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22/05/2023

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
Animaux et capital

Dario Manni et Marco Maurizi, Comune-Info, 13/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’histoire millénaire des relations entre humains et non-humains est profondément liée aux rapports économiques (Mason 1993 ; McMullen 2016 ; Timofeeva 2018). Cela a également un effet décisif sur la manière dont la nature est représentée symboliquement ou idéologiquement dans notre culture. Il n’existe pas de société humaine qui ne fonde pas ses représentations du monde animal sur les rapports économiques qui sous-tendent sa reproduction (Nibert 2002). Cet élément est central pour comprendre à la fois la continuité qui a caractérisé l’exploitation des animaux à des fins économiques dans l’histoire de la domination, et la discontinuité que le capitalisme a introduite dans cette histoire. Cela est évident si l’on considère l’utilisation qui a été faite des animaux non humains au cours des siècles en tant que force de travail et en tant que biens de consommation.

 La force de travail animale

Historiquement, les animaux ont été utilisés comme force de travail dans l’agriculture, le transport et l’industrie. Cependant, depuis la modernisation capitaliste, l’utilisation des animaux comme force de travail a diminué en raison du développement de la technologie et de l’automatisation. Cela ne signifie pas que le phénomène de l’exploitation du travail animal ne soit pas encore présent dans certaines parties du monde, en particulier dans les pays en développement : dans l’agriculture de ces pays, des animaux tels que les chevaux, les ânes et les bœufs sont encore utilisés pour labourer les champs, transporter des marchandises et effectuer d’autres tâches. En effet, compte tenu du développement inégal du capitalisme, dans certaines circonstances, l’utilisation de ces animaux peut s’avérer moins coûteuse et plus efficace que l’utilisation de machines, en particulier dans les régions où les infrastructures et les ressources sont limitées. Cependant, il est évident que cette utilisation est structurellement réduite par l’investissement technologique des sociétés industrielles avancées et que, par conséquent, ces formes d’exploitation de la force de travail animale sont des survivances d’un passé qui a déjà été effectivement dépassé par la modernisation capitaliste.

Ce type d’exploitation des animaux en tant que force de travail soulève des problèmes éthiques apparemment similaires à ceux qui se posent dans le cas du travail humain : les animaux sont souvent soumis à de longues heures de labeur, à des conditions de travail exténuantes et à un manque de nourriture, d’eau et de soins vétérinaires. En outre, leur emploi à des tâches dangereuses et physiquement épuisantes peut entraîner des blessures ou la mort. Toutefois, il convient de noter que, dans une perspective marxiste, cette similitude ne concerne que l’aspect extérieur du rapport de travail : le rapport de travail capitaliste typique est la relation humaine et qualifie l’exploitation des humains dans un sens différent de celle des animaux non humains. Derrière la similitude empirique se cache une différence essentielle que seule l’analyse théorique peut mettre en évidence.

Lors de l’analyse du processus spécifique de reproduction du capital, par exemple, il serait tout à fait trompeur d’identifier le travail à une simple fourniture d’énergie psychophysique. Bien sûr, les humains et les animaux “travaillent” et tous travaillent pour le capitaliste. Cependant, il existe une caractéristique spécifique du travail humain, une fonction très spécifique du travailleur dans sa relation avec le capitaliste que les animaux ne peuvent pas assumer. Une compréhension différente des rôles joués par les travailleurs et les animaux dans la machine du capitalisme n’est donc pas la conséquence d’un préjugé spéciste : c’est la structure même du mode de production capitaliste qui crée cette distinction des rôles et des fonctions. L’ignorer, c’est tout simplement ignorer le fonctionnement du capitalisme. Rosa Luxemburg, malgré son amour des animaux (Luxemburg 1993), reproche à Adam Smith d’identifier les travailleurs et les animaux en qualifiant l’activité de ces derniers de “travail productif” (Luxemburg 1951 : 40). Bien que le travail animal, tout comme le travail humain, signifie “la dépense d’une certaine quantité de muscle, de nerf, de cerveau” (Marx 1962 : 185), le problème ici n’est pas la production générique de valeur d’usage, c’est-à-dire de produits qui sont utiles pour notre consommation, qui satisfont un de nos besoins ; il est clair que les animaux (peu importe qu’ils soient autonomes ou guidés par la main de l’homme) sont capables de produire de la valeur d’usage. Le problème est que la source de valorisation du capital est l’accumulation de la valeur d’échange, c’est-à-dire la propriété d’une marchandise d’être quantitativement, et non qualitativement, comparée à toute autre marchandise, et donc échangée contre elle et en particulier contre l’équivalent général qu’est l’argent. Le travail animal, n’étant pas lui-même vendu comme une marchandise sur le marché, ne peut ni perdre ni ajouter de la valeur d’échange aux marchandises (Stache 2019 : 15). Seul le travail qui perd et ajoute de la valeur d’échange aux marchandises est du travail productif au sens capitaliste.

Diego Sarti, “Nègre avec mastiffs” [chiens de plantation], sculpture du groupe “Esclavage”, Exposition générale italienne, Turin, 1884

 Ce point a été largement discuté dans la littérature marxiste concernant le problème du travail des esclaves (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010 ; Nesbitt 2022), auquel le travail des animaux peut, au moins en partie, être assimilé1. Bien que ce type de travail puisse être qualifié en termes de "surtravail" qui génère un "surproduit" – par exemple, en soutenant que, sans recevoir de salaire, l'esclave et l'animal reçoivent une part des biens de consommation nécessaires à leur survie mais inférieure à la “valeur” qu'ils ont produite, et que de cette “valeur” ajoutée leur propriétaire retirerait un “profit” - nous serions entièrement dans une situation précapitaliste qui, en outre, ne décrit pas de manière adéquate comment l'esclavage traditionnel et l'exploitation animale sont transformés par leur insertion dans le mode de production capitaliste. On peut également affirmer que l’esclave et l’animal sont “expropriés” du produit de leur travail - indépendamment du fait que, dans certains cas, l’animal n’aurait de toute façon aucun intérêt à s’approprier ce qui lui est enlevé - mais l’expropriation dans le cas du salarié concerne la valeur d’échange dans la sphère de la production et seulement indirectement, en tant que rapport social global, sa subordination au capitaliste également en termes de consommation.

Les expressions “valeur”, “profit” et “expropriation” ont ici un sens imprécis qui brouille les termes théoriques de la question. C’est oublier que l’analyse marxienne de la valeur est essentiellement une théorie monétaire : l’argent n’est pas un simple moyen superposé aux rapports capitalistes, mais constitue une forme essentielle et nécessaire de leur manifestation2. Toute l’analyse du Capital de Marx vise à expliquer pourquoi ces rapports doivent prendre cette forme. Chaque élément de la production capitaliste doit en effet se présenter sous la forme d’une marchandise, donc être doté d’une valeur d’échange pour entrer dans le cercle de valorisation du capital. L’ensemble des valeurs d’échange doit être représenté sous la forme de l’équivalent, c’est-à-dire de l’argent, qui apparaît donc, sous sa forme historiquement complète et développée, à la fois au début et à la fin du processus. Il en va de même pour le travail, qui entre dans la production en étant toujours “attaché” à la personne du travailleur, mais en en étant essentiellement séparé. Il s’agit d’un point central pour deux raisons interdépendantes : d’une part, le travail qui crée une nouvelle valeur n’est pas le travail concret et qualitatif dépensé pour produire la marchandise x ou y, mais plutôt le travail abstrait, représenté quantitativement par l’argent qui exprime sa valeur d’échange. D’autre part, Marx souligne que si le travailleur n’était pas légalement libre de vendre sa force de travail, et donc pour un temps limité, il serait un esclave, ce qui rendrait impossible le phénomène spécifiquement capitaliste de la “valorisation de la valeur”, c’est-à-dire l’échange inégal entre le salaire et l’utilisation de la force de travail, qui est à la base de la production de la plus-value. Il s’agit là d’un point fondamental. En effet, la force de travail a une valeur qui s’exprime dans le salaire, c’est-à-dire dans la partie du capital investi que Marx appelle le capital variable. Dans le cas des esclaves humains et animaux, leur travail n’est pas séparable de leur existence corporelle, ni en principe ni en fait : l’animal, comme l’esclave, a une valeur mais cette valeur n’est pas celle de sa force de travail, elle n’est donc pas exprimable en tant que capital variable, puisqu’elle fait plutôt partie de l’investissement dans les moyens de production. C’est-à-dire qu’il s’agit entièrement de capital constant. L’animal, comme l’esclave, est réduit à une machine et son action n’est pas différente de celle du rouage, il n’ajoute pas de valeur d’échange, il transfère simplement sa valeur d’échange intrinsèque à la marchandise qui réapparaît ici sous forme de coût3. Nulle part il n’est possible de distinguer une valeur spécifique de la force de travail des esclaves ou des animaux, ni un rapport spécifique entre leur temps de travail et l’investissement en capital : le “maître” dépense pour leur achat et le maintien de leur existence comme il le ferait pour des machines, c’est-à-dire indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non. Il est évidemment dans son intérêt qu’ils travaillent toujours mais, précisément, l’argent qu’il investit n’a pas de relation structurelle avec la fourniture de travail. Dans la relation salariale, en revanche, l’investissement en capital ne concerne pas la personne du travailleur, mais seulement la disponibilité de sa force de travail pendant le temps nécessaire à la production de biens. Et seulement pour cela. Car c’est là que se manifeste la dualité du travail et de la valeur.

Si la valeur et l’expropriation ont une signification spécifique dans le cas du salarié parce qu’elles concernent non pas le travail empirique et la marchandise particulière produite avec sa valeur d’usage spécifique, mais ce même travail et cette valeur en tant que parts aliquotes du travail social et de la valeur d’échange globale, il en va de même pour le profit, qui doit être distingué de la production de la plus-value. Dans le troisième livre du Capital, Marx clarifie cette différence, même si ce n’est que sous forme d’esquisse. L’esclavage humain et animal dans le capitalisme garantit en effet un profit même si ce travail ne produit pas de plus-value. Marx lui-même donne l’exemple limite des entreprises qui n’investissent que dans le capital constant, un exemple purement théorique : dans les entreprises fondées sur le travail des esclaves et des animaux, en effet, une composante, aussi minime soit-elle, du travail salarié, et donc de la plus-value, ne peut être éliminée. Le fait est que la plus-value produite et abandonnée comme profit par le capitaliste n’est pas celle produite par l’entreprise individuelle. Les différentes branches de l’industrie contribuent en fait, chacune d’une manière différente, à la masse totale de la plus-value et c’est celle-ci qui est ensuite répartie entre les différents capitaux sous forme de profit. Cela se fait par le biais du taux de profit (c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et la somme du capital constant et variable) qui, bien que différent pour chaque industrie et chaque branche de production, prend une forme moyenne qui élimine les différences entre elles et garantit à chaque capitaliste un retour sur son investissement. Ces différences sont déterminées par la composition organique du capital, c’est-à-dire la part de l’investissement due au capital constant et celle due au capital variable. Ainsi, il existe des entreprises et des branches de production qui ajoutent une plus grande part à la masse générale de la plus-value, mais les capitaux investis dans les différents secteurs de l’économie se voient garantir un taux de profit moyen dont ils peuvent bénéficier indépendamment de la quantité de plus-value qu’ils ont été en mesure de produire. Les produits du travail d’esclaves sont donc en mesure de “capturer” une partie de la plus-value produite dans d’autres branches de l’industrie et de réaliser ainsi un profit (Nesbitt, 2022, p. 35).

Aigle utilisé pour éloigner les oiseaux des avions, aéroport international de Vancouver

 Le fétiche de l’animal-marchandise

Dans le cas des animaux - et des esclaves humains - le processus d’assujettissement ne se réalise donc pas par le travail mais est déjà donné au départ. Et il ne se réalise pas par l’échange inégal entre force de travail et salaire, mais par la violence directe, ce que Marx appelle la domination, la violence directe et brutale. C’est par cette même violence que l’animal est réduit à une marchandise, en l’occurrence non pas comme moyen de production mais comme résultat du processus de production : l’animal-marchandise.

Le capitalisme a donc conduit à la marchandisation du corps des animaux et à leur exploitation à des fins économiques à un niveau quantitativement sans précédent. Mais même dans ce cas, à l’utilisation millénaire des animaux comme objets de consommation et comme marchandises, le capitalisme ajoute une particularité, on pourrait dire un saut qualitatif dans l’exploitation animale, et la théorie de Marx apparaît à nouveau centrale pour comprendre cette dynamique. Le capital désigne la richesse utilisée pour produire des biens et des services, tandis que les marchandises sont des biens ou des services produits pour être vendus sur le marché. Marx souligne que dans le capitalisme, le capital et les marchandises sont étroitement liés et influencent mutuellement la production et l’échange, que le mouvement général de l’économie n’est pas déterminé par la production de marchandises pour satisfaire les besoins (marchandise-argent-marchandise), mais que les besoins eux-mêmes deviennent une fonction de la croissance du capital (marchandise-argent) : c’est-à-dire que la recherche du profit entraîne la production de marchandises, qui à son tour génère davantage de capital grâce à leur vente sur le marché. Le cycle constant de la production et de l’échange incite sans cesse les capitalistes à accumuler plus de capital et à produire plus de marchandises, ce qui conduit à l’expansion du marché et à la croissance économique. Cela signifie que même la marchandisation des animaux n’est pas une conséquence de la satisfaction des besoins humains, mais un effet de l’accumulation et de l’expansion du capital : en d’autres termes, la croissance de l’exploitation des corps animaux est parallèle à la croissance du mouvement d’auto-valorisation du capital en tant que relation sociale impersonnelle, objective, mécanique et déshumanisante.

En effet, Marx note que les marchandises ne sont pas simplement des biens physiques, mais qu’elles incarnent également des relations sociales et des dynamiques de pouvoir, puisque les travailleurs et les capitalistes interagissent dans la production et l’échange de marchandises. Ainsi, les marchandises reflètent la lutte des classes sous-jacente à la société capitaliste. Sous cette lutte se cache certainement aussi la relation anthropocentrique et spéciste qui empêche de reconnaître l’injustice de l’exploitation animale. Mais ce même rapport, qui au cours des millénaires a été justifié par les idéologies religieuses et spiritualistes les plus diverses, apparaît ici dépouillé de toute motivation qui ne soit pas réductible aux pures lois de l’économie considérées comme “naturelles” et inviolables. Marx appelle “fétichisme de la marchandise” cette inversion des rapports par laquelle le mouvement des marchandises dissimule les rapports sociaux.


Sue Coe, Les animaux sont les 99% dont vous vous épargnez la vue. Extrait du livre Cruel, OR Books, 2012

La marchandisation des corps animaux, par laquelle le fétichisme de la marchandise envahit notre représentation des êtres vivants non humains et normalise la violence à leur égard, passe indubitablement par une occultation minutieuse et systématique de la violence elle-même, ce que Carol Adams appelle “le référent absent” (Adams 2010). Par exemple, dans l’industrie de la mode, les médias promeuvent souvent l’utilisation de peaux et de fourrures animales dans les vêtements et les accessoires : ceux-ci finissent par s’incarner dans la vie quotidienne et perpétuent ainsi l’idée que les animaux sont de simples objets à utiliser pour le plaisir et la vanité de l’humain. Dans l’industrie alimentaire, les publicités encouragent la consommation de viande, de produits laitiers et d’autres produits d’origine animale, en dissimulant l’horreur de l’élevage industriel par diverses stratégies, renforçant ainsi l’idée que les corps des animaux sont simplement des porteurs “naturels” (parfois même “heureux”) de nutriments à consommer pour la subsistance et le plaisir du palais. Les médias présentent souvent les animaux comme des objets de divertissement, par exemple dans le cadre de la promotion des cirques, des zoos, des productions cinématographiques etc. ; des activités qui impliquent diverses formes de maltraitance, les animaux étant arrachés à leur habitat et contraints de se produire pour le seul divertissement humain, souvent dans des conditions de vie exiguës qui ne répondent pas à leurs besoins biologiques et sociaux. Il convient toutefois de souligner que l’activisme en faveur des droits des animaux a de plus en plus contraint l’industrie culturelle à prendre en compte les besoins éthologiques et relationnels des animaux non humains, bien que de manière encore insatisfaisante et contradictoire, allant même jusqu’à produire des spectacles ou des films qui rejettent le principe de l’exploitation animale, voire qui le critiquent ouvertement.

Cependant, dans aucune sphère économique, l’exploitation animale n’atteint des niveaux de cruauté comparables à ceux de l’industrie alimentaire. Dans les industries de la viande, des produits laitiers etc., les animaux non humains sont élevés et utilisés pour leur corps selon des pratiques brutales et dépersonnalisées. L’élevage industriel, qui confine un grand nombre d’animaux dans des conditions de vie inimaginables, s’est généralisé dans l’industrie afin de maximiser la production et de minimiser les coûts. L’industrie de la viande contribue également à la dégradation de l’environnement par l’émission de gaz à effet de serre et d’autres polluants provenant de l’agriculture animale, la déforestation pour créer plus de terres pour le pâturage et la production d’aliments, et l’utilisation massive d’antibiotiques et d’autres produits chimiques (Boggs 2011 ; Foster - Burkett 2016). Une fois encore, la valeur marchande des produits animaux est déterminée par la loi de la reproduction du capital, plutôt que par le bien-être des animaux eux-mêmes. Leur réduction à des masses anonymes, la négation de leurs besoins fondamentaux non seulement physiques mais aussi psychologiques et relationnels, est directement proportionnelle à l’accumulation du capital que cette réduction à une matière première sans conscience rend possible. Le marché des produits animaux, tels que la viande, les produits laitiers et le cuir, a ainsi poussé l’élevage, la culture et la mise à mort de milliards d’animaux pour l’alimentation au-delà de ce que l’humanité a été capable d’accomplir à l’égard des êtres vivants non humains pendant des millénaires. Ce n’est pas un hasard si l’industrie de la viande, du poisson et de leurs dérivés joue un rôle important dans le capitalisme en tant qu’acteur du marché alimentaire mondial. Le marché de la production, de la distribution et de la vente de produits alimentaires d’origine animale ou dérivée est dominé par quelques grandes entreprises multinationales4. Ces entreprises privilégient l’efficacité et le profit, au détriment non seulement du bien-être des animaux et de la durabilité environnementale, mais aussi des droits des travailleurs, conditionnant ainsi les choix politiques de pays entiers.


 
Contre la bêtise du capital

La crise environnementale et les développements technologiques induits par le capitalisme ouvrent de nouveaux scénarios tant pour la lutte environnementale que pour la libération animale, car la rationalité du système apparaît de plus en plus contradictoire et absurde, tendant de plus en plus vers une autodestruction stupide et bestiale. La consommation moyenne de viande dans le monde a quintuplé depuis les années 1960 et devrait continuer à augmenter 5. Or, selon des estimations prudentes, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre et contribue à un certain nombre d’autres effets néfastes sur le climat, la santé des écosystèmes et leurs habitants humains et non humains, tels que la déforestation massive, la création de zones mortes dans les océans, l’augmentation de la résistance aux antibiotiques chez l’homme et la propagation de pandémies zoonotiques 6 . Certaines des solutions possibles au problème, issues du développement scientifique et technologique capitaliste, telles que la viande cultivée, se heurtent aux intérêts particuliers et nationaux des éleveurs traditionnels, organisés en associations commerciales qui font pression sur les décideurs politiques.7 Sous couvert de “libre concurrence”, le vrai visage du capital est la centralisation progressive des moyens, des ressources et des investissements et un protectionnisme économique pour protéger les intérêts de la classe dominante, qui castre les forces nées de sa propre domination. Contre cette bêtise retentissante du capital, ce n’est pas un hasard si les développements récents dans les domaines de la philosophie antispéciste, des droits des animaux et de la libération animale s’éloignent progressivement de la matrice libérale (Singer 2015, Regan 2004, Francione 2000, Garner 2005) et qu’une convergence avec le socialisme se dessine dans l’activisme (Sanbomatsu 2011, Rude 2013, Bündnis Marxismus und Tierbefreiung 2018, Maurizi 2021).

D’une part, le socialisme et la libération animale restent deux idéologies politiques distinctes qui ont eu, à de rares exceptions près, peu de moments de convergence au cours du siècle dernier. Au contraire, les tendances industrialistes et développementalistes de la Troisième Internationale et du stalinisme impliquaient un rejet a priori de la prise en compte des besoins des animaux non-humains (Benton 1993 ; Best 2014).

D’autre part, le socialisme, en tant que système politique et économique visant à créer une société plus juste et plus équitable en répartissant les richesses et les ressources de manière plus égale parmi la population, grâce à la propriété collective des moyens de production et de distribution et à un rôle accru de l’État dans la régulation et la direction de l’économie, apparaît de plus en plus comme un outil indispensable à la réalisation des conditions nécessaires, mais non suffisantes, pour la libération des animaux. Cette convergence semble se réaliser à partir de deux côtés opposés.

De nombreux socialistes commencent à considérer l’exploitation animale comme une forme d’oppression étroitement liée à d’autres formes d’oppression, telles que l’exploitation de classe, l’oppression sexuelle et le racisme. Ils affirment donc que pour créer une société plus juste, il est nécessaire de s’attaquer non seulement aux inégalités économiques, mais aussi aux autres formes d’oppression, y compris l’exploitation des animaux. L’idée d’une société “juste” ne peut être réalisée que si toutes les formes traditionnelles de discrimination, que le capitalisme n’a pas effacées mais seulement utilisées à ses propres fins, sont surmontées. 

 Sue Coe, Des enfants aveugles sentent un éléphant. Huile sur toile, 2008

De même, de nombreux défenseurs des droits des animaux se rendent compte que l’exploitation des animaux est le résultat d’un système capitaliste et que la lutte contre ce système ne peut, comme cela a été le cas jusqu’à présent, passer par la simple conviction “morale” des individus en tant que consommateurs, mais doit aborder la question centrale des rapports de production, de la manière dont la société organise et distribue non seulement ses richesses, mais aussi sa relation avec la nature et, par conséquent, sa représentation du monde non-humain. De plus en plus de défenseurs des droits des animaux soutiennent qu’un système socialiste, axé sur la propriété et le contrôle collectifs, serait mieux à même de traiter l’exploitation des animaux et de leur assurer une plus grande protection, que l’idée d’“égalité” entre humains et non-humains ne pourra jamais être établie si une société humaine égalitaire et solidaire n’est pas d’abord mise en place. Comme dans le cas de la viande cultivée, le capital peut certes nous vendre la corde avec laquelle nous le pendons, mais il ne fera pas tout le travail à notre place. Aucune solution interne à la logique de privatisation des moyens de production et de distribution ne pourra arrêter, à elle seule, l’exploitation et la marchandisation du vivant. Le risque, en effet, est que les coûts de sa mise en œuvre soient facturés aux classes et groupes dominés ; que la tendance à l’autovalorisation du capital, qui implique sa croissance cancéreuse au détriment de la nature entière, neutralise ses effets positifs ; et, enfin, que l’exclusion de la majorité de la sphère de production reproduise des besoins faux et induits, et que les éternelles subalternités et les ordres sociaux hiérarchiques et autoritaires ne soient en aucun cas compatibles avec un quelconque projet de libération.

Mais il est probable que ce sont les socialistes qui devront prendre l’initiative et, même dans l’autonomie de leurs luttes, offrir la vision sociale et politique capable de faire une place à la libération animale. En effet, la vision matérialiste qui sous-tend le marxisme semble impliquer une récupération de l’animalité humaine, un dépassement définitif de l’anthropocentrisme et du spiritualisme traditionnels (Engels 1962), à travers la récupération d’un naturalisme intégral qui replace l’être humain sur un plan d’immanence et d’égalité avec le reste du vivant. Pour cela, il faudrait retrouver une autre dialectique de la nature, une nouvelle conception qui voit dans la raison humaine une force naturelle capable de se rapporter au reste de la nature non pas sous la forme d’une domination aveugle, mais sous celle d’une solidarité au-delà de l’appartenance à l’espèce. Un matérialisme solidaire (Maurizi 2021) qui, selon les mots d’Adorno et de Marcuse, renverse paradoxalement le préjugé anthropocentrique qui est au cœur de la tradition spiritualiste : ce n’est pas en fuyant la nature à la poursuite de rêves de vérité transcendante que l’être humain célèbre sa propre diversité et se sublime en un être supérieur ; c’est au contraire lorsque la raison se reconnaît traversée par l’altérité animale et se réalise comme une forme de vie partagée que l’universel cesse d’être la marque de la domination et de l’horreur et se traduit pour la première fois dans l’histoire naturelle par une loi qui garantit une véritable justice, le libre développement de tous et de chacun. Au-delà de l’appartenance à une espèce, à la fin de toute domination de classe.

Rusty, le premier chat détecteur, aéroport international d'Ottawa

 Notes

1 Pour une discussion critique de cette comparaison et, en général, pour une analyse des différentes positions de “gauche” sur l’exploitation animale, voir Stache 2019.

2 C’est pourquoi, lorsqu’on tente de traduire le concept d’exploitation en utilisant d’autres paramètres, comme le temps (Wadiwel, D. J. 2020), pour forcer une comparaison entre le travail humain et le travail animal, l’analyse économique devient générique et abstraite.

3 D’où la tentative importante de réduire les coûts d’entretien et d’intensifier le travail jusqu’à l’épuisement et le remplacement rapide de l’individu par le maître-capitaliste. Marx souligne l’absence totale de scrupules du capitalisme esclavagiste et cela ne peut qu’être considéré comme un trait typique de l’industrie animale également (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010).

4 Mighty Giants: Leaders of the Global Meat Complex | IATP

5 Consommation mondiale de viande, monde, 1961 à 2050 (ourworldindata.org) ; 76% de viande consommée en plus dans le monde d'ici 2050, une menace pour l'environnement

6 Livestock’s long shadow : environmental issues and options (fao.org) ; TacklingClimateChangethroughLivestock (fao.org) ; L’élevage intensif est un désastre pour l’environnement et la santé - L’Espresso (repubblica.it)

7 Coldiretti se réjouit de l’arrêt des aliments synthétiques : "Le Made in Italy est protégé" - LaPresse


 Bibliographie

Adams, C. J. (2010) The Sexual Politics of Meat. A Feminist-Vegetarian Critical Theory, The Continuum International Publishing Group: New York – London

Benton, T., (1993) Natural Relations: Ecology, Animal Rights and Social Justice, Verso, New York.

Best, S. (2014) The Politics of Total Liberation. Revolution for the 21st Century, Palgrave Macmillan

Boggs, C. (2011) “Corporate Power, Ecological Crisis, and Animal Rights” in Critical Theory and Animal Liberation, edited by J. Sanbonmatsu, Rowman & Littlefield, Plymouth: UK, 71ff

Bündnis Marxismus und Tierbefreiung (2018), “18 Theses on Marxism and Animal Liberation”, Monthly Review On Line: https://mronline.org/2018/08/28/18-theses-on-marxism-and-animal-liberation/

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Foster, J. B. – Holleman H. – Clark, B.(2010) Marx and Slavery, New Monthly Review

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Garner, R., (2005a) The Political Theory of Animal Rights, Manchester University Press, Manchester-New York.

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-         (1993) The Letters of Rosa Luxemburg, S. Bronner (ed.), New Brunswick, New Jersey, Humanities Press

Marx, K. (1962) Das Kapital, MEW, Bd. 23

Mason, J. (1993) An Unnatural Order: Uncovering the Roots of Our Domination of Nature and Each Other, New York: Simon & Schuster.

Maurizi, M. (2021) Beyond Nature. Animal Liberation, Marxism, and Critical Theory, Brill

McMullen, S. (2016), Animals and the Economy, Palgrave Macmillan

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Nibert, D. (2002) Animal Rights/Human Rights. Entanglements of Oppression and Liberation, Lanham and Oxford: Rowman & Littlefield

Regan, T. (2004) The Case for Animal Rights, University of California Press: Berkeley and Los Angeles

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Singer, P., (2015) Animal Liberation, Bodley Head: London 186ff vii

Stache, Ch., (2019) Conceptualising animal exploitation in capitalism: Getting terminology straight, in Capital & Class, 1-21.

Timofeeva, O. (2018), The History of Animals: A Philosophy, Bloomsbury Publishing: London

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Diego Sarti, “Affinis gorilla homini? [Le gorille est-il apparenté à l’humain?] Nègre assailli par un gorille”. Turin, 1884

15/08/2022

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
L'animal et le boucher
Antispécisme, antimilitarisme et non-violence

 Dario Manni et Marco Maurizi, Spazi di Filosofia, n°7/2021, avril 2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Les animaux et la guerre

Les images de réfugiés ukrainiens portant dans leurs bras des animaux domestiques nous parlent d'une amitié profonde avec les autres espèces, de la possibilité d'une solidarité prête à risquer sa propre sécurité[ 1] . Certes, il s'agit aussi de propagande de guerre - utile pour présenter les Ukrainiens comme un peuple “bon” et “semblable à nous” par opposition aux Russes “violents” et “étrangers” - et il ne serait pas déplacé pour une personne antispéciste de rappeler qu'il s'agit tout de même d'animaux “familiaux”, une affection qui se construit dans la relation ambiguë entre le chien et son “maître” ; mais il est quand même difficile de ne pas être ému par cette solidarité et cette affection si exposées à la puissance des bombes.


La guerre est aujourd'hui médiatisée, dans sa quasi-totalité, et nous ne pouvons pas savoir ce qui se passe sur le terrain effectivement. Cependant, nous pouvons être sûrs que, peu importe qui gagne et qui finira par gagner, elle produit des ravages dans lesquels les animaux, pas moins que les humains, souffrent de manière indicible et meurent sans pitié. La guerre détruit notre “humanité”, dit-on. Ou bien exprime-t-elle ses contradictions au plus haut degré ? “Poutine est pire qu'un animal”, s'écrie Luigi Di Maio. Joe Biden lui fait écho : “Poutine est un boucher”. Tout est normal ? Lorsque le ministre des Affaires étrangères a prononcé cette phrase honteuse, nombreux sont ceux qui ont été indignés par cette violation du protocole. Mais il n'est venu à l'idée de personne de défendre les animaux pour l'horrible juxtaposition avec un autocrate impérialiste sans scrupules. Nous oublions un phénomène important qui doit être repensé : seuls les animaux humains font la guerre. Pourquoi ?

Indépendamment des réponses que l'on peut donner à cette question, il faut reconnaître que tout discours sur la guerre et la paix est incomplet et probablement infondé s'il l'élude. Mais avant de tenter d'en parler, nous pouvons provisoirement clarifier un point. La guerre est la destruction d'un ordre hiérarchique et oppressif et son remplacement par un autre qui n'est pas moins violent, pas moins injuste. Ceux qui s'opposent aux guerres aujourd'hui savent donc qu'il est nécessaire de construire un nouveau mouvement pacifiste, un nouvel internationalisme, de recommencer à parler de socialisme et de justice sociale au niveau mondial, car les véritables causes de la guerre résident dans la nature intrinsèquement conflictuelle de l'ordre social existant : le capitalisme multipolaire et ses idéologies  (le  néolibéralisme  occidental,  les  souverainismes  et nationalismes des différentes formes de capitalisme autoritaire, le système mixte chinois). Mais, et cela nous concerne en tant qu'antispécistes, nous avons le devoir de ne pas oublier cette question. Comment la question des animaux s'inscrit-elle dans cette perspective ? Pourquoi l'animal humain fait-il la guerre ? Que deviennent les animaux non humains dans un ordre social qui parvient à mettre fin au militarisme et à l'injustice mondiale ? Comment une société peut-elle considérer le mot “boucher” comme une épithète à accoler à juste titre à un criminel de guerre et, en même temps, comme l'une de ses activités quotidiennes les plus fondamentales ?

12/08/2022

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
Politiques de la relation
Libération animale, mode de production capitaliste et dérives libérales

Dario Manni e Marco Maurizi, Comune-Info, 8/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Marco Maurizi (Rome 1974) est un philosophe et musicien italien. Spécialiste de la pensée dialectique (Nicolas de Cues, Hegel, Marx, Adorno), il partage ses intérêts entre la Théorie critique de la société, avec une attention particulière au rapport humain/non-humain, et la philosophie de la musique. Il a obtenu son diplôme à l'Université de Rome "Tor Vergata" sous la direction du professeur Gianfranco Dalmasso avec une thèse sur la pensée de Theodor W. Adorno et, après avoir obtenu une bourse d'études à l'Université de Calabre et passé une année à l'Université et à la Hochschule für Graphik und Buchkunst de Leipzig sous la direction du professeur Christoph Türcke, il a obtenu son doctorat en philosophie à Rome et a mené des activités de recherche en tant que chercheur à l'Université de Bergame. Il est cofondateur des revues Liberazioni et Animal Studies consacrées aux thèmes de l'antispécisme et de la libération animale. De lui, Haymarket Books doit publier en septembre 2022 la version en livre de poche Beyond Nature: Animal Liberation, Marxism, and Critical Theory. Bio-bibliographie. @marco_maurizi

Dario Manni (Rome, 1984), est un militant antispéciste et écosocialiste italien. Il a été co-rédacteur en chef du magazine de culture générale et de philosophie “Aperture”. Il est licencié en sciences historiques-ethno-anthropologiques avec une thèse en histoire moderne et épistémologie de l'histoire sur la dialectique science-religion chez Galilée et Newton. Auteur avec Marco Maurizi de “L'animale e il macellaio. Antispecismo, antimilitarismo, non-violenza” [L’animal et le boucher : antspécisme, antimilitarisme, non-violence], publié dans la revue Spazi di filosofia. https://www.facebook.com/dario.manni.16

Introduction : sur certaines idées fausses récurrentes concernant l'antispécisme politique

I.

Une nouvelle génération d'activistes des droits et de la libération des animaux entre dans la lutte, chargée non seulement de détermination et d'espoir, mais aussi du bagage philosophique et culturel de l'animalisme et de l'antispécisme tels qu'ils ont été élaborés et mis en œuvre par leurs prédécesseurs. Les nouveaux thèmes génèrent de nouveaux problèmes théoriques et de nouvelles formes d'action. A côté d'eux, certains thèmes anciens continuent de faire débat et d'influencer la pratique de la lutte. Certaines idées agissent intensément sous la peau du « mouvement »[i], pas toujours à un niveau conscient mais pas pour autant avec des effets négligeables, au contraire. Il semble donc opportun de porter ces idées à l'attention du mouvement, de dissiper certains malentendus à leur sujet et d'indiquer les voies possibles pour affronter le chemin à parcourir avec l'équipement intellectuel le plus approprié.

La diatribe entre antispécisme politique (alias "historique") et moral (alias "métaphysique"), qui s'est développée dans des livres et des numéros de revues spécialisées, lors de conférences et, plus récemment, dans des vidéos et des contenus en ligne, fait partie du corpus de connaissances et d'expériences acquises au cours des vingt dernières années. Elle alimente la réflexion et les activités de la nouvelle génération, du moins de sa partie théoriquement la plus avancée. Non pas que les effets pratiques d'une approche théorique - même implicite - n'affectent pas l'ensemble du mouvement ; mais ce sont surtout ceux qui réfléchissent à cette approche qui modifient le plus leur activisme en fonction de leur idée de la question.

Or, la question comporte deux aspects entrelacés qu'il faut garder ensemble : d'une part, le problème de la priorité entre l'élément idéal du spécisme (la " discrimination ") et l'élément matériel (l'" exploitation ") ; d'autre part, la nature du sujet spéciste, c'est-à-dire s'il faut le faire remonter à la conscience individuelle (individualisme méthodologique) ou s'il faut le comprendre comme un processus, comme le résultat de forces sociales différentes, plurielles et antagonistes (holisme sociologique, fonctionnalisme, marxisme, structuralisme, etc.)

Le premier problème pourrait être posé de la manière suivante : est-ce que nous exploitons les autres animaux parce que nous les discriminons (antispécisme moral) ou est-ce que nous les discriminons parce que nous les exploitons (antispécisme politique)[ii] ; autrement dit, est-ce que le fait de nous nourrir, de nous habiller et de faire toute une série de choses au détriment des autres animaux est dû au fait que nous les considérons comme inférieurs, ou est-ce que le fait de les considérer comme inférieurs n'est rien d'autre qu'une justification rationnelle qui rassure les consciences les plus sensibles et assure la poursuite de leur exploitation.

De nombreuses personnes du mouvement répondraient que les deux sont vraies ; d'une certaine manière, elles auraient raison. Car il est vrai que l'humanité (et certaines classes sociales plus que d'autres) profite de l'exploitation des autres animaux et qu'elle a tout intérêt - du moins le pense-t-elle - à continuer de les exploiter. Il est également vrai que l'humanité exerce une discrimination à l'égard des autres animaux, que sa vision des autres animaux est spéciste. La question est de savoir dans quelle relation se trouvent les deux termes du discours, à savoir la discrimination d'une part et l'exploitation d'autre part : s'ils sont co-dépendants ou si l'un est subordonné à l'autre. Y a-t-il une relation de cause à effet entre eux ? D'où vient l'oppression des animaux ?

Il faut ici introduire le deuxième problème : de quoi est faite l'action sociétale ? Est-ce l'effet d'actions individuelles isolées ou, au contraire, les actions individuelles sont-elles rendues possibles par un champ de forces sociales qui les précède ?

La sociologie, dans ses diverses articulations, a bien étudié les rapports entre ces deux aspects de l'être social, mais elle s'est bien gardée de réduire l'action sociétale à l'action spontanée des individus (ce qui serait une véritable négation de la nature intrinsèquement collective des processus qui font l'objet de la connaissance sociologique). À cet égard, ce que le sociologue américain Herbert Blumer a écrit dans son ouvrage Race Relations peut être utile :

Les préjugés naissent [...] d'un processus collectif dans lequel les porte- parole d'un groupe racial ou ethnique - personnalités publiques de premier plan, dirigeants d'organisations puissantes et élites intellectuelles et sociales - agissant principalement par le biais des médias de masse, caractérisent publiquement un autre groupe. Ces porte-parole encouragent les sentiments de supériorité raciale, de distance raciale et de revendication de certains droits et privilèges. Les autres membres du groupe dominant, bien qu'ayant des opinions et des sentiments différents, s'alignent par crainte de l'ostracisme du groupe interne. Le sentiment de position de groupe sert de norme sociale particulière, surtout pour les individus qui s'identifient fortement au groupe interne. De cette manière, le sentiment d'appartenance à un groupe - avec la matrice de préjugés qui l'englobe - devient un type d'orientation générale. Il s'agit donc d'une hypothèse qui considère que le groupe dominant a un intérêt direct dans la subordination d'un autre groupe ; le dominant a intérêt à préserver un ordre caractérisé par le privilège et l'avantage. Les préjugés deviennent un instrument pour défendre ce privilège et cet avantage. [iii]

Plutôt que de naître d'en bas et de se propager à travers les classes et les groupes sociaux, les préjugés sont propagés - en toute connaissance de cause - d'en haut, de manière instrumentale à des intérêts pour lesquels le préjugé est toujours un moyen, jamais une fin. C'est-à-dire qu'elle est une fonction de ces intérêts, elle n'aurait littéralement aucun sens sans eux. On pense au récit de la droite italienne sur les "terroni" [les ploucs, les bouseux, de préférence méridionaux, NdT] d'abord, puis sur les migrants, avec l'élargissement progressif de l'axe des privilèges à des sujets qui en étaient auparavant exclus et qui étaient même considérés comme un danger pour la survie même de leur propre groupe. [Ou encore à certaines déclarations farfelues du leader de Forza Nuova, Roberto Fiore, selon lesquelles les campagnes des années 90 contre les Roumains et les Albanais étaient fausses, puisque le "véritable" ennemi de l'Européen blanc ne peut être que l'Africain ! Ceux qui imaginent le préjugé comme le point de départ de l'action politique de la droite xénophobe et nationaliste n'ont pas d'outils pour comprendre ces glissements de sens : ils restent de pures "contradictions" si l'on ne suit pas la logique qui se déplace, en fait, dans un autre domaine, non pas symbolique mais matériel. Aujourd'hui, l'identitarisme (quelle que soit l'identité en question) fascine viscéralement un certain électorat, pas les élites, qui affichent une attitude plus sans scrupules qu'obtuse, plus calculatrice et manipulatrice que réactionnaire et dogmatique.

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