Je ne suis pas en mesure de définir pleinement la
non-violence ni d’expliquer suffisamment à d’autres comment elle devrait être
comprise et pratiquée. C’est trop compliqué et glissant, un enchevêtrement qui
alimente les paradoxes.
Il y a des va-t-en-guerre qui se proclament non-violents. Des vétérans
et des néophytes de la non-violence qui votent des crédits de guerre. Des
non-violents de toujours qui mangent la chair de créatures torturées et
atrocement tuées. Il y a aussi les chantres de la violence des opprimés qui ne
feraient pas de mal à une mouche. Et il y a celles et ceux de la dernière heure
: de petits tacticiens de la non-violence, mais affichée comme doctrine, qui
pratiquent habituellement la mimésis et les métaphores fétichistes de la
guerre.
Je sais qu’il y a aussi de vrais et
respectables maîtres et témoins de la non-violence. Ils et elles m’ont appris
beaucoup de choses, mais ils et elles n’ont pas complètement dissous mes
doutes. Je préfère donc utiliser ces termes : peut-être que “cette chose-là”
est un processus qui exige avant tout de l’empathie et de la com-passion, un
sens de l’égalité et de la justice ; en les exerçant, on peut apprendre à
sublimer les conflits.
Dit ainsi, cela peut paraître approximatif et
banal. J’essaie donc de m’exprimer avec un fragment d’un de mes récits, auquel j’ai
donné ce titre
Dialogue entre un anarchiste et une
gattara*
Parfois, je m’arrêtais pour réfléchir à la question de savoir si ce que
j’appelais le scepticisme n’était pas la véritable matrice de cette aptitude à
la compassion que j’attribuais aux chats des rues. Je n’avais pas de réponse, mais
seulement la conscience que mes analyses à la va-comme-je-te-pousse étaient
dans une certaine mesure le fruit de mes propres projections. L’une des rares personnes
avec qui je pouvais en parler sans craindre d’être prise en pitié comme une
démente était Monsieur Errico, l’anarchiste, qui se prêtait volontiers à mes
méditations chatesques.
« Chère Madame, ce que vous appelez compassion - oui, je sais, vous
l’entendez au sens étymologique, comme com-passion - n’est rien d’autre que la
proximité avec les racines et les raisons de l’existence vitale. Les chats ont
la capacité de reconnaître qu’une expérience a eu lieu, qu’il s’agisse d’une
naissance ou d’une mort. Ils sont proches de l’essence de la vie et savent donc
saisir le sens ultime des choses.
Oui, bien sûr, “essence” est un terme inapproprié, ne vous méprenez pas
: je ne parle pas de métaphysique ni même de biologie pure et simple, mais
plutôt de ces contenus vitaux qui transcendent les formes historiques ».
Lorsque la conversation est tombée sur le lieu commun qui attribue aux
chats une agressivité particulière, M. Errico a osé exprimer une pensée que j’avais
toujours gardée pour moi.
« Vous qui êtes une si fine observatrice devriez savoir que les
chats ne connaissent pas d’antagonismes absolus, mais seulement des
antagonismes relatifs et conjoncturels. Ils ne conçoivent pas d’ennemis, mais
seulement des proies. Et s’ils ont des concurrents ou des présences hostiles,
ils choisissent le plus souvent la fuite ou la manœuvre oblique : ils n’attaquent
que lorsqu’il n’y a rien d’autre à faire.
Observez des mâles adultes non castrés : vous vous rendrez compte à quel
point leurs conflits, pour une femelle ou un territoire, sont stylisés à l’extrême.
Vous voyez, j’ai dit “territoire” : une fois de plus, je me suis pris les
pinceaux dans un mot inapproprié ! Je suis moi aussi victime des clichés :
seuls les humains peuvent concevoir des territoires, c’est-à-dire des espaces
délimités par des frontières fixes et linéaires, souvent blindées et gardées
par des armes.
Vous semble-t-il que les chats se déplacent dans l’espace comme s’il s’agissait
d’un territoire ? Pardonnez-moi alors : ce que je voulais dire, c’est que leurs
combats ne sont qu’une pantomime d’approches et de reculs, de coups de museau
et de retraites rapides, bref, des signaux - je dirais même des symboles - pour
styliser et sublimer le conflit.
Si nous prenions les chats pour maîtres, nous réaliserions pleinement
que les conflits armés des humains, sans parler de l’innovation des guerres
préventives et permanentes, relèvent de la folie pure, d’une folie contre
nature : instinct de l’espèce, mon œil ! Est-ce par instinct que l’on peut
concevoir et pratiquer un oxymore aussi horrible que la guerre humanitaire
?
J’ai écouté en silence. Il n’y avait pas lieu de répondre : M. Errico
avait beau être catégorique, il avait beau se délecter de ses mots comme
toujours, cette fois-ci, c’était comme si c’était moi qui avais parlé.
Paru la première fois sur Tellusfolio.it, 1/10/
2008
NdT
Gattara : ce terme ancien mais apparu dans l’écrit
seulement en 1988 et entré dans les dictionnaires en 2002, que l’on peut traduire par femme à chats, dame aux chats,
ou, éventuellement, cattophile, provient du dialecte romain parlé et désigne
une femme, en général d’un certain âge, qui prend soin des chats errants de son
quartier. Souvent dépréciatif, ce terme a acquis ses lettres de noblesse par la
loi 281 de 1991, qui reconnaît aux chiens et chats dits errants le statut d’être
libres, fait obligation aux autorités municipales de veiller à leur bien-être par
l’intermédiaire des gattare, devenues des tutors (tutrices) en italien post-moderne. En toscan on dit
gattaia, en milanais (lombard) mamm di gattet en
anglais cat lady. La plus célèbre gattara romaine fut l'actrice Anna Magnani.
L’histoire millénaire des relations entre humains et non-humains est
profondément liée aux rapports économiques (Mason 1993 ; McMullen 2016 ;
Timofeeva 2018). Cela a également un effet décisif sur la manière dont la
nature est représentée symboliquement ou idéologiquement dans notre culture. Il
n’existe pas de société humaine qui ne fonde pas ses représentations du monde
animal sur les rapports économiques qui sous-tendent sa reproduction (Nibert
2002). Cet élément est central pour comprendre à la fois la continuité qui a
caractérisé l’exploitation des animaux à des fins économiques dans l’histoire
de la domination, et la discontinuité que le capitalisme a introduite dans
cette histoire. Cela est évident si l’on considère l’utilisation qui a été
faite des animaux non humains au cours des siècles en tant que force de
travail et en tant que biens de consommation.
La force de travail animale
Historiquement, les animaux ont été utilisés comme force de travail dans l’agriculture,
le transport et l’industrie. Cependant, depuis la modernisation capitaliste, l’utilisation
des animaux comme force de travail a diminué en raison du développement de la
technologie et de l’automatisation. Cela ne signifie pas que le phénomène de l’exploitation
du travail animal ne soit pas encore présent dans certaines parties du monde,
en particulier dans les pays en développement : dans l’agriculture de ces pays,
des animaux tels que les chevaux, les ânes et les bœufs sont encore utilisés
pour labourer les champs, transporter des marchandises et effectuer d’autres
tâches. En effet, compte tenu du développement inégal du capitalisme, dans
certaines circonstances, l’utilisation de ces animaux peut s’avérer moins
coûteuse et plus efficace que l’utilisation de machines, en particulier dans les
régions où les infrastructures et les ressources sont limitées. Cependant, il
est évident que cette utilisation est structurellement réduite par l’investissement
technologique des sociétés industrielles avancées et que, par conséquent, ces
formes d’exploitation de la force de travail animale sont des survivances d’un
passé qui a déjà été effectivement dépassé par la modernisation capitaliste.
Ce type d’exploitation des animaux en tant que force de travail soulève des
problèmes éthiques apparemment similaires à ceux qui se posent dans le cas du
travail humain : les animaux sont souvent soumis à de longues heures de labeur,
à des conditions de travail exténuantes et à un manque de nourriture, d’eau et
de soins vétérinaires. En outre, leur emploi à des tâches dangereuses et
physiquement épuisantes peut entraîner des blessures ou la mort. Toutefois, il
convient de noter que, dans une perspective marxiste, cette similitude ne
concerne que l’aspect extérieur du rapport de travail : le rapport de
travail capitaliste typique est la relation humaine et qualifie l’exploitation
des humains dans un sens différent de celle des animaux non humains.
Derrière la similitude empirique se cache une différence essentielle que seule
l’analyse théorique peut mettre en évidence.
Lors de l’analyse du processus spécifique de reproduction du capital, par
exemple, il serait tout à fait trompeur d’identifier le travail à une simple fourniture
d’énergie psychophysique. Bien sûr, les humains et les animaux “travaillent”
et tous travaillent pour le capitaliste. Cependant, il existe une
caractéristique spécifique du travail humain, une fonction très spécifique du
travailleur dans sa relation avec le capitaliste que les animaux ne peuvent pas
assumer. Une compréhension différente des rôles joués par les travailleurs et
les animaux dans la machine du capitalisme n’est donc pas la conséquence d’un
préjugé spéciste : c’est la structure même du mode de production capitaliste
qui crée cette distinction des rôles et des fonctions. L’ignorer, c’est tout
simplement ignorer le fonctionnement du capitalisme. Rosa Luxemburg, malgré son
amour des animaux (Luxemburg 1993), reproche à Adam Smith d’identifier les
travailleurs et les animaux en qualifiant l’activité de ces derniers de “travail
productif” (Luxemburg 1951 : 40). Bien que le travail animal, tout comme le
travail humain, signifie “la dépense d’une certaine quantité de muscle, de
nerf, de cerveau” (Marx 1962 : 185), le problème ici n’est pas la production
générique de valeur d’usage, c’est-à-dire de produits qui sont utiles pour
notre consommation, qui satisfont un de nos besoins ; il est clair que les
animaux (peu importe qu’ils soient autonomes ou guidés par la main de l’homme)
sont capables de produire de la valeur d’usage. Le problème est que la
source de valorisation du capital est l’accumulation de la valeur d’échange,
c’est-à-dire la propriété d’une marchandise d’être quantitativement, et non
qualitativement, comparée à toute autre marchandise, et donc échangée contre
elle et en particulier contre l’équivalent général qu’est l’argent. Le travail
animal, n’étant pas lui-même vendu comme une marchandise sur le marché, ne peut
ni perdre ni ajouter de la valeur d’échange aux marchandises (Stache 2019 :
15). Seul le travail qui perd et ajoute de la valeur d’échange aux marchandises
est du travail productif au sens capitaliste.
Diego
Sarti, “Nègre avec mastiffs” [chiens de plantation], sculpture du groupe
“Esclavage”, Exposition générale italienne, Turin, 1884
Ce point a été largement discuté dans la littérature marxiste concernant le
problème du travail des esclaves (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010 ; Nesbitt
2022), auquel le travail des animaux peut, au moins en partie, être assimilé1. Bien que ce
type de travail puisse être qualifié en termes de "surtravail" qui
génère un "surproduit" – par exemple, en soutenant que, sans recevoir
de salaire, l'esclave et l'animal reçoivent une part des biens de consommation
nécessaires à leur survie mais inférieure à la “valeur” qu'ils ont produite, et
que de cette “valeur” ajoutée leur propriétaire retirerait un “profit” - nous
serions entièrement dans une situation précapitaliste qui, en outre, ne décrit
pas de manière adéquate comment l'esclavage traditionnel et l'exploitation
animale sont transformés par leur insertion dans le mode de production
capitaliste. On peut également affirmer que l’esclave et l’animal sont “expropriés”
du produit de leur travail - indépendamment du fait que, dans certains cas, l’animal
n’aurait de toute façon aucun intérêt à s’approprier ce qui lui est enlevé -
mais l’expropriation dans le cas du salarié concerne la valeur d’échange dans
la sphère de la production et seulement indirectement, en tant que rapport
social global, sa subordination au capitaliste également en termes de
consommation.
Les expressions “valeur”, “profit” et “expropriation” ont ici un sens
imprécis qui brouille les termes théoriques de la question. C’est oublier que l’analyse
marxienne de la valeur est essentiellement une théorie monétaire : l’argent
n’est pas un simple moyen superposé aux rapports capitalistes, mais constitue
une forme essentielle et nécessaire de leur manifestation2. Toute l’analyse
du Capital de Marx vise à expliquer pourquoi ces rapports doivent prendre
cette forme. Chaque élément de la production capitaliste doit en effet se
présenter sous la forme d’une marchandise, donc être doté d’une valeur d’échange
pour entrer dans le cercle de valorisation du capital. L’ensemble des valeurs d’échange
doit être représenté sous la forme de l’équivalent, c’est-à-dire de l’argent,
qui apparaît donc, sous sa forme historiquement complète et développée, à la
fois au début et à la fin du processus. Il en va de même pour le travail, qui
entre dans la production en étant toujours “attaché” à la personne du
travailleur, mais en en étant essentiellement séparé. Il s’agit d’un
point central pour deux raisons interdépendantes : d’une part, le travail qui
crée une nouvelle valeur n’est pas le travail concret et qualitatif
dépensé pour produire la marchandise x ou y, mais plutôt le travail abstrait,
représenté quantitativement par l’argent qui exprime sa valeur d’échange. D’autre
part, Marx souligne que si le travailleur n’était pas légalement libre de vendre
sa force de travail, et donc pour un temps limité, il serait un esclave, ce qui
rendrait impossible le phénomène spécifiquement capitaliste de la “valorisation
de la valeur”, c’est-à-dire l’échange inégal entre le salaire et l’utilisation
de la force de travail, qui est à la base de la production de la plus-value. Il
s’agit là d’un point fondamental. En effet, la force de travail a une valeur
qui s’exprime dans le salaire, c’est-à-dire dans la partie du capital investi
que Marx appelle le capital variable. Dans le cas des esclaves humains
et animaux, leur travail n’est pas séparable de leur existence corporelle, ni
en principe ni en fait : l’animal, comme l’esclave, a une valeur mais cette valeur
n’est pas celle de sa force de travail, elle n’est donc pas exprimable en tant
que capital variable, puisqu’elle fait plutôt partie de l’investissement dans
les moyens de production. C’est-à-dire qu’il s’agit entièrement de capital
constant. L’animal, comme l’esclave, est réduit à une machine et son action
n’est pas différente de celle du rouage, il n’ajoute pas de valeur d’échange,
il transfère simplement sa valeur d’échange intrinsèque à la marchandise qui
réapparaît ici sous forme de coût3. Nulle part
il n’est possible de distinguer une valeur spécifique de la force de travail
des esclaves ou des animaux, ni un rapport spécifique entre leur temps de
travail et l’investissement en capital : le “maître” dépense pour leur achat et
le maintien de leur existence comme il le ferait pour des machines, c’est-à-dire
indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non. Il est évidemment dans son
intérêt qu’ils travaillent toujours mais, précisément, l’argent qu’il investit
n’a pas de relation structurelle avec la fourniture de travail. Dans la
relation salariale, en revanche, l’investissement en capital ne concerne pas la
personne du travailleur, mais seulement la disponibilité de sa force de travail
pendant le temps nécessaire à la production de biens. Et seulement pour cela.
Car c’est là que se manifeste la dualité du travail et de la valeur.
Si la valeur et l’expropriation ont une signification spécifique dans le
cas du salarié parce qu’elles concernent non pas le travail empirique et la
marchandise particulière produite avec sa valeur d’usage spécifique, mais ce
même travail et cette valeur en tant que parts aliquotes dutravail
social et de la valeur d’échange globale, il en va de même pour
le profit, qui doit être distingué de la production de la plus-value. Dans le
troisième livre du Capital, Marx clarifie cette différence, même si ce n’est
que sous forme d’esquisse. L’esclavage humain et animal dans le capitalisme
garantit en effet un profit même si ce travail ne produit pas de plus-value.
Marx lui-même donne l’exemple limite des entreprises qui n’investissent que
dans le capital constant, un exemple purement théorique : dans les entreprises
fondées sur le travail des esclaves et des animaux, en effet, une composante,
aussi minime soit-elle, du travail salarié, et donc de la plus-value, ne peut
être éliminée. Le fait est que la plus-value produite et abandonnée comme
profit par le capitaliste n’est pas celle produite par l’entreprise
individuelle. Les différentes branches de l’industrie contribuent en fait,
chacune d’une manière différente, à la masse totale de la plus-value et c’est celle-ci
qui estensuite répartie entre les différents capitaux sous forme de
profit. Cela se fait par le biais du taux de profit (c’est-à-dire le
rapport entre la plus-value et la somme du capital constant et variable) qui,
bien que différent pour chaque industrie et chaque branche de production, prend
une forme moyenne qui élimine les différences entre elles et garantit à chaque
capitaliste un retour sur son investissement. Ces différences sont déterminées
par la composition organique du capital, c’est-à-dire la part de l’investissement
due au capital constant et celle due au capital variable. Ainsi, il existe des
entreprises et des branches de production qui ajoutent une plus grande part à
la masse générale de la plus-value, mais les capitaux investis dans les
différents secteurs de l’économie se voient garantir un taux de profit moyen
dont ils peuvent bénéficier indépendamment de la quantité de plus-value qu’ils
ont été en mesure de produire. Les produits du travail d’esclaves sont donc en
mesure de “capturer” une partie de la plus-value produite dans d’autres
branches de l’industrie et de réaliser ainsi un profit (Nesbitt, 2022, p. 35).
Aigle utilisé pour éloigner les oiseaux des avions, aéroport international de Vancouver
Le fétiche de l’animal-marchandise
Dans le cas des animaux - et des esclaves humains - le processus d’assujettissement
ne se réalise donc pas par le travail mais est déjà donné au départ. Et
il ne se réalise pas par l’échange inégal entre force de travail et
salaire, mais par la violence directe, ce que Marx appelle la domination,
la violence directe et brutale. C’est par cette même violence que l’animal est
réduit à une marchandise, en l’occurrence non pas comme moyen de production
mais comme résultat du processus de production : l’animal-marchandise.
Le capitalisme a donc conduit à la marchandisation du corps des animaux et
à leur exploitation à des fins économiques à un niveau quantitativement sans
précédent. Mais même dans ce cas, à l’utilisation millénaire des animaux comme
objets de consommation et comme marchandises, le capitalisme ajoute une
particularité, on pourrait dire un saut qualitatif dans l’exploitation animale,
et la théorie de Marx apparaît à nouveau centrale pour comprendre cette
dynamique. Le capital désigne la richesse utilisée pour produire des biens et
des services, tandis que les marchandises sont des biens ou des services
produits pour être vendus sur le marché. Marx souligne que dans le capitalisme,
le capital et les marchandises sont étroitement liés et influencent
mutuellement la production et l’échange, que le mouvement général de l’économie
n’est pas déterminé par la production de marchandises pour satisfaire les
besoins (marchandise-argent-marchandise), mais que les besoins eux-mêmes
deviennent une fonction de la croissance du capital (marchandise-argent) : c’est-à-dire
que la recherche du profit entraîne la production de marchandises, qui à son
tour génère davantage de capital grâce à leur vente sur le marché. Le cycle
constant de la production et de l’échange incite sans cesse les capitalistes à
accumuler plus de capital et à produire plus de marchandises, ce qui conduit à
l’expansion du marché et à la croissance économique. Cela signifie que même la
marchandisation des animaux n’est pas une conséquence de la satisfaction des
besoins humains, mais un effet de l’accumulation et de l’expansion du capital :
en d’autres termes, la croissance de l’exploitation des corps animaux est
parallèle à la croissance du mouvement d’auto-valorisation du capital en tant
que relation sociale impersonnelle, objective, mécanique et déshumanisante.
En effet, Marx note que les marchandises ne sont pas simplement des biens
physiques, mais qu’elles incarnent également des relations sociales et
des dynamiques de pouvoir, puisque les travailleurs et les capitalistes
interagissent dans la production et l’échange de marchandises. Ainsi, les
marchandises reflètent la lutte des classes sous-jacente à la société
capitaliste. Sous cette lutte se cache certainement aussi la relation anthropocentrique
et spéciste qui empêche de reconnaître l’injustice de l’exploitation
animale. Mais ce même rapport, qui au cours des millénaires a été justifié par
les idéologies religieuses et spiritualistes les plus diverses, apparaît ici
dépouillé de toute motivation qui ne soit pas réductible aux pures lois de l’économie
considérées comme “naturelles” et inviolables. Marx appelle “fétichisme de la
marchandise” cette inversion des rapports par laquelle le mouvement des
marchandises dissimule les rapports sociaux.
Sue Coe, Les animaux sont les
99% dont vous vous épargnez la vue. Extrait du livre Cruel, OR
Books, 2012
La marchandisation des corps animaux, par laquelle le fétichisme de la
marchandise envahit notre représentation des êtres vivants non humains et
normalise la violence à leur égard, passe indubitablement par une occultation
minutieuse et systématique de la violence elle-même, ce que Carol Adams appelle
“le référent absent” (Adams 2010). Par exemple, dans l’industrie de la mode,
les médias promeuvent souvent l’utilisation de peaux et de fourrures animales
dans les vêtements et les accessoires : ceux-ci finissent par s’incarner dans
la vie quotidienne et perpétuent ainsi l’idée que les animaux sont de simples
objets à utiliser pour le plaisir et la vanité de l’humain. Dans l’industrie
alimentaire, les publicités encouragent la consommation de viande, de produits
laitiers et d’autres produits d’origine animale, en dissimulant l’horreur de l’élevage
industriel par diverses stratégies, renforçant ainsi l’idée que les corps des
animaux sont simplement des porteurs “naturels” (parfois même “heureux”) de
nutriments à consommer pour la subsistance et le plaisir du palais. Les médias
présentent souvent les animaux comme des objets de divertissement, par exemple
dans le cadre de la promotion des cirques, des zoos, des productions
cinématographiques etc. ; des activités qui impliquent diverses formes de
maltraitance, les animaux étant arrachés à leur habitat et contraints de se
produire pour le seul divertissement humain, souvent dans des conditions de vie
exiguës qui ne répondent pas à leurs besoins biologiques et sociaux. Il
convient toutefois de souligner que l’activisme en faveur des droits des
animaux a de plus en plus contraint l’industrie culturelle à prendre en compte
les besoins éthologiques et relationnels des animaux non humains, bien que de
manière encore insatisfaisante et contradictoire, allant même jusqu’à produire
des spectacles ou des films qui rejettent le principe de l’exploitation
animale, voire qui le critiquent ouvertement.
Cependant, dans aucune sphère économique, l’exploitation animale n’atteint
des niveaux de cruauté comparables à ceux de l’industrie alimentaire. Dans les
industries de la viande, des produits laitiers etc., les animaux non humains
sont élevés et utilisés pour leur corps selon des pratiques brutales et
dépersonnalisées. L’élevage industriel, qui confine un grand nombre d’animaux
dans des conditions de vie inimaginables, s’est généralisé dans l’industrie
afin de maximiser la production et de minimiser les coûts. L’industrie de la
viande contribue également à la dégradation de l’environnement par l’émission
de gaz à effet de serre et d’autres polluants provenant de l’agriculture
animale, la déforestation pour créer plus de terres pour le pâturage et la
production d’aliments, et l’utilisation massive d’antibiotiques et d’autres
produits chimiques (Boggs 2011 ; Foster - Burkett 2016). Une fois encore, la
valeur marchande des produits animaux est déterminée par la loi de la
reproduction du capital, plutôt que par le bien-être des animaux eux-mêmes.
Leur réduction à des masses anonymes, la négation de leurs besoins fondamentaux
non seulement physiques mais aussi psychologiques et relationnels, est
directement proportionnelle à l’accumulation du capital que cette réduction à
une matière première sans conscience rend possible. Le marché des produits
animaux, tels que la viande, les produits laitiers et le cuir, a ainsi poussé l’élevage,
la culture et la mise à mort de milliards d’animaux pour l’alimentation au-delà
de ce que l’humanité a été capable d’accomplir à l’égard des êtres vivants non
humains pendant des millénaires. Ce n’est pas un hasard si l’industrie de la
viande, du poisson et de leurs dérivés joue un rôle important dans le
capitalisme en tant qu’acteur du marché alimentaire mondial. Le marché de la
production, de la distribution et de la vente de produits alimentaires d’origine
animale ou dérivée est dominé par quelques grandes entreprises multinationales4. Ces
entreprises privilégient l’efficacité et le profit, au détriment non seulement
du bien-être des animaux et de la durabilité environnementale, mais aussi des
droits des travailleurs, conditionnant ainsi les choix politiques de pays
entiers.
Contre la bêtise du capital
La crise environnementale et les développements technologiques induits par
le capitalisme ouvrent de nouveaux scénarios tant pour la lutte
environnementale que pour la libération animale, car la rationalité du système
apparaît de plus en plus contradictoire et absurde, tendant de plus en plus
vers une autodestruction stupide et bestiale. La consommation moyenne de viande
dans le monde a quintuplé depuis les années 1960 et devrait continuer à
augmenter 5. Or, selon
des estimations prudentes, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de
gaz à effet de serre et contribue à un certain nombre d’autres effets néfastes
sur le climat, la santé des écosystèmes et leurs habitants humains et non
humains, tels que la déforestation massive, la création de zones mortes dans
les océans, l’augmentation de la résistance aux antibiotiques chez l’homme et
la propagation de pandémies zoonotiques 6 . Certaines
des solutions possibles au problème, issues du développement scientifique et
technologique capitaliste, telles que la viande cultivée, se heurtent aux
intérêts particuliers et nationaux des éleveurs traditionnels, organisés en
associations commerciales qui font pression sur les décideurs politiques.7 Sous couvert
de “libre concurrence”, le vrai visage du capital est la centralisation
progressive des moyens, des ressources et des investissements et un
protectionnisme économique pour protéger les intérêts de la classe dominante,
qui castre les forces nées de sa propre domination. Contre cette bêtise retentissante
du capital, ce n’est pas un hasard si les développements récents dans les
domaines de la philosophie antispéciste, des droits des animaux et de la
libération animale s’éloignent progressivement de la matrice libérale (Singer
2015, Regan 2004, Francione 2000, Garner 2005) et qu’une convergence avec le
socialisme se dessine dans l’activisme (Sanbomatsu 2011, Rude 2013, Bündnis Marxismus
und Tierbefreiung 2018, Maurizi 2021).
D’une part, le socialisme et la libération animale restent deux idéologies
politiques distinctes qui ont eu, à de rares exceptions près, peu de moments de
convergence au cours du siècle dernier. Au contraire, les tendances
industrialistes et développementalistes de la Troisième Internationale et du
stalinisme impliquaient un rejet a priori de la prise en compte des besoins des
animaux non-humains (Benton 1993 ; Best 2014).
D’autre part, le socialisme, en tant que système politique et économique
visant à créer une société plus juste et plus équitable en répartissant les
richesses et les ressources de manière plus égale parmi la population, grâce à
la propriété collective des moyens de production et de distribution et à un
rôle accru de l’État dans la régulation et la direction de l’économie, apparaît
de plus en plus comme un outil indispensable à la réalisation des conditions
nécessaires, mais non suffisantes, pour la libération des animaux. Cette
convergence semble se réaliser à partir de deux côtés opposés.
De nombreux socialistes commencent à considérer l’exploitation animale
comme une forme d’oppression étroitement liée à d’autres formes d’oppression,
telles que l’exploitation de classe, l’oppression sexuelle et le racisme. Ils
affirment donc que pour créer une société plus juste, il est nécessaire de s’attaquer
non seulement aux inégalités économiques, mais aussi aux autres formes d’oppression,
y compris l’exploitation des animaux. L’idée d’une société “juste” ne peut être
réalisée que si toutes les formes traditionnelles de discrimination, que le
capitalisme n’a pas effacées mais seulement utilisées à ses propres fins, sont
surmontées.
Sue
Coe, Des enfants aveugles sentent un éléphant. Huile sur toile, 2008
De même, de nombreux défenseurs des droits des animaux se rendent compte
que l’exploitation des animaux est le résultat d’un système capitaliste
et que la lutte contre ce système ne peut, comme cela a été le cas jusqu’à
présent, passer par la simple conviction “morale” des individus en tant que
consommateurs, mais doit aborder la question centrale des rapports de
production, de la manière dont la société organise et distribue non seulement
ses richesses, mais aussi sa relation avec la nature et, par conséquent, sa
représentation du monde non-humain. De plus en plus de défenseurs des droits
des animaux soutiennent qu’un système socialiste, axé sur la propriété et le
contrôle collectifs, serait mieux à même de traiter l’exploitation des animaux
et de leur assurer une plus grande protection, que l’idée d’“égalité” entre
humains et non-humains ne pourra jamais être établie si une société humaine
égalitaire et solidaire n’est pas d’abord mise en place. Comme dans le cas de
la viande cultivée, le capital peut certes nous vendre la corde avec laquelle
nous le pendons, mais il ne fera pas tout le travail à notre place. Aucune
solution interne à la logique de privatisation des moyens de production et de
distribution ne pourra arrêter, à elle seule, l’exploitation et la
marchandisation du vivant. Le risque, en effet, est que les coûts de sa mise en
œuvre soient facturés aux classes et groupes dominés ; que la tendance à l’autovalorisation
du capital, qui implique sa croissance cancéreuse au détriment de la nature
entière, neutralise ses effets positifs ; et, enfin, que l’exclusion de la
majorité de la sphère de production reproduise des besoins faux et induits, et
que les éternelles subalternités et les ordres sociaux hiérarchiques et
autoritaires ne soient en aucun cas compatibles avec un quelconque projet de
libération.
Mais il est probable que ce sont les socialistes qui devront prendre l’initiative
et, même dans l’autonomie de leurs luttes, offrir la vision sociale et
politique capable de faire une place à la libération animale. En effet, la
vision matérialiste qui sous-tend le marxisme semble impliquer une récupération
de l’animalité humaine, un dépassement définitif de l’anthropocentrisme
et du spiritualisme traditionnels (Engels 1962), à travers la récupération d’un
naturalisme intégral qui replace l’être humain sur un plan d’immanence et d’égalité
avec le reste du vivant. Pour cela, il faudrait retrouver une autre dialectique
de la nature, une nouvelle conception qui voit dans la raison humaine une
force naturelle capable de se rapporter au reste de la nature non pas sous la
forme d’une domination aveugle, mais sous celle d’une solidarité au-delà de l’appartenance
à l’espèce. Un matérialisme solidaire (Maurizi 2021) qui, selon les mots
d’Adorno et de Marcuse, renverse paradoxalement le préjugé anthropocentrique
qui est au cœur de la tradition spiritualiste : ce n’est pas en fuyant la
nature à la poursuite de rêves de vérité transcendante que l’être humain
célèbre sa propre diversité et se sublime en un être supérieur ; c’est au
contraire lorsque la raison se reconnaît traversée par l’altérité animale et se
réalise comme une forme de vie partagée que l’universel cesse d’être la marque
de la domination et de l’horreur et se traduit pour la première fois dans l’histoire
naturelle par une loi qui garantit une véritable justice, le libre
développement de tous et de chacun. Au-delà de l’appartenance à une espèce, à
la fin de toute domination de classe.
Rusty, le premier chat détecteur, aéroport international d'Ottawa
Notes
1 Pour une
discussion critique de cette comparaison et, en général, pour une analyse des
différentes positions de “gauche” sur l’exploitation animale, voir Stache 2019.
2 C’est
pourquoi, lorsqu’on tente de traduire le concept d’exploitation en utilisant d’autres
paramètres, comme le temps (Wadiwel, D. J. 2020), pour forcer une comparaison
entre le travail humain et le travail animal, l’analyse économique devient
générique et abstraite.
3 D’où la
tentative importante de réduire les coûts d’entretien et d’intensifier le
travail jusqu’à l’épuisement et le remplacement rapide de l’individu par le
maître-capitaliste. Marx souligne l’absence totale de scrupules du capitalisme
esclavagiste et cela ne peut qu’être considéré comme un trait typique de l’industrie
animale également (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010).
Adams, C. J. (2010) The Sexual Politics of Meat. A Feminist-Vegetarian
Critical Theory, The Continuum International Publishing Group: New York –
London
Benton, T., (1993) Natural Relations: Ecology, Animal Rights and Social
Justice, Verso, New York.
Best, S. (2014) The Politics of Total Liberation. Revolution for the
21st Century, Palgrave Macmillan
Boggs, C. (2011) “Corporate Power, Ecological Crisis, and Animal Rights” in
Critical Theory and Animal Liberation, edited by J. Sanbonmatsu, Rowman
& Littlefield, Plymouth: UK, 71ff
Engels, F., (1962) Dialektik der Natur, MEW, Bd. 20
Foster, J. B. – Burkett, P. (2016) Marx and the Earth. An Anti-Critique,
Brill, Leiden – Boston
Foster, J. B. – Holleman H. – Clark, B.(2010) Marx and Slavery, New Monthly
Review
Francione, G. L., (2000) Introduction to animal rights. Your child or
the dog?, Philadelphia: Temple University Press.
Garner, R., (2005a) The Political Theory of Animal Rights,
Manchester University Press, Manchester-New York.
Luxemburg, R. (1951) The Accumulation of Capital, Routledge and
Kegan Paul ltd., Frome and London
-(1993) The
Letters of Rosa Luxemburg, S. Bronner (ed.), New Brunswick, New Jersey,
Humanities Press
Marx, K. (1962) Das Kapital, MEW, Bd. 23
Mason, J. (1993) An Unnatural Order: Uncovering the Roots of Our
Domination of Nature and Each Other, New York: Simon & Schuster.
Maurizi, M. (2021) Beyond Nature. Animal Liberation, Marxism, and
Critical Theory, Brill
McMullen, S. (2016), Animals and the Economy, Palgrave Macmillan
Nesbitt, N. (2022), The Price of Slavery: Capitalism and Revolution in
the Caribbean, Charlottesville: University of Virginia Press
Nibert, D. (2002) Animal Rights/Human Rights. Entanglements of
Oppression and Liberation, Lanham and Oxford: Rowman & Littlefield
Regan, T. (2004) The Case for Animal Rights, University of California
Press: Berkeley and Los Angeles
Rude, M. (2013) Antispeziesismus: die Befreiung von Mensch und Tier in
der Tierrechtsbewegung und der Linken, Schmetterling, Stuttgart
Sanbonmatsu J. (2011) Introduction to Critical Theory and Animal
Liberation, edited by J. Sanbonmatsu, Rowman & Littlefield, Plymouth:
UK
Singer, P., (2015) Animal Liberation, Bodley Head: London 186ff vii
Stache, Ch., (2019) Conceptualising animal exploitation in capitalism:
Getting terminology straight, in Capital & Class, 1-21.
Timofeeva, O. (2018), The History of Animals: A Philosophy, Bloomsbury
Publishing: London
Wadiwel, D. J. (2020), The Working Day Animals. Capitalism, and Surplus
Time, in Blattner, Ch. E. – Coulter, K. – Will Kymlicka (eds.), Animal
Labour. A New Frontier
of Interspecies Justice?, Oxford University Press
Diego Sarti, “Affinis
gorilla homini? [Le gorille est-il apparenté à l’humain?] Nègre assailli par
un gorille”. Turin,
1884