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16/12/2025

Wolfsburg deviendra-t-elle la nouvelle Detroit ?
L’inexorable déclin du rêve hitlérien devenu un géant planétaire

 Michael Mansilla, uy.press, 3 décembre 2025

Michael Mansilla est chroniqueur pour uy.press, le site de l’Agence de presse uruguayenne.

Traduit par Tlaxcala

NdT

J’ai un souvenir inoubliable des usines Volkswagen de Wolfsburg et Hanovre, où j’ai mené une enquête au début des années 1980. Au changement d’équipe, vers 14 heures, les gigantesques parkings avec dans  les 10 000 emplacements se transformaient en bars : des ouvriers ouvraient les coffres arrière de leurs bagnoles, offrant bière et schnaps. Des ouvriers italiens m’avaient expliqué que le premier problème de l’entreprise était l’alcoolisme. Pour le combattre, « Faouvé » (prononciation allemande de VW) avait mis au point un système de primes : si on  dénonçait un collègue abusant de la bibine, on touchait un petit prime. Les résultats de la campagne n’étaient pas bouleversants. Une partie des ouvriers voyageaient de et vers l’usine en train, n’étant pas en état de conduire une voiture. Le train était lui aussi un immense bar : les ouvriers allemands sortaient de leurs cartables (dans l’Allemagne de cette époque, on reconnaissait un ouvrier au fait qu’il avait un cartable) leurs packs de bière et leurs  bouteilles  de schnaps et biberonnaient à qui mieux mieux. Les ouvriers turcs assis parmi eux avaient des mines dégoûtées de bons Musulmans échoués en enfer. Ils n’étaient pas les premiers immigrés à bosser chez Faouvé.


Le Führer enthousiaste admire la maquette de la "voiture du peuple"

 

Le carnet d’épargne

Lancé en 1934 par Hitler, le projet de « voiture du peuple » est d’abord confié à Ferdinand Porsche. Un système d’épargne (5 marks par semaine) promettant une voiture à 990 Reichsmark s’avère impossible à réaliser. Les 336 000 gogos ayant souscrit l’épargne ne verront jamais leur Coccinelle. Celle-ci ne commencera à être fabriquée qu’après la guerre. Le chantier de la « ville-usine » près de Fallersleben est inauguré le 26 mai 1938 par Hitler. Le gros des travailleurs de l’énorme chantier sera constitué d’Italiens.  L’usine ne produira que des engins militaires, dont la version militaire de la Coccinelle amphibie.

Pendant la guerre, des milliers de travailleurs forcés de toute l’Europe -en grande partie des femmes des territoires occupés de l’Est (Pologne, URSS)-, de déportés, de prisonniers de guerre et de soldats allemands condamnés par les cours martiales avaient turbiné sur les chaînes de production. Au moment de la libération, en avril 1945, 7 700 des 9 100 travailleurs et travailleuses étaient des « Zwangsarbeiter » [travailleurs forcés].  C’était même eux qui, s’étant armés, avaient libéré l’usine et la ville, presque entièrement détruites par les bombardements alliés. Quand les troupes britanniques étaient arrivées, les deux camps avaient failli s’entretuer, mais finalement, les ouvriers avaient déposé les armes et quitté le bagne. L’entreprise, désormais sous contrôle britannique, se mit immédiatement à produire des jeeps pour l’armée US. Quelques années plus tard, l’entreprise, ayant de nouveau besoin de main d’œuvre fraîche, avait puisé dans les fichiers du travail forcé et écrit aux anciens immigrés forcés pour leur proposer de revenir ou d’envoyer leurs parents et amis. À la fin des années 1960, Wolfsburg avait la réputation d’être la « ville la plus italienne au nord des Alpes ». Autres temps, autres mœurs…-FG, Tlaxcala

***

« Sans VW (Volkswagen), cette ville et toute la région mourraient », a commenté un habitant local. « Nous deviendrions une Detroit européenne » : triste et juste prédiction d’un autochtone face aux plans de l’UE pour interdire la vente de voitures à combustion interne à partir de 2035. Wolfsburg, née comme une vision utopique de la modernité allemande, est une étude de cas sur la manière dont ce modèle est en train de perdre son cap.


Peu d’endroits en Allemagne sont aussi intrinsèquement liés au destin du pays que Wolfsburg, le berceau de Volkswagen. Fondée en tant que ville modèle nazie, peuplée par les ouvriers qui construisaient la « voiture du peuple » d’Adolf Hitler [
il avait dessiné sa forme sur une nappe de brasserie à Munich, NdT], Wolfsburg s’est réinventée après la Seconde Guerre mondiale et est devenue un symbole de la relance et de l’ambition pacifique allemande. Aujourd’hui, elle affiche le PIB par habitant le plus élevé d’Allemagne. Pourtant, comme tout le pays, elle regarde l’avenir avec crainte. Son existence dépendant entièrement de l’industrie automobile allemande affaiblie, Wolfsburg se demande si elle va devenir la nouvelle Detroit.

À première vue, Wolfsburg pourrait sembler un symbole improbable du malaise économique allemand. Propre, prospère et méticuleusement planifiée, elle est dominée par l’usine monumentale de Volkswagen, qui figure toujours parmi les plus grandes usines automobiles du monde. Cependant, observer Wolfsburg attentivement aujourd’hui permet d’entrevoir le profond malaise structurel qui afflige l’ancienne puissance industrielle allemande. Tout comme Detroit l’a été pour les USA, Wolfsburg reflète le destin du cœur manufacturier de sa nation : une ville construite sur le rêve de la mobilité, de la modernité et de la prospérité, qui fait maintenant face aux limites de son modèle.

Les origines de Wolfsburg sont inhabituellement chargées d’histoire. Elle a été fondée en 1938 en tant que « Ville de la Force par la Joie », une ville entièrement nouvelle conçue par le régime nazi pour accueillir les ouvriers qui fabriquaient une automobile abordable pour les masses. Le projet combinait ingénierie sociale et propagande : une vision de l’ouvrier moderne, discipliné et travailleur, au service du projet national par la technologie. À la fin de la guerre, les forces d’occupation britanniques ont choisi de ne pas démanteler l’usine Volkswagen, préservant ainsi l’infrastructure qui allait bientôt stimuler la relance de l’Allemagne de l’Ouest d’après-guerre. Dès lors, la prospérité de Wolfsburg a crû au rythme de celle de Volkswagen. L’entreprise étant devenue le symbole du Wirtschaftswunder, le « miracle économique », la ville s’est transformée en une vitrine prospère de la renaissance de la République fédérale.

Pendant des décennies, Wolfsburg a été l’emblème du succès industriel. Avec Volkswagen comme moteur, elle a atteint un PIB par habitant d’environ 146 000 euros en 2022, plus du double de celui de Londres, qui détient le taux le plus élevé du Royaume-Uni. Cependant, tout cela dépend d’une seule entreprise. VW emploie 62 000 personnes dans une ville de 130 000 habitants. « Sans VW, cette ville et toute la région mourraient », a commenté un habitant local. « Nous deviendrions une Detroit européenne ».

Ce commentaire d’il y a quelques décennies, sonne aujourd’hui davantage comme une prophétie. La dépendance de la ville envers son principal sponsor a toujours été presque totale. Quand l’entreprise a trébuché, la ville aussi : entre 1991 et 1994, les recettes fiscales ont chuté de près d’un tiers, un avant-goût de la vulnérabilité de Wolfsburg face aux fluctuations du marché automobile. L’année dernière (2024), les recettes de l’impôt sur les sociétés ont chuté de 40 %, obligeant une ville autrefois non seulement sans dette mais disposant également d’un fonds de réserve, à planifier des mesures d’austérité. Elle est actuellement financée par des prêts bancaires.


Congé forcé

Les alarmes sont toujours enclenchées

L’usine Volkswagen de Wolfsburg a une capacité de production de 870 000 véhicules par an, mais en 2023, elle en a à peine fabriqué 490 000. L’année dernière, la compagnie a annoncé que, pour la première fois, elle envisageait la fermeture d’usines en Allemagne. Les projets de l’UE pour interdire la vente de nouvelles voitures à essence et diesel à partir de 2035 se profilent, les prix de l’énergie sont élevés, la réglementation se durcit et la transition mondiale vers la mobilité électrique a soumis les constructeurs allemands à une pression sans précédent. Les constructeurs chinois de véhicules électriques — plus efficaces, subventionnés et avec une plus grande capacité d’innovation — gagnent des parts de marché, tandis que le cadre réglementaire de l’UE et la transition énergétique ont fait exploser les coûts en Allemagne. Pour une ville qui vit et respire Volkswagen, les conséquences sont existentielles.

Bien qu’un accord avec les syndicats allemands ait évité des licenciements immédiats à Wolfsburg, l’entreprise prévoit toujours de réduire ses effectifs nationaux de 35 000 emplois — environ un quart du total — d’ici la fin de la décennie et de réduire sa capacité de production à 700 000 véhicules.

L’accord prévoit des réductions d’emploi et des baisses de capacité. Les syndicats célèbrent l’accord qui maintiendra les usines ouvertes, mais des départs en retraite anticipée, une réduction du temps de travail et un gel des salaires sont prévus à partir de 2025.

Ce changement met en lumière de profonds problèmes structurels du modèle économique allemand, et nulle part cela n’est plus évident qu’à Wolfsburg, la ville de Volkswagen.

Les parallèles avec Detroit ne sont pas exacts, mais ils sont instructifs. Les deux villes ont prospéré en tant que villes industrielles construites autour d’une seule industrie qui incarnait autrefois l’identité nationale. Toutes deux ont joui de décennies de prospérité avant que la logique de la mondialisation et de la désindustrialisation ne commence à se retourner contre elles. Le déclin de Detroit a été soudain, déclenché par les chocs pétroliers des années 1970, la concurrence étrangère et la mauvaise gestion des entreprises. La transformation de Wolfsburg est plus lente, mais non moins dangereuse : le moteur à combustion interne, le produit qui a défini sa prospérité, est menacé par la transition technologique et la pression politique. De plus, la transition vers la mobilité électrique exige du capital, des connaissances en logiciels et en chimie, et une agilité que des entreprises traditionnelles comme Volkswagen ont eu du mal à atteindre.

L’Allemagne n’a pas réussi à se reconvertir vers une économie numérique ou de services de haute technologie comme l’ont fait les USA ou la Corée du Sud. Le vieillissement démographique, le manque de jeunes ingénieurs et la bureaucratie lourde aggravent le problème. De plus, même si elles atteindront le niveau des entreprises asiatiques, l’automatisation de l’industrie ne ramènera pas la même qualité et quantité d’emplois bien rémunérés dans la ville. Ces emplois appartiennent déjà au passé.

Des efforts ont été faits pour diversifier l’économie. Wolfsburg AG, une initiative publique-privée conjointe entre la ville et Volkswagen, a cherché à attirer des entreprises technologiques émergentes et à développer un secteur de services moins dépendant de la fabrication automobile. Cependant, ces projets restent modestes par rapport à l’ampleur du défi. Le problème ne réside pas simplement dans l’emploi local, mais dans la structure nationale. Le modèle économique allemand — orienté vers les exportations, avec une forte présence manufacturière et dépendant de sa base automobile et de machinerie — montre des signes de faiblesse. L’Allemagne industrialisée n’est pas prête à devenir une économie de services.

Wolfsburg devient donc une lentille à travers laquelle observer une histoire plus large : une économie industrielle à coût élevé qui lutte pour se réinventer. Les mêmes facteurs qui ont autrefois fait de l’Allemagne une puissance formidable — l’ingénierie de précision, l’innovation incrémentale, les chaînes d’approvisionnement denses — risquent maintenant de devenir des désavantages sur un marché global plus rapide et plus volatil. La croissance de la productivité s’est essoufflée, l’investissement prend du retard par rapport à la concurrence et la crise énergétique consécutive à l’invasion russe de l’Ukraine a mis en lumière la fragilité du noyau industriel du pays. L’Allemagne fait également face à de nombreux problèmes interdépendants, de la baisse des normes éducatives aux coûts énergétiques élevés.

Et la transition vers l’électromobilité exige un type de connaissances — logiciels, batteries, intelligence artificielle — que les entreprises européennes ne maîtrisent pas encore pleinement.

Talon d’Achille industriel

Le « moteur de l’Europe » semble être freiné. La crise énergétique consécutive à l’invasion russe de l’Ukraine a renchéri l’électricité et le gaz, affectant directement l’industrie lourde. La croissance de la productivité s’est essoufflée et l’investissement privé se retire. Le moteur à combustion interne, pendant un siècle symbole de progrès, est devenu un fardeau réglementaire et environnemental.


"Aïe !" - VW a connu des jours meilleurs : autrefois moteur de l’industrie automobile chinoise, le constructeur a aujourd’hui pris du retard dans le développement et se retrouve à la traîne, par Oliver Schopf

Mauvaises énergies

Lorsque l’accident nucléaire de Fukushima s’est produit, la chancelière Angela Merkel s’est précipitée pour fermer les centrales de ce type. L’Allemagne s’est tournée vers le gaz naturel russe bon marché qui arrivait par la mer Baltique. Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine. Aujourd’hui, elle doit se battre pour obtenir du gaz naturel de la mer du Nord, en particulier norvégien. Sinon, l’alternative est d’acheter du GNL partout dans le monde. On est donc passés d’une électricité bon marché aux prix les moins compétitifs de l’Union européenne.

Le chancelier Olaf Scholz avait reconnu en 2024 que « l’Allemagne ne peut plus tenir pour acquise sa prospérité industrielle », et le ministre de l’Économie Robert Habeck avait averti que le pays risquait de perdre sa base productive s’il n’accélérait pas la transformation numérique et énergétique. L’avertissement est particulièrement urgent dans des régions comme la Basse-Saxe, où Volkswagen soutient des économies entières.

Detroit : la capitale du moteur qui s’est arrêtée net

Pendant une grande partie du XXe siècle, Detroit a symbolisé l’essor industriel usaméricain. Siège de Ford, General Motors et Chrysler, la ville a attiré des centaines de milliers de travailleurs, alimenté l’expansion de la classe moyenne et atteint en 1950 son apogée démographique : près de deux millions d’habitants, la prospérité et la fierté d’avoir propulsé la mobilité mondiale.

Mais le même moteur qui a alimenté sa croissance a aussi préparé sa chute. À partir des années soixante, la désindustrialisation et la mondialisation ont déplacé la production et les emplois vers d’autres États et pays. À partir des années 60-70, la production automobile a commencé à être transférée vers des usines dans le sud des USA (moins de syndicats), au Mexique et en Asie, en Amérique du Sud, au Brésil et en Argentine, au Venezuela.

L’automatisation et la mondialisation ont réduit les emplois

Fermeture massive d’usines et perte de dizaines de milliers d’emplois. L’automatisation a encore réduit le besoin de main-d’œuvre, et l’économie locale, dépendante presque entièrement du secteur automobile, a été exposée aux fluctuations du marché mondial.

À ce déclin économique s’est ajouté un profond clivage social. La ségrégation raciale, la discrimination immobilière et les émeutes de 1967 ont accéléré l’exode de la population blanche (White flight) d’abord vers les banlieues puis vers d’autres États, sapant la base fiscale de la ville. Des quartiers entiers ont été abandonnés, des milliers de logements ont été démolis et les services essentiels — des écoles à l’éclairage public — sont entrés en crise.

En 2013, Detroit a touché le fond : elle s’est déclarée en faillite, la plus grande d’une ville usaméricaine. La dette dépassait les 18 milliards de dollars et les coupes ont frappé les retraités, les employés publics et les résidents qui vivaient déjà avec la pauvreté, des taux de criminalité élevés et un paysage urbain marqué par des ruines industrielles.

Cependant, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Dans la dernière décennie, des investissements publics-privés, des projets de rénovation urbaine et la création d’emplois de service ont redonné une certaine vitalité au centre et à des zones spécifiques. De nouveaux commerces, logements et espaces publics coexistent aujourd’hui avec des zones encore dévastées, reflétant une reprise inégale et pleine de contrastes.

Detroit est aujourd’hui un avertissement et un laboratoire urbain : un rappel des risques de dépendre d’un seul secteur économique et, en même temps, une preuve de la résilience sociale dans des contextes extrêmes. Son avenir continue de s’écrire, entre la mémoire de la gloire industrielle et la recherche d’un modèle plus diversifié, humain et durable. Bien que les plus pragmatiques soulignent que les impôts élevés de la ville et de l’État du Michigan n’encouragent pas les investisseurs potentiels. Ils voient Detroit comme une autre Gary, Indiana, la ville abandonnée qui sert de décor à tous les films post-apocalyptiques.

L’ironie est frappante. Wolfsburg, née comme une vision utopique de la modernité allemande, se dresse maintenant comme une étude de cas sur la manière dont ce même modèle arrive à sa fin. L’appeler « la nouvelle Detroit » exagère peut-être encore son déclin — Volkswagen reste rentable et Wolfsburg n’a pas subi l’effondrement social qui a frappé son homologue usaméricaine —, mais la comparaison reflète une vérité essentielle. Les deux villes incarnent le destin d’une économie industrielle confrontée à son propre déclin.

VW veut transférer sa production vers des marchés extérieurs, où il n’y a pas d’exigence quant à l’utilisation de voitures à essence et diesel. Mais là où les voitures à moteur chinoises ou électriques chinoises bon marché envahissent les marchés. Les constructeurs chinois, soutenus par des subventions étatiques et une chaîne d’approvisionnement plus efficace, mènent la course mondiale. BYD, NIO ou XPeng vendent déjà des modèles électriques en dessous de 25 000 euros, contre 35 000 ou plus pour les Européens. En 2024, la Chine a dépassé le Japon en tant que premier exportateur mondial d’automobiles, consolidant son hégémonie technologique.



Avec un salaire annuel moyen de 55 000 €, les ouvriers de production de VW battent tous les records allemands et mondiaux. Si une heure de travail coûte  62€ à l'entreprise, elle coûte 8€ en Chine. Si la production d'un véhicule VWcoûte 8000 $ chez VW, en Chine  elle coûte 597$, au Mexique 305 et au Maroc 106...