Michael Mansilla, uy.press, 3 décembre 2025
Michael Mansilla est chroniqueur pour uy.press, le site de l’Agence de presse uruguayenne.
Traduit par Tlaxcala
NdT
J’ai un souvenir inoubliable des usines Volkswagen de Wolfsburg et Hanovre, où j’ai mené une enquête au début des années 1980. Au changement d’équipe, vers 14 heures, les gigantesques parkings avec dans les 10 000 emplacements se transformaient en bars : des ouvriers ouvraient les coffres arrière de leurs bagnoles, offrant bière et schnaps. Des ouvriers italiens m’avaient expliqué que le premier problème de l’entreprise était l’alcoolisme. Pour le combattre, « Faouvé » (prononciation allemande de VW) avait mis au point un système de primes : si on dénonçait un collègue abusant de la bibine, on touchait un petit prime. Les résultats de la campagne n’étaient pas bouleversants. Une partie des ouvriers voyageaient de et vers l’usine en train, n’étant pas en état de conduire une voiture. Le train était lui aussi un immense bar : les ouvriers allemands sortaient de leurs cartables (dans l’Allemagne de cette époque, on reconnaissait un ouvrier au fait qu’il avait un cartable) leurs packs de bière et leurs bouteilles de schnaps et biberonnaient à qui mieux mieux. Les ouvriers turcs assis parmi eux avaient des mines dégoûtées de bons Musulmans échoués en enfer. Ils n’étaient pas les premiers immigrés à bosser chez Faouvé.
Le carnet d’épargne
Lancé en 1934 par Hitler, le projet de « voiture du peuple » est d’abord confié à Ferdinand Porsche. Un système d’épargne (5 marks par semaine) promettant une voiture à 990 Reichsmark s’avère impossible à réaliser. Les 336 000 gogos ayant souscrit l’épargne ne verront jamais leur Coccinelle. Celle-ci ne commencera à être fabriquée qu’après la guerre. Le chantier de la « ville-usine » près de Fallersleben est inauguré le 26 mai 1938 par Hitler. Le gros des travailleurs de l’énorme chantier sera constitué d’Italiens. L’usine ne produira que des engins militaires, dont la version militaire de la Coccinelle amphibie.
Pendant la guerre, des milliers de travailleurs forcés de toute l’Europe -en grande partie des femmes des territoires occupés de l’Est (Pologne, URSS)-, de déportés, de prisonniers de guerre et de soldats allemands condamnés par les cours martiales avaient turbiné sur les chaînes de production. Au moment de la libération, en avril 1945, 7 700 des 9 100 travailleurs et travailleuses étaient des « Zwangsarbeiter » [travailleurs forcés]. C’était même eux qui, s’étant armés, avaient libéré l’usine et la ville, presque entièrement détruites par les bombardements alliés. Quand les troupes britanniques étaient arrivées, les deux camps avaient failli s’entretuer, mais finalement, les ouvriers avaient déposé les armes et quitté le bagne. L’entreprise, désormais sous contrôle britannique, se mit immédiatement à produire des jeeps pour l’armée US. Quelques années plus tard, l’entreprise, ayant de nouveau besoin de main d’œuvre fraîche, avait puisé dans les fichiers du travail forcé et écrit aux anciens immigrés forcés pour leur proposer de revenir ou d’envoyer leurs parents et amis. À la fin des années 1960, Wolfsburg avait la réputation d’être la « ville la plus italienne au nord des Alpes ». Autres temps, autres mœurs…-FG, Tlaxcala
***
« Sans VW (Volkswagen), cette ville et toute la région mourraient », a commenté un habitant local. « Nous deviendrions une Detroit européenne » : triste et juste prédiction d’un autochtone face aux plans de l’UE pour interdire la vente de voitures à combustion interne à partir de 2035. Wolfsburg, née comme une vision utopique de la modernité allemande, est une étude de cas sur la manière dont ce modèle est en train de perdre son cap.
Peu d’endroits en Allemagne sont aussi intrinsèquement liés au destin du pays que Wolfsburg, le berceau de Volkswagen. Fondée en tant que ville modèle nazie, peuplée par les ouvriers qui construisaient la « voiture du peuple » d’Adolf Hitler [il avait dessiné sa forme sur une nappe de brasserie à Munich, NdT], Wolfsburg s’est réinventée après la Seconde Guerre mondiale et est devenue un symbole de la relance et de l’ambition pacifique allemande. Aujourd’hui, elle affiche le PIB par habitant le plus élevé d’Allemagne. Pourtant, comme tout le pays, elle regarde l’avenir avec crainte. Son existence dépendant entièrement de l’industrie automobile allemande affaiblie, Wolfsburg se demande si elle va devenir la nouvelle Detroit.
À
première vue, Wolfsburg pourrait sembler un symbole improbable du malaise
économique allemand. Propre, prospère et méticuleusement planifiée, elle est
dominée par l’usine monumentale de Volkswagen, qui figure toujours parmi les
plus grandes usines automobiles du monde. Cependant, observer Wolfsburg attentivement
aujourd’hui permet d’entrevoir le profond malaise structurel qui afflige
l’ancienne puissance industrielle allemande. Tout comme Detroit l’a été pour
les USA, Wolfsburg reflète le destin du cœur manufacturier de sa nation : une
ville construite sur le rêve de la mobilité, de la modernité et de la
prospérité, qui fait maintenant face aux limites de son modèle.
Les
origines de Wolfsburg sont inhabituellement chargées d’histoire. Elle a été
fondée en 1938 en tant que « Ville de la Force par la Joie », une ville
entièrement nouvelle conçue par le régime nazi pour accueillir les ouvriers qui
fabriquaient une automobile abordable pour les masses. Le projet combinait
ingénierie sociale et propagande : une vision de l’ouvrier moderne, discipliné
et travailleur, au service du projet national par la technologie. À la fin de
la guerre, les forces d’occupation britanniques ont choisi de ne pas démanteler
l’usine Volkswagen, préservant ainsi l’infrastructure qui allait bientôt
stimuler la relance de l’Allemagne de l’Ouest d’après-guerre. Dès lors, la
prospérité de Wolfsburg a crû au rythme de celle de Volkswagen. L’entreprise
étant devenue le symbole du Wirtschaftswunder, le « miracle économique
», la ville s’est transformée en une vitrine prospère de la renaissance de la
République fédérale.
Pendant
des décennies, Wolfsburg a été l’emblème du succès industriel. Avec Volkswagen
comme moteur, elle a atteint un PIB par habitant d’environ 146 000 euros en
2022, plus du double de celui de Londres, qui détient le taux le plus élevé du
Royaume-Uni. Cependant, tout cela dépend d’une seule entreprise. VW emploie 62
000 personnes dans une ville de 130 000 habitants. « Sans VW, cette ville et
toute la région mourraient », a commenté un habitant local. « Nous deviendrions
une Detroit européenne ».
Ce
commentaire d’il y a quelques décennies, sonne aujourd’hui davantage comme une
prophétie. La dépendance de la ville envers son principal sponsor a toujours
été presque totale. Quand l’entreprise a trébuché, la ville aussi : entre 1991
et 1994, les recettes fiscales ont chuté de près d’un tiers, un avant-goût de
la vulnérabilité de Wolfsburg face aux fluctuations du marché automobile.
L’année dernière (2024), les recettes de l’impôt sur les sociétés ont chuté de
40 %, obligeant une ville autrefois non seulement sans dette mais disposant
également d’un fonds de réserve, à planifier des mesures d’austérité. Elle est
actuellement financée par des prêts bancaires.
Les alarmes sont toujours enclenchées
L’usine
Volkswagen de Wolfsburg a une capacité de production de 870 000 véhicules par
an, mais en 2023, elle en a à peine fabriqué 490 000. L’année dernière, la
compagnie a annoncé que, pour la première fois, elle envisageait la fermeture
d’usines en Allemagne. Les projets de l’UE pour interdire la vente de nouvelles
voitures à essence et diesel à partir de 2035 se profilent, les prix de
l’énergie sont élevés, la réglementation se durcit et la transition mondiale
vers la mobilité électrique a soumis les constructeurs allemands à une pression
sans précédent. Les constructeurs chinois de véhicules électriques — plus
efficaces, subventionnés et avec une plus grande capacité d’innovation —
gagnent des parts de marché, tandis que le cadre réglementaire de l’UE et la
transition énergétique ont fait exploser les coûts en Allemagne. Pour une ville
qui vit et respire Volkswagen, les conséquences sont existentielles.
Bien
qu’un accord avec les syndicats allemands ait évité des licenciements immédiats
à Wolfsburg, l’entreprise prévoit toujours de réduire ses effectifs nationaux
de 35 000 emplois — environ un quart du total — d’ici la fin de la décennie et
de réduire sa capacité de production à 700 000 véhicules.
L’accord
prévoit des réductions d’emploi et des baisses de capacité. Les syndicats
célèbrent l’accord qui maintiendra les usines ouvertes, mais des départs en
retraite anticipée, une réduction du temps de travail et un gel des salaires
sont prévus à partir de 2025.
Ce
changement met en lumière de profonds problèmes structurels du modèle
économique allemand, et nulle part cela n’est plus évident qu’à Wolfsburg, la
ville de Volkswagen.
Les
parallèles avec Detroit ne sont pas exacts, mais ils sont instructifs. Les deux
villes ont prospéré en tant que villes industrielles construites autour d’une
seule industrie qui incarnait autrefois l’identité nationale. Toutes deux ont
joui de décennies de prospérité avant que la logique de la mondialisation et de
la désindustrialisation ne commence à se retourner contre elles. Le déclin de Detroit
a été soudain, déclenché par les chocs pétroliers des années 1970, la
concurrence étrangère et la mauvaise gestion des entreprises. La transformation
de Wolfsburg est plus lente, mais non moins dangereuse : le moteur à combustion
interne, le produit qui a défini sa prospérité, est menacé par la transition
technologique et la pression politique. De plus, la transition vers la mobilité
électrique exige du capital, des connaissances en logiciels et en chimie, et
une agilité que des entreprises traditionnelles comme Volkswagen ont eu du mal
à atteindre.
L’Allemagne
n’a pas réussi à se reconvertir vers une économie numérique ou de services de
haute technologie comme l’ont fait les USA ou la Corée du Sud. Le
vieillissement démographique, le manque de jeunes ingénieurs et la bureaucratie
lourde aggravent le problème. De plus, même si elles atteindront le niveau des
entreprises asiatiques, l’automatisation de l’industrie ne ramènera pas la même
qualité et quantité d’emplois bien rémunérés dans la ville. Ces emplois
appartiennent déjà au passé.
Des
efforts ont été faits pour diversifier l’économie. Wolfsburg AG, une initiative
publique-privée conjointe entre la ville et Volkswagen, a cherché à attirer des
entreprises technologiques émergentes et à développer un secteur de services
moins dépendant de la fabrication automobile. Cependant, ces projets restent
modestes par rapport à l’ampleur du défi. Le problème ne réside pas simplement
dans l’emploi local, mais dans la structure nationale. Le modèle économique
allemand — orienté vers les exportations, avec une forte présence
manufacturière et dépendant de sa base automobile et de machinerie — montre des
signes de faiblesse. L’Allemagne industrialisée n’est pas prête à devenir une
économie de services.
Wolfsburg
devient donc une lentille à travers laquelle observer une histoire plus large :
une économie industrielle à coût élevé qui lutte pour se réinventer. Les mêmes
facteurs qui ont autrefois fait de l’Allemagne une puissance formidable —
l’ingénierie de précision, l’innovation incrémentale, les chaînes
d’approvisionnement denses — risquent maintenant de devenir des désavantages
sur un marché global plus rapide et plus volatil. La croissance de la
productivité s’est essoufflée, l’investissement prend du retard par rapport à
la concurrence et la crise énergétique consécutive à l’invasion russe de
l’Ukraine a mis en lumière la fragilité du noyau industriel du pays.
L’Allemagne fait également face à de nombreux problèmes interdépendants, de la
baisse des normes éducatives aux coûts énergétiques élevés.
Et la
transition vers l’électromobilité exige un type de connaissances — logiciels,
batteries, intelligence artificielle — que les entreprises européennes ne
maîtrisent pas encore pleinement.
Talon
d’Achille industriel
Le « moteur de l’Europe » semble être freiné. La crise énergétique consécutive à l’invasion russe de l’Ukraine a renchéri l’électricité et le gaz, affectant directement l’industrie lourde. La croissance de la productivité s’est essoufflée et l’investissement privé se retire. Le moteur à combustion interne, pendant un siècle symbole de progrès, est devenu un fardeau réglementaire et environnemental.
"Aïe !" - VW a connu des jours meilleurs : autrefois moteur de l’industrie automobile chinoise, le constructeur a aujourd’hui pris du retard dans le développement et se retrouve à la traîne, par Oliver Schopf
Mauvaises énergies
Lorsque
l’accident nucléaire de Fukushima s’est produit, la chancelière Angela Merkel
s’est précipitée pour fermer les centrales de ce type. L’Allemagne s’est tournée
vers le gaz naturel russe bon marché qui arrivait par la mer Baltique. Jusqu’à
l’invasion de l’Ukraine. Aujourd’hui, elle doit se battre pour obtenir du gaz
naturel de la mer du Nord, en particulier norvégien. Sinon, l’alternative est d’acheter
du GNL partout dans le monde. On est donc passés d’une électricité bon marché
aux prix les moins compétitifs de l’Union européenne.
Le
chancelier Olaf Scholz avait reconnu en 2024 que « l’Allemagne ne peut plus
tenir pour acquise sa prospérité industrielle », et le ministre de l’Économie
Robert Habeck avait averti que le pays risquait de perdre sa base productive
s’il n’accélérait pas la transformation numérique et énergétique.
L’avertissement est particulièrement urgent dans des régions comme la
Basse-Saxe, où Volkswagen soutient des économies entières.
Detroit :
la capitale du moteur qui s’est arrêtée net
Pendant
une grande partie du XXe siècle, Detroit a symbolisé l’essor
industriel usaméricain. Siège de Ford, General Motors et Chrysler, la ville a
attiré des centaines de milliers de travailleurs, alimenté l’expansion de la
classe moyenne et atteint en 1950 son apogée démographique : près de deux
millions d’habitants, la prospérité et la fierté d’avoir propulsé la mobilité
mondiale.
Mais le
même moteur qui a alimenté sa croissance a aussi préparé sa chute. À partir des
années soixante, la désindustrialisation et la mondialisation ont déplacé la
production et les emplois vers d’autres États et pays. À partir des années
60-70, la production automobile a commencé à être transférée vers des usines
dans le sud des USA (moins de syndicats), au Mexique et en Asie, en Amérique du
Sud, au Brésil et en Argentine, au Venezuela.
L’automatisation
et la mondialisation ont réduit les emplois
Fermeture
massive d’usines et perte de dizaines de milliers d’emplois. L’automatisation a
encore réduit le besoin de main-d’œuvre, et l’économie locale, dépendante
presque entièrement du secteur automobile, a été exposée aux fluctuations du
marché mondial.
À ce
déclin économique s’est ajouté un profond clivage social. La ségrégation
raciale, la discrimination immobilière et les émeutes de 1967 ont accéléré
l’exode de la population blanche (White flight) d’abord vers les
banlieues puis vers d’autres États, sapant la base fiscale de la ville. Des
quartiers entiers ont été abandonnés, des milliers de logements ont été démolis
et les services essentiels — des écoles à l’éclairage public — sont entrés en
crise.
En 2013, Detroit
a touché le fond : elle s’est déclarée en faillite, la plus grande d’une ville usaméricaine.
La dette dépassait les 18 milliards de dollars et les coupes ont frappé les
retraités, les employés publics et les résidents qui vivaient déjà avec la
pauvreté, des taux de criminalité élevés et un paysage urbain marqué par des
ruines industrielles.
Cependant,
l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Dans la dernière décennie, des
investissements publics-privés, des projets de rénovation urbaine et la
création d’emplois de service ont redonné une certaine vitalité au centre et à
des zones spécifiques. De nouveaux commerces, logements et espaces publics
coexistent aujourd’hui avec des zones encore dévastées, reflétant une reprise
inégale et pleine de contrastes.
Detroit est
aujourd’hui un avertissement et un laboratoire urbain : un rappel des risques
de dépendre d’un seul secteur économique et, en même temps, une preuve de la
résilience sociale dans des contextes extrêmes. Son avenir continue de
s’écrire, entre la mémoire de la gloire industrielle et la recherche d’un
modèle plus diversifié, humain et durable. Bien que les plus pragmatiques
soulignent que les impôts élevés de la ville et de l’État du Michigan
n’encouragent pas les investisseurs potentiels. Ils voient Detroit comme une
autre Gary, Indiana, la ville abandonnée qui sert de décor à tous les films
post-apocalyptiques.
L’ironie
est frappante. Wolfsburg, née comme une vision utopique de la modernité
allemande, se dresse maintenant comme une étude de cas sur la manière dont ce
même modèle arrive à sa fin. L’appeler « la nouvelle Detroit » exagère
peut-être encore son déclin — Volkswagen reste rentable et Wolfsburg n’a pas
subi l’effondrement social qui a frappé son homologue usaméricaine —, mais la
comparaison reflète une vérité essentielle. Les deux villes incarnent le destin
d’une économie industrielle confrontée à son propre déclin.
VW veut transférer sa production vers des marchés extérieurs, où il n’y a pas d’exigence quant à l’utilisation de voitures à essence et diesel. Mais là où les voitures à moteur chinoises ou électriques chinoises bon marché envahissent les marchés. Les constructeurs chinois, soutenus par des subventions étatiques et une chaîne d’approvisionnement plus efficace, mènent la course mondiale. BYD, NIO ou XPeng vendent déjà des modèles électriques en dessous de 25 000 euros, contre 35 000 ou plus pour les Européens. En 2024, la Chine a dépassé le Japon en tant que premier exportateur mondial d’automobiles, consolidant son hégémonie technologique.
Avec un salaire annuel moyen de 55 000 €, les ouvriers de production de VW battent tous les records allemands et mondiaux. Si une heure de travail coûte 62€ à l'entreprise, elle coûte 8€ en Chine. Si la production d'un véhicule VWcoûte 8000 $ chez VW, en Chine elle coûte 597$, au Mexique 305 et au Maroc 106...









