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29/03/2023

RAJA SHEHADEH
La rébellion et le rêve
Le portrait d’une relation particulière entre un père palestinien et son fils


Raja Shehadeh
, The New York Review of Books, 25/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Adapté de We Could Have Been Friends, My Father and I : A Palestinian Memoir, publié par Other Press aux USA le 28 mars.

Raja Shehadeh (Ramallah, 1951) est un avocat, militant des droits humains et écrivain palestinien. En 1979, il a cofondé l’organisation palestinienne de défense des droits de l’homme Al-Haq, affiliée à la Commission internationale des juristes et l’une des premières organisations de défense des droits de l’homme dans le monde arabe, qu’il a codirigée jusqu’en 1991. Il est né dans une éminente famille chrétienne (anglicane) palestinienne. Son grand-père, Salim, était juge dans les tribunaux de la Palestine sous mandat britannique. Son arrière-grand-oncle, le journaliste Najib Nassar, a fondé le journal Al-Karmil, basé à Haïfa, dans les dernières années de l’Empire ottoman, avant la Première Guerre mondiale. Son père, Aziz (1912-195), un avocat batailleur, a été l’un des premiers Palestiniens à soutenir publiquement une solution à deux États pour le conflit israélo-palestinien.

Sa famille a fui Jaffa pour Ramallah en 1948. Raja a fréquenté le Birzeit College pendant deux ans avant d’étudier la littérature anglaise et la philosophie à l’Université américaine de Beyrouth. Après avoir obtenu son diplôme à l’AUB en 1973, il a étudié le droit au College of Law à Londres. Après ses études, il est retourné à Ramallah et a commencé à exercer la profession d’avocat avec son père. Au cours de sa carrière, Raja a traité et participé à un certain nombre d’affaires qui ont fait jurisprudence, notamment la demande adressée à la Cour internationale de justice de La Haye concernant les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans les territoires palestiniens occupés. De 1991 à 1992, il a été conseiller juridique de la délégation palestinienne lors des pourparlers entre l’OLP et Israël à Washington.

Il est l’auteur de douze livres, dont quatre traduits en français (Tenir bon. Journal d'un Palestinien en Cisjordanie occupée, Palestine - Journaux d'occupation, 2037 et Naguère en Palestine). Bibliographie

 

Ce n’est qu’après sa mort que j’ai découvert le nombre de batailles que mon père avait livrées au cours de sa vie de lutte pour les droits des Palestiniens.

Aziz Shehadeh dans son bureau, Ramallah, 1982. Photo : Raja Shehadeh

 

Le 14 juillet 1958, Abdelkarim Qassem a mené un coup d’État en Irak qui a renversé le roi Fayçal II, un oncle du monarque jordanien, le roi Hussein. Craignant que les nationalistes et les antimonarchistes jordaniens ne fassent un coup d’État similaire contre son régime, Hussein a déclaré la loi martiale et ordonné l’arrestation d’un grand nombre de dirigeants nationalistes connus.

L’un de ces dirigeants était mon père, l’avocat palestinien Aziz Shehadeh. Cet été-là, il a passé deux mois torrides dans la prison d’Al Jafr, dans le désert. Je ne me souviens pas de son retour à la maison après cette épreuve. Je me souviens d’avoir vu une photo de lui avec une barbe sombre couvrant son visage, un crâne rasé et de grands yeux bruns foncés et ardents. S’agit-il d’une photo prise dans la prison du désert et sortie clandestinement, ou d’un faux souvenir, d’un tour d’imagination ? Pourtant, il devait avoir une longue barbe, bien que je ne me souvienne pas qu’il en portait une. Ma sœur m’a raconté qu’il avait été enlevé, probablement par ma mère, dès son arrivée à la maison et qu’il s’était précipité chez le barbier pour se faire raser afin que nous ne le voyions pas porter la barbe. Mais je n’ai aucun souvenir de cela non plus.

Comment se fait-il que je ne me souvienne de rien de tout cela ? Comment se fait-il que son emprisonnement injuste dans des conditions aussi difficiles n’ait pas fait de mon père un héros à mes yeux ? Des années plus tard, je me suis rendu compte que mon attitude à l’égard de mon père n’avait jamais été empreinte d’admiration. N’ayant pas conscience de l’ampleur et du nombre de batailles qu’il a menées au cours de sa vie de lutte juridique et politique pour les droits des Palestiniens, je n’ai jamais compris la mesure de sa colère, de sa déception et de son malheur. Avec le temps, j’aurais pu faire preuve de plus de gentillesse et de compréhension à son égard. Il était en bonne santé et prenait bien soin de lui. Mais sa mort, en 1985, sous les coups d’un meurtrier - un squatter d’un terrain d’Hébron appartenant à l’Église anglicane, qui avait peut-être agi en tant que collaborateur israélien, et contre lequel mon père s’occupait d’une procédure d’expulsion - n’a pas laissé plus de temps pour cela.

Mon père avait soixante-treize ans lorsqu’il a été assassiné, soit quelques années de plus que moi aujourd’hui. Mais pour l’homme de trente-quatre ans que j’étais à l’époque, il semblait très vieux, quelqu’un à qui je ne pouvais pas m’identifier. Lorsque le moment est venu de finaliser la couverture de mon nouveau livre, We Could Have Been Friends, My Father and I [Nous aurions pu être amis, mon père et moi], le graphiste a choisi une photo de mon père avec son bras autour de mon cousin Walid, pensant qu’il s’agissait de moi. Lorsque j’ai signalé l’erreur, le graphiste a demandé une photo similaire de moi embrassant mon père. J’ai cherché dans toutes les photos de famille, mais je n’en ai trouvé aucune. C’était une triste confirmation de ce que j’avais perdu en n’ayant jamais acquis cette proximité avec mon père, qui était un homme émotif et aimant. Pourquoi, alors que nous travaillions sur des sujets similaires, étions-nous si incapables de communiquer ? Pourquoi, avec nos expériences respectives de la Palestine, la sienne après la Nakba et la mienne après la guerre de 1967, n’avons-nous pas vu les similitudes dans nos trajectoires et ne nous sommes-nous pas aidés l’un l’autre à comprendre et à supporter ?

Au cours de la dernière année de mon père, j’ai pu constater à quel point il était occupé à mettre de l’ordre dans ses papiers. Je me suis demandé s’il se préparait à écrire ses mémoires, mais il semble qu’il n’en avait pas l’intention. Tous ces dossiers sont restés chez lui jusqu’à ce que je les transfère chez moi. Il y a deux ans, comme je l’ai raconté dans ces colonnes, j’ai décidé de les ouvrir : un dossier après l’autre, bien ordonné, documentant ses engagements politiques. Il s’agit notamment de son travail assidu en faveur du retour des réfugiés dans les maisons dont ils ont été chassés en 1948, de sa pétition adressée au parti travailliste britannique contre le commandant britannique de l’armée jordanienne, Glubb Pacha, sous la domination brutale duquel il vivait, et d’un certain nombre d’affaires juridiques qui ont fait jurisprudence.

*

Mon père a vécu treize ans à Jaffa, où il a établi son cabinet d’avocat et, plus tard, son domicile conjugal. Lorsqu’il a été contraint de partir en avril 1948, il était certain que dans le pire des cas - même si d’autres parties de la Palestine étaient perdues au profit de l’État juif - la ville, qui, selon le plan de partage des Nations unies de 1947, faisait partie de l’État arabe, reviendrait aux mains des Arabes. Dans son dossier sur le retour des réfugiés, je lis que ses espoirs ont été ravivés le 11 décembre 1948. Ce jour-là, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 194, qui stipule que « les réfugiés qui désirent rentrer dans leurs foyers et vivre en paix avec leurs voisins doivent être autorisés à le faire le plus tôt possible, et qu’une indemnité doit être versée pour les biens de ceux qui choisissent de ne pas rentrer ». Le même jour, les Nations unies ont créé la Commission de conciliation pour la Palestine, chargée de mettre en œuvre la résolution. Sachant qu’ils ne pouvaient pas laisser cette tâche à la seule ONU, un groupe de Palestiniens, dont mon père, a créé le Congrès des réfugiés de Ramallah (plus tard appelé Congrès des réfugiés arabes), qui représentait 300 000 réfugiés. Son objectif principal était de « défendre le droit des réfugiés à retourner dans leurs foyers ».