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31/05/2023

AMIRA HASS
“Chema Israel” : les paroles de Primo Levi résonnent dans le quotidien des Israéliens et des Palestiniens

 Amira Hass, Haaretz, 30/5/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

“Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis”

Premiers vers de “Chema” [Écoute], poème liminaire du livre Si c'est un homme, de Primo Levi (1946)

Ø Alors que vous vous réveilliez avec la prière de Chema à la radio, les engins de terrassement de l'administration civile israélienne en Cisjordanie rasaient déjà une école, trois tentes et une citerne d'eau, et des dizaines de milliers de travailleurs se pressaient aux postes de contrôle pour entrer en Israël.

Ø Pendant que vous vous brossiez les dents, de jeunes hommes en tsitsit [franges] coupaient un olivier et des milliers de travailleurs continuaient à franchir les points de contrôle.

Ø Pendant que vous faisiez une omelette, des soldats arrêtaient un berger, lui liaient les poignets, lui couvraient les yeux avec un tissu et l'emmenaient dans une base militaire.

Ø Alors que votre fils partait à l'école, les soldats tiraient des grenades lacrymogènes et les femmes et les enfants s'étouffaient.

Ø Alors que la nounou des bébés arrivait, des policiers israéliens déguisés en marchands de fruits et légumes faisaient une descente dans le camp de réfugiés de Jénine.

Ø Pendant que vous enfourchiez votre vélo, il y avait déjà trois morts et huit blessés dans le camp ; une école avait été détruite ; cinq mètres cubes d'eau achetée avaient été gaspillés ; une tente s'était effondrée ; des chèvres effrayées s'étaient dispersées ; une femme s'était évanouie à cause des gaz lacrymogènes et avait été transportée d'urgence à l'hôpital ; 13 arbres avaient été abattus ; des soldats excités par leur mission réussie étaient retournés à leur jeep et des ouvriers avaient atteint les chantiers quatre heures après avoir quitté leur maison.

Ø En arrivant au travail, vous avez reçu un message WhatsApp de votre frère, le soldat : « Tu me manques ».

Ø Pendant que vous vérifiiez vos courriels sur votre ordinateur, trois fonctionnaires de l'administration civile rejetaient les demandes de 286 agriculteurs qui souhaitaient accéder à leurs terres de l'autre côté du mur de séparation.

Ø Pendant que vous discutiez avec un collègue, la Croix-Rouge informait une mère que l'armée ne la laissait pas rendre visite à son fils malade en prison.

Ø Pendant votre pause-café, un garçon fondait en larmes parce qu'un soldat avait pointé un fusil sur lui à un poste de contrôle volant sur la route de Naplouse.

Ø Pendant que vous alliez aux toilettes, l'administration civile approuvait la construction de 48 unités de logement dans un avant-poste de colonie qui avait été légalisé.

Ø Pendant que vous envoyiez votre rapport hebdomadaire au patron, le ministre des Finances annonçait qu'il volait 120 millions de shekels (30 millions d’€) supplémentaires aux recettes de l'Autorité palestinienne.

Ø Pendant que vous montiez sur le toit pour fumer et vous étirer, un jeune Palestinien était placé à l'isolement à la prison de Kishon, à son huitième jour de détention, après avoir été interrogé par le service de sécurité du Shin Bet pendant 15 heures et demie, assis et attaché à une chaise basse.

Ø Pendant que vous et votre mère décidiez de ce que vous alliez préparer pour le dîner du vendredi soir, le ministère palestinien des Finances annonçait que les employés de l'Autorité palestinienne ne recevraient ce mois-ci que 60 % de leur salaire, et 62 véhicules attendaient déjà au poste de contrôle volant.

Ø Pendant que vous écrasiez une cigarette, un médecin de la prison donnait de l'acétaminophène au jeune interné qui s'était plaint de douleurs dorsales et d'engourdissement des mains, et un soldat du poste de contrôle volant tirait des grenades incapacitantes sur les conducteurs et les passagers qui sortaient de leur voiture.

Ø Pendant que vous retourniez à l'ordinateur, un officier de l'infrastructure de l'administration civile ordonnait la destruction d'une conduite d'eau dans un village de la vallée du Jourdain.

Ø En quittant le bureau, vous n'avez pas remarqué les ouvriers en train de construire un immeuble de luxe au milieu des ficus, dans le cadre d'un programme de démolition et de reconstruction.

Ø Pendant que vous alliez chercher votre fils aîné à l'école (un plaisir du jeudi), un chauffeur de la municipalité d'Hébron remplissait un réservoir d'eau à partir du tuyau principal à l'entrée de la ville palestinienne de Bani Nai'm, et les soldats libéraient le berger qu'ils avaient arrêté. Il avait mal à la tête parce que les soldats ne lui avaient pas donné d'eau.

Ø Pendant que votre fils vous parlait du match de football, quatre jeunes hommes portant un grand drapeau israélien envahissaient une maison près d'une source dont ils se sont emparés il y a longtemps dans un village à l'ouest de Ramallah.

Ø Pendant que vous vous rendiez à l'épicerie de votre quartier, le chauffeur de la municipalité d'Hébron apportait de l'eau à un quartier qui n'a pas eu l'eau courante depuis trois mois parce que la pression de l'eau est trop faible en raison des restrictions imposées par Israël sur les quantités d'eau distribuées aux non-Juifs.

Ø Alors que vous rentriez chez vous, des adolescents portant des kippot ont donné des coups de pied à un vieil homme portant un keffieh.

Ø Pendant que vous changiez une couche, un adolescent de la "“jeunesse des collines” a tweeté : « Louons Dieu pour la forte présence juive dans la région et pour les bergers juifs qui ont reconquis le territoire... Les Bédouins [du village d'Ein Samiya] quittent la région... Nous voulons que tous les Bédouins... quittent le pays. Il y a de meilleurs pâturages en Arabie saoudite ».

Ø Pendant que vous coupiez une tomate, le journal télévisé annonçait qu'un Arabe a été reconnu coupable d'incitation et condamné à un an de prison.

Ø Pendant que vous lisiez une histoire à votre fils, la Haute Cour de justice rendait deux arrêts qualifiés, l'un autorisant l'État à détruire des villages et à les remplacer par un champ de tir militaire, l'autre permettant au Shin Bet de continuer à détenir un Palestinien qui était déjà en garde à vue sans inculpation ni preuves depuis 19 mois d'affilée.

Ø Pendant que les cris de votre bébé vous réveillaient, des soldats masqués faisaient une descente dans 17 villages, camps de réfugiés et quartiers, arrêtant huit hommes. Et pendant que vous vous remettiez au lit, un petit garçon de 4 ans mouillait sa culotte parce que les soldats avaient fait sortir toute sa famille de leur maison et l'avaient emmenée dans la cour, leurs fusils braqués sur eux.

Ø Pendant que vous vous réveilliez, neuf ordonnances sur le vol de terres rédigées par des juristes militaires attendaient la signature du chef de l'administration civile.

Et il y eut un soir, il y eut une nuit et il y eut un bonjour Israël.