Anna Di Gianantonio, PuLp, 15/7/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le livre de Paolo Persichetti explique le malaise de ceux qui, passionnés par les événements des années soixante et soixante-dix, lisent les nombreux travaux récemment publiés – grâce à la levée du secret sur les documents décidée par le gouvernement Renzi – sur la fameuse « stratégie de la tension » et observe que de nombreuses publications, au lieu de clarifier, compliquent parfois le contexte. En ce qui concerne les massacres d’Ordine Nuovo [Ordre Nouveau, organisation fasciste, NdT], on connaît les noms des exécutants, mais sur ceux des commanditaires, il y a de nombreuses et diverses hypothèses. Au fil du temps et avec la production d'enquêtes télévisées, de films et de nouvelles recherches, le lecteur a le sentiment d'être aux prises non pas avec des publications qui, en utilisant des sources inédites, se rapprochent de la vérité, mais utilisent des genres littéraires du genre roman d’espionnage ou roman noir.
Pour les Brigades rouges, le tableau est encore plus complexe, dans un panier de crabes fait de fake news, de lieux communs et de véritables faux historiques. Le livre de Persichetti est un démontage précis et complexe des fausses infos sur le crime Moro, qui se fonde sur son long travail de recherche et sur celui d'une nouvelle génération d'historiens – dont Marco Clemente et Elena Santalena avec qui il a écrit le premier volume d’histoire des BR – qui entendent analyser les années soixante-dix avec les instruments de l'histoire, sans sensationnalisme ni fausses pistes. Dans le texte, l’auteur donne les noms et prénoms de célèbres auteurs qui, à propos de l'enlèvement et de la mort de Moro, ont créé une véritable fortune éditoriale, alimentant de fausses hypothèses et des complotismes.
Il est impossible de faire une synthèse de toutes les questions complexes de l'affaire Moro : il est nécessaire de lire les papiers et les preuves que l’auteur apporte. Persichetti renverse tout d'abord l’image d’un Moro trafiquant illuminé qui aurait voulu amener les communistes au gouvernement, en illustrant les entretiens que l'homme d'État eut avec l’ambassadeur usaméricain Richard Gardner. À cette occasion, Moro, effrayé par le consensus du PCI et convaincu que les Brigades rouges déstabilisaient le pays en favorisant les communistes, demanda à l'ambassadeur une plus grande attention et un activisme usaméricain en Italie. Pour rassurer le diplomate, Moro a garanti qu'il n'y aurait pas de ministre de gauche dans le nouveau gouvernement Andreotti, démentant catégoriquement les assurances qui avaient été faites au PCI et qui concernaient la présence d'au moins des experts techniques dans le nouvel exécutif.
Le choix de Moro de les démettre de leurs fonctions a été contesté par le futur président du conseil Andreotti et le secrétaire national de la démocratie-chrétienne Zaccagnini qui a démissionné de ses fonctions. Le PCI, furieux de la décision, n'a voté la confiance qu'après la nouvelle de l'enlèvement de l'homme d'État. Moro n'a donc pas été du tout l’homme du compromis historique ou des larges ententes, comme il a été représenté post mortem, quand il a été décrit comme un visionnaire avant-gardiste de politiques inclusives alors que, pendant sa captivité, il a été considéré comme incapable de formuler des pensées autonomes.
Un autre lieu commun répandu encore aujourd'hui est la « légende noire » sur Mario Moretti, considéré comme une personnalité ambiguë et liée en quelque sorte aux services. Moretti purge sa quarante-deuxième année d'exécution de peine et ne peut donc guère être considéré comme un homme au service de l'État. Les soupçons sur lui ont été propagés par Alberto Franceschini et Giorgio Semeria, démenti par des enquêtes internes qui ont révélé l’invraisemblance des accusations, également utilisées par des chercheurs tels que Sergio Flamigni qui a construit sa fortune politique et éditoriale sur la figure de Moretti et ses liens présumés avec les pouvoirs forts
La diétrologie sur l'affaire Moro s'est exercée sur la présence rue Fani [lieu de l’enlèvement, NdT] d'autres personnes, en particulier deux motocyclistes sur une Honda, vus sur la scène de l'enlèvement par le témoin Alessandro Marini. Les motocyclistes ont suscité mille hypothèses sur leur identité présumée d'hommes des services, de tueurs professionnels ou d'agents des services étrangers, donnant lieu à de nouvelles publications. Ce fut le long et minutieux travail historique de Gianremo Armeni dans l'essai Ces fantômes. Le premier mystère de l'affaire Moro qui a mis en lumière le caractère inadmissible du témoignage. Rue Fani, il n'y avait que les dix personnes désignées dans les procès comme responsables de l'enlèvement et du meurtre de l'escorte, toutes appartenant aux Brigades Rouges.
Avec une longue série de documents et d'analyses, Persichetti dénonce également les incohérences de la deuxième commission Moro, instituée en mai 2014 sous la présidence de Giuseppe Fioroni. Bien qu'utilisant de nouvelles techniques d'enquête, telles que l’analyse de l'ADN et les reconstructions laser de la scène de crime, aucune nouvelle conclusion n'a été tirée.
Persichetti soutient donc que :
Cinq ans de procès, des dizaines et des dizaines de condamnations à perpétuité avec des centaines d'années de prison, deux commissions parlementaires, les témoignages des protagonistes, quelques importants travaux historiques, n'ont pas ébranlé l’obsession conspirative et le préjugé historiographique qui depuis plus de trois décennies fleurit sur l'enlèvement Moro et toute l’histoire de la lutte armée pour le communisme.
Quel est le préjugé historiographique auquel l’auteur se réfère ? Tout simplement l’idée qu'un groupe armé ait pu, sans aide extérieure, accomplir une telle action alors que la lecture « politique » de ces années veut démontrer que derrière les luttes de masse des années soixante et soixante-dix il y avait des stratégies de pouvoir orchestrées par des forces occultes liées à l'État, aux services secrets, à la dynamique internationale.
L’usage politique de la mémoire sert donc à démontrer qu'aucune stratégie, aucune organisation, aucune motivation politique qui naît d'en bas ne peut s'exprimer sans être manipulée et rendue inefficace par la présence des pouvoirs de l'État. De cette façon, les années soixante-dix sont devenues des années de plomb dont nous sommes sortis grâce à l'action déterminée de la politique de la fermeté et de la défense de la légalité.
Selon Persichetti, quelles questions serait-il en revanche légitime de se poser sur l'affaire Moro ? Tout d'abord, une réflexion devrait être faite sur l'utilisation de la torture sur les prisonniers et les détenues des BR par le fonctionnaire de l'UCIGOS [Office central des enquêtes générales et des opérations spéciales de ka police d’État, 1970-1980, NdT] Nicola Ciocia, alias professeur De Tormentis, qui a appliqué sur les prisonniers, en particulier sur les femmes, des actions violentes et humiliantes pour les forcer à parler, même en présence d'une législation spéciale qui permettait d'abondantes remises de peine aux repentis, aux collaborateurs de la justice, aux dissociés. En outre : pourquoi la ligne de la fermeté a-t-elle été maintenue jusqu'au résultat tragique de la mort d'Aldo Moro ? Pourquoi les deux partis de masse, DC et PCI, ne sont-ils pas intervenus pour son sauvetage, alors que les BR se contentaient d'une reconnaissance de la nature politique de leur action ? Pourquoi Fanfani, qui devait prononcer un discours d'ouverture et de reconnaissance minimales, n'a-t-il pas parlé, trahissant l’engagement pris avec le PSI qui s'employait à négocier avec les BR ?
Deux dernières remarques. Les archives de Paolo Persichetti, saisies le 8 juin 2021 par des agents de la DIGOS [Division des enquêtes générales et des opérations spéciales de la police d’État, NdT] sur des accusations fallacieuses, doivent être restituées à leur propriétaire légitime. Persichetti a purgé sa peine et est le seul à pouvoir recueillir des témoignages des protagonistes de ces années en ayant les outils pour raisonner sur ceux-ci. Il ne peut exister en Italie un organisme de « police de prévention » qui intervienne sur la recherche historique pour l'orienter dans des directions préétablies. Il est scandaleux que peu d'intellectuels aient pris la défense de la liberté de la recherche historique, menacée non seulement en ce qui concerne les années 1970. Pensez à la criminalisation des chercheurs sur les foibe [grottes de la région de Trieste où eurent lieu plusieurs massacres avant et après la Deuxième Guerre mondiale, NdT], passibles du délit de négationnisme.
Qu’on me permette une remarque finale. La reconstruction historique est nécessaire, mais une réflexion politique sur ces années est également nécessaire. En lisant le volume, certaines figures de brigadistes comme Franceschini émergent par leur inadéquation politique et humaine. À mon avis, le terrain autobiographique et psychologique n'est pas un élément secondaire dans le bilan d'une phase historique. De plus, il y a eu des erreurs : tout d'abord, comme l’affirme l’auteur, le fait d'avoir pensé que l'enlèvement causerait de fortes contradictions entre la base et les dirigeants du PCI concernant le compromis historique, contradictions qui ont été réduites également en raison de l'enlèvement. L’assassinat de Guido Rossa [syndicaliste qui avait dénoncé un ouvrier brigadiste, NdT] en 1979 ne fit que renforcer la condamnation contre les actions armées et assécher cette zone grise qui ne se rangeait pas du côté de l'État. Sur la question des raisons du consensus et sur la question de la violence, une discussion très articulée serait nécessaire.
NdT
*Dietrologia : néologisme du langage politique et journalistique italien qui indique, de manière polémique, la tendance, propre aux soi-disant diétrologues, à attribuer aux faits de la vie publique des causes différentes de celles qui sont déclarées ou apparentes, en supposant souvent des motivations secrètes, avec la prétention de connaître ce qui se cache derrière (dietro) une mise en œuvre. Ce terme est apparu dès les années 1970 dans la presse de droite pour fustiger tous ceux qui voyaient (souvent à juste titre) la main de l’État profond dans les actes terroristes. Un équivalent français serait conspirationnisme ou théorie du complot ou complotisme.
Paolo Persichetti
La polizia della storia. La fabbrica delle fake news nell’affaire Moro (La police de l'histoire. La fabrique des fake news dans l'affaire Moro)
Derive Approdi, 240 p., Imprimé 20 €