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12/10/2024

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
12 octobre : “Génocidaires et esclavagistes” ou “héros et saints”

 Sergio Rodríguez Gelfenstein, 12/10/2024

Original español
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

L’émotion nationale médiatisée en Espagne suite à l’annonce que la présidente du Mexique, Claudia Sheinbaum, n’a pas invité le roi bourbonien à son investiture amène à se poser la question de savoir si - comme le dit une affiche largement diffusée ces jours-ci dans les rues d’Espagne - les conquistadors étaient des « génocidaires et esclavagistes » ou « des héros et saints ». Cette question nous oblige à étudier et à apprendre les causes et les conséquences du colonialisme et à tirer des conclusions sur un pays qui célèbre comme fête nationale la date du début d’un génocide.


Campagne d’affiches de l'Association catholique des propagandistes (sic) pour ce qu’elle continue d’appeler le « Jour de l’Hispanité » (12 octobre)

Il faut savoir que rien qu’au cours du premier siècle de la colonisation, les Espagnols ont provoqué la mort de 56 millions d’habitants de l’Abya Yala, nom utilisé par les peuples originels pour désigner le territoire de Notre Amérique. Il est également important de savoir qu’au cours de la même période, la monarchie bourbonique a volé jusqu’à 9 550 tonnes d’or et d’argent dans la région, avec lesquelles elle a financé sa propre opulence et celle des autres maisons royales d’Europe.

Lorsque le 25 mars 2019, le président Andrés Manuel López Obrador a écrit au roi Felipe VI d’Espagne et au pape François pour leur demander de présenter des excuses aux peuples originels du Mexique pour les abus commis lors de la conquête du pays il y a 500 ans, c’est à cela qu’il faisait référence. Le président mexicain de l’époque leur a demandé « d’examiner les doléances et de demander pardon aux peuples originels pour les violations de ce que l’on appelle aujourd’hui les droits humains ». Il ajoutait : « Il y eut des tueries, des assujettissements. La soi-disant conquête s’est faite par l’épée et par la croix ».

Au vu de ces chiffres, il n’y a pas lieu d’être choqué par cette demande, ni de la considérer comme un affront national (bien que l’Espagne ne soit pas une nation, mais une somme de nations, sous domination castillane). La famille des Bourbons n’est pas originaire de l’Espagne actuelle, mais vient de France et a été imposée dans la péninsule par des mariages arrangés pour conquérir et conserver le pouvoir.

La Pinta, la Niña et la Santa María, les 3 caravelles de Christophe Colomb, par le dessinateur Eneko

Dans une lettre au président mexicain publiée le 26 septembre 2021 à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance du Mexique, le pape François a présenté ses excuses pour les « péchés » de l’Église catholique dans ce pays. La plus haute autorité de l’Église catholique a déclaré : « Mes prédécesseurs et moi-même avons demandé pardon pour les péchés personnels et sociaux, pour toutes les actions ou omissions qui n’ont pas contribué à l’évangélisation ».

López Obrador a déclaré que tout le monde devait demander pardon à l’occasion du 500e anniversaire de la chute de Tenochtitlán, la capitale aztèque, après deux mois et demi de siège qui ont conduit à sa prise par le cruel conquistador et aventurier Hernán Cortés, originaire d’Estrémadure, ce qui a signifié l’effondrement définitif de l’empire mexicain. Ce faisant, il a voulu faire de 2021 une année de réconciliation nationale et internationale. Avec une conviction totale, il a déclaré qu’il était « temps de dire que nous allons nous réconcilier, mais demandons d’abord pardon ». Il a donné l’exemple en disant qu’il le ferait aussi « parce qu’après la colonie, il y a eu beaucoup de répression des peuples originels », faisant référence au châtiment subi par les peuples maya et yaqui pendant le gouvernement du président Porfirio Díaz (1872-1910).

Il est intéressant de noter que dans cette demande de pardon et cette recherche de réconciliation, López Obrador a inclus la communauté chinoise qui a également été réprimée pendant la révolution mexicaine, en particulier dans les États du nord du pays.

Mais le gouvernement espagnol et sa monarchie corrompue ont refusé de prendre des mesures positives en vue d’une réconciliation totale. Au contraire, ils s’étonnent aujourd’hui qu’enfin, des dirigeants dignes n’invitent pas le représentant royal à accompagner un acte démocratique émanant de la souveraineté du peuple, chose qu’ils ne connaissent pas en Espagne puisqu’ils n’ont jamais élu leur chef d’État [sauf pendant la brève Première République de 1873-1874 et la Seconde de 1931-1939, NdT].

Au contraire, le gouvernement espagnol, essayant de cacher la honte émanant des malheurs et des infortunes du processus de conquête et de colonisation, a regretté que la lettre de López Obrador ait été rendue publique. On peut donc supposer que Lopez Obrador avait raison, mais qu’il n’aurait pas dû le faire savoir ouvertement « pour ne pas salir l’honneur de la monarchie ». Se sentant offensé, le gouvernement de Madrid a couronné sa déclaration ridicule en affirmant qu’il rejetait « avec la plus grande fermeté » le contenu de la lettre de López Obrador.

Trois ans plus tard, devant l’étonnement et la lamentation de l’élite espagnole face à la non-invitation du roi bourbonique au changement de gouvernement au Mexique, en toute transparence, la présidente Claudia Sheinbaum a déclaré que l’Espagne avait bien été invitée à la cérémonie du 1er  octobre, mais pas le roi Felipe car le monarque, avec un mépris total, a refusé de répondre à la demande de López Obrador d’une réconciliation définitive entre les deux peuples, ce qui, selon un communiqué publié par Sheinbaum, « aurait correspondu à la meilleure pratique diplomatique des relations bilatérales ». Fin de l’affaire

Sur un autre plan, il convient de se demander si, comme le prétend l’ultra-droite espagnole, les conquistadors, compte tenu des 56 millions de personnes tuées et des 9 550 tonnes d’or et d’argent volées, sont bien des « héros et des saints ». En ce sens, il convient de dire que les voyages de cette époque n’ont pas toujours été considérés comme des « découvertes » et qu’ils n’ont pas toujours nécessité la « croix et l’épée » pour imposer par la force des cultures et des religions étrangères.


Carte du monde attribuée à Zheng He

En 1403, près de 90 ans avant que Christophe Colomb ne « persuade » la reine de Castille Isabelle II de financer son entreprise d’exploration vers l’ouest, l’amiral chinois Zheng He a entamé le premier de ses sept voyages à travers la mer connue sous le nom d’« océan occidental ». Jusqu’en 1433, les voyages de Zheng He étaient essentiellement limités à l’océan Indien, couvrant jusqu’à 30 pays d’Asie et d’Afrique, atteignant la côte ouest de l’Inde et s’étendant plus tard au golfe Arabo-Persique et à la côte est de l’Afrique.

Comparée aux trois caravelles de Christophe Colomb, d’une longueur de 25 à 30 mètres et d’une largeur de 6,5 à 9 mètres, qui transportaient environ 25 marins chacune en 1492, la flotte de l’amiral Zheng comptait en 1405 « plus de 240 navires et plus de 27 000 soldats et membres d’équipage [et] était équipée d’une variété de professionnels, dont des bateliers, des marins, des soldats, des médecins, des cuisiniers, des interprètes, des diseurs de bonne aventure et même des coiffeurs », selon une étude du professeur Wan Ming, chercheur à l’Institut d’histoire ancienne de l’Académie chinoise des sciences sociales (CASS) et président de la Société chinoise pour l’histoire des relations sino-étrangères, qui estime que les voyages de Zheng He doivent être considérés comme les plus grands de son époque « en termes d’échelle, de nombre de navires et de marins, et de durée ».

Zheng He a organisé la flotte sur la base d’une conception nautique qui établissait l’existence de navires différenciés par leur mission. Ainsi, il existait des navires de commandement, des navires de guerre et des navires logistiques. Parmi ces derniers, il y avait ce que l’on appelait les « navires au trésor », qui servaient à transporter les marchandises destinées au commerce. Les navires au trésor étaient situés au centre de la flotte, et les navires de guerre autour d’eux. En fait, les voyages réussis de la flotte de Zheng He ont également démontré l’excellence de sa technologie nautique et de ses compétences en matière de navigation.

 

Les navires au trésor étaient les plus gros navires de la flotte de Zheng He. Ils sont notamment décrits dans le roman d'aventure de Luo Maodeng, Les voyages de l'eunuque aux trois trésors vers l'océan occidental (1597). L'auteur écrit que les navires avaient neuf mâts et mesuraient 140 mètres de long et 55 mètres de large, ce qui semble difficile à croire. Les chercheurs pensent que les navires avaient probablement cinq ou six mâts et mesuraient entre 75 et 90 mètres de long.

Bien que la flotte de Zheng He ait été équipée de moyens de combat, ceux-ci avaient un caractère défensif. L’arrivée de la flotte dans d’autres ports signifiait tout d’abord la recherche de relations amicales avec les habitants, puis l’ouverture de négociations commerciales par le biais d’échanges et de tributs. Ces derniers n’avaient pas la même signification qu’en Occident, mais constituaient une sorte de rituel au cours duquel les produits naturels du pays étaient présentés et une offrande emblématique était faite des objets à offrir à l’autre partie. Mais leur valeur était équilibrée Les Chinois considéraient cette pratique comme une expression de respect et de reconnaissance envers l’empereur et une manière d’exprimer leur gratitude pour sa protection. Un édit de l’empereur stipulait que l’échange devait être mutuellement bénéfique.

La mission confiée par l’empereur à Zheng He indiquait implicitement qu’en plus du commerce, il devait maintenir la paix sur les mers, assurer la sécurité maritime et arbitrer les conflits susceptibles d’être rencontrés au cours du voyage. Les dirigeants chinois de l’époque avaient tout intérêt à accroître leur prestige dans les régions qu’ils visitaient, mais il ne s’agissait pas d’occuper un territoire ou d’y exercer un contrôle politique. De même, il devait promouvoir la prospérité dans les lieux où il arrivait et l’interaction multiculturelle avec les peuples qu’il visitait. Il était courant pour Zheng He de ne pas visiter les centres de pouvoir, mais de se limiter aux villes portuaires où il pouvait commercer sans avoir à interagir avec l’establishment politique de ces pays.

Selon le professeur Wan, « les flottes de Zheng He étaient en fait une équipe officielle de commerce international à grande échelle qui menait des activités commerciales fréquentes dans les endroits qu’elle atteignait ». On peut ainsi expliquer pourquoi aucun des pays visités n’a fait l’objet de pillage ou d’occupation.

Le professeur Wan explique cela par le fait que la diplomatie de la dynastie Ming au pouvoir stipulait clairement qu’il ne fallait pas conquérir d’autres peuples mais partager avec eux afin d’établir un système international pacifique sans recourir à la force. En pratique, le commerce a permis d’établir un nouveau système émanant de l’ordre chinois et visant à « partager les bénéfices de la paix » sans menacer aucun pays. Savoir cela pourrait expliquer en partie le comportement international de la Chine aujourd’hui.

Si la plupart des chercheurs s’accordent à dire que les voyages de Zheng He l’ont mené à travers l’Asie orientale, centrale et occidentale et l’Afrique, l’écrivain britannique Gavin Menzies a écrit en 1421 un livre intitulé « 1421 The Year China Discovered the World » (fr. 1421, L’année où la Chine a découvert l'Amérique), dans lequel il affirme que les Chinois ont atteint l’Amérique au cours de cette année-là. Cet ouvrage a été rejeté par l’historiographie occidentale, mais cette opinion a été réfutée par l’éminent sinologue mexicain Enrique Dussel Peters, qui a déclaré : « ... d’après mes études historiques (dans lesquelles j’ai utilisé la carte de la quatrième péninsule d’Asie de 1487 de Henricus Martellus), ses arguments [ceux de Gavin Menzies] concernant sa thèse fondamentale sont irréfutables (il y a peut-être des détails à corriger, mais ils n’enlèvent rien à sa force). Cet ouvrage est incontournable ! »

Ce n’est pas le sujet de cet article, mais il est impératif d’établir qu’il existe une hypothèse selon laquelle les Chinois seraient arrivés en Amérique 71 ans avant Colomb. C’est un point qui devra être approfondi, mais dans d’autres parties du monde, les preuves sont claires : les Chinois sont arrivés au début du XVe siècle et aucun des territoires africains ou asiatiques visités par Zheng He ou d’autres navigateurs de ce pays ne parle chinois. De même, bien que Zheng He ait été musulman, ni sa religion ni la religion bouddhiste introduite en Chine 1 600 ans plus tôt n’ont été imposées aux pays qu’il a visités.

Il apparaît donc clairement qu’il était possible d’établir des liens commerciaux et des échanges culturels entre les peuples dans l’Antiquité. La Chine l’a fait, mais la civilisation européenne, intrinsèquement sauvage et violente, n’a pas pu le faire. Son ADN cruel a conduit l’humanité aux pires calamités de l’histoire : le racisme, le colonialisme, l’esclavage, le fascisme, le nazisme, le capitalisme, l’impérialisme, le sionisme et les deux guerres les plus brutales que la planète ait jamais connues. Il suffit de se rendre dans leurs musées pour voir avec quelle fierté ils exposent le produit de leurs méfaits.

Tous ces malheurs sont venus du sol européen La seule chose que le président López Obrador a demandée, c’est le pardon pour aller vers la nécessaire réconciliation. Mais pour l’Espagne ce n’est pas possible, comme je l’ai déjà dit, la violence et l’assujetissement sont dans son ADN. C’est ce qui explique son soutien actuel au gouvernement pro-nazi de l’Ukraine et les énormes ventes d’armes à Israël, alors qu’ils se torchent avec les droits humains des Palestiniens.

La guerre et les conflits sont le moteur de leur organisme. C’est pourquoi ils ne comprennent pas et ne comprendront pas qu’une majorité croissante de la planète les rejette et les répudie jusqu’à ce que, dans un avenir pas trop lointain, ils soient définitivement déposés sur le tas de fumier de l’histoire, un endroit où ils ont toujours été et d’où ils ne pourront jamais sortir.

Aujourd'hui c'est la FêtNat ! On doit cogner sur qui ?

 

 

26/07/2022

LA JORNADA
Le pape François, le pardon et le passé colonial

 Éditorial, quotidien La Jornada, Mexico, 26/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 


« Je demande humblement pardon pour le mal commis par tant de chrétiens à l'encontre des peuples autochtones », a déclaré le pape François aux membres des Premières nations, des Métis et des Inuits lors d'un événement à Maskwacis, dans la province de l'Alberta, au Canada. Le lieu choisi pour la première rencontre du pontife avec les natifs sur le sol canadien est hautement symbolique car il s'agit de l'un des endroits où la politique d'assimilation forcée de ces peuples a été mise en pratique : de 1863 à 1998, les autorités canadiennes ont financé un programme dans le cadre duquel 150 000 enfants ont été arrachés à leur famille et placés dans des pensionnats où il leur était interdit de parler leur propre langue et où ils étaient contraints d'adopter les coutumes occidentales.

En 2015, quelques années après la fermeture de la dernière "école" de ce type, une Commission Vérité et Réconciliation a constaté que les enfants enlevés avaient souffert de malnutrition, de violences verbales et d'abus physiques et sexuels généralisés (selon les termes du Parlement canadien) de la part des directeurs et des enseignants. Les conditions dans ces instituts, gérés par des associations religieuses, étaient si déplorables qu'entre 3 200 et 6 000 enfants (selon les sources) sont morts des suites de mauvais traitements et de négligence. Le rapport de la commission avait déjà choqué la société canadienne, mais la demande de justice est devenue véhémente il y a un peu plus d'un an, lorsque des enterrements clandestins et des tombes anonymes contenant les restes de centaines d'enfants ont été découverts sur le terrain de trois centres résidentiels qui avaient été gérés par l'Église catholique.

Mis sous pression par ces révélations, François a reçu une délégation de peuples autochtones au Vatican en avril, et leur a exprimé son "indignation et sa honte" face à ces événements et a annoncé la visite qui a eu lieu ce dimanche. Il condamnait déjà à l'époque les méthodes de colonisation qui tentaient d'uniformiser les indigènes en les "extirpant de leur identité, de leur culture, en séparant les familles" et en induisant une homogénéisation au "nom du progrès et de la colonisation idéologique". Hier, en présence de victimes de ces centres, il a réitéré sa condamnation en présentant ses excuses "pour la manière dont de nombreux membres de l'Église et des communautés religieuses ont collaboré, également par indifférence, à ces projets de destruction culturelle et d'assimilation forcée", politiques qu'il a qualifiées de "néfastes pour les populations de ces terres".

L'attitude du pontife devrait servir d'exemple aux institutions et aux individus qui, aujourd'hui encore, tentent de relativiser, voire de nier, des vérités indéniables : que le processus de colonisation des puissances européennes et de leurs descendants sur le continent américain s'est traduit par un génocide physique, mais aussi culturel, systématique à l'encontre des peuples indigènes ; que les actes des colonisateurs ne méritent pas une qualification plus douce que celle de crimes contre l'humanité, et que c'est dans ces siècles de discrimination, d'exclusion, d'assujettissement et de privation de droits qu'il faut chercher des explications au retard dont souffrent les communautés indigènes dans divers domaines, de l'éducation aux finances.

Dans le même temps, l'accueil chaleureux réservé par les Premières nations, les Métis et les Inuits au leader catholique démontre que le passé ne peut être laissé derrière soi que lorsque les crimes perpétrés sont reconnus, que le repentir est exprimé et qu'une véritable volonté de réparer les dommages est manifestée.

Prétendre que les communautés historiquement lésées accordent leur pardon sans être passées par ce processus ne guérit pas les blessures et ne favorise pas la réconciliation, mais minimise de manière ignominieuse la douleur des groupes subjugués, disculpe les responsables et ouvre la porte à la répétition des oppressions.

16/01/2022

Patrice Émery Lumumba (1925-1961) : Honneur et Respect

Discours du 30 Juin 1960, jour de l'indépendance du Congo


Patrice Emery Lumumba aura été une étoile filante dans le ciel  de l’Afrique à peine indépendante. Élu Premier ministre en 1960, destitué quatre mois plus tard, il est assassiné le 17 janvier 1961, suite à un complot mêlant la puissance coloniale belge, la CIA et les services secrets français. Ce que toutes ces puissances ne lui pardonnaient pas, c’était de vouloir rompre avec le colonialisme qui, au Congo, fut particulièrement féroce. Patrice Lumumba a scellé son destin le jour même de l’Indépendance, par son discours, non prévu. En disant la vérité du colonialisme, il se condamnait à mort.

Le 30 juin 1960, jour de l'indépendance du Congo, le Palais de la Nation à Léopoldville (l'actuelle Kinshasa) reçoit les membres de la famille royale belge dont le roi Baudoin 1er, des représentants du gouvernement belge, des administrateurs coloniaux, le parlement congolais, la presse internationale pour célébrer cette nouvelle ère pour le Congo.  L'évènement est radiodiffusé dans tout le pays et couvert par la presse internationale. La foule s'amasse devant le Palais de la Nation pour assister à un évènement historique. Le protocole voulait que le roi Baudoin puis le président Kasavubu fassent un discours pour l'indépendance du Congo mais le Premier ministre Lumumba élu par le parlement ne l'entendit pas de cette oreille.
Le discours du roi des Belges, Baudoin 1er, fut un discours de légitimation de la colonisation, une véritable apologie de l'oeuvre du roi Léopold II.  

"L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique".

Il sonnait aux oreilles des nationalistes congolais comme une insulte à la mémoire des millions de morts générés par la politique monstrueuse du roi Lépold II, grand-oncle du roi Baudoin. "Pour caractériser le colonialisme léopoldien, les sources les plus diverses utilisaient les notions et les concepts les plus évocateurs pour l'époque, curse ("malédiction"), slave state ("Etat esclavagiste"), rubber slavery ("esclavage du caoutchouc"), crime, pillage...Aujourd'hui on n'hésite plus à parler de génocide et d'holocauste" (Elikia M'Bokolo, Le livre noir du colonialisme. XVIè-XXIè siècle : de l'extermination à la repentance, p.434). On peut d'ailleurs pour évaluer l'ampleur de la monstruosité coloniale au Congo sous Léopold II consulter de nombreuses références*.

Un documentaire britannique intitulé 
« Le Roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire »   réalisé par Mark Dummett et produit par la BBC a suscité les foudres de la maison royale et du ministre des affaires étrangères Louis Michel lors de sa diffusion sur la RTBF le 8 avril 2004. Le passage incriminé était un commentaire faisant le parallèle entre la colonisation de Léopold II et le génocide hitlérien. Même si bon nombre de ces enquêtes sont postérieures à 1960, ni la Belgique, ni les Congolais ne pouvaient ignorer le cataclysme pour le Congo que fut le règne de Léopold II. Les travaux de l'avocat afro-américain George Washington Williams, du missionnaire afro-américain William Shepperd, du journaliste britannique Edmund Dene Morel, du consul britannique Roger Casement, du premier mouvement des droits de l'homme (Anti-Slavery International) furent à l'origine d'une commission d'enquête belge instituée par décret le 23 juillet 1904 et dont les témoignages ne furent pas publiés. Cette commission fut relayée par une de nombreux articles dans la presse et par une abondante littérature dont les fleurons les plus célèbres sont Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad (1905) et The crime of the Congo (1909) de Sir Arthur Conan Doyle.

Le discours de Baudoin Ier en faisant l'apologie de son grand-oncle et de l’œuvre coloniale apparaît pour les colonisés comme un discours de légitimation des nombreuses humiliations et discrimination qui ont jalonné la colonisation : arrestations arbitraires, exécutions sommaires, répressions sanglantes, spoliations et expropriations... En juin 1960, aucun Noir ne dépassait le grade de sergent-chef dans la Force Publique (force coloniale belge), et le dérisoire statut "d'évolué", censé couronner les efforts d'assimilation des indigènes, concerne à peine un millier de Congolais sur treize millions.

Baudoin Ier :

"Ne compromettez pas l'avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les organismes que vous remet  la Belgique, tant que vous n'êtes pas certains de pouvoir faire mieux...N'ayez crainte de vous tourner vers nous. Nous sommes prêts à rester à vos côtés pour vous aider de nos conseils, pour former avec vous les techniciens et les fonctionnaires dont vous aurez besoin."

Au discours pro-colonial du roi Baudoin répondra le discours officiel insignifiant du président du parlement, Joseph Kasavubu qui remercie le roi et en appelle à Dieu : "...Dans une attitude de profonde humilité j'ai demandé à Dieu qu'il protège notre peuple et qu'il éclaire tous ses dirigeants...".

Puis il y eut l'allocution non annoncée du Premier Ministre Patrice Emery Lumumba à la grande surprise du gouvernement belge et de la maison royale. Son discours, pour les Congolais, fut libérateur  de tant d'humiliations, de brimades et de crimes contre l'humanité subis et jamais dénoncés publiquement. Il fut interrompu à huit reprises par les applaudissements de la foule  et son discours fut couronné par une véritable ovation tandis que le roi Baudoin devint livide selon nombre d'observateurs. Lumumba intervint immédiatement après l'allocution du président congolais. C'est Joseph Kasongo, le président de la chambre des représentants qui donna la parole au Premier ministre à la grande stupéfaction du gouvernement Eyskens et du roi. Aucun des spectateurs de cette journée n'avait eu le projet de texte de Lumumba, ni la presse, ni les Belges, ni les Congolais. Jean Van Lierde, ami belge de Lumumba, raconte comment il a vu Lumumba corriger son texte durant l'allocution du roi Baudoin et du président Kasavubu. C'est le contenu du discours qui va sceller le sort de Lumumba et montrer au monde entier de quelles valeurs, de quelle idéologie politique il était trempé. Pour la première fois, un "nègre" devenu le plus haut responsable du gouvernement congolais, révèle au monde entier le sort que les colonisés ont subi sous le joug colonial au Congo. Comble du déshonneur, il ne s'adresse ni au roi, ni au gouvernement belge mais aux Conglais, reléguant les anciens colons au rôle de spectateurs.

Ce portrait de Lumuba, commandé au peintre Bernard Safran pour orner la couverure du TIME MAGAZINE du 22 août 1960, ne parut jamais, car il fut remplacé au dernier moment par un portrait de Dag Hamarskjِld, le Secrétaire général de l'ONU, qui venait de mourir dans un accident d'avion, resté inexpliqué à ce jour, au...Congo

Discours du 30 Juin 1960

Congolais et Congolaises,

Combattants de l'Indépendance aujourd'hui victorieux, Je vous salue au nom du gouvernement congolais.

 A vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffablement gravée dans vos coeurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l'histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.