Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Un spectre hante la Russie - le spectre de la « cancellation » [l’élimination].
Le pianiste russo-allemand Igor Levit, à gauche, et la soprano russe Anna Netrebko. Illustration par le New York Times ; photos Stefanie Loos, Angelos Tzortzinis et mikroman6 via Getty Images
Alors que l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine entre dans sa troisième semaine, les consommateurs et les entreprises consciencieux de l'Occident ont riposté par ce que l'on ne peut décrire que comme un boycott culturel de masse.
En Russie, Disney et Warner Bros. ont suspendu leurs sorties en salle, et McDonald's, Starbucks et Coca-Cola ont suspendu leurs activités commerciales. Aux USA, les magasins d'alcool et les supermarchés ont retiré la vodka russe de leurs rayons, et le Metropolitan Opera a coupé les ponts avec l'une de ses sopranos les plus acclamées après qu'elle eut critiqué la guerre mais refusé de prendre ses distances avec Poutine. Et sur la scène internationale, l'Eurovision, la FIFA et les Jeux paralympiques ont interdit aux Russes de participer aux compétitions de cette année.
Ces sanctions informelles contre la culture et le business russes sont-elles justifiées et peuvent-elles modifier le cours de la guerre ? Ou s'agit-il de gestes histrioniques qui risquent de stigmatiser toute une population pour les crimes d'un autocrate ? Et qu'est-ce que l'invocation de la « cancel culture ["culture de l’élimination" ]- à la fois cliché rhétorique et phénomène matériel - révèle sur la façon dont la guerre est métabolisée via les médias sociaux ? Voici ce que disent les gens.
Les arguments en faveur de l’élimination
Il y a environ un siècle, les sanctions sont apparues sur la scène mondiale comme une alternative à la guerre conventionnelle, une "arme économique" destinée à imposer un fardeau si lourd à l'élite politique d'un pays qu'elle serait forcée de modifier son comportement. Conçues comme un outil à manier par des États-nations contre d'autres États-nations, les sanctions peuvent également être imposées - même de façon désordonnée - par des acteurs non étatiques contre d'autres acteurs non étatiques, comme nous le constatons actuellement.
Dans le domaine des arts, rapporte Javier C. Hernández pour le Times, les organisations font face à des pressions de la part des donateurs, des membres du conseil d'administration, du public et des utilisateurs des médias sociaux pour renvoyer les artistes russes qui ne prennent pas leurs distances avec Poutine ou ne s'expriment pas avec suffisamment de ferveur contre la guerre. Ces campagnes ne sont pas sans précédent, comme l'ont souligné certains commentateurs.
Mais le contrôle des artistes pour leurs croyances et leurs liens politiques soulève des questions difficiles. « Quel est le point à partir duquel l'échange culturel - toujours flou entre être un baume humanisant et un outil de propagande, une cooptation de la neutralité supposée de la musique - devient insupportable ? » demande Zachary Woolfe, rédacteur en chef de la rubrique musique classique au Times. "Qu'est-ce qu'une distance suffisante par rapport à des dirigeants autoritaires ? Et qu'est-ce qu'un désaveu suffisant, en particulier dans un contexte où s'exprimer pourrait menacer la sécurité des artistes ou de leurs familles ? »
Pour le pianiste d'origine russe Igor Levit, la question n'est pas si compliquée. « Être musicien ne vous dispense pas d'être un citoyen, de prendre des responsabilités », a-t-il commenté sur son compte Instagram, ajoutant le hashtag #StandWithUkraine. « Rester dans le vague lorsqu'un homme, en particulier celui qui est le dirigeant de votre pays d'origine, déclenche une guerre contre un autre pays et, ce faisant, cause également les plus grandes souffrances à votre pays d'origine et à votre peuple, est inacceptable ».
D'autres ont fait valoir que l'athlétisme est le meilleur domaine culturel pour mener la guerre contre Poutine. « Les sanctions contre Poutine dans le domaine des jeux ont une portée sans pareille, car elles l'exposent en sueur au seul public qu'il craint ou courtise vraiment : les Russes de la rue », affirme Sally Jenkins dans le Washington Post. « Sa marque de patriotisme belliqueux sans chemise - son nationalisme macho - a été une longue escroquerie, et ce n'est pas une mince affaire que de le faire tomber des podiums de médailles et d'exposer les talonettes de ses chaussures, ou d'arracher sa ceinture de judo et de montrer le ramollissement de son ventre et, en retour, d'affaiblir son influence ».
Jusqu'à présent, le retour de bâton culturel ne semble pas avoir fait grand-chose pour que Poutine change de cap - et pourrait même jouer en faveur du récit qu'il préfère, selon lequel la Russie est victime de l'Occident.
Pourtant, plus l'isolement culturel du pays persiste, "plus ces mesures ont de chances d’entamer le narratif de l'État", écrit Yasmeen Serhan dans The Atlantic. « Si les Russes ordinaires ne peuvent plus profiter d'un grand nombre des activités qu'ils aiment, y compris des choses aussi quotidiennes que regarder leurs équipes de football jouer dans des matchs internationaux, voir les derniers films et assister à des concerts en direct, leur tolérance à l'égard de la politique isolationniste de leur gouvernement diminuera ».
Le risque d'une nouvelle russophobie
Lorsque l'on tient la population d'un pays responsable des transgressions de son système politique, comment décider qui il est juste de punir ? Dans le cas de la Russie, l'économiste Tyler Cowen affirme que c'est impossible.
« Il n'est tout simplement pas possible de tracer des lignes de démarcation justes ou précises », écrit-il sur Bloomberg. « Qu'en est-il des artistes-interprètes qui ont peut-être favorisé Poutine à l'époque plus clémente de 2003 et qui sont aujourd'hui sceptiques, mais qui ont des membres de leur famille vivant toujours en Russie ? Doivent-ils s'exprimer ? »
Une autre question : « Qui compte exactement comme Russe ? Les Russes ethniques ? Les citoyens russes ? Les anciens citoyens ? Les Russes ethniques nés en Ukraine ? »