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12/12/2023

JUAN GABRIEL VÁSQUEZ
Éloge des invisibles

Juan Gabriel Vásquez, El País, 7/12/2023

 Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Écrivain colombien. Bio-bibliographie

La traduction élargit notre perception de l’être humain, de ce qu’il dit, pense et ressent, et de l’influence de la langue sur le monde.


DIEGO MIR

 

Le 14 novembre dernier, l’Institut Reine Sofia de New York m’a invité à faire, pendant quelques minutes, ce que je ferais volontiers pendant des heures : parler de traduction et de traducteurs. Il s’agissait de la cérémonie de remise d’un prix que l’institut organise avec la complicité d’autres institutions et qui récompense la meilleure traduction de l’espagnol vers l’anglais aux USA Cette fois-ci, le prix a été décerné à la traductrice Charlotte Whittle, qui a traduit en anglais El infinito en un junco [L’infini dans un roseau, trad. Anne Plantagenet], le beau livre d’Irene Vallejo qui parle, parmi mille choses différentes (et toutes intéressantes), de l’importance historique de la traduction. J’ai toujours cru à la pertinence et même à la nécessité de toutes les manifestations auxquelles nous pouvons penser pour déclarer publiquement notre gratitude aux traducteurs, et je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que tous - et toutes, puisque les femmes sont majoritaires dans cette profession - sont les auteur·es d’une bonne partie de ce que nous disons quand nous disons : je suis humain·e.

Je commencerai par une déclaration de principe : si nous lisons et écrivons de la littérature, je crois que c’est à cause d’un sentiment d’insatisfaction. Nous ne sommes pas satisfaits de la vie qui nous a été donnée ; nous nous rebellons contre le fait qu’il n’y a qu’une seule vie, dans le sens où nous n’en avons pas d’autre après celle-ci, mais aussi contre le fait d’être confinés à une seule identité, à une seule place dans le monde, à un seul point de vue à partir duquel nous regarderons le monde jusqu’à notre mort. C’est frustrant parce que nous voulons toujours vivre et en savoir plus : nous voulons avoir d’autres vies. La littérature est un remède (imparfait, mais nous n’en avons pas d’autre pour l’instant) à ces carences ; or, la traduction pousse ce privilège un peu plus loin, et nous donne accès à des vies encore plus différentes, encore plus lointaines, ou comble le fossé qui nous sépare de ces vies lointaines. C’est pourquoi je peux dire que ma vision du monde, ma moralité, ma compréhension de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains ont été façonnées par Homère et Tolstoï, par Aristote et Tchekhov, même si je ne parle pas un mot de grec ou de russe. J’ai souvent dit que sans traduction, je ne pourrais pas parler de ma réalité colombienne, car j’ai besoin pour cela de deux mots qui ont été traduits du grec : politicien et idiot. Vous voyez, la traduction enrichit notre compréhension de la vie.

Pendant plusieurs années, j’ai gagné ma vie en tant que traducteur, et j’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de meilleure école pour un apprenti écrivain que la traduction littéraire. L’équation est très simple : on apprend à écrire en lisant, et les traducteurs sont les meilleurs lecteurs du monde. Un bon traducteur comprend tous les effets ; comme un bon imitateur, il peut faire toutes les voix. Un bon traducteur reconnaît également tous les raccourcis, tous les pièges, toutes les astuces bon marché, ce qui, pour l’écrivain traduit, est un encouragement inestimable (il m’est arrivé plus d’une fois de travailler sur une phrase en pensant à ses traducteurs : pour la rendre meilleure ou plus claire, ou qu’elle ne soit pas paresseuse ou complaisante : pour qu’elle soit à la hauteur de leur métier et de leur talent). Enfin, les traducteurs sont les meilleurs détecteurs d’erreurs. Leurs courriels me font paniquer, car ils sont la preuve tangible que, quel que soit le nombre de fois qu’un manuscrit est corrigé, il y a toujours une erreur qui ne deviendra visible - au grand désespoir de l’auteur - que lorsque le livre sera déjà publié et en cours de traduction. Mais Borges avait l’habitude de dire que sa première lecture de Don Quichotte avait été en anglais, et que plus tard, lorsqu’il avait lu l’original en espagnol, il avait pensé qu’il s’agissait d’une traduction médiocre. Je ne sais pas pourquoi, mais cette anecdote me réconforte.

Le prix Reine Sofia, comme il est appelé dans le pays où il est décerné, récompense, comme je l’ai dit, une traduction de l’espagnol vers l’anglais. Personne ne peut être plus conscient de l’importance de la traduction qu’un romancier latino-américain, car notre roman est né, au moins en partie, grâce à certaines découvertes traduites. García Márquez n’aurait pas écrit le sien s’il n’avait pas découvert La métamorphose de Kafka, ou cette étrange annonce du réalisme magique qu’est Orlando de Virginia Woolf, ou Faulkner et Hemingway et Albert Camus : tous des livres qu’il a lus en traduction (et beaucoup publiés par la grande Victoria Ocampo, dont il faudrait parler plus en détail dans un autre article). La même chose peut être dite dans le sens inverse : sans la traduction de Cent ans de solitude par Gregory Rabassa, ou les traductions de Borges par Norman Di Giovanni, toute une génération de romanciers usaméricains serait difficile à imaginer : je pense à Toni Morrison et à John Barth. Mais aussi beaucoup d’autres : The Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides est un roman admirable qui serait inconcevable sans Chronique d’une mort annoncée.

Je veux dire que la traduction est, parmi beaucoup d’autres choses, un antidote possible à la fermeture d’esprit et à la xénophobie de l’esprit. La traduction élargit notre perception de ce que sont les êtres humains, de ce qu’ils disent, pensent et ressentent, mais aussi de ce que la langue fait au monde. Gregory Rabassa dit que le principe d’incertitude d’Heisenberg s’applique à la traduction : « Chaque fois que nous appelons une pierre une pierre », écrit-il, « nous l’avons en quelque sorte transformée en quelque chose d’autre qu’une pierre ou un Stein ». Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais ce fait me semble tout à fait magique. Il y a de nombreuses années, j’en ai parlé avec Javier Marías, l’un des plus grands romanciers-traducteurs de notre langue - responsable de Tristram Shandy lorsqu’il avait une vingtaine d’années, puis des œuvres de Conrad et d’Isak Dinesen - et Marías m’a dit que la chose la plus mystérieuse à propos de la traduction est le simple fait que nous l’acceptions. Comment un texte peut-il rester le même après avoir perdu ce qui l’a rendu possible, à savoir la langue ? Comment ceux d’entre nous qui ne connaissent pas l’allemand peuvent-ils avoir l’impression d’avoir lu W.G. Sebald ou Thomas Bernhard, alors que pas un seul mot du texte traduit n’est le fruit de la décision de l’auteur ? Nous lisons en sachant que les mots sont de Miguel Sáenz, et pourtant nous pensons : j’ai lu Bernhard, j’ai lu Sebald, j’ai lu Joseph Roth.

Cela a un corollaire : les bonnes traductions font disparaître le traducteur ; les mauvaises traductions le rendent visible. Le lieu commun que nous répétons sans l’examiner est peut-être vrai, et les bons traducteurs sont invisibles dans le travail. Mais d’un autre côté, je crois, et avec toute ma conviction, qu’ils devraient être très visibles, autant que possible, dans notre société de lecteurs. Ou de citoyens, oui, car c’est aussi cela que les traductions créent indirectement, leur présence dans nos sociétés ou notre contact soutenu avec elles. C’est donc vrai : les noms des traducteurs devraient figurer sur la couverture des livres. Et c’est vrai : ils devraient être mieux payés. Et c’est vrai : l’industrie, cette industrie de l’édition qui dépend d’eux, devrait commencer dès maintenant à les protéger contre les assauts incontrôlés de ce que nous appelons l’intelligence artificielle, qui pourrait bien être le plus grand pas en arrière que nous, les humains, ayons jamais fait. Et nous, lecteurs de littérature, devrions remercier ces personnages invisibles, en leur disant de temps en temps que nous les voyons, que nous les reconnaissons, que nous les apprécions.


Statue à Grenade de  Yehuda ben Saul ibn Tibbon (Grenade 1120-Lunel 1190), le “patriarche des traducteurs”, qui traduisit de nombreuses œuvres arabes vers l’hébreu