pas à leurs besoins biologiques et sociaux. Il convient toutefois de souligner que l’activisme en faveur des droits des animaux a de plus en plus contraint l’industrie culturelle à prendre en compte les besoins éthologiques et relationnels des animaux non humains, bien que de manière encore insatisfaisante et contradictoire, allant même jusqu’à produire des spectacles ou des films qui rejettent le principe de l’exploitation animale, voire qui le critiquent ouvertement.

Cependant, dans aucune sphère économique, l’exploitation animale n’atteint des niveaux de cruauté comparables à ceux de l’industrie alimentaire. Dans les industries de la viande, des produits laitiers etc., les animaux non humains sont élevés et utilisés pour leur corps selon des pratiques brutales et dépersonnalisées. L’élevage industriel, qui confine un grand nombre d’animaux dans des conditions de vie inimaginables, s’est généralisé dans l’industrie afin de maximiser la production et de minimiser les coûts. L’industrie de la viande contribue également à la dégradation de l’environnement par l’émission de gaz à effet de serre et d’autres polluants provenant de l’agriculture animale, la déforestation pour créer plus de terres pour le pâturage et la production d’aliments, et l’utilisation massive d’antibiotiques et d’autres produits chimiques (Boggs 2011 ; Foster - Burkett 2016). Une fois encore, la valeur marchande des produits animaux est déterminée par la loi de la reproduction du capital, plutôt que par le bien-être des animaux eux-mêmes. Leur réduction à des masses anonymes, la négation de leurs besoins fondamentaux non seulement physiques mais aussi psychologiques et relationnels, est directement proportionnelle à l’accumulation du capital que cette réduction à une matière première sans conscience rend possible. Le marché des produits animaux, tels que la viande, les produits laitiers et le cuir, a ainsi poussé l’élevage, la culture et la mise à mort de milliards d’animaux pour l’alimentation au-delà de ce que l’humanité a été capable d’accomplir à l’égard des êtres vivants non humains pendant des millénaires. Ce n’est pas un hasard si l’industrie de la viande, du poisson et de leurs dérivés joue un rôle important dans le capitalisme en tant qu’acteur du marché alimentaire mondial. Le marché de la production, de la distribution et de la vente de produits alimentaires d’origine animale ou dérivée est dominé par quelques grandes entreprises multinationales4. Ces entreprises privilégient l’efficacité et le profit, au détriment non seulement du bien-être des animaux et de la durabilité environnementale, mais aussi des droits des travailleurs, conditionnant ainsi les choix politiques de pays entiers.


 
Contre la bêtise du capital

La crise environnementale et les développements technologiques induits par le capitalisme ouvrent de nouveaux scénarios tant pour la lutte environnementale que pour la libération animale, car la rationalité du système apparaît de plus en plus contradictoire et absurde, tendant de plus en plus vers une autodestruction stupide et bestiale. La consommation moyenne de viande dans le monde a quintuplé depuis les années 1960 et devrait continuer à augmenter 5. Or, selon des estimations prudentes, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre et contribue à un certain nombre d’autres effets néfastes sur le climat, la santé des écosystèmes et leurs habitants humains et non humains, tels que la déforestation massive, la création de zones mortes dans les océans, l’augmentation de la résistance aux antibiotiques chez l’homme et la propagation de pandémies zoonotiques 6 . Certaines des solutions possibles au problème, issues du développement scientifique et technologique capitaliste, telles que la viande cultivée, se heurtent aux intérêts particuliers et nationaux des éleveurs traditionnels, organisés en associations commerciales qui font pression sur les décideurs politiques.7 Sous couvert de “libre concurrence”, le vrai visage du capital est la centralisation progressive des moyens, des ressources et des investissements et un protectionnisme économique pour protéger les intérêts de la classe dominante, qui castre les forces nées de sa propre domination. Contre cette bêtise retentissante du capital, ce n’est pas un hasard si les développements récents dans les domaines de la philosophie antispéciste, des droits des animaux et de la libération animale s’éloignent progressivement de la matrice libérale (Singer 2015, Regan 2004, Francione 2000, Garner 2005) et qu’une convergence avec le socialisme se dessine dans l’activisme (Sanbomatsu 2011, Rude 2013, Bündnis Marxismus und Tierbefreiung 2018, Maurizi 2021).

D’une part, le socialisme et la libération animale restent deux idéologies politiques distinctes qui ont eu, à de rares exceptions près, peu de moments de convergence au cours du siècle dernier. Au contraire, les tendances industrialistes et développementalistes de la Troisième Internationale et du stalinisme impliquaient un rejet a priori de la prise en compte des besoins des animaux non-humains (Benton 1993 ; Best 2014).

D’autre part, le socialisme, en tant que système politique et économique visant à créer une société plus juste et plus équitable en répartissant les richesses et les ressources de manière plus égale parmi la population, grâce à la propriété collective des moyens de production et de distribution et à un rôle accru de l’État dans la régulation et la direction de l’économie, apparaît de plus en plus comme un outil indispensable à la réalisation des conditions nécessaires, mais non suffisantes, pour la libération des animaux. Cette convergence semble se réaliser à partir de deux côtés opposés.

De nombreux socialistes commencent à considérer l’exploitation animale comme une forme d’oppression étroitement liée à d’autres formes d’oppression, telles que l’exploitation de classe, l’oppression sexuelle et le racisme. Ils affirment donc que pour créer une société plus juste, il est nécessaire de s’attaquer non seulement aux inégalités économiques, mais aussi aux autres formes d’oppression, y compris l’exploitation des animaux. L’idée d’une société “juste” ne peut être réalisée que si toutes les formes traditionnelles de discrimination, que le capitalisme n’a pas effacées mais seulement utilisées à ses propres fins, sont surmontées. 

 Sue Coe, Des enfants aveugles sentent un éléphant. Huile sur toile, 2008

De même, de nombreux défenseurs des droits des animaux se rendent compte que l’exploitation des animaux est le résultat d’un système capitaliste et que la lutte contre ce système ne peut, comme cela a été le cas jusqu’à présent, passer par la simple conviction “morale” des individus en tant que consommateurs, mais doit aborder la question centrale des rapports de production, de la manière dont la société organise et distribue non seulement ses richesses, mais aussi sa relation avec la nature et, par conséquent, sa représentation du monde non-humain. De plus en plus de défenseurs des droits des animaux soutiennent qu’un système socialiste, axé sur la propriété et le contrôle collectifs, serait mieux à même de traiter l’exploitation des animaux et de leur assurer une plus grande protection, que l’idée d’“égalité” entre humains et non-humains ne pourra jamais être établie si une société humaine égalitaire et solidaire n’est pas d’abord mise en place. Comme dans le cas de la viande cultivée, le capital peut certes nous vendre la corde avec laquelle nous le pendons, mais il ne fera pas tout le travail à notre place. Aucune solution interne à la logique de privatisation des moyens de production et de distribution ne pourra arrêter, à elle seule, l’exploitation et la marchandisation du vivant. Le risque, en effet, est que les coûts de sa mise en œuvre soient facturés aux classes et groupes dominés ; que la tendance à l’autovalorisation du capital, qui implique sa croissance cancéreuse au détriment de la nature entière, neutralise ses effets positifs ; et, enfin, que l’exclusion de la majorité de la sphère de production reproduise des besoins faux et induits, et que les éternelles subalternités et les ordres sociaux hiérarchiques et autoritaires ne soient en aucun cas compatibles avec un quelconque projet de libération.

Mais il est probable que ce sont les socialistes qui devront prendre l’initiative et, même dans l’autonomie de leurs luttes, offrir la vision sociale et politique capable de faire une place à la libération animale. En effet, la vision matérialiste qui sous-tend le marxisme semble impliquer une récupération de l’animalité humaine, un dépassement définitif de l’anthropocentrisme et du spiritualisme traditionnels (Engels 1962), à travers la récupération d’un naturalisme intégral qui replace l’être humain sur un plan d’immanence et d’égalité avec le reste du vivant. Pour cela, il faudrait retrouver une autre dialectique de la nature, une nouvelle conception qui voit dans la raison humaine une force naturelle capable de se rapporter au reste de la nature non pas sous la forme d’une domination aveugle, mais sous celle d’une solidarité au-delà de l’appartenance à l’espèce. Un matérialisme solidaire (Maurizi 2021) qui, selon les mots d’Adorno et de Marcuse, renverse paradoxalement le préjugé anthropocentrique qui est au cœur de la tradition spiritualiste : ce n’est pas en fuyant la nature à la poursuite de rêves de vérité transcendante que l’être humain célèbre sa propre diversité et se sublime en un être supérieur ; c’est au contraire lorsque la raison se reconnaît traversée par l’altérité animale et se réalise comme une forme de vie partagée que l’universel cesse d’être la marque de la domination et de l’horreur et se traduit pour la première fois dans l’histoire naturelle par une loi qui garantit une véritable justice, le libre développement de tous et de chacun. Au-delà de l’appartenance à une espèce, à la fin de toute domination de classe.

Rusty, le premier chat détecteur, aéroport international d'Ottawa

 Notes

1 Pour une discussion critique de cette comparaison et, en général, pour une analyse des différentes positions de “gauche” sur l’exploitation animale, voir Stache 2019.

2 C’est pourquoi, lorsqu’on tente de traduire le concept d’exploitation en utilisant d’autres paramètres, comme le temps (Wadiwel, D. J. 2020), pour forcer une comparaison entre le travail humain et le travail animal, l’analyse économique devient générique et abstraite.

3 D’où la tentative importante de réduire les coûts d’entretien et d’intensifier le travail jusqu’à l’épuisement et le remplacement rapide de l’individu par le maître-capitaliste. Marx souligne l’absence totale de scrupules du capitalisme esclavagiste et cela ne peut qu’être considéré comme un trait typique de l’industrie animale également (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010).

4 Mighty Giants: Leaders of the Global Meat Complex | IATP

5 Consommation mondiale de viande, monde, 1961 à 2050 (ourworldindata.org) ; 76% de viande consommée en plus dans le monde d'ici 2050, une menace pour l'environnement

6 Livestock’s long shadow : environmental issues and options (fao.org) ; TacklingClimateChangethroughLivestock (fao.org) ; L’élevage intensif est un désastre pour l’environnement et la santé - L’Espresso (repubblica.it)

7 Coldiretti se réjouit de l’arrêt des aliments synthétiques : "Le Made in Italy est protégé" - LaPresse


 Bibliographie

Adams, C. J. (2010) The Sexual Politics of Meat. A Feminist-Vegetarian Critical Theory, The Continuum International Publishing Group: New York – London

Benton, T., (1993) Natural Relations: Ecology, Animal Rights and Social Justice, Verso, New York.

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Boggs, C. (2011) “Corporate Power, Ecological Crisis, and Animal Rights” in Critical Theory and Animal Liberation, edited by J. Sanbonmatsu, Rowman & Littlefield, Plymouth: UK, 71ff

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Diego Sarti, “Affinis gorilla homini? [Le gorille est-il apparenté à l’humain?] Nègre assailli par un gorille”. Turin, 1884

28/11/2022

MARTHA NUSSBAUM
Une nature sauvage et peuplée
La responsabilité humaine vis-à-vis des animaux

Martha C. Nussbaum, The New York Review of Books, 8/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Martha Nussbaum (1947) est une philosophe usaméricaine. Elle est titulaire de la chaire Ernst Freund de droit et d'éthique à l'université de Chicago, où elle est membre de la faculté de droit et du département de philosophie. Bio-bibliographie

Cet essai paraîtra, sous une forme quelque peu différente, dans Justice for Animals: Our Collective Responsibility, qui sera publié par Simon and Schuster en janvier 2023.

Nous devons trouver de nouvelles façons d'agir envers les animaux dans un monde dominé partout par la puissance et l'activité humaines.


Taryn Simon : détail du chapitre VI, tiré de A Living Man Declared Dead and Other Chapters I-XVIII, 2011. De gauche à droite : 37. n° 317, 23 fév. 2009 ; 33. No 309, 28 janv. 2009 ; et 38. No. 318, 23 fév. 2009. Les lapins représentés ont été tués lors d'une expérience menée par le Robert Wicks Pest Animal Research Centre dans le Queensland, en Australie, au cours de laquelle de nouvelles souches d'une maladie ont été introduites dans la population locale de lapins européens. L'espèce a été introduite en Australie pour la chasse en 1859 et n'y a pas de prédateurs naturels. Depuis les années 1950, le gouvernement australien utilise des maladies mortelles pour contrôler la croissance de la population de lapins. Taryn Simon/Gagosian Gallery, New York

Devrions-nous essayer de laisser les animaux non domestiqués seuls dans “la nature”, imaginée comme leur habitat évolutif, mais également connue pour être un lieu plein de cruauté, de pénurie et de mort accidentelle ? Ou bien avons-nous la responsabilité de protéger les animaux “sauvages” de la pénurie et de la maladie et de préserver leurs habitats ? Et qu'en est-il de la prédation d'animaux vulnérables par d'autres animaux ? Serait-il possible que nous ayons la responsabilité de la limiter ? Peut-on envisager une société multi-espèces, incluant les animaux “sauvages” ?

Et qu'est-ce que “la nature sauvage” ? Existe-t-elle seulement ? Quels intérêts ce concept sert-il ?

Mes réponses à ces questions seront, dans certains cas, sujets à controverse. Mais mes conclusions, bien que provocantes, sont aussi provisoires, puisque nous sommes à la recherche de nouvelles façons de penser et d'agir dans un monde dominé partout par la puissance et l'activité humaines.

La fascination exercée par l'idée d'une nature “sauvage” est profondément ancrée dans la pensée du mouvement environnemental moderne. Cette idée est fascinante, mais aussi, je crois, profondément confondante. Avant de pouvoir progresser, nous devons comprendre ses origines culturelles et le travail qu'elle était censée accomplir pour ceux qui l'employaient.

Voilà, en quelques mots, l'idée romantique de la nature : la société humaine est rassise, prévisible, obsolète. Elle manque de sources puissantes d'énergie et de renouvellement. Les gens sont aliénés les uns des autres et d'eux-mêmes. La révolution industrielle a fait des villes des lieux immondes où l'esprit humain est souvent écrasé (comme dans les “sombres moulins sataniques” de Blake). En revanche, quelque part - dans les montagnes, dans les océans, même dans l’insoumis vent d’Ouest - il y a quelque chose de plus vrai, de plus profond, de non corrompu et de sublime, une sorte d'énergie vitale qui peut nous restaurer, car elle est l'analogue de nos propres profondeurs. Les autres animaux sont une grande partie de ce “sauvage” : de l'énergie mystérieuse et vitale de la nature (pensez au “Tyger, tyger, burning bright” –Tigres, tigres, brûlants lumineux - de Blake).

Le scénario romantique typique est celui d'une promenade solitaire dans la nature sauvage : Chateaubriand décrivant une visite aux chutes du Niagara en utilisant des tropes romantiques classiques qui ont suscité des doutes depuis lors quant au fait qu'il y soit allé ; les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau ; le Werther de Goethe se jetant dans l'étreinte des vents ; Shelley ayant même l'impression d'être lui-même le vent ; l'errance solitaire de Words- worth se terminant par une épiphanie plus tranquille de jonquilles dorées ; Henry David Thoreau se rendant dans les bois autour de Walden Pond. La nature “sauvage” nous fait vivre de profondes émotions d'émerveillement et de crainte, et c'est à travers ces émotions que nous nous renouvelons.

Cette constellation d'émotions est-elle utile pour réfléchir à la manière dont nous devrions aborder les autres animaux ? Je ne le pense pas. L'idée romantique de la “nature” est née de l'anxiété des hommes, en particulier face à la vie urbaine et industrielle. La nature, dans cette conception, est censée faire quelque chose pour nous ; l'idée n'a pas grand-chose à voir avec ce que nous sommes censés faire pour la nature et les autres animaux. Le narcissisme du concept est généralement explicite, comme dans le “je” constant de Shelley, ou dans les derniers vers de Wordsworth :

Car souvent, quand je m’allonge dans mon lit,
L’esprit rêveur ou pensif,
Elles viennent illuminer ma vie intérieure
Qui est la béatitude de la solitude ;
Et mon cœur alors, s’emplit de plaisir
Et danse avec les jonquilles.

De nombreux romantiques du XIXe siècle avaient même l'idée que les paysans et autres pauvres faisaient partie de la nature ou en étaient proches, et qu'ils devaient rester là, dans la pauvreté rurale, plutôt que de s'aventurer en ville et d'essayer de s'instruire. Le Levin de Tolstoï dans Anna Karénine trouve la paix lorsqu'il abandonne sa sophistication urbaine et rejoint la vie de travail naturelle des paysans. (Et qu'auraient pensé les vrais paysans de cette prétention ?) Thomas Hardy s'est attaqué à cette fiction dans Jude the Obscure, en montrant ses conséquences désastreuses pour les vrais pauvres intelligents et ambitieux ; mais la fiction a perduré. E.M. Forster y croit encore lorsqu'il représente Leonard Bast, dans Howards End, comme étant mieux loti à la campagne : son erreur a été de déménager à Londres et d'essayer de s'éduquer. Remplacez les paysans par d'autres animaux, et vous verrez où je veux en venir. Oh, ces animaux, si loin en dessous de nous, comme ils sont vivants, comme ils sont robustes ! Ne serait-ce que pour un bref safari de cinq jours, nous pourrions partager (à bonne distance) leur monde de violence et de pénurie. Bien sûr, nous ne rêverions jamais de vivre cette vie, mais nous ressentons un frisson par ce bref contact, et nous nous sentons plus vivants. (De nombreuses personnes en éco-safari pensent et parlent exactement de cette manière).

Cette fiction romantique n'est pas non plus l'apanage de l'Europe et de l'Amérique du Nord nouvellement industrialisées. D'autres sociétés ont d'autres variantes de l'idée de pureté, d'énergie et de vertu “naturelles”. Nous le voyons dans l'obsession des Romains de l'Antiquité pour l'agriculture comme source de renouvellement, dans l'idée de Gandhi selon laquelle la vertu du peuple indien sera restaurée par la pauvreté rurale, le filage de sa propre étoffe, etc. Dans de nombreux endroits, les gens semblent avoir besoin de croire que leur sophistication urbaine est mauvaise et qu'ils seront plus heureux et meilleurs s'ils se mêlent d'une manière ou d'une autre à la “nature”. En général, le “mélange” est plutôt bidon, comme dans le cas de l'immense sophistication avec laquelle les poètes romantiques revendiquent la simplicité rurale. Bien, c'est toujours de la bonne poésie. Ce que je veux dire, c'est qu'il s'agit d'une idée faite par et sur les êtres humains, et non sur la nature ou les animaux ou ce qu'ils exigent de nous. Et l'émerveillement impliqué dans le sublime romantique est tout aussi égocentrique. Ce n'est pas le genre d'émerveillement qui nous tourne vraiment vers l'extérieur.

L'idée romantique de la nature a eu du bon. Parce que les gens voulaient un certain type d'expérience, ils ont préservé les lieux qui semblaient l'offrir. Le Sierra Club et une grande partie du conservationnisme usaméricain ont eu cette origine, tout comme les mouvements préservationnistes ailleurs. Souvent, aujourd'hui, les gens trouvent un rafraîchissement physique et spirituel dans les lieux “sauvages”, et les pays qui les ont préservés offrent aux gens un bien authentique qui a disparu ailleurs. Mais ce bien est trop souvent accidentel : il s'agit de nous, pas d'eux. Et il y a beaucoup de mal : la glorification de la chasse au gibier, de la chasse à la baleine et de la pêche.

Si l'on entend par “nature” et “sauvage” la façon dont les choses se déroulent lorsque l'homme n'intervient pas, cette façon n'est pas si bonne pour les animaux non humains. Pendant des millénaires, la nature a été synonyme de faim, de douleurs atroces et souvent d'extinction de groupes entiers. Lorsque nous comparons la “nature” à l'industrie de l'élevage industriel ou aux formes moins sensibles d'un point de vue éthique de la captivité dans les zoos, elle semble un peu plus bénigne ; mais utilisée comme une source de pensée normative en soi, l'idée de la nature n'offre pas d'orientation utile. Comme le dit à juste titre John Stuart Mill, la Nature est cruelle et irréfléchie.

Même l'idée traditionnelle de “l'équilibre de la nature” a été réfutée de manière décisive par la pensée écologique moderne. Lorsque l'homme n'intervient pas, la nature n'atteint pas un état stable ou équilibré, ni l'état qui est le meilleur pour les autres créatures ou pour l'environnement. En effet, si les écosystèmes naturels se maintiennent de manière stable, c'est généralement grâce à diverses formes d'intervention humaine, comme la pulvérisation contre les parasites nuisibles, l'intervention pour maintenir la végétation d'un habitat et la lutte contre les braconniers. L'idée d'“équilibre de la nature” semble différente de l'idée romantique, mais elle en est en fait une forme : nos vies (urbaines) sont entachées d'anxiété et d'envie de compétition, mais la nature est paisible et équilibrée. Cette idée trouve ses racines dans les besoins et les fantasmes de l'homme et n'est pas étayée par des preuves.

Il existe certainement de bonnes raisons de ne pas intervenir dans la vie des animaux “sauvages”. Deux de ces raisons sont (1) que nous sommes ignorants et que nous ferons beaucoup d'erreurs, et (2) que l'intervention est souvent inadmissiblement paternaliste, alors que ce que nous devrions faire, ce serait respecter le choix des animaux quant à leur mode de vie. Il ne s'agit toutefois que de raisons prima facie. L'ignorance peut être remplacée par la connaissance, comme notre ignorance de ce qui est bon pour les enfants et les animaux de compagnie qui vivent avec nous a, pour la plupart, été remplacée par la connaissance. Lorsque nous restons ignorants, la société estime que l'ignorance en la matière n'est pas excusable : ainsi, un parent qui refuse les vaccinations pour ses enfants (ou même pour les animaux de compagnie) est (dans la plupart des cas) responsable de l'ignorance qui sous-tend ce choix.

En ce qui concerne l'autonomie, nous n'accusons généralement pas les gouvernements d'agir avec un paternalisme répréhensible lorsqu'ils adoptent des mesures globales de sécurité sociale ou d'assurance maladie - ou, en fait, lorsqu'ils adoptent des lois définissant le meurtre, le viol et le vol comme des crimes et qu'ils appliquent ces lois. Lorsqu'il s'agit des moyens de subsistance de base, nous estimons que les gens ont le droit d'être protégés (bien que les anti-paternalistes insistent à juste titre sur le fait que, lorsqu'il s'agit d'adultes, les choix en matière de santé restent personnels, au moins dans une certaine mesure). Si nous haussons les épaules lorsque des animaux meurent de faim, ne disons-nous pas que les animaux ne comptent pas ? Et si nous défendons notre politique de non-intervention en plaidant l'ignorance de leur bien, dans quelle mesure ce plaidoyer est-il plausible lorsqu'il s'agit de questions de survie de base ?

Mais cette discussion, pour intéressante qu'elle soit, présuppose qu'il existe sur terre une nature “sauvage”, c'est-à-dire des espaces qui ne sont pas sous le contrôle et la domination de l'homme. Elle présuppose qu'il est possible pour les humains de laisser les animaux tranquilles. Ce présupposé est faux. Aussi grandes que soient les étendues de terre, toutes les terres de notre monde sont entièrement contrôlées par l'homme. Ainsi, les “animaux sauvages” d'Afrique vivent dans des refuges pour animaux entretenus par les gouvernements de diverses nations, qui en contrôlent l'accès, les défendent contre les braconniers (seulement parfois avec succès) et soutiennent la vie des animaux qui s'y trouvent par toute une série de stratégies (y compris la pulvérisation contre la mouche tsé-tsé et bien d'autres choses). Il n'y aurait plus de rhinocéros ou d'éléphants dans le monde si l'homme n'intervenait pas.

Aux USA, les “chevaux sauvages” et autres créatures “sauvages” vivent sous la juridiction de notre nation et de ses États. S'ils ont des droits limités de non-intervention, de libre circulation et même une sorte de droit de propriété, c'est parce que le droit humain a jugé bon de leur accorder ces droits. L'homme a le contrôle partout. Les humains décident des habitats à protéger pour les animaux, et ne laissent aux animaux que ce qu'ils décident de ne pas utiliser.

L'air et les océans peuvent sembler plus véritablement “sauvages”, mais ce qui peut s'y passer est contrôlé à bien des égards par le droit national et international, et façonné de manière omniprésente par l'activité humaine. La vie des baleines et des autres espèces marines est constamment affectée par l'utilisation des océans par l'homme - perturbations sonores, chasse commerciale à la baleine, pollution plastique, etc. Le droit n'a pas pu faire grand-chose pour freiner la cupidité humaine. Quant à l'air, les humains le polluent d'une manière qui interfère grandement avec la vie des oiseaux. L'architecture humaine et l'éclairage urbain sont à l'origine d'innombrables décès d'oiseaux chaque année : la lumière attire les oiseaux, perturbe leurs rythmes circadiens et modifie les schémas de migration. L'activité humaine modifie également, et souvent détruit, les habitats des oiseaux. Mais l'activité humaine peut contribuer à inverser ces dommages. Si nous décidions de ne pas nous engager dans des projets de réparation, le résultat serait que les mauvaises formes d'interférence prévaudraient sans opposition.

On pourrait admettre que le statu quo actuel est que les humains dominent partout, tout en recommandant que les humains se retirent tout simplement et laissent tous les animaux “sauvages” de tous ces espaces faire ce qu'ils peuvent pour eux-mêmes. Même cette proposition nécessiterait une intervention humaine active pour mettre fin aux pratiques humaines qui interfèrent avec la vie des animaux : braconnage, chasse, chasse à la baleine. Et ce serait, semble-t-il, une abnégation grossière de nos responsabilités : nous avons causé tous ces problèmes et nous leur tournons le dos en disant : « Vous êtes des animaux sauvages, alors faites avec du mieux que vous pouvez. » On ne voit pas très bien ce qu'apporterait cette prétention à une politique de non-intervention.

Il n'est pas non plus évident que nous puissions éthiquement nous tenir à l'écart, même dans les cas où nous n'avons pas causé le problème. Si nous sommes là à regarder, à contrôler et à surveiller les habitats des animaux, il semble que nous soyons des intendants impitoyables si nous permettons la famine massive, la maladie et d'autres types de douleur et de tourments tout à fait “naturels”. Nous serions témoins de ces calamités, mais refuserions d'essayer de les arrêter. Nous aborderons la prédation plus tard, et cette question est vraiment difficile. Mais qu'en est-il de la famine et des maladies évitables, des choses que les refuges pour animaux sauvages existants tentent régulièrement de prévenir - et qui ont très probablement des causes humaines, du moins en partie ?

Un exemple est instructif. Au Kirghizistan, un parc national appelé Ala Archa [Genévrier multicolore] est divisé en trois zones : une où les humains peuvent se promener et pique-niquer, une où les animaux vivent sans interférence humaine, et une où ces mêmes animaux se reproduisent et élèvent leurs petits, là encore sans interférence - pour ainsi dire. Le raisonnement est le suivant : les espèces rares, telles que le léopard des neiges, ont besoin d'être protégées si elles veulent subvenir à leurs besoins et se reproduire, et toutes les espèces fonctionnent mieux dans un monde multi-espèces si les activités de reproduction sont séparées dans une certaine mesure des autres activités vitales.

Tout ceci est bien sûr totalement artificiel et nécessite une intervention constante. Chaque habitat est aménagé et entretenu de manière à ce que les animaux puissent mener une vie florissante propre à leur espèce. Dans les zones réservées aux animaux, la gestion est également très poussée, afin de favoriser l'alimentation et la reproduction. Cet arrangement est bien meilleur pour les animaux que celui qui existerait si toutes les créatures entraient en collision. Nous pourrions même supposer que c'est celui que les animaux choisiraient s'ils parlaient, car c'est celui qui favorise le mieux la santé et l'épanouissement. Mais en disant cela, nous disons que les animaux, comme les humains, ne choisissent pas d'être abandonnés sans protecteurs : leur choix hypothétique est celui d'un monde dont l'intendance décente favorise leur épanouissement. Un monde non “sauvage”.

Voici un autre exemple qui jette un doute sur l'idée que les cieux vierges sont la dernière frontière de la vraie liberté animale. La Nouvelle-Zélande, contrairement à l'Australie, ne compte presque aucun mammifère indigène. Elle possède une variété de rongeurs et d'autres petits animaux, principalement introduits par les colons blancs : lapins, souris, rats. Et, bien sûr, il y a des animaux domestiqués, chiens et chats, dont beaucoup errent en liberté. Mais les îles abritent une étonnante variété d'oiseaux - non pas des oiseaux prédateurs, qui pourraient avoir un avantage dans la compétition avec les rongeurs, mais de nombreuses espèces de petits oiseaux chanteurs et plusieurs petits oiseaux indigènes incapables de voler (kiwi, weka, kakapo).

Comme vous pouvez facilement l'imaginer, les petits oiseaux et, dans une certaine mesure, les perroquets sont menacés par les rongeurs et les chats. Et si le “cours de la nature” avait prévalu, de nombreuses espèces aviaires seraient aujourd'hui éteintes et, ce qui est plus pertinent pour mon argument, de nombreux petits oiseaux auraient été déchiquetés et seraient morts dans l'agonie. À l'extérieur de Wellington, j'ai visité une réserve d'oiseaux qui est en fait un grand semi-zoo aviaire. Les humains peuvent y entrer et s'y promener, mais ils doivent passer une inspection pour éviter de nourrir les oiseaux ou d'emporter avec eux un rongeur, un chien ou un chat. Les rongeurs, les chiens et les chats sont tenus à l'écart par un grand filet qui entoure plusieurs hectares de terrain. Il est à trois côtés, ce qui signifie que les oiseaux peuvent le quitter s'ils le souhaitent, pour chercher de la nourriture à l'extérieur. Mais il est soigneusement calculé pour être une barrière trop haute pour que les rongeurs habituels puissent la franchir : une démonstration à l'entrée montre à quelle hauteur les lapins peuvent sauter, à quelle hauteur les chats sautent, et quel type de contrepoids aux capacités d'escalade de chacun a été mis en place. Les oiseaux sont libres, précisément parce que l'espace est contrôlé.

Ces deux cas montrent que la liberté et l'autonomie des animaux ne sont pas incompatibles avec une gestion humaine intelligente. En fait, elles requièrent généralement une bonne gestion, car la nature n'est pas un site glorieux de liberté. Si les humains tentent de renoncer à l'intendance, dans un monde où ils sont omniprésents, façonnant chaque habitat dans lequel vit chaque animal, ce n'est pas un choix éthiquement défendable ni un choix qui favorise une bonne vie animale. Les seules options qui s'offrent à nous, dans le monde tel qu'il est, sont des types et des degrés d'intendance. Nous devons regarder cette réalité en face, sinon nous ne pourrons pas avoir un bon débat sur la façon d'exercer le pouvoir que nous avons indubitablement.

La “nature”, ai-je dit, est un lieu de pénurie et de violence. Aujourd'hui, de nombreuses personnes qui se soucient des animaux pensent que nous devrions inhiber la violence humaine à leur égard (braconnage, chasse, chasse à la baleine) mais ne rien faire pour interférer avec la violence de la “Nature” (faim, sécheresse, prédation). Cette attitude commune peut-elle être défendue ?

Mon approche se concentre sur les chances de vie des créatures individuelles : elles doivent avoir la possibilité de vivre une vie épanouie. La souffrance et la possibilité d'exercer diverses formes d'action sont les deux choses qui comptent. Du point de vue des créatures qui sont victimes de la violence de la “nature”, le fait que tout cela soit dû à la “nature” n'est pas une consolation. Comme le dit Mill, elles souffrent souvent de manière encore plus horrible : mourir de faim est l'une des formes de mort les plus douloureuses, tout comme être déchiré membre par membre par une meute de chiens sauvages. Une balle dans le cerveau serait certainement mieux que cela, même si les premières morts sont “naturelles” et les secondes infligées par l'homme.

De même, lorsque nous sommes conscients de notre propre contrôle et de notre responsabilité, nous ne pensons pas réellement de la manière non interventionniste que j'ai décrite. En défendant l'action de l'homme pour protéger les animaux contre les inondations, la famine et la sécheresse, je ne fais pas une proposition radicale ; je rapporte la pensée et les pratiques courantes. De même que les nations qui ont des réserves d'animaux empêchent le braconnage, elles empêchent l'influence des catastrophes “naturelles”- dont la plupart ont de toute façon des causes humaines en arrière-plan. Lorsque nous pouvons le faire, il semble donc que nous devions le faire.

La prédation, cependant, semble différente. Les intendants des réserves de grands animaux non seulement n'empêchent pas la prédation, mais l'encouragent souvent fortement. Leur comportement est donc très différent de celui des compagnons d'animaux domestiques, qui découragent généralement leurs chiens et chats de compagnie de se nourrir de petits oiseaux ou de chasser le renard, même si ce comportement fait partie du répertoire typique de certaines races. En d'autres termes, ils traitent généralement leurs animaux de compagnie un peu comme des enfants : ils canalisent l'agressivité naturelle vers une forme d'activité de substitution, empêchant ainsi la frustration des instincts, mais aussi les dommages causés aux autres. Tout comme un enfant est orienté vers les sports de compétition plutôt que vers le carnage humain, un chat est orienté vers un jouet ou un griffoir plutôt que vers un oiseau.

La capacité de l'animal à mener sa forme de vie caractéristique n'est-elle pas frustrée ? Oui et non. Une capacité peut être décrite de plusieurs façons. Nous pourrions dire que ce qui est typique des chats est la capacité de tuer des petits oiseaux. Nous pourrions également dire que ce qui est typique, et crucial, c'est la capacité d'exercer des capacités prédatrices et d'éviter la douleur de la frustration. Ce qui est hérité est une tendance générale qui peut s'exprimer de plusieurs manières. Dans un monde multi-espèces, où nous devons tous inhiber certains comportements afin de vivre ensemble en paix, il est logique de se concentrer sur la dernière description, plus générale, de la capacité, à moins que nous n'ayons des preuves accablantes que cette approche ne fonctionne pas, que les chats qui ne tuent pas les oiseaux sont déprimés et misérables. Ce n'est pas ce que les preuves nous montrent. Un chat a besoin d'un exutoire pour sa nature prédatrice, tout comme un humain. Mais il n'y a aucune raison pour que cet exutoire soit celui qui inflige d'horribles souffrances à une victime.

Pourquoi ne pensons-nous pas de la sorte lorsque nous sommes confrontés à la prédation dans la “nature” ? Il y a une bonne raison à cette asymétrie. Nous sommes très ignorants, et si nous essayions d'intervenir sur la prédation à grande échelle, nous provoquerions très probablement un désastre à grande échelle. Nous n'avons pratiquement aucune idée de la façon dont le nombre d'espèces changerait, des pénuries qui seraient créées, et nous ne sommes absolument pas préparés à faire face aux conséquences probables de telles interventions. La seule façon de protéger les créatures les plus faibles de la prédation serait de transformer les réserves d'animaux les plus importantes en zoos de la mauvaise vieille époque, chaque créature ou groupe se trouvant dans son propre enclos.

Cependant, à moins de s'engager dans cette voie, il n'existe pas d'idée réalisable de comportements de substitution comparables au rôle d'un tel concept dans la vie des chiens et des chats de compagnie. Dans un zoo typique, les gens peuvent essayer d'organiser un substitut : par exemple, donner à un tigre une balle lestée pour qu'il exerce ses capacités de prédateur, tout en le nourrissant de viande tuée sans cruauté. Voici ce que le zoo de San Diego a déclaré en 2020 au sujet du régime alimentaire de ses léopards :

Au zoo de San Diego, nos léopards sont généralement nourris avec un régime commercial à base de viande hachée conçu pour les carnivores de zoo, et on leur offre occasionnellement un gros os, un lapin décongelé ou une carcasse de mouton. Afin d'aiguiser leurs talents de chasseurs, les spécialistes de la faune sauvage leur proposent de temps en temps une "chasse" aux boulettes de viande, où une partie de leur nourriture est roulée en boulettes et cachée dans leur habitat.

La torture est ainsi déplacée de la chasse vers une ferme industrielle que les visiteurs ne voient pas. Ce n'est pas une amélioration. La viande synthétique cultivée en laboratoire ou même la viande végétale serait de loin supérieure. Même un animal tué sans cruauté serait supérieur, car la mort des prédateurs est généralement très douloureuse. Toutefois, en l'absence d'enclos séparés du type de ceux que l'on trouve dans les zoos, de telles substitutions ne seraient pas possibles.

Le philosophe Jeff McMahan, dans une tribune publiée dans un journal, a suggéré de manière spéculative de supprimer la prédation par l'ingénierie.

Léopards des neiges, Parc national Ala Archa, Kirghizistan

 Cette idée résoudrait le problème des enclos séparés, mais elle ne témoigne tout simplement pas de respect pour la plupart de ces animaux, qui ne devraient pas être blâmés pour leurs tendances. (Ils n'ont pas évolué pour être éducables comme les chiens et les chats, et même si beaucoup d'entre eux font preuve d'apprentissage social, il s'agit du type caractéristique d'une communauté d'espèces prédatrices). Et l'élimination créerait sûrement un chaos de surcroît de population auquel nous ne sommes pas préparés à faire face.

Voilà donc les bonnes raisons d'agir très prudemment contre la prédation, si tant est qu'on le fasse. D'autre part, la souffrance des créatures vulnérables et leur mort prématurée ont une grande importance et semblent exiger une certaine forme d'action intelligente. Le fait d'être mangé par des prédateurs ne fait tout simplement pas partie des objectifs qui constituent la forme de vie de ces créatures. Leur forme de vie leur est propre et elles cherchent à la vivre sans être dérangées, tout comme nous, même si parfois nous sommes aussi la proie d'agresseurs. Ces espèces n'auraient pas survécu si elles n'étaient pas plutôt douées pour la fuite. Dire que c'est le destin des antilopes d'être déchiquetées par les prédateurs, c'est comme dire que c'est le destin des femmes d'être violées. Les deux sont terriblement erronés, et rabaissent la souffrance des victimes. Il est malheureux de constater que, dans la “nature”, les désirs de paix des animaux se heurtent si souvent à la frustration et à la douleur.

Il existe également de très mauvaises raisons de ne pas agir contre la prédation. Une partie de l'idée romantique du “sauvage” est une aspiration à la violence. Le Tyger de Blake et le Vent d'Ouest de Shelley sont des emblèmes de ce que certains humains pensent avoir perdu en devenant hypercivilisés. Cette nostalgie de l'agressivité (prétendument) perdue est à l'origine de la fascination de beaucoup de gens pour les grands animaux prédateurs, voire pour le spectacle de la prédation lui-même. Les personnes qui gèrent des réserves d'animaux savent que la prédation est un attrait touristique certain. Lors de ma visite dans une belle réserve du Botswana, j'ai constaté que l'un des spectacles les plus recherchés était celui d'une espèce rare de lycaon bondissant en meute sur une antilope et la déchirant en deux avant même qu'elle ne soit morte. Depuis le début de la chasse jusqu'à la scène finale où les vautours nettoient la carcasse, en passant par la mort atroce et le partage obligatoire du butin, les riches touristes qui se trouvaient dans ma jeep regardaient avec avidité, quittant leur colonie de tentes à 4 heures du matin pour le faire ; et rares étaient ceux qui réagissaient avec horreur et aversion.

Les gens ont des tendances sadiques peu recommandables, et ils créent des divertissements pour les satisfaire. De même que les Romains assouvissaient leur soif de sang en partie grâce à des actes de violence impliquant des animaux (y compris des éléphants, auxquels Cicéron et Pline s'opposaient fermement, alors qu'ils ne s'opposaient pas à la torture des humains), de même aujourd'hui, mon établissement touristique très respectable du Botswana gagnait de l'argent grâce au sadisme par procuration. De plus, l'ensemble de la réserve animale se prête à cet exercice : les chiens sauvages sont très menacés, et de gros efforts sont faits pour les préserver. Je suis agnostique quant à l'opportunité de préserver cette espèce, mais je pense qu'ici, la préoccupation centrale qui incite à la préservation est mauvaise : l'argent du sado-tourisme.

Il existe quelques interventions modestes contre la prédation que nous devrions envisager, tout en nous abstenant d'aborder la question plus large. La première consiste à ne pas faire d'argent avec le sado-tourisme. Tout comme la chasse au renard, un autre sport humain qui torture les animaux pour satisfaire le sadisme humain, a été rendue illégale, je plaide pour que la prédation soit limitée à des espaces sans humains, comme cela a été judicieusement fait au Kirghizistan. Il y aurait beaucoup moins de carnages s'ils n'étaient pas mis en scène pour un public humain. Dans une grande réserve, il n'est peut-être pas possible de tenir les humains totalement à l'écart des prédateurs, mais il n'est pas nécessaire de faire un point d'honneur à emmener les touristes voir la prédation, qui se produit de toute façon en grande partie au crépuscule ou la nuit.

Deuxièmement, lorsqu'il existe des cas de cruauté entre animaux sous la responsabilité de l'homme, nous pouvons prudemment trouver au moins quelques moyens d'intervenir : par exemple en protégeant, comme cela se fait souvent, le membre le plus faible ou rejeté d'une portée ou d'un nid de la destruction. La réserve d'oiseaux de Nouvelle-Zélande en est un exemple merveilleux. Ils empêchent les lapins, les rats, les souris et les chats, qui ont de toute façon beaucoup de nourriture, car ce sont des espèces très résistantes. Bien sûr, cela déplace la prédation et l'appauvrissement de l'habitat causés par ces créatures sur d'autres petites créatures en dehors de la réserve, donc mon approbation est discutable. Mais les oiseaux de Nouvelle-Zélande sont extrêmement vulnérables, car ils n'ont pas évolué pour échapper à ce type de prédateur - la plupart des espèces prédatrices ne sont pas indigènes à la Nouvelle-Zélande. Et les gens peuvent fournir et fournissent effectivement une nourriture de substitution aux autres animaux qui n'implique pas de prédation. Les chats peuvent être nourris avec de la viande ou du poisson tué sans cruauté, ce qui est au moins un peu mieux, ou de la viande cultivée en laboratoire, ce qui est encore mieux. Je pense donc que, tout bien considéré, la décision de la nation de protéger les oiseaux est défendable.

Jusqu'où pouvons-nous aller dans cette direction ? Nous devons presser cette question en permanence. Un couple de pluviers siffleurs rares, qui a niché en 2019 à Montrose Beach à Chicago, a découvert à son grand désarroi qu'une mouffette avait mangé ses trois œufs, qui étaient sur le point d'éclore. Ils ont alors pondu un autre œuf, et le Park District a installé un nouvel enclos plus solide autour du nid pour le protéger. Quelqu'un osera-t-il s'y opposer pour cause de “contre-nature” ? Fin juillet 2021, quatre poussins ont éclos, et deux ont été élevés avec succès jusqu'à l'âge adulte. Une fois éclos, les poussins n'étaient plus confinés dans l'enclos, et deux d'entre eux semblent avoir succombé à la prédation, dans la période vulnérable précédant l'apprentissage du vol. Aurait-il fallu protéger encore plus les jeunes poussins ? Probablement pas, car ils n'auraient alors pas appris à devenir des pluviers adultes.

Troisièmement, certains cas de prédation sont admissibles, du moins dans ma théorie, car ils ouvrent des sources de nourriture pour de nombreux animaux. Tuer des insectes n'inflige pas un préjudice dont ma théorie de la justice pour les animaux peut avoir connaissance, car ma théorie insiste sur le fait que la sensibilité est un seuil minimal pour la justice. Cela ouvre des sources de nourriture pour de nombreuses créatures. Et tuer des rats et d'autres animaux nuisibles peut parfois être couvert par le principe d'autodéfense - bien que limiter la fertilité des rats soit toujours préférable, comme on commence à le comprendre.

En bref, nous devons discuter sérieusement et en permanence du problème de la prédation et de ce qu'il faut faire pour y remédier, et nous devons continuer à chercher des solutions futures imaginables, telles que des comportements animaux de substitution, lorsque cela semble possible sans frustration néfaste. (Les chats du Kirghizistan adoptent un comportement de substitution lorsqu'ils trouvent de la nourriture sans tuer les oiseaux). Nous devons avant tout convaincre les gens que la prédation est un problème. Trop de gens grandissent en étant excités et fascinés par la prédation, ce qui a eu un effet néfaste sur l'ensemble de notre culture. Il est important de rappeler que les antilopes ne sont pas faites pour être mangées, mais pour vivre leur vie d'antilope. Le fait qu'elles ne puissent souvent pas vivre cette vie est un problème, et puisque nous sommes responsables partout, nous devons déterminer ce que nous pouvons et devons faire à ce sujet. Par-dessus tout, nous devons faire face aux responsabilités qu'implique notre contrôle omniprésent sur la vie et l'habitat des animaux, en nous efforçant non pas de gâcher la vie des animaux, comme nous le faisons si souvent, mais de contribuer à leur épanouissement.