Ci-dessous 4 articles de la revue italienne Altreconomia qui démontent les affirmations des ministres de Mme Meloni selon lesquelles l'Italie aurait cessé de livrer armes et munitions à Israël après le 7 octobre. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Pages
Pages
Maps Cartes Mapas نقشه ها خرائط
À lire ailleurs To be read elsewhere Para leer en otros sitios Da leggere altrove Zum Lesen anderswo
Featured articles en vedette Artículos Artigos destacados Ausgewählte Artikel Articoli in evidenza
04/04/2024
ALTRECONOMIA
L'Italie a continué à livrer des armes et munitions à Israël après le 7 octobre
Le gouvernement Meloni pris en flagrant délit de mensonge
11/03/2024
ANGELA GIUFFRIDA
“Cette usine tue tout” : la poussière rouge de la mort dans le sud sous-développé de l'Italie
Angela
Giuffrida à Tarente, The Observer/The Guardian,
10/3/2024
3 premières photos : Roberto Salomone/The Observer
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Les habitants de Tarente, séparés d'une gigantesque aciérie par une mince clôture en filet, racontent une histoire qui oppose les moyens de subsistance aux vies perdues à cause du cancer, l'économie à l'environnement.
Chaque jour, Teresa Battista essuie les épaisses couches de poussière qui recouvrent les tombes du cimetière de San Brunone à Tamburi, un quartier de la ville côtière de Tarente, dans le sud de l'Italie.
Malgré tous ses efforts, cette femme de ménage, qui travaille au cimetière depuis 35 ans, n'a pas pu empêcher les tombes en marbre de développer des cicatrices rouges, dues à la poussière toxique de minerai de fer.
Même après la mort, dit-elle, l'usine sidérurgique adjacente, qui, depuis 1965, crache des fumées nocives qui seraient à l'origine de milliers de décès par cancer, est incontournable.
La plupart des personnes enterrées dans le cimetière sont mortes de la maladie. Deux d'entre elles étaient des frères de Battista. « Presque tous ceux qui sont ici étaient des jeunes », dit-elle. « Cette usine tue tout ».
L'usine sidérurgique, l'une des plus grandes d'Europe et l'un des principaux employeurs du sud sous-développé de l'Italie, est de nouveau sous les feux de la rampe alors que le gouvernement de Giorgia Meloni s'efforce de la maintenir à flot.
Teresa Battista nettoie les tombes du cimetière de San Brunone dans le quartier de Tamburi à Tarente
Meloni a récemment nommé un commissaire spécial pour reprendre temporairement l'usine, qui s'appelle maintenant Acciaierie d'Italia (ADI) mais est mieux connue sous son ancien nom, ILVA, après l'échec des négociations avec le sidérurgiste mondial ArcelorMittal, son propriétaire majoritaire depuis 2018.
Alors que le gouvernement cherche de nouveaux investisseurs, les habitants de Tarente, et en particulier ceux de Tamburi, qui sont séparés de l'usine par une simple clôture métallique, racontent une histoire qui oppose les moyens de subsistance aux vies, l'économie à l'environnement, et les riches aux pauvres.
L'usine a été construite à Tarente, une ville ancienne fondée par les Grecs, au début des années 1960, après avoir été rejetée par Bari, la capitale de la région des Pouilles, et par Lecce, la ville voisine. Des hectares de terres agricoles et des milliers d'oliviers ont été détruits pour faire place à ce complexe tentaculaire, qui fait presque trois fois la taille de Tarente elle-même.
Pendant les premières décennies, l'usine a apporté la prospérité à une ville qui vivait auparavant de la pêche et de l'agriculture. Les travailleurs affluaient des régions voisines ou revenaient de l'étranger pour y travailler. À son apogée, l'usine produisait plus de 10 millions de tonnes d'acier par an, avec une main-d'œuvre de plus de 20 000 personnes.
La pollution émanant des cheminées rayées de rouge et de blanc qui surplombent la ville est devenue une partie intégrante de la vie. Certains anciens travailleurs se souviennent d'avoir soufflé du mucus noir de leur nez. Les enfants jouaient avec la poussière, certains la retrouvant sur leur oreiller le matin lorsque les fenêtres restaient ouvertes en été. « C'était comme des paillettes », dit Ignazio D'Andria, propriétaire du Mini Bar à Tamburi. « Nous pensions qu'il s'agissait d'un cadeau des fées, alors qu'en réalité, c'était du poison ».
Les émissions - un mélange de minéraux, de métaux et de dioxines cancérigènes - se sont infiltrées dans la mer, détruisant pratiquement une autre activité économique vitale de la ville : la pêche aux moules.
Le nombre de cas de cancer a augmenté, mais ce n'est qu'en 2012 que les chiffres officiels ont montré que le taux de mortalité dû à la maladie dans la région était supérieur de 15 % à la moyenne nationale. Des études plus récentes ont confirmé l'existence d'un lien entre les émissions et la prévalence du cancer, ainsi que des taux de maladies respiratoires, rénales et cardiovasculaires supérieurs à la moyenne.
Un rapport de Sentieri, un groupe de surveillance épidémiologique, a révélé qu'entre 2005 et 2012, 3 000 décès étaient directement liés à une « exposition environnementale limitée aux polluants ». Les médecins affirment que le taux de cancer fluctue en fonction de la production de l'usine.
Les enfants sont particulièrement touchés : une étude réalisée en 2019 par l'Institut supérieur de la santé italien (ISS) a révélé qu'au cours des sept années précédant 2012, le taux de lymphomes infantiles à Tarente était presque deux fois plus élevé que les moyennes régionales, et une étude plus récente réalisée par Sentieri a révélé un excès de cancers infantiles dans la ville par rapport au reste de la région des Pouilles.
En janvier, les professionnels de la santé locaux ont appelé le gouvernement à donner la priorité à la santé dans ses relations avec les propriétaires de l'usine et à saisir l'occasion de nettoyer enfin le complexe en difficulté.
Anna Maria Moschetti, pédiatre, a présenté aux responsables politiques régionaux, nationaux et européens des études montrant les effets de l'usine sur la santé.
« L'usine, qui émet des substances nocives pour la santé humaine telles que des substances cancérigènes, a été construite à proximité des habitations et sous le vent, ce qui a entraîné l'exposition de la population à des substances toxiques, des décès et des maladies, comme l'atteste un rapport du ministère public », a déclaré Mme Moschetti.
Angelo Di Ponzio devant une
peinture murale de son fils Giorgio, décédé d'un cancer à l'âge de 15 ans,
réalisée par l'artiste de rue italien Jorit. '
« La population la plus exposée est celle qui vit à proximité des usines et qui n'a pas les moyens financiers de s'en éloigner ».
Depuis le balcon de leur maison de Tamburi, Milena Cinto et Donato Vaccaro, dont le fils Francesco est décédé en 2019 après 14 ans de lutte contre une maladie immunitaire rare, regardent vers deux structures géantes qui contiennent des stocks de minerai de fer et de charbon. Leurs couvertures en forme de dôme étaient une mesure environnementale destinée à empêcher les poussières toxiques de souffler vers les maisons et les écoles.
Mais rien n'a changé. « Chaque jour, je dois nettoyer cette poussière », dit Cinto en passant son doigt le long du cadre d'une fenêtre.
Vaccaro a travaillé à l'usine pendant 30 ans. « On travaillait comme des bêtes », dit-il en montrant une photo d'un collègue couvert de suie noire. Vaccaro se reproche souvent la mort de son fils. Le couple aimerait déménager, mais la valeur de leur maison a chuté à 18 000 euros et il est désormais impossible de la vendre.
Parmi les démêlés judiciaires de l'usine figure une affaire d'homicide involontaire intentée par Mauro Zaratta et sa femme, Roberta, dont le fils, Lorenzo, est décédé d'une tumeur cérébrale à l'âge de cinq ans. L'autopsie a révélé la présence de fer, d'acier, de zinc, de silicium et d'aluminium dans le cerveau de Lorenzo. Les juges doivent déterminer si ces toxines ont généré le cancer. « Bien qu'il soit conscient des risques de l'usine, qui continue de rendre les gens malades, le gouvernement semble penser qu'il est acceptable de la maintenir ouverte », dit Zaratta, dont la famille vit désormais à Florence.
Aujourd'hui, l'usine emploie environ 8 500 personnes, dont la majorité se rend au travail depuis l'extérieur de Tarente. La question a provoqué de profondes divisions entre ceux qui y travaillent et ceux qui en subissent les conséquences.
« Les gens disent qu'ils ont besoin de l'usine pour nourrir leur famille, mais en réalité, c'est nous qui avons nourri l'usine et qui avons payé pour les dommages causés à notre santé et à l'environnement », dit Giuseppe Roberto, qui a travaillé à l'usine pendant 30 ans et qui organise une action collective contre l'usine.
L'usine sidérurgique Acciaierie
d'Italia, toujours connue sous son ancien nom d'ILVA, se profile derrière le
quartier Tamburi de Tarente.
La décarbonisation de l'usine et l'installation de fours électriques, une idée promue par l'ancien gouvernement de Mario Draghi, coûteraient 3 à 4 milliards d'euros, dit Mimmo Mazza, directeur du journal régional Gazzetta del Mezzogiorno. « Qui paierait pour cela ? Non seulement c'est coûteux, mais cela signifierait qu'il faudrait moins de personnel ».
Des fresques représentant des enfants victimes du cancer ont été peintes sur les murs de Tarente. L'une d'entre elles représente Giorgio Di Ponzio, décédé à l'âge de 15 ans. Son père Angelo dit : « Nous avons tellement de ressources naturelles à Tarente que dire que nous ne pouvons pas vivre sans l'usine est une erreur. Il semble qu'il faille choisir entre la santé et les intérêts de l'État. En réalité, le gouvernement n’a rien à cirer de l'endroit et des personnes qui tombent malades ».
Au premier plan, la clôture censée protéger les riverains de l'usine, installée en 2013
27/06/2023
LUIGI PANDOLFI
Le Mécanisme européen de stabilité (MES) remet en cause l’architecture même de l’UE, mais Meloni n’a pas compris ça
Luigi
Pandolfi, il manifesto, 23/6/2023
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
English The ESM calls into question the EU’s architecture, but Meloni doesn’t get it
Luigi Pandolfi (Cosenza, Italie, 1972), diplômé en sciences politiques, blogueur, collabore avec divers journaux et magazines en ligne. Auteur de nombreux livres. @LuigiPandolfi1
Lorsque Giorgia Meloni affirme qu’“il ne sert à rien de ratifier la réforme du MES si l’on ne sait pas ce que prévoit le nouveau pacte de stabilité et de croissance”, elle est totalement à côté de la plaque. Le problème se situe à Francfort plus qu’à Bruxelles
Il ne fait aucun doute que le MES constitue pour Meloni une béquille pour démontrer sa fidélité aux préceptes de son improbable souverainisme (sa subalternité face aux USA sur la guerre en Ukraine l’a réduit à un simulacre), peut-être aussi une arme de chantage dans les différents jeux ouverts en Europe (PNRR, Pacte de Stabilité). À tel point que son refus de ratifier sa dernière version ne s’accompagne pas, comme il le devrait, d’une critique de fond publique et courageuse des mécanismes qui encadrent le fonctionnement de l’union monétaire.
L’Europe est le seul endroit au monde où une banque centrale opère pour vingt pays différents, avec leurs caractéristiques politiques et économiques différentes, avec des intérêts économiques et commerciaux différents - et parfois contradictoires - à l’échelle nationale et internationale. Ils ne croissent et n’exportent pas tous de la même manière, certains ont une dette stratosphérique et d’autres non, et même l’inflation les divise actuellement.
La banque centrale, dans ce cadre, veille aux taux d’intérêt, à la stabilité des prix (elle essaie), à la solidité du système bancaire. Tout au plus, lorsque la situation est exceptionnelle (dernière crise financière mondiale, pandémie), elle s’essaie à ce que l’on appelle les “politiques monétaires non conventionnelles”, consistant le plus souvent à injecter davantage de liquidités dans le système (secteur bancaire).
La règle d’or, en somme, est de se tenir à l’écart des États et des gouvernements. Il est absolument interdit d’acheter directement des obligations d’État des États membres ou de leur accorder des “découverts” ou des “facilités de crédit”. En Europe, parler de monétisation des déficits publics (l’État couvre son déficit budgétaire en vendant ses obligations à la banque centrale, qui crée à son tour de l’argent frais pour les acheter), ainsi que d’annulation de la dette détenue par la BCE (les obligations achetées par les banques nationales dans le cadre de l’assouplissement quantitatif), est une hérésie.
C’est le marché qui décide pour les États. Si, pour une raison quelconque, un pays membre devait avoir des difficultés à se financer par le biais du placement de ses obligations d’État, la banque centrale ne pourrait que lever les bras au ciel. C’est pourquoi a été créé le Fond de sauvetage des États, une organisation financière calquée sur le FMI, qui s’adresse aux États comme une banque commerciale s’adresse à une entreprise privée ou à un citoyen. De l’argent contre des garanties précises, sous certaines conditions. Ils les appellent “programmes d’ajustement macroéconomique”, mais c’est une manière soft de parler de réduction des dépenses sociales et de politiques de privatisation/libéralisation débridées. La Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande en savent quelque chose. Comptes équilibrés, sociétés dévastées.
C’est le principe qui est mauvais. Autant l’indépendance des banques centrales est officiellement déclarée dans tous les pays du monde, autant il n’y a pas de pays au monde avec un certain degré de développement où il y a une imperméabilité absolue de la banque centrale aux décisions des politiques. La FED est “indépendante”, mais elle répond également au Congrès et est de facto soumise à l’influence du président usaméricain.
Le plus important, cependant, est que la FED est un prêteur en dernier ressort pour le gouvernement usaméricain. En cas de besoin, elle peut financer directement le gouvernement. Sans conditions. Comme la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon, ou la Banque populaire de Chine. Si la Russie, suite aux sanctions qui lui ont été imposées par l’Occident, s’était retrouvée dans la situation des pays européens avec la BCE, elle serait déjà en faillite. Le problème est donc beaucoup plus structurel. Il met en cause l’architecture de l’Union. Dont, avec la réforme de l’article 136 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE), le MES est devenu un autre “pilier”.
Une sorte de constitutionnalisation de la suprématie de la finance sur la politique, les gouvernements, la démocratie.
Mais il ne semble pas que le débat en Italie soit à la hauteur du problème. Comme sur d’autres sujets, c’est la logique des alignements internes qui prévaut, l’habituel conformisme idéologique envers les décisions prises par les structures européennes, qui est très souvent contrebalancé par une dissidence non articulée et de façade. Lorsque Giorgia Meloni affirme qu’“il ne sert à rien de ratifier la réforme du MES si l’on ne sait pas ce que prévoit le nouveau pacte de stabilité et de croissance”, elle est totalement à côté de la plaque. Le problème se situe à Francfort plus qu’à Bruxelles.
19/04/2023
GIANFRANCO LACCONE
De la “bonification intégrale” à l’économie circulaire intégrale
Réflexions après la 3e Conférence nationale sur l’agroécologie en Italie
Gianfranco Laccone, climateaid.it, 13/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
« Pousser l’accélérateur de la transition agroécologique en Italie » : tel était l’objectif de la troisième conférence nationale sur l’agroécologie, organisée par l’Association italienne d’agroécologie et la coalition Cambiamo Agricoltura.
Alors qu’à Vinitaly (la foire italienne du vin à Vérone), la présidente du Conseil, soutenue par plusieurs associations sectorielles, a lancé la proposition d’un lycée futuriste (et improbable), appelé “du made in Italy” (traduction : lycée du produit en Italie), à Rome, soixante expert·es des secteurs les plus divers se sont succédé pour parler de l’agroécologie, un sujet proposé comme un outil clé pour permettre la transition écologique de l’agriculture, elle-même un élément clé dans la lutte contre le changement climatique. Il s’agit d’un changement de paradigme tant au niveau des outils à appliquer pour réaliser la “proposition agroécologique” qu’au niveau de la place de l’agriculture dans les activités humaines, puisque l’un des nœuds clés de ce sujet est la valorisation des processus sociaux dans la conception et la gestion de systèmes agroalimentaires durables et la recherche de modèles qui mettent en œuvre les capacités collectives des agriculteurs et les approches communautaires. Fini le dualisme ville/campagne, fini le rôle auxiliaire de l’agriculture, parent pauvre qu’il faut soutenir avec des fonds et des soins forcés pour qu’il ne soit pas à la traîne des autres secteurs dans les processus de “développement”. Au contraire, l’agriculture est le pivot qui permet d’initier des processus de réhabilitation agro-environnementale et de permettre la transition vers une société écologiquement démocratique.
Ce n’est pas la première fois que les sociétés humaines changent de paradigme pour s’organiser ; le changement le plus récent, admirablement décrit par Karl Polanyi dans son livre “La grande transformation”, concerne le passage à la société industrielle, dans laquelle la production de biens et l’économie, en tant que science de la gestion de cette production, prennent un rôle stratégique et entraînent la transformation des cycles de production, de systèmes circulaires en systèmes linéaires. Les effets sont aujourd’hui visibles pour tout le monde : exploitation accélérée des ressources de la planète, accroissement des inégalités sociales, modification des conditions environnementales et propagation de la pollution au point que les variations climatiques peuvent remettre en cause le système biologique actuel de la planète.
L’agriculture a été au cœur de ce changement, perdant le rôle central qu’elle avait joué pendant des siècles dans la construction sociale pour devenir le réservoir matériel et social dans lequel on puise les ressources nécessaires à la croissance du système urbain-industriel, dont la production est basée sur l’extraction des ressources de la planète. Ce changement s’est produit, comme pour la Renaissance, sur plusieurs siècles et de manière spécifique dans différents pays. En Italie, le changement a commencé en même temps que la formation du Royaume, dans la seconde moitié du 19e siècle, par le biais de ce que l’on appelle les “chaires ambulantes”. Ces “cattedre ambulanti” étaient un instrument de vulgarisation et de formation professionnelle en agriculture et se sont avérées fondamentales pour la transformation du système primaire et l’organisation de l’administration du secteur. L’enquête agraire de Jacini décrit en même temps les conditions de l’agriculture, de loin le secteur le plus important pour les citoyens du nouveau Royaume d’Italie, un secteur qui, dans la logique libérale des gouvernements de l’époque, est regroupé avec toutes les autres activités productives dans un seul département : le ministère de l’Agriculture, du Commerce et de l’Industrie. Ces chaires furent appelées à combler un vide technique que l’enquête Jacini mettrait en évidence dans le cours de sa réalisation et, en substance, à jouer un rôle institutionnel dans la transformation du système économique du pays.
Elles étaient dirigées par un directeur (avec le titre de professeur) et un ou deux assistants, tous titulaires d’un diplôme en sciences agricoles et assistés de diverses manières par des aides ayant des qualifications différentes. Les activités étaient menées selon un concept moderne de vulgarisation : conférences données dans des lieux publics, visites de fermes, consultations données les jours de marché à ceux qui en faisaient la demande et, dans de nombreux cas, publication de brochures et de journaux. Parmi les nombreux noms de professionnels qui se sont engagés dans cette activité (avec des résultats et une qualité d’enseignement plus ou moins efficaces), il convient de mentionner Nazareno Strampelli, agronome et généticien, défini comme un précurseur de la “révolution verte” en raison de l’activité de recherche menée, visant à la transformation productive des plantes, à qui l’on doit le nom encore utilisé aujourd’hui de semences sélectionnées, utilisé pour définir les variétés sélectionnées et certifiées, ainsi qu’une importante variété de blé qui porte son nom, sélectionnée par lui parmi les nombreuses variétés identifiées au cours de son activité. Les chaires ambulantes ont joué un rôle fondamental dans la diffusion de nouvelles techniques et de nouvelles semences pendant la “bataille du blé” de la période fasciste et ce n’est pas un hasard si Strampelli a été nommé sénateur par le régime. Leur rôle est si important qu’elles sont réglementées en 1928, puis transformées en 1935 en “inspections agricoles provinciales”, fonctionnant comme des bureaux exécutifs de l’administration centrale.
“La guerre que nous préférons”, carte postale fasciste de la Bataille du blé, 1933). Musée Piana delle Orme, Latina, Photo EDOARDO DELILLE/Le Monde
Cette transformation institutionnelle a été possible parce qu’elle s’est accompagnée d’une transformation socioculturelle qui a conduit l’agriculture à devenir le bras opérationnel du système industriel, en lui prenant les moyens techniques (moyens mécaniques, engrais et ensuite pesticides) comme matière première indispensable à l’augmentation de la production. Cette conception s’est manifestée pleinement dans la bataille du blé, lorsque la monoculture céréalière s’est imposée aux autres cultures (et a provoqué la réduction du secteur de l’élevage), comme conséquence des politiques gouvernementales, formulées dans le but de réduire le déficit de la balance import/export et de stabiliser les prix dans le secteur. Si, d’une part, la campagne d’augmentation de la production, qui s’est déroulée avec le développement de la monoculture et d’un nombre toujours plus réduit de variétés, a permis de résoudre certains aspects du budget de l’État, d’autre part, le processus de modernisation industrielle déclenché a produit des effets d’entraînement, tels que les premières migrations de salariés entre les secteurs de production (le passage de l’agriculture à l’industrie, un phénomène qui caractérisera les années postérieures à 1945). Les campagnes ont stabilisé le régime et ont aussi eu, bien sûr, des effets secondaires négatifs qui ont manifesté leur importance au fil du temps, comme la poursuite de la déforestation au détriment de la stabilité des sols et l’appauvrissement de l’alimentation des populations, plus exposées aux maladies et aux épidémies.
Le triomphe de cette conception technique, qui a transformé le secteur agricole en un secteur agro-industriel, a été rendu possible par la théorisation économique de type productiviste, dont Arrigo Serpieri a été le plus grand représentant. Sa théorisation du système de valorisation des terres, conçu comme une “bonification intégrale”, a permis d’offrir un rôle au système agricole en l’ancrant dans la conception productiviste de l’ensemble du système économique, une conception qui marquera le20e siècle. Alors qu’à une certaine époque la mise en valeur des terres signifiait la transformation des terres marécageuses, la discipline de la bonification intégrale avait pour objet non seulement celle-ci, mais aussi les opérations effectuées en vue de l’amélioration des terres cultivables ou d’une transformation radicale de l’usage productif. Ces transformations présupposaient une compréhension sociale qui permettait le transfert des rôles, le déplacement de la population, la création de “voies de modernisation”. Le fascisme a réalisé tout cela en agissant de manière préventive avec les moyens que tout le monde connaît malheureusement : la destruction (par des actions criminelles et meurtrières) des organisations paysannes et ouvrières autonomes et de la structure sociale préexistante, ce qui était la condition préalable pour entamer ensuite le processus de modernisation italien avec quelques interventions modèles : par exemple, le transfert des paysans de Vénétie vers les marais Pontins pour leur mise en valeur. En particulier, dans des conditions modifiées et avec des objectifs radicalement différents des conditions actuelles des systèmes agricoles et de la société dans son ensemble, l’agroécologie se rattache à la voie qui, dans la seconde moitié du19e siècle, a caractérisé la transformation industrielle de l’agriculture italienne par la création des chaires ambulantes d’agriculture et pousse les nouvelles idées de gestion agricole à se répandre dans la société et à permettre aux communautés locales de trouver des moyens de sortir de la crise socio-économique en préservant les ressources locales et en réduisant la pollution et la dissipation de l’énergie.
Il est essentiel d’expliquer les aspects qui ont façonné le visage de l’agriculture italienne pour clarifier le chemin ardu que l’agroécologie doit parcourir et les difficultés à éliminer les hypothèses idéologiques qui ancrent aujourd’hui l’agriculture dans le système industriel de type fordiste. Couper le cordon qui ligote l’agriculture dans une position subordonnée à l’industrie et à la finance est une entreprise complexe qui prend du temps. Comme l’indique le communiqué de la conférence sur l’agroécologie, « il est nécessaire d’établir un pacte éthique et social entre tous les acteurs du secteur agroalimentaire pour accompagner les agriculteurs sur les chemins de la transition écologique au niveau de l’assistance technique et au niveau de la durabilité économique ». C’est pourquoi il est nécessaire de se souvenir des parcours passés, en comprenant comment s’est créée la subalternité qui oblige l’agriculture à avoir un bilan énergétique négatif, ce qui incite les autres secteurs productifs à toujours injecter de l’énergie nouvelle et en plus grande quantité, en l’extrayant des réserves de la planète.
La création de l’agriculture moderne, aujourd’hui appelée “agriculture conventionnelle”, a fait perdre le rôle d’“accumulateur d’énergie” qu’elle avait conservé grâce aux plantes et à leur capacité à capter l’énergie solaire. L’agroécologie promet de le restaurer, agissant ainsi comme un pivot pour le développement d’une économie circulaire basée sur des sources d’énergie renouvelables et des activités de production “respectueuses de la planète” qui minimisent la dissipation d’énergie. Si l’on regarde les groupes de discussion initiés lors de la conférence, on retrouve tous les thèmes qui lient l’agriculture non seulement aux activités humaines, mais aussi aux cycles planétaires dans leur ensemble.
La préservation de la biodiversité à toutes les échelles, la réduction de tous les intrants chimiques de synthèse, sont les fondements sur lesquels s’appuient la formation, l’information et l’assistance technique adéquates aux exploitations agricoles.
Les modèles agroécologiques permettent d’atténuer le changement climatique et de s’y adapter grâce à des pratiques respectueuses de l’écologie des sols, ainsi qu’à un changement de modèle, passant d’un élevage intensif à un élevage spécialisé, à un système d’agro-élevage qui maintient une autosuffisance alimentaire maximale et un retour approprié des nutriments dans le sol.
Enfin, le problème au cœur du changement : comment répondre aux aspects critiques et aux vulnérabilités du système agroalimentaire mondial par la reconstruction de systèmes agroalimentaires à l’échelle locale, des systèmes qui combinent le changement nécessaire des pratiques de production, de distribution et de consommation, avec la construction et le partage de nouveaux systèmes de connaissances. Si toutes les conditions sont réunies, il manque encore, pour que le projet de changement devienne central, une théorie générale, capable de transformer l’agroécologie d’une mosaïque de compétences en un système intégré, capable de s’appliquer localement et de construire un système en réseau dans lequel tous les autres secteurs "productifs" peuvent s’insérer. Pour ce faire, nous avons également besoin d’un nouveau langage, car nous ne pouvons pas parler de “matières premières” lorsque nous devons réutiliser ce que nous avons déjà, nous ne pouvons pas parler de déchets lorsque nous devons les envoyer au recyclage, nous ne pouvons pas parler de filières alors que nous devrions développer des circuits auto-renouvelables.
Nous devons systématiser et diffuser le langage de l’agroécologie, créer et diffuser des procédures d’intervention dans les nouvelles normes de production, créer des méthodes de transformation qui tiennent compte non seulement du produit, mais aussi du producteur et du consommateur, afin de permettre à chacun de savoir ce qu’il mange, qui le produit et comment. Jusqu’à présent, ceux qui se sont préoccupés de ces questions étaient divisés en de nombreuses organisations, de nombreuses réalités, parfois sans langage commun. Il s’agit de recréer localement la toile d’araignée qui peut nous soutenir et nous relier au monde.
Ils ont eu beau jeu, ceux qui, jusqu’à présent, ont proposé à la manière du Guépard que “tout change pour que rien ne change”, par le biais de nouvelles “inventions” qui résoudraient nos problèmes, et nous nous en sommes toujours rendu compte très tard. Le développement a toujours été ainsi, proposant de nouveaux objectifs plus lointains dès qu’un objectif était atteint et que l’on découvrait que ce n’était pas le paradis promis, comme ce fut le cas avec la soi-disant révolution verte en Inde ou les 100 quintaux/ha de production de blé tendre en France.
L’agroécologie nous invite à accepter la réalité, à vivre avec le changement climatique en essayant d’en réduire les effets négatifs mais surtout en découvrant qu’il est possible d’améliorer notre vie en repartant de l’énergie qui nous entoure et que nous dissipons généralement sans même nous en rendre compte, à partir de la production agricole et du développement d’une économie circulaire intégrale qui remplace le concept obsolète de “bonification intégrale”.
02/03/2023
JENNY UGLOW
La pin-up de calendrier du fascisme italien
Recension d’une biographie d’Edda Mussolini
Jenny Uglow, The New York Review of Books, 23/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Jenny Uglow (1947) est une biographe et historienne culturelle britannique. Son dernier livre, Sybil and Cyril : Cutting Through Time, a été publié aux USA en décembre 2022.
Edda Mussolini était autrefois considérée comme “la femme la plus dangereuse d’Europe”, mais avait-elle un réel pouvoir politique ?
Edda Ciano, Rome, vers 1930
Ouvrage recensé :
Mussolini’s Daughter: The Most Dangerous Woman in Europe
[La fille de Mussolini : La femme la plus dangereuse d’Europe]
by Caroline Moorehead
Harper, 405 pp., $32.50
La Première ministre italienne, Giorgia Meloni, est arrivée au pouvoir lors des élections législatives de septembre 2022 grâce à la coalition de son parti de droite, les Frères d’Italie, avec la Lega de Matteo Salvini (extrême droite) et Forza Italia de Silvio Berlusconi (centre droit). Bien que l’extrême droite italienne ait toujours renié ses liens avec le fascisme, Meloni a commencé sa carrière au sein du Mouvement social italien (MSI), ouvertement néofasciste, formé en 1946 par d’anciens partisans de Benito Mussolini. Son parti conserve le logo du MSI et se plaît à proclamer un slogan entendu partout à l’époque de Mussolini : Difenderemo Dio, patria, e famiglia (Nous défendrons Dieu, la patrie et la famille).
Dans Mussolini’s Daughter, sa biographie, qui vient à point nommé, de la fille aînée de Mussolini, Edda, « excentrique, intelligente et imprévisible », Caroline Moorehead montre à quel point cet héritage est profondément ancré. Le livre s’ouvre sur une description de la maison familiale des Mussolini, située dans les environs de Forlì, qui reste un lieu de pèlerinage, où la boutique de cadeaux vend
des tasses, des assiettes, des tabliers, des couteaux et même des théières gravés d’insignes fascistes ; des bustes du Duce dans une centaine de poses héroïques différentes ; des répliques des casquettes et des chapeaux qu’il portait ; des livres et des photos encadrées ; des couteaux.
Les couteaux sont sortis il y a un siècle, après un été de chaos au parlement italien et de violence dans les rues. Le 24 octobre 1922, Mussolini suscite un rassemblement fasciste à Naples en déclarant : « Ou bien on nous donne le gouvernement, ou bien nous nous en emparons en marchant sur Rome ». Dans les jours qui suivent, le gouvernement s’effondre, et les fascistes descendent sur la capitale. Edda a douze ans. Chez elle, à Milan, le 27 octobre, Mussolini l’emmène au théâtre avec sa mère, Rachele. Alors qu’elles regardent le spectacle depuis leur loge, Mussolini ne cesse de s’éclipser ; il attend un coup de téléphone du roi Victor Emmanuel III, qui lui demande de former un gouvernement. Finalement, il murmure » : « C’est le moment » et les ramène précipitamment à la maison. Puis il prend le train de nuit pour Rome, arrive avec une heure et quarante minutes de retard, monte sur le quai et annonce que dorénavant, il fera en sorte que les trains soient à l’heure.
Edda n’a jamais oublié cette nuit-là. Le père qu’elle « aimait et admirait », écrit Moorehead, « était passé de fils de forgeron et de bagarreur politique à devenir, à l’âge de trente-neuf ans, le vingt-septième et plus jeune Premier ministre de l’histoire italienne ».
Une biographie d’Edda Mussolini est aussi, forcément, une histoire de la vie de son père et une analyse de la montée et de la chute du fascisme italien. Il s’agit là d’un détour inattendu pour Moorehead, qui s’est constitué un corpus distingué et émouvant de chroniques sur la lutte contre le fascisme en France et en Italie.[1] Ici, en revanche, elle ne se concentre pas sur la résistance mais sur les mécanismes internes du pouvoir. Inévitablement, Mussolini domine souvent le livre, mais il s’agit également du portrait captivant d’une jeune femme contrainte de devenir un personnage public. « Tout au long des années 1930 et pendant la guerre », écrit Moorehead, Edda « a pris la place de sa mère réticente pour donner l’image de ce que devait être une véritable fille et femme fasciste. C’était, en fin de compte, une image trompeuse ». Le tiraillement émotionnel vient de ces couches de tromperie et des luttes d’Edda pour trouver sa propre voie et éviter d’être écrasée par le père qu’elle adorait - et qu’elle a fini par détester.
Moorehead a une tournure d'expression pleine d'entrain, un sens aigu du détail révélateur et de la citation piquante, et un don pour rassembler des documents complexes. Elle suit rapidement le parcours de Benito Mussolini, depuis son enfance dans la région agricole de l’Émilie-Romagne jusqu’à son retour à Forlì, près de son village natal de Predappio, en passant par ses années d’engagement socialiste ardent en Italie et en Suisse. En tant que secrétaire du parti socialiste local et rédacteur en chef de son journal, La Lotta di Classe, il a enlevé sa petite amie enceinte, Rachele, malgré l’opposition de sa famille : Edda est née le 1er septembre 1910. Lorsqu’elle a deux ans, ils déménagent à Milan, où Mussolini dirige Avanti, le journal national du parti socialiste.
Un changement radical se produit en 1914, lorsqu’il passe du soutien à la neutralité des socialistes pendant la Première Guerre mondiale à l’exigence de « guerre et de révolution sociale », opinions qu’il exprime dans son propre journal, Il Popolo d’Italia. En 1919, convaincu de la mort du socialisme, il plaide en faveur de la domination d’une élite, d’une bande de guerriers sous la direction d’un chef impitoyable et suffisamment audacieux pour faire renaître la nation. En mars de cette année-là, il lance les Fasci Italiani di Combattimento devant une bande de partisans, « dont beaucoup d’Arditi, les vétérans des troupes de choc [de l’armée italienne], portant des poignards et des bâtons et portant des chemises noires sous leurs vestes militaires ». En 1921, reconstitués sous le nom de Parti national fasciste, ils remportent trente-cinq sièges à la Chambre des députés.
L’élection de Mussolini en tant que député le rend « toujours plus héroïque et aventureux » pour Edda. Impulsive, obstinée et sujette à des colères soudaines, elle était déjà connue comme “la cavallina matta”, le petit cheval fou. « J’étais pieds nus, sauvage et affamée », se souvient-elle, « une enfant misérable ». À neuf ans, maigrichonne, elle se plonge dans la lecture, se coupe les cheveux à la garçonne et tente – pas pour la dernière fois - de s’enfuir. Mussolini, fier de son indépendance volontaire, l’emmène avec lui au bureau, au théâtre et dans les cafés, mais lorsqu’il s’installe à Rome, elle se rebelle encore plus. Après la mort de sa grand-mère Anna, médiatrice dans ses disputes avec Rachele, elle exige d’être envoyée en pension. Sans surprise, elle déteste l’école catholique snob que son père a choisie, se sentant étouffée par la formalité et échaudée par les ricanements des autres filles : l’école demande bientôt au père de la retirer.
Tout au long de son enfance et de son adolescence, elle subit également les violentes querelles domestiques liées aux nombreuses maîtresses de Mussolini. Parmi celles-ci, la socialiste Angelica Balabanoff, la cultivée Margherita Sarfatti (dont le livre à succès Dux, en 1925, le décrit comme « incarnant à la fois la modernité et la grandeur des anciens Romains ») et l’exigeante Ida Irene Dalser. La naissance du fils de Dalser, Benito, et sa prétention à être la femme de Mussolini amènent Rachele à insister sur le mariage en 1915. Pourtant, il y avait toujours d’autres maîtresses, d’autres bébés, d’autres filles emmenées dans son bureau pour « un accouplement rapide » sur le tapis. « Mon appétit sexuel ne me permet pas la monogamie », disait-il nonchalamment, mais l’impact sur Edda peut être jugé par sa propre approche malaisée et agitée du sexe.
La haute société romaine trouve Mussolini charmant, imprévisible, désordonné, avec une séduisante touche de danger. À partir du milieu des années 1920, sa réputation grandit. Le pape Pie XI dit qu’il est envoyé par la Providence ; Churchill admire sa « bataille victorieuse contre les appétits bestiaux et les passions du léninisme »; Adolf Hitler garde un buste de lui dans son bureau de Munich.
En 1925, lorsqu’il surmonte la crise consécutive à l’assassinat de son opposant, le député socialiste Giacomo Matteotti, l’année précédente, qui avait provoqué « une énorme lame de fond » contre les fascistes, note Moorehead :
Le fascisme avait repris le contrôle de la situation et Mussolini, avec sa démarche élastique et féline et ses maniérismes - la mâchoire saillante, l’air renfrogné, la grosse tête chauve rejetée en arrière, le regard fixe - qui allaient définir son long mandat, n’était pas près d’en céder une parcelle. La discipline ne sera qu’un autre mot pour la dictature. La “fascisation” de l’Italie a commencé.
Adolescente grande et trapue, Edda partage le regard déconcertant de son père. Louée par la presse pour sa “grâce et son charme”, elle était en réalité, nous dit Moorehead, “maladroite, piquante et combative”, cachant son intelligence et ses compétences. Mussolini la laissait faire du vélo, nager et porter des pantalons, mais pas fumer ni aller au bal. En 1929, lorsque des rapports de police font état de « chasseurs de dot, dépensiers et drogués » qui la poursuivent pendant les étés familiaux à Riccione sur l’Adriatique et de sa propre « apparente allergie... aux jeunes hommes convenables », il l’embarque pour une longue croisière en Inde afin de l’“apprivoiser”.
Plus tard dans l’année, il transféra la famille à Rome et Edda s’installa dans la vaste Villa Torlonia avec ses quatre frères et sœurs - Vittorio, Bruno, Romano et la petite Anna Maria - et sa mère, qui transforma rapidement les jardins paysagers en potagers, avec poulets et cochons. À Rome, pour échapper à la surveillance oppressante de son père, elle décide brusquement de trouver un mari et, après avoir expédié quelques prétendants, elle choisit le comte Galeazzo Ciano, dont le père est un riche armateur, un héros de la marine et un fasciste. Diplomate de carrière qui avait servi en Argentine, au Brésil et à Pékin, Ciano était beau et facile à vivre, avec « un talent utile pour ne rien dire, tout en donnant l’impression de tout dire ».
La décision est rapide et pragmatique – « Il n’est pas question d’amour » - et leur mariage en 1930 est un véritable spectacle fasciste. (Les actualités disponibles sur YouTube montrent des files d’enfants défilant, des petits garçons saluant et des filles agitant des fleurs). Au début de leur lune de miel à Capri, Edda a paniqué, s’est enfermée dans la salle de bains et a dit à Ciano que s’il la touchait, elle se jetterait du haut d’une falaise : « “Rien en toi ne me surprend”, a répondu Ciano, “mais j’aimerais savoir comment tu comptes t’y prendre”. Ils ont ri ». Beaucoup plus tard, Edda a écrit : « Et ainsi commença... notre première nuit de mariage, qui, pour être honnête, n’était pas très amusante. Je détestais tout ça. Plus tard, les choses se sont améliorées, mais ça a pris du temps ».
Bientôt, Ciano a été envoyé à Shanghai, une affectation qui a donné à Edda, dit-elle, le moment le plus heureux de sa vie. Moorehead évoque brillamment le Shanghai des années 1920, avec ses quais bondés, ses cafés et ses clubs, où des blocs de glace rafraichissaient les danseurs étouffant de chaleur qui tourbillonnaient au rythme du « Ragtime, Dixieland Swing, Turkey Trot et Grizzly Bear ». Edda a pris goût au gin et aux jeux d’argent, tandis que Ciano s’est laissé aller à des aventures rapides (y compris, semble-t-il, avec Wallis Simpson [future maîtresse du roi Edouard VIII, qui abdiquera pour l’épouser, NdT]). En réponse, Edda a juré de ne jamais être jalouse comme sa mère mais de le considérer simplement comme un ami, et elle a développé une amitié étroite avec un seigneur de guerre chinois, Hsueh-liang. Après un accouchement difficile, le fils d’Edda et de Ciano, Fabrizio, naît à Shanghai le 1er octobre 1931 et est accueilli par ce cri : « Mamma mia ! Quanto è brutto », comme il est moche. À sa grande fureur, lorsqu’elle tombe à nouveau enceinte, Mussolini les convoque à la maison, insistant sur le fait qu’elle a besoin de repos.
Dans le récit de Moorehead, le public et le privé se croisent. Le mariage tumultueux des Ciano est mis en parallèle avec la façon dont Mussolini persuade le public « avec beaucoup de ruse et de discrétion » d’accepter et même d’être fier de son régime « profondément illibéral ». Son programme de réforme agricole et de travaux publics a aidé l’Italie à surmonter la Grande Dépression, et le culte du leader s’est développé : « Comme le disait le slogan populaire “Mussolini ha sempre ragione”, Mussolini a toujours raison ». Les syndicats sont démantelés, la liberté de la presse réduite et la dissidence surveillée par « une toile d’araignée d’espions, d’informateurs et d’agents provocateurs ». Les écoles deviennent des centres d’endoctrinement et les universités sont purgées. Dans la vie domestique, l’adultère devient un crime (« mais seulement pour les femmes »), et la procréation est exaltée.
Edda se rend compte qu’elle doit être la tête d’affiche de ces politiques : « Elle et Ciano devaient être le jeune couple doré de la nouvelle aristocratie fasciste, des modèles du ‘stile fascista’, consciencieux, efficaces, moraux et féconds ». Moorehead fait remarquer qu’à bien des égards, cependant, ils étaient tout le contraire de l’idéal fasciste du mâle italien martial et fort et de sa femme économe et féconde. « Edda n’était pas maternelle, elle était mince, elle avait des opinions bien arrêtées, elle buvait beaucoup et était une femme au foyer épouvantable », tandis que Ciano, loin d’être impitoyable et sportif, « était doux, vaniteux et incertain, avec des goûts de luxe ». Et bien qu’Edda aime être choyée par les riches hôtesses romaines avec « un étalage éhonté de flagornerie », selon les mots de la Duchesse de Sermoneta, sa réserve rebute les gens. Des rumeurs circulaient autour d’elle. Un rapport la décrit comme une nymphomane vivant une vie sordide dans un brouillard alcoolique. Son masque, selon son ami, le journaliste mondain et rusé Curzio Malaparte, semblait « tantôt celui d’un assassin, tantôt celui d’un suicidé potentiel ». Même à l’apogée du régime fasciste, elle avait un sentiment d’effroi : « ‘Nous ne devons nous priver de rien, disait-elle à un ami, car nous savons que la guillotine nous attend’ ».
À leur retour de Chine, Ciano avait été nommé à la tête du bureau de presse présidentiel, formant autour de lui une cour virtuelle à Rome. En juin 1934, il organise la première rencontre entre son beau-père et Hitler, tandis que le même mois, Edda est envoyée pour connaître la réponse britannique à l’intention de Mussolini d’envahir l’Éthiopie. À Londres, elle fut reçue à la cour, séjourna chez les Astor à Cliveden et fit un rapport fidèle : le baron de la presse Lord Rothermere approuvait le fait que Mussolini s’en prenne à « ces misérables Noirs », tandis que le Premier ministre Ramsay MacDonald était froid mais déclarait que la Grande-Bretagne ne déclarerait pas la guerre à l’Italie. Un deuxième voyage à Londres avec Ciano suivit en mai 1935 pour tester à nouveau les sentiments britanniques. Si Edda, au début de la vingtaine, considérait la politique internationale comme un simple jeu de poker – « pour gagner, il faut de la ruse, de la rapidité et des manières agréables » - le décor était désormais planté pour la brutale et horrible guerre d’Éthiopie. Ciano et les frères d’Edda, Vittorio et Bruno, participent à cette guerre en tant que pilotes de bombardiers et reviennent avec de nombreuses médailles.
Au départ, Mussolini avait considéré Hitler comme un « petit clown idiot », proclamant : « maintenant, il me suivra où je veux ». En 1936, il se rend compte de la situation. Irrité par les sanctions imposées par la Société des Nations après la campagne d’Éthiopie, il se tourne vers le Reich pour obtenir un soutien. En juin, il envoie Edda en Allemagne, où la nouvelle de la nomination de Ciano au poste de ministre des Affaires étrangères fait accourir les grands dignitaires nazis pour lui faire la cour. Elle se régale des flatteries, devient amie avec Magda Goebbels, trouve Goering « extrêmement sympathique » et Hitler « un véritable héros ». Ciano, qui se rend en Allemagne peu après, pense le contraire. En novembre 1936, à Milan, Mussolini dépeint pour la première fois Rome et Berlin comme un “axe” autour duquel les États épris de paix [sic] pourraient tourner.
En septembre suivant, en point d’orgue d’une somptueuse visite d’État, Hitler et lui s’adressent à une foule d’un million de personnes dans le stade olympique de Munich. (Avec un bon timing, l’affirmation de Mussolini selon laquelle les deux pays sont « les plus grandes et les plus authentiques des démocraties » est noyée par une pluie torrentielle et un tonnerre puissant). Confronté au coût énorme de la guerre d’Éthiopie et du soutien à Franco dans la guerre civile espagnole, il hésite encore entre la proximité avec l’Allemagne et le rapprochement avec la Grande-Bretagne et la France, mais la force de l’influence nazie se manifeste dans le passage de son mépris initial pour l’antisémitisme à l’adoption d’un Manifeste sur la race et de lois excluant les Juifs de la vie publique, une politique à laquelle Ciano et Edda s’opposent.
Pendant toutes ces années, puisque Rachele fuyait les réunions mondaines, Edda faisait office de première dame. Pourtant, d’après le récit de Moorehead, elle ne s’y plaisait pas beaucoup. Ennuyée, elle se couchait tard, faisait du shopping, buvait, jouait et sombrait dans la dépression. Les voyages l’aident : escapades à Venise et longs séjours à Capri, où elle se fait construire une maison moderne et surprenante et reçoit des fascistes italiens intelligents et des dirigeants nazis en visite. L’île est truffée d’espions. Entre deux retraites à Capri, elle accompagne Ciano en Hongrie, en Yougoslavie et en Pologne, et en 1939, le couple est devenu une célébrité internationale : lui fait la couverture de Newsweek en mars, présenté comme un « missionnaire fasciste », et elle est sur celle de Time en juillet ; l’article qui l’accompagne la décrit comme « l’une des intrigantes et des tireuses de ficelles les plus efficaces d’Europe » qui porte le « pantalon diplomatique ». Ces profils étaient loin d’être élogieux - en 1939, toute admiration précoce des USA pour les réformes de Mussolini s’était dissipée - mais les auteurs étaient impressionnés par le mélange de glamour et de pouvoir de Ciano et par le style élégant et à la mode d’Edda. Quelques années plus tôt, un journaliste avait déclaré : « Tout le monde sait que son père dirige l’Italie et qu’Edda dirige son père ». En 1940, le magazine égyptien Images la qualifiait de « femme la plus dangereuse d’Europe ».
Moorehead prend cela pour son sous-titre, mais il est difficile, à un quelconque moment dans son livre, de voir qu’Edda avait beaucoup d’idées intelligentes sur la politique, et encore plus d’évaluer à quel point elle était « dangereuse ». Moorehead elle-même semble déconcertée, demandant : « Influence certainement, mais pouvoir réel ? » Edda et son père « parlaient constamment, mais ce qu’elle disait, ce qu’elle conseillait, n’était jamais écrit ». Leurs relations étaient cependant tendues par des disputes au sujet de la dernière maîtresse de Mussolini, Claretta Petacci, qui avait un an de moins qu’Edda. Au fil de l’histoire, Edda apparaît plus comme une victime que comme une coupable.
Ciano a conclu le Pacte d’acier entre l’Allemagne et l’Italie en mai 1939 mais a passé les mois suivants de “non-belligérance” à essayer désespérément de maintenir son pays en dehors du conflit, décrivant Hitler et le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop comme “deux fous” et déclarant à un ami que Mussolini « veut la guerre comme un enfant veut la lune ». Lorsque l’Italie entre finalement en guerre le 10 juin 1940, il écrit : « Je suis triste, très triste. L’aventure commence. Que Dieu aide l’Italie ». Edda, en revanche, était ravie, ayant fortement poussé son père à la guerre et admettant plus tard qu’elle était « extrêmement belliciste et germanophile ». Elle a ensuite travaillé pour la Croix-Rouge italienne, a failli se noyer lorsque son bateau a été torpillé, et a servi dans des hôpitaux sur le front oriental et en Sicile.
Après avoir envahi la Grèce, une débâcle coûteuse dont Ciano est largement responsable, l’Italie subit des pertes catastrophiques, d’abord en Afrique du Nord, puis pendant la campagne de Russie. À l’intérieur du pays, dans un contexte de bombardements constants et de faim croissante, le culte du Duce s’effondre. Ciano, désespéré, n’ayant pas réussi à faire pression sur Mussolini pour qu’il demande la paix, est désormais ouvertement antiallemand et, lors d’un remaniement ministériel en février 1943, Mussolini, cédant aux exigences allemandes, l’écarte du ministère des Affaires étrangères. Ciano s’empare du poste d’ambassadeur au Vatican, ce qui lui donne ironiquement une plus grande liberté de manœuvre.
À partir de ce moment, la politique devient sinistrement personnelle et les derniers chapitres denses de Moorehead ont une aura de tragédie grecque : toxiques, incestueux, empestant la trahison, la peur et la douleur. Après le débarquement allié en Sicile au début du mois de juillet 1943, dans un contexte de désastre militaire et de résistance intérieure, les complots contre Mussolini se multiplient. Le bureau de Ciano au Vatican devint un centre d’intrigues alors que les critiques - dont la famille royale et le pape Pie XII - s’accordaient à dire que Mussolini devait partir et que le pays devait chercher à sortir de la guerre. Finalement, lors d’une réunion du Grand Conseil le 24 juillet, Ciano se joint à ceux qui exigent qu’il remette son pouvoir militaire au roi. Mussolini, qui avait été formellement informé avant la réunion, reste défiant, mais la motion contre lui est finalement adoptée à deux heures du matin. Techniquement, le conseil était un organe consultatif et son vote était tout à fait légal, mais c’était néanmoins un coup d’État. L’après-midi même, le roi exige la démission de Mussolini, au milieu d’un flot d’excuses, tout en soulignant qu’il est « l’homme le plus détesté d’Italie ». Dès qu’il est sorti de l’entrevue, il a été arrêté.
Des attaques contre des fascistes de premier plan suivent. Dans l’atmosphère de peur, libérée « de la longue ambiguïté de sa position », Edda est enfin capable d’exprimer ses propres sentiments, de montrer sa force et d’agir de manière décisive - mais pas efficace. Elle organise sa fuite avec Ciano et leurs enfants, mais découvre que leur avion ne s’envole pas vers l’Espagne, comme elle le pensait, mais vers l’Allemagne, où ils seront les “invités” du Führer.
Après l’armistice entre l’Italie et les Alliés en septembre 1943, des commandos allemands ont sauvé Mussolini, qui était alors un personnage hagard souffrant d’ulcères à l’estomac, et Hitler l’a installé dans le nord-est de l’Italie à la tête de la Repubblica Sociale Italiana fantoche, connue sous le nom de “République de Salò”, du nom d’une ville voisine. C’est à ce moment-là qu’Edda s’est précipitée d’Allemagne à Rome pour trouver les journaux intimes de Ciano, qui compromettaient plusieurs dirigeants allemands, en espérant pouvoir les échanger contre sa sécurité. Mais pendant son absence, il est arrêté et remis au régime de Salò. Entre le 8 et le 10 janvier 1944, après des tentatives désespérées pour le sauver, il est jugé avec cinq autres personnes à Vérone, « une ville forteresse pour les nazis et les fascistes » ; tous sont reconnus coupables de trahison. Le lendemain matin, le 11 janvier, ils sont attachés à des chaises et fusillés dans le dos par un peloton d’exécution : un diplomate allemand qui était présent a commenté : « C’était comme l’abattage de porcs ». Mussolini n’a pas tenté d’intervenir.
Depuis son refuge dans un couvent suisse, Edda est livrée aux Italiens et bannie sur l’île de Lipari. C’est là qu’elle eut une liaison tendre et fugitive avec un homme de la région, Leonida Buongiorno [partisan communiste déporté aux îles par Mussolini et fondateur de l’Hotel Oriente, NdT]. Souvent, dans le livre de Moorehead, Edda semble être un fantôme dans sa propre histoire, mais à ce moment-là, peut-être parce que nous avons des extraits de ses lettres de l’époque et que nous pouvons entendre sa voix spontanée, elle prend vie. L’histoire d’amour ne pouvait pas durer. Au cours de l’hiver 1946, à trente-six ans, elle rentre enfin à Rome. Elle vend aux USAméricains les journaux de Ciano, qui sont publiés dans le Chicago Daily News. Elle ne s’est plus jamais mariée mais a mené une vie solitaire et sombre à Rome jusqu’à sa mort en 1995, refusant jusqu’au bout de voir Ciano comme un traître et affirmant que « la plus grande erreur de son père avait été de se laisser séduire par l’adulation du peuple italien ».
Cette adulation n’est jamais totalement morte, et deux des petites-filles de Mussolini sont entrées en politique : Alessandra est une ancienne députée du Parlement italien et du Parlement européen pour Forza Italia de Berlusconi, et Rachele est actuellement conseillère municipale à Rome pour Frères d’Italie de Meloni. Son arrière-petit-fils Caio Giulio Cesare est également un partisan des Frères d’Italie, candidat sans succès aux élections du Parlement européen en 2019. Dans une interview, il a déclaré : « Je n’aurai jamais honte de ma famille ».
En 1957, Edda avait supervisé le retour du corps de Mussolini dans la tombe familiale de Predappio. « Aujourd’hui », écrit Moorehead,
la crypte n’est ouverte que pour les anniversaires de la naissance et de la mort de Mussolini, et le 28 octobre de chaque année, lorsque les fidèles, ceux qui ont la nostalgie de l’époque où le fascisme dirigeait leur vie, se rassemblent à Predappio pour se souvenir de la Marche sur Rome.
Edda Mussolini n’a peut-être pas été dangereuse elle-même, mais l’idéologie redoutable de son père, qui a régi sa vie, refuse d’être enterrée pour de bon.
Note
[1] Un train en hiver : Une histoire extraordinaire de femmes, d’amitié et de résistance dans la France occupée (Harper, 2011, édition française) ; Village of Secrets: Defying the Nazis in Vichy France (Harper Perennial , 2014) [la résistance du village de Chambon-sur-Lignon, NdT]; A Bold and Dangerous Family: The Remarkable Story of an Italian Mother, Her Two Sons, and Their Fight Against Fascism (Harper Perennial, 2018) [sur les frères Rosselli, assassinés en France en 1937 par des fascistes de La Cagoule sur ordre de Mussolini, et leur mère]; A House in the Mountains: The Women Who Liberated Italy from Fascism (Harper, 2019) [sur les femmes partisanes antifascistes].