Reinaldo Spitaletta, El
Espectador, 12/4/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La première
fois que j'ai entendu parler de Betsabé Espinal, la légendaire meneuse ouvrière
de la première « grève des demoiselles » en Colombie, c'était peu
avant la grève civique nationale du 14 septembre 1977 contre le gouvernement
d'Alfonso López Michelsen. Il est apparu dans un dossier avec des couvertures
en carton rustique et une pile de feuilles ronéotées. Sur la couverture était écrit « Grupo de
Estudio Betsabé Espinal ».
Deux ou
trois ans plus tard, alors que j'étais encore étudiant en journalisme à
l'université d'Antioquia, le collectif José Antonio Galán de Bogotá m'a demandé
de réaliser une « enquête sur le mouvement ouvrier en Antioquia ».
J'ai mené des entretiens dans les syndicats, avec des dirigeants astucieux de
différentes centrales et fédérations syndicales, de toutes les obédiences, des
démocrates-chrétiens, conservateurs et libéraux, à des camilistes [partisans
du prêtre guérilléro et sociologue Camilo Torres, NdT] et des communistes.
Lors d'une
de ces rencontres, je ne sais pas si c'était avec le syndicat de l’usine
textile Fabricato, un des travailleurs m'a dit qu'à Bello, dans un secteur
appelé La Callecita [la petite rue], vivait encore uen des grévistes de
1920 de l'Usine de tissage de Bello (qui avait auparavant d’autres raisons
sociales). J'ai rencontré la dame, dont j'ai oublié le nom par la suite, qui
m'a raconté des détails sur Betsabé Espinal, en particulier sur sa mort.
Ce que j'ai
enregistré et systématisé, je l'ai envoyé, avec d'autres interviews et
rapports, au centre d'études susmentionné de Bogota, dirigé par un certain Omar
Ñáñez ou Yáñez, je ne sais plus. Je n'ai plus jamais entendu parler de ces
matériaux, ni s'ils ont publié des recherches sur le sujet. Des années plus
tard, alors que nous avions déjà participé à la création du Centre d'histoire
de Bello en 1996, j'ai écrit un article en 2002 sur cette « grève des demoiselles »
et sa dirigeante emblématique...
Ce qui était
curieux dans ce compte rendu, c'est que j'ai écrit que Mlle Espinal était morte
pendue par ses longs cheveux dans la douche de sa maison. Ça a déclenché des
foudres. C’est faux, m'a confié un membre prestigieux de l'Académie d'histoire
de Huila, ne cachant pas son agacement face au « manque de rigueur ».
« Quelle belle mort c'était », m'a dit une dame sensible de Medellín.
En réalité, elle est morte [à 36 ans, NdT] alors qu'elle manipulait des
fils électriques devant sa maison dans le quartier historique de Guanteros à
Medellín, le 16 novembre 1932.
En 2011,
l'Universidad Pontificia Bolivariana a parrainé une recherche d'archives sur la
grève de 1920, qui a fait l'objet d'une couverture médiatique extraordinaire de
la part de journaux tels que El Correo Liberal, El Luchador, La Familia
Cristiana, El Social, La Defensa et El Espectador, dont le reporter
portait le pseudonyme quichottesque El
curioso impertinente. L'un des résultats de cette recherche sera publié en
ce mois d’ avril : il s'agit du roman « Betsabé y Betsabé »,
à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de la mort de celle qu'un
chroniqueur de l'époque appela la Jeanne d'Arc colombienne.
Cette « grève
des demoiselles », dont l'histoire est restée dans les limbes pendant de
nombreuses années, a rompu avec un modèle d'entreprise qui comportait divers
dispositifs de surveillance et de contrôle des travailleur·ses. Il existait une
alliance, parfois tacite, parfois explicite, entre l'Église, l'État et les
industriels. Et il était presque impossible, au milieu des modèles féminins
mariaux, et avec tous les mécanismes de domestication et de contrôle
ecclésiastique (patronages, catéchèse, conseils de censure, diètes littéraires
pour les catholiques...), qu'un conglomérat de travailleuses puisse briser ces
chaînes.
Les
chroniqueurs de l'époque, qui avaient une vision romantique de ces héroïnes
indomptables, les appelaient de toutes sortes de noms, allant de "femmes
viriles", "petites fleurs humaines", "esclaves
rebelles" à "nouvelles Polycarpe" {évêque martyr de Smyrne,
NdT]. L'événement inhabituel, une grève de filles, d’adolescentes et de
jeunes adultes, ce qu’étaient les travailleuses, marquée, entre autres, par des
revendications telles que celles des "trois huit", pour lesquelles
tant de travailleur·ses sont mort·es en Europe et aux USA, a reçu une
couverture médiatique exceptionnelle.
Les demoiselles,
qui avaient inauguré l’exercice du droit de grève en Colombie, approuvé
quelques mois plus tôt, en novembre 1919, par la loi 78, étaient les
porte-drapeaux de la justice et de la dignité. Emmenées par une "brune futée"
(comme l'a décrite un journaliste), grande tisserande, qui exigeait qu'on ne
les fasse pas travailler de six heures à six heures et qu'on leur accorde une
heure pour déjeuner, les plus de quatre cents ouvrières ont écrit une histoire
sans pareille.
Ah, dans ce
dossier, qu'un jour un frère a rapporté à la maison avec un certain secret, le
nom de famille de Betsabé a également été changé, et a été parfois donné comme
Espinosa. L'autre Bethsabée du roman est une femme qui est née au moment de la
mort de la première et qui était capable, entre autres capacités ésotériques,
de communiquer avec les esprits d'outre-tombe. Rien d'inhabituel dans une ville
comme Medellín, qui, depuis 1870, pratiquait le spiritisme à grande échelle, du
moins jusqu'aux années 1920.
Il y eut une
génération, celle des années 1970, qui, en coalition avec les travailleurs,
rêvait de nouveaux mondes et maintenait l'utopie en vie. Betsabé y Betsabé, un
roman qui est sur le point de voir le jour, fait également référence à cette
génération. [À paraître aux éditions
UPB]