Pour aborder, même brièvement, un thème tel que
celui que je propose, je pense qu’il convient de commencer par le concept de
réification. En résumé, on peut dire qu’il s’agit d’une posture, d’une
disposition, d’une pratique sociale routinière qui nous incite à traiter les
sujets autres que nous-mêmes non pas d’une manière conforme à leurs qualités d’êtres
sensibles, mais comme des objets inertes, voire comme des choses ou des
marchandises.
Une autre ligne de pensée que j’ai essayé de
rendre opérante est celle que l’on pourrait trivialement appeler animaliste :
il s’agit en fait d’une réflexion sur la continuité des processus de domination
et de réification. La dialectique négative proposée par Theodor W. Adorno,
selon laquelle le moi de l’humain est produit par la négation active de l’autre-que-soi,
liée à la domination sur la nature, ne concerne pas seulement le rapport
hommes/femmes et nous/les /autres, mais aussi celui entre humains et animaux.
Si abschlachten (“abattre, massacrer” : cf.
Schlachter, boucher) était le verbe utilisé par les bouchers nazis pour
nommer le massacre des prisonniers dans les camps, planifié et réalisé selon
une stricte logique industrielle, aujourd’hui, élever, torturer et abattre des
animaux s’appelle “produire de la viande”.
Pour subvertir ce modèle, il faut d’abord en
montrer la partialité : bien qu’il se soit répandu dans des domaines
disparates, il est issu d’une petite fraction de la pensée philosophique - l’occidentale
moderne - qui tend à penser en termes de polarités opposées le rapport entre
nature et culture, qui sépare, culturellement et moralement, les humains des
non-humains, qui établit une fracture irrémédiable entre les sujets humains et
les objets animaux, déniant à ces derniers la qualité de sujets, précisément,
dotés de sensibilités, de biographies, de mondes, de cultures et d’histoires.
Cette fraction de la pensée a produit une
ontologie très particulière qui, à son tour, a généré une cosmologie et une
éthique parmi d’autres. Pour bien comprendre son arbitraire, sa spécificité et
donc sa non-universalité, il suffit de considérer que ce modèle dualiste n’a
pas de sens pour la plupart des traditions culturelles non occidentales. Parmi
celles-ci, nombreuses sont celles qui ont fait de la continuité entre les êtres
vivants le paradigme constitutif de leurs ontologies et de leurs cosmologies.
La réification des non-humains s’est transformée
en marchandisation massive avec les élevages intensifs et les abattoirs
automatisés des sociétés industrielles-capitalistes : des structures de
concentration, pourrait-on dire, qui, en favorisant le “saut d’espèce”,
représentent, entre autres, l’une des causes de la dernière pandémie, comme de
bien d’autres qui l’ont précédée.
Il suffit de mentionner le SRAS (“syndrome
respiratoire aigu sévère”), qui s’est répandu entre 2002 et 2003, également
causé par un coronavirus. Mais il ne faut pas oublier que l’Ebola, le sida, la
grippe aviaire sont également d’origine zoonotique.
Tout cela est dialectiquement lié aux processus
rapides et de plus en plus répandus de déforestation, d’urbanisation, d’industrialisation,
voire d’agriculture, qui enlèvent progressivement des portions d’habitat aux
animaux dits sauvages. Ceux-ci, s’ils survivent, ne peuvent que s’approcher des
installations humaines et donc aussi des animaux dits “d’élevage”, parmi les
plus vulnérables car immunologiquement déprimés en raison des conditions et des
traitements extrêmes auxquels ils sont soumis : entre autres, l’administration
de doses anormales d’antibiotiques, sans parler des pratiques de véritable
torture.
Dans Homo
sapiens et mucca pazza. Antropologia
del rapporto con il mondo animale (Homo
sapiens et vache folle. Anthropologie du rapport avec le monde animal), un livre que j’ai
édité, publié par la maison d’édition Dedalo en 2000, et pourtant tragiquement
d’actualité, j’ai écrit, entre autres, que ceux qui achètent, par exemple, « de
la viande de veau ignorent ou veulent ignorer que la clarté de cette chair
devenue viande est obtenue en forçant le veau à vivre sa courte vie dans l’immobilité
absolue, bourré de toutes sortes de médicaments qui font vieillir rapidement
ses organes, et emprisonné dans des espaces étroits et sombres".
Ce volume, auquel ont participé, outre moi-même, Mondher Kilani,
Roberto Marchesini et Luisella Battaglia, était, en particulier dans le cas de
ma contribution, largement inspiré par le grand anthropologue Philippe Descola
(Par-delà nature et
culture, Gallimard 2005), même s’il ne manquait pas de références
explicites à d’autres penseurs importants tels que Jacques Derrida (L’animalquedonc je suis, Galilée 2006).
Si les raisons de la propension à manger de la “viande”
sont à chercher avant tout du côté du marché et des intérêts de l’industrie de
l’élevage, il ne faut pas négliger l’importance de la raison symbolique : dès
1992, Derrida dans Points
de suspension (Galilée, 1992) avait esquissé la figure d’une subjectivité “phallogocentrique de
la viande”, propre au sujet masculin, détenteur du logos et, précisément,
carnivore. À cela s’ajoute la manipulation cruelle des êtres vivants que
constituent les expériences de transgénèse, de clonage, etc.
Avec les animaux de laboratoire, le cycle maudit
atteint son paroxysme. Il n’est donc pas exagéré d’établir une analogie avec
les pratiques nazies consistant à réduire les corps humains à l’état de
mannequins, d’instruments, de cobayes pour la réalisation d’atroces expériences
soi-disant “scientifiques”.
Et pourtant, au plus fort de la crise pandémique,
la dernière en date, alors que la prise de conscience de la centralité de la
question de notre relation perverse avec les écosystèmes et les non-humains
aurait dû être largement partagée, a fortiori par les universitaires, voilà que
certains d’entre eux se sont laissé aller à des déclarations déconcertantes. Je
fais allusion au virologue Roberto Burioni qui, à la télévision, a souhaité que
“nos amis à quatre pattes” puissent également contracter le Covid-19 car cela « nous
donnera un avantage considérable dans l’expérimentation des vaccins ».
Pourtant, il est bien connu que le modèle des
expériences sur les non-humains est non seulement inacceptable d’un point de
vue éthique, mais qu’il est aujourd’hui si coûteux et dépassé qu’il rend très
improbable la création de médicaments et de vaccins efficaces. Cela ne concerne
pas seulement le sort des non-humains. Une idéologie et des pratiques
similaires conduisent au sacrifice sélectif des humains, les plus vulnérables,
les plus exposés, les plus précaires et/ou les plus altérisés, comme nous l’avons
également vu lors de la récente pandémie.
Depuis près de trente ans, c’est-à-dire depuis que
j’ai commencé à intégrer ce qu’on appelle improprement la “question animale”
(ou la “question non humaine”) dans mes recherches, et donc dans des essais et
des articles, la pensée et les travaux de Philippe Descola me sont devenus
indispensables, au point que je le cite très fréquemment : extrêmement utiles,
l’un et l’autre, pour montrer - comme il l’écrit lui-même dans Par-delà
nature et culture - que « l’opposition entre la nature et la culture
ne possède pas l’universalité qu’on lui prête».
« Mener à bien une telle entreprise », ajoute-t-il «
exige que l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif et devienne pleinement
moniste ».
C’est d’ailleurs grâce à ses recherches et à sa
réflexion que j’ai trouvé le courage de mener plus d’une décennie d’enquêtes de
terrain à Essaouira : une ville du sud-ouest du Maroc, exemplaire par son
histoire de mixité, notamment par la longue cohabitation entre arabo-musulmans
et juifs, sans parler d’autres minorités, mais aussi par la cohabitation dense
et profonde entre les humains et certaines catégories de non-humains.
Ma
recherche - comme je l’ai dit - inspirée de ce qu’on appelle aujourd’hui, un
peu improprement, « l’ethnographie multi-espèces », qui a ensuite,
dans mon cas, pris la forme d’un essai, publié par Dedalo en 2016 : La
città dei gatti. Antropologia animalista di Essaouira (La ville des
chats. Anthropologie animaliste d’Essaouira).
Dans cet essai, le thème de la convivialité
interspécifique joue un rôle important : avec les chats, les mouettes et même
les chiens. Je dis “même” parce que ces derniers ont longtemps été considérés,
du côté musulman, comme des êtres impurs, comme on le sait. Il faut cependant
préciser que cette distinction entre animaux purs et impurs n’est pas du tout
propre au seul monde musulman. Et actuellement, à Essaouira notamment, les
chiens sont également accueillis, protégés et intégrés dans le monde des
humains.
Un autre aspect mérite d’être souligné : à
Essaouira, les personnes qui prennent soin d’animaux libres comme les mouettes,
les chats et même les chiens sont aussi, voire surtout, les personnes les plus
démunies, qui pratiquent une éthique commune de la compassion et de la
solidarité, élargie au-delà de l’“espèce” humaine. En s’adonnant au “luxe” du
sens et du don, de l’affection et de l’attention les plus gratuites, elles échappent
à la raison économique et utilitariste qui les a condamnés. Ils brisent ainsi
la chaîne de la dépendance obligatoire à l’égard du besoin à
laquelle la société les a liées et dont elle les imagine esclaves.
Toujours à propos de la convivialité
interspécifique, il convient d’ajouter qu’elle a été pour moi non seulement un
objet d’observation, mais aussi et surtout une expérience relationnelle
personnelle : directe et durable. En effet, selon mon expérience de terrain, l’animalité,
si elle ne permet pas de placer le non-humain dans le rôle classique de “l’informateur
”, le place cependant dans celui d’acteur et de témoin d’un contexte qui
favorise les rencontres, les relations, voire les amitiés transpécifiques
durables. Tout cela, j’ai pu l’expérimenter personnellement, notamment avec
quelques mouettes et chats, auxquels me lie une amitié fidèle et constante
depuis plusieurs années.
Pour conclure avec une dernière citation de Descola : « Bien des
sociétés dites « primitives » […] n’ont jamais songé que les frontières de
l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent
pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les
plus insignifiants des animaux. »
Dans l’Italie submergée, des
milliers d’animaux enfermés dans des camps* d’élevage intensifs ont été noyés :
« Ne dédommagez pas les éleveurs qui auraient pu les sauver »,
demandent les défenseurs des animaux.
Porcs morts dans un élevage intensif - Photo Selene Magnolia/Essere Animali
De la Food Valley à la Death Valley :
les images des camps d’élevage inondés
sont effroyables : des milliers d’animaux morts noyés, flottant dans la boue, empilés.
Beaucoup d’entre eux étaient enfermés dans des enclos et des cages exigus,
spécialement conçus pour les empêcher de s’échapper.
La Coldiretti (Confédération nationale
des agriculteurs) estime qu’il
y a environ 250 000 bovins, porcs, moutons et chèvres et 400 élevages de
volailles dans les zones inondées. Dans les montagnes et les zones isolées, il
y a maintenant une pénurie d’eau et de foin. La Coldiretti estime que des
milliers de ruches ont été détruites. L’Émilie-Romagne est l’une des régions
qui comptent le plus grand nombre d’animaux d’élevage et de structures
intensives, avec plus de 20 millions de volailles, 1 million de porcs et 579
000 bovins (base de données du registre zootechnique national).
« À BERTINORO, lors d’une
reconnaissance effectuée quelques jours après l’inondation, explique Chiara
Caprio, porte-parole d’Essere Animali
[Être Animaux, organisation de défense des droits des animaux], notre
équipe d’enquêteurs a filmé une centaine de porcs morts à l’extérieur d’un
hangar dans une exploitation comptant des milliers de porcs. À Bagnacavallo,
près de Ravenne, les porcs nageaient dans des enclos inondés. Dans une ferme de
San Lorenzo in Noceto, trois hangars ont été inondés et plus de 60 000 poules
sont mortes. Plusieurs porcs sont également morts à Lugo. Malheureusement, ces
animaux sont confinés dans des camps où il n’existe souvent aucun plan d’évacuation
en cas d’urgence ».
« APRÈS LES INONDATIONS, nous
avons sauvé des porcs, des chevaux, des ânes, des poneys, des volailles, des
chèvres, des moutons issus de fermes pédagogiques ou de petits troupeaux »,
expliquent des jeunes de l’association Horse Angels, « il a été plus compliqué de sauver les animauux des élevages
intensifs . À Villanova di Bagnacavallo, nous avons été appelés par des
habitants, mais quand nous sommes arrivés à la ferme inondée, avec les porcs à
l’intérieur, le propriétaire nous a empêchés d’entrer, il y a eu des moments de
tension, et même la police est intervenue », racontent Carmelo, Alex et
Nicolas.
L’association a écrit au président
[de la région Émilie-Romagne] Bonaccini : « Nous demandons que les
éleveurs qui n’ont rien fait ou ont même empêché le sauvetage de leurs animaux
ne soient pas indemnisés, lorsqu’il peut être prouvé qu’ils auraient pu ouvrir
les portes et les libérer, ou les déplacer ailleurs, et qu’ils ne l’ont pas
fait dans un but lucratif » [proposition de bombardement électronique au gouverneur ici :
La Regione Emilia Romagna a chi darà gli aiuti? A chi poteva salvare i
maiali e non ha fatto nulla per trarli in salvo, o solo a chi ha richiesto
aiuto ma non è stato possibile intervenire?
Egregio Governatore della Regione Emilia Romagna Stefano Bonaccini Sono indignat* per la morte di tanti maiali senza soccorsi nelle aziende
sunicole. Mi appello a lei perché non siano risarciti quegli allevatori che non hanno
fatto nulla per soccorrere i maiali, affinché sia impedito che ricevano il
risarcimento dalla comunità Europea laddove possa essere dimostrato che costoro
avrebbero potuto aprire i cancelli e liberare gli animali, oppure trasferirli
altrove, e che volutamente non hanno adempiuto a ciò con lo scopo di lucro. Confidando che gli aiuti siano dati solo o con priorità agli allevatori
meritevoli, dotati di umanità nei confronti della specie zootecnica allevata e
del benessere dei propri animali in allevamento, In attesa di riscontro Data luogo e firma
Animaliberaction a également
pris des mesures pour trouver un nouveau foyer à une quarantaine de lapins,
perdus dans la campagne au milieu de l’eau et de la boue et sauvés par des
bénévoles.
A FAENZA, 600 porcs sont morts dans
un élevage intensif, les animaux qui ont réussi à se sauver se sont échappés
dans la campagne. Le témoignage d’Elena est émouvant : « Quelques jours
après l’inondation, alors que nous nettoyions la maison de l’eau et de la boue,
dans un scénario d’après-guerre, nous avons entendu un bruit derrière une haie
et vu s’échapper d’une ferme un cochon qui commençait à ronger une porte en
bois entraînée là par l’inondation à cause de la faim. Nous l’avons appelé
Alfred, nous l’avons nourri, il nous a tenu compagnie et nous a rassérénés. Une
ferme pédagogique devait l’accueillir, mais il était porteur d’une puce électronique
et son propriétaire est venu le chercher pour le ramener au camp, destination l’abattoir.
Ils nous l’ont pratiquement arraché, il criait et pleurait, nous aussi. Parce
qu’au milieu de toute cette merde, sauver une vie était quelque chose qui ramenait
un peu de sens et d’espoir. Nous voulions le sauver d’une industrie qui a
matériellement contribué à la destruction de la planète et à l’altération du
climat, avec les conséquences que nous connaissons tous les jours ».
LE SECTEUR ZOOTECHNIQUE contribue à hauteur de
14,5 % aux émissions de gaz à effet de serre, selon la FAO et le GIEC, tout en
aggravant la pollution de l’air et de l’eau. Une grande partie des zones
touchées par les inondations étaient déjà des ZVN, des zones
vulnérables aux nitrates, en raison des effluents agricoles, avec des eaux
souterraines fortement contaminées. Après une telle catastrophe, avec les eaux
usées, les carcasses et les produits chimiques qui s’écoulent dans la boue, la
pollution de l’eau ne peut qu’empirer.
NdT
* J’ai traduit ainsi l’original recinti (enclos), à mon sens bien trop
neutre. « Pour toutes ces créatures, tous les humains sont des nazis ;
pour les animaux, c’est un éternel Treblinka. »
Isaac Bashevis Singer, The
Letter Writer, Collected Stories, 1982, p.71
L’histoire millénaire des relations entre humains et non-humains est
profondément liée aux rapports économiques (Mason 1993 ; McMullen 2016 ;
Timofeeva 2018). Cela a également un effet décisif sur la manière dont la
nature est représentée symboliquement ou idéologiquement dans notre culture. Il
n’existe pas de société humaine qui ne fonde pas ses représentations du monde
animal sur les rapports économiques qui sous-tendent sa reproduction (Nibert
2002). Cet élément est central pour comprendre à la fois la continuité qui a
caractérisé l’exploitation des animaux à des fins économiques dans l’histoire
de la domination, et la discontinuité que le capitalisme a introduite dans
cette histoire. Cela est évident si l’on considère l’utilisation qui a été
faite des animaux non humains au cours des siècles en tant que force de
travail et en tant que biens de consommation.
La force de travail animale
Historiquement, les animaux ont été utilisés comme force de travail dans l’agriculture,
le transport et l’industrie. Cependant, depuis la modernisation capitaliste, l’utilisation
des animaux comme force de travail a diminué en raison du développement de la
technologie et de l’automatisation. Cela ne signifie pas que le phénomène de l’exploitation
du travail animal ne soit pas encore présent dans certaines parties du monde,
en particulier dans les pays en développement : dans l’agriculture de ces pays,
des animaux tels que les chevaux, les ânes et les bœufs sont encore utilisés
pour labourer les champs, transporter des marchandises et effectuer d’autres
tâches. En effet, compte tenu du développement inégal du capitalisme, dans
certaines circonstances, l’utilisation de ces animaux peut s’avérer moins
coûteuse et plus efficace que l’utilisation de machines, en particulier dans les
régions où les infrastructures et les ressources sont limitées. Cependant, il
est évident que cette utilisation est structurellement réduite par l’investissement
technologique des sociétés industrielles avancées et que, par conséquent, ces
formes d’exploitation de la force de travail animale sont des survivances d’un
passé qui a déjà été effectivement dépassé par la modernisation capitaliste.
Ce type d’exploitation des animaux en tant que force de travail soulève des
problèmes éthiques apparemment similaires à ceux qui se posent dans le cas du
travail humain : les animaux sont souvent soumis à de longues heures de labeur,
à des conditions de travail exténuantes et à un manque de nourriture, d’eau et
de soins vétérinaires. En outre, leur emploi à des tâches dangereuses et
physiquement épuisantes peut entraîner des blessures ou la mort. Toutefois, il
convient de noter que, dans une perspective marxiste, cette similitude ne
concerne que l’aspect extérieur du rapport de travail : le rapport de
travail capitaliste typique est la relation humaine et qualifie l’exploitation
des humains dans un sens différent de celle des animaux non humains.
Derrière la similitude empirique se cache une différence essentielle que seule
l’analyse théorique peut mettre en évidence.
Lors de l’analyse du processus spécifique de reproduction du capital, par
exemple, il serait tout à fait trompeur d’identifier le travail à une simple fourniture
d’énergie psychophysique. Bien sûr, les humains et les animaux “travaillent”
et tous travaillent pour le capitaliste. Cependant, il existe une
caractéristique spécifique du travail humain, une fonction très spécifique du
travailleur dans sa relation avec le capitaliste que les animaux ne peuvent pas
assumer. Une compréhension différente des rôles joués par les travailleurs et
les animaux dans la machine du capitalisme n’est donc pas la conséquence d’un
préjugé spéciste : c’est la structure même du mode de production capitaliste
qui crée cette distinction des rôles et des fonctions. L’ignorer, c’est tout
simplement ignorer le fonctionnement du capitalisme. Rosa Luxemburg, malgré son
amour des animaux (Luxemburg 1993), reproche à Adam Smith d’identifier les
travailleurs et les animaux en qualifiant l’activité de ces derniers de “travail
productif” (Luxemburg 1951 : 40). Bien que le travail animal, tout comme le
travail humain, signifie “la dépense d’une certaine quantité de muscle, de
nerf, de cerveau” (Marx 1962 : 185), le problème ici n’est pas la production
générique de valeur d’usage, c’est-à-dire de produits qui sont utiles pour
notre consommation, qui satisfont un de nos besoins ; il est clair que les
animaux (peu importe qu’ils soient autonomes ou guidés par la main de l’homme)
sont capables de produire de la valeur d’usage. Le problème est que la
source de valorisation du capital est l’accumulation de la valeur d’échange,
c’est-à-dire la propriété d’une marchandise d’être quantitativement, et non
qualitativement, comparée à toute autre marchandise, et donc échangée contre
elle et en particulier contre l’équivalent général qu’est l’argent. Le travail
animal, n’étant pas lui-même vendu comme une marchandise sur le marché, ne peut
ni perdre ni ajouter de la valeur d’échange aux marchandises (Stache 2019 :
15). Seul le travail qui perd et ajoute de la valeur d’échange aux marchandises
est du travail productif au sens capitaliste.
Diego
Sarti, “Nègre avec mastiffs” [chiens de plantation], sculpture du groupe
“Esclavage”, Exposition générale italienne, Turin, 1884
Ce point a été largement discuté dans la littérature marxiste concernant le
problème du travail des esclaves (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010 ; Nesbitt
2022), auquel le travail des animaux peut, au moins en partie, être assimilé1. Bien que ce
type de travail puisse être qualifié en termes de "surtravail" qui
génère un "surproduit" – par exemple, en soutenant que, sans recevoir
de salaire, l'esclave et l'animal reçoivent une part des biens de consommation
nécessaires à leur survie mais inférieure à la “valeur” qu'ils ont produite, et
que de cette “valeur” ajoutée leur propriétaire retirerait un “profit” - nous
serions entièrement dans une situation précapitaliste qui, en outre, ne décrit
pas de manière adéquate comment l'esclavage traditionnel et l'exploitation
animale sont transformés par leur insertion dans le mode de production
capitaliste. On peut également affirmer que l’esclave et l’animal sont “expropriés”
du produit de leur travail - indépendamment du fait que, dans certains cas, l’animal
n’aurait de toute façon aucun intérêt à s’approprier ce qui lui est enlevé -
mais l’expropriation dans le cas du salarié concerne la valeur d’échange dans
la sphère de la production et seulement indirectement, en tant que rapport
social global, sa subordination au capitaliste également en termes de
consommation.
Les expressions “valeur”, “profit” et “expropriation” ont ici un sens
imprécis qui brouille les termes théoriques de la question. C’est oublier que l’analyse
marxienne de la valeur est essentiellement une théorie monétaire : l’argent
n’est pas un simple moyen superposé aux rapports capitalistes, mais constitue
une forme essentielle et nécessaire de leur manifestation2. Toute l’analyse
du Capital de Marx vise à expliquer pourquoi ces rapports doivent prendre
cette forme. Chaque élément de la production capitaliste doit en effet se
présenter sous la forme d’une marchandise, donc être doté d’une valeur d’échange
pour entrer dans le cercle de valorisation du capital. L’ensemble des valeurs d’échange
doit être représenté sous la forme de l’équivalent, c’est-à-dire de l’argent,
qui apparaît donc, sous sa forme historiquement complète et développée, à la
fois au début et à la fin du processus. Il en va de même pour le travail, qui
entre dans la production en étant toujours “attaché” à la personne du
travailleur, mais en en étant essentiellement séparé. Il s’agit d’un
point central pour deux raisons interdépendantes : d’une part, le travail qui
crée une nouvelle valeur n’est pas le travail concret et qualitatif
dépensé pour produire la marchandise x ou y, mais plutôt le travail abstrait,
représenté quantitativement par l’argent qui exprime sa valeur d’échange. D’autre
part, Marx souligne que si le travailleur n’était pas légalement libre de vendre
sa force de travail, et donc pour un temps limité, il serait un esclave, ce qui
rendrait impossible le phénomène spécifiquement capitaliste de la “valorisation
de la valeur”, c’est-à-dire l’échange inégal entre le salaire et l’utilisation
de la force de travail, qui est à la base de la production de la plus-value. Il
s’agit là d’un point fondamental. En effet, la force de travail a une valeur
qui s’exprime dans le salaire, c’est-à-dire dans la partie du capital investi
que Marx appelle le capital variable. Dans le cas des esclaves humains
et animaux, leur travail n’est pas séparable de leur existence corporelle, ni
en principe ni en fait : l’animal, comme l’esclave, a une valeur mais cette valeur
n’est pas celle de sa force de travail, elle n’est donc pas exprimable en tant
que capital variable, puisqu’elle fait plutôt partie de l’investissement dans
les moyens de production. C’est-à-dire qu’il s’agit entièrement de capital
constant. L’animal, comme l’esclave, est réduit à une machine et son action
n’est pas différente de celle du rouage, il n’ajoute pas de valeur d’échange,
il transfère simplement sa valeur d’échange intrinsèque à la marchandise qui
réapparaît ici sous forme de coût3. Nulle part
il n’est possible de distinguer une valeur spécifique de la force de travail
des esclaves ou des animaux, ni un rapport spécifique entre leur temps de
travail et l’investissement en capital : le “maître” dépense pour leur achat et
le maintien de leur existence comme il le ferait pour des machines, c’est-à-dire
indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non. Il est évidemment dans son
intérêt qu’ils travaillent toujours mais, précisément, l’argent qu’il investit
n’a pas de relation structurelle avec la fourniture de travail. Dans la
relation salariale, en revanche, l’investissement en capital ne concerne pas la
personne du travailleur, mais seulement la disponibilité de sa force de travail
pendant le temps nécessaire à la production de biens. Et seulement pour cela.
Car c’est là que se manifeste la dualité du travail et de la valeur.
Si la valeur et l’expropriation ont une signification spécifique dans le
cas du salarié parce qu’elles concernent non pas le travail empirique et la
marchandise particulière produite avec sa valeur d’usage spécifique, mais ce
même travail et cette valeur en tant que parts aliquotes dutravail
social et de la valeur d’échange globale, il en va de même pour
le profit, qui doit être distingué de la production de la plus-value. Dans le
troisième livre du Capital, Marx clarifie cette différence, même si ce n’est
que sous forme d’esquisse. L’esclavage humain et animal dans le capitalisme
garantit en effet un profit même si ce travail ne produit pas de plus-value.
Marx lui-même donne l’exemple limite des entreprises qui n’investissent que
dans le capital constant, un exemple purement théorique : dans les entreprises
fondées sur le travail des esclaves et des animaux, en effet, une composante,
aussi minime soit-elle, du travail salarié, et donc de la plus-value, ne peut
être éliminée. Le fait est que la plus-value produite et abandonnée comme
profit par le capitaliste n’est pas celle produite par l’entreprise
individuelle. Les différentes branches de l’industrie contribuent en fait,
chacune d’une manière différente, à la masse totale de la plus-value et c’est celle-ci
qui estensuite répartie entre les différents capitaux sous forme de
profit. Cela se fait par le biais du taux de profit (c’est-à-dire le
rapport entre la plus-value et la somme du capital constant et variable) qui,
bien que différent pour chaque industrie et chaque branche de production, prend
une forme moyenne qui élimine les différences entre elles et garantit à chaque
capitaliste un retour sur son investissement. Ces différences sont déterminées
par la composition organique du capital, c’est-à-dire la part de l’investissement
due au capital constant et celle due au capital variable. Ainsi, il existe des
entreprises et des branches de production qui ajoutent une plus grande part à
la masse générale de la plus-value, mais les capitaux investis dans les
différents secteurs de l’économie se voient garantir un taux de profit moyen
dont ils peuvent bénéficier indépendamment de la quantité de plus-value qu’ils
ont été en mesure de produire. Les produits du travail d’esclaves sont donc en
mesure de “capturer” une partie de la plus-value produite dans d’autres
branches de l’industrie et de réaliser ainsi un profit (Nesbitt, 2022, p. 35).
Aigle utilisé pour éloigner les oiseaux des avions, aéroport international de Vancouver
Le fétiche de l’animal-marchandise
Dans le cas des animaux - et des esclaves humains - le processus d’assujettissement
ne se réalise donc pas par le travail mais est déjà donné au départ. Et
il ne se réalise pas par l’échange inégal entre force de travail et
salaire, mais par la violence directe, ce que Marx appelle la domination,
la violence directe et brutale. C’est par cette même violence que l’animal est
réduit à une marchandise, en l’occurrence non pas comme moyen de production
mais comme résultat du processus de production : l’animal-marchandise.
Le capitalisme a donc conduit à la marchandisation du corps des animaux et
à leur exploitation à des fins économiques à un niveau quantitativement sans
précédent. Mais même dans ce cas, à l’utilisation millénaire des animaux comme
objets de consommation et comme marchandises, le capitalisme ajoute une
particularité, on pourrait dire un saut qualitatif dans l’exploitation animale,
et la théorie de Marx apparaît à nouveau centrale pour comprendre cette
dynamique. Le capital désigne la richesse utilisée pour produire des biens et
des services, tandis que les marchandises sont des biens ou des services
produits pour être vendus sur le marché. Marx souligne que dans le capitalisme,
le capital et les marchandises sont étroitement liés et influencent
mutuellement la production et l’échange, que le mouvement général de l’économie
n’est pas déterminé par la production de marchandises pour satisfaire les
besoins (marchandise-argent-marchandise), mais que les besoins eux-mêmes
deviennent une fonction de la croissance du capital (marchandise-argent) : c’est-à-dire
que la recherche du profit entraîne la production de marchandises, qui à son
tour génère davantage de capital grâce à leur vente sur le marché. Le cycle
constant de la production et de l’échange incite sans cesse les capitalistes à
accumuler plus de capital et à produire plus de marchandises, ce qui conduit à
l’expansion du marché et à la croissance économique. Cela signifie que même la
marchandisation des animaux n’est pas une conséquence de la satisfaction des
besoins humains, mais un effet de l’accumulation et de l’expansion du capital :
en d’autres termes, la croissance de l’exploitation des corps animaux est
parallèle à la croissance du mouvement d’auto-valorisation du capital en tant
que relation sociale impersonnelle, objective, mécanique et déshumanisante.
En effet, Marx note que les marchandises ne sont pas simplement des biens
physiques, mais qu’elles incarnent également des relations sociales et
des dynamiques de pouvoir, puisque les travailleurs et les capitalistes
interagissent dans la production et l’échange de marchandises. Ainsi, les
marchandises reflètent la lutte des classes sous-jacente à la société
capitaliste. Sous cette lutte se cache certainement aussi la relation anthropocentrique
et spéciste qui empêche de reconnaître l’injustice de l’exploitation
animale. Mais ce même rapport, qui au cours des millénaires a été justifié par
les idéologies religieuses et spiritualistes les plus diverses, apparaît ici
dépouillé de toute motivation qui ne soit pas réductible aux pures lois de l’économie
considérées comme “naturelles” et inviolables. Marx appelle “fétichisme de la
marchandise” cette inversion des rapports par laquelle le mouvement des
marchandises dissimule les rapports sociaux.
Sue Coe, Les animaux sont les
99% dont vous vous épargnez la vue. Extrait du livre Cruel, OR
Books, 2012
La marchandisation des corps animaux, par laquelle le fétichisme de la
marchandise envahit notre représentation des êtres vivants non humains et
normalise la violence à leur égard, passe indubitablement par une occultation
minutieuse et systématique de la violence elle-même, ce que Carol Adams appelle
“le référent absent” (Adams 2010). Par exemple, dans l’industrie de la mode,
les médias promeuvent souvent l’utilisation de peaux et de fourrures animales
dans les vêtements et les accessoires : ceux-ci finissent par s’incarner dans
la vie quotidienne et perpétuent ainsi l’idée que les animaux sont de simples
objets à utiliser pour le plaisir et la vanité de l’humain. Dans l’industrie
alimentaire, les publicités encouragent la consommation de viande, de produits
laitiers et d’autres produits d’origine animale, en dissimulant l’horreur de l’élevage
industriel par diverses stratégies, renforçant ainsi l’idée que les corps des
animaux sont simplement des porteurs “naturels” (parfois même “heureux”) de
nutriments à consommer pour la subsistance et le plaisir du palais. Les médias
présentent souvent les animaux comme des objets de divertissement, par exemple
dans le cadre de la promotion des cirques, des zoos, des productions
cinématographiques etc. ; des activités qui impliquent diverses formes de
maltraitance, les animaux étant arrachés à leur habitat et contraints de se
produire pour le seul divertissement humain, souvent dans des conditions de vie
exiguës qui ne répondent pas à leurs besoins biologiques et sociaux. Il
convient toutefois de souligner que l’activisme en faveur des droits des
animaux a de plus en plus contraint l’industrie culturelle à prendre en compte
les besoins éthologiques et relationnels des animaux non humains, bien que de
manière encore insatisfaisante et contradictoire, allant même jusqu’à produire
des spectacles ou des films qui rejettent le principe de l’exploitation
animale, voire qui le critiquent ouvertement.
Cependant, dans aucune sphère économique, l’exploitation animale n’atteint
des niveaux de cruauté comparables à ceux de l’industrie alimentaire. Dans les
industries de la viande, des produits laitiers etc., les animaux non humains
sont élevés et utilisés pour leur corps selon des pratiques brutales et
dépersonnalisées. L’élevage industriel, qui confine un grand nombre d’animaux
dans des conditions de vie inimaginables, s’est généralisé dans l’industrie
afin de maximiser la production et de minimiser les coûts. L’industrie de la
viande contribue également à la dégradation de l’environnement par l’émission
de gaz à effet de serre et d’autres polluants provenant de l’agriculture
animale, la déforestation pour créer plus de terres pour le pâturage et la
production d’aliments, et l’utilisation massive d’antibiotiques et d’autres
produits chimiques (Boggs 2011 ; Foster - Burkett 2016). Une fois encore, la
valeur marchande des produits animaux est déterminée par la loi de la
reproduction du capital, plutôt que par le bien-être des animaux eux-mêmes.
Leur réduction à des masses anonymes, la négation de leurs besoins fondamentaux
non seulement physiques mais aussi psychologiques et relationnels, est
directement proportionnelle à l’accumulation du capital que cette réduction à
une matière première sans conscience rend possible. Le marché des produits
animaux, tels que la viande, les produits laitiers et le cuir, a ainsi poussé l’élevage,
la culture et la mise à mort de milliards d’animaux pour l’alimentation au-delà
de ce que l’humanité a été capable d’accomplir à l’égard des êtres vivants non
humains pendant des millénaires. Ce n’est pas un hasard si l’industrie de la
viande, du poisson et de leurs dérivés joue un rôle important dans le
capitalisme en tant qu’acteur du marché alimentaire mondial. Le marché de la
production, de la distribution et de la vente de produits alimentaires d’origine
animale ou dérivée est dominé par quelques grandes entreprises multinationales4. Ces
entreprises privilégient l’efficacité et le profit, au détriment non seulement
du bien-être des animaux et de la durabilité environnementale, mais aussi des
droits des travailleurs, conditionnant ainsi les choix politiques de pays
entiers.
Contre la bêtise du capital
La crise environnementale et les développements technologiques induits par
le capitalisme ouvrent de nouveaux scénarios tant pour la lutte
environnementale que pour la libération animale, car la rationalité du système
apparaît de plus en plus contradictoire et absurde, tendant de plus en plus
vers une autodestruction stupide et bestiale. La consommation moyenne de viande
dans le monde a quintuplé depuis les années 1960 et devrait continuer à
augmenter 5. Or, selon
des estimations prudentes, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de
gaz à effet de serre et contribue à un certain nombre d’autres effets néfastes
sur le climat, la santé des écosystèmes et leurs habitants humains et non
humains, tels que la déforestation massive, la création de zones mortes dans
les océans, l’augmentation de la résistance aux antibiotiques chez l’homme et
la propagation de pandémies zoonotiques 6 . Certaines
des solutions possibles au problème, issues du développement scientifique et
technologique capitaliste, telles que la viande cultivée, se heurtent aux
intérêts particuliers et nationaux des éleveurs traditionnels, organisés en
associations commerciales qui font pression sur les décideurs politiques.7 Sous couvert
de “libre concurrence”, le vrai visage du capital est la centralisation
progressive des moyens, des ressources et des investissements et un
protectionnisme économique pour protéger les intérêts de la classe dominante,
qui castre les forces nées de sa propre domination. Contre cette bêtise retentissante
du capital, ce n’est pas un hasard si les développements récents dans les
domaines de la philosophie antispéciste, des droits des animaux et de la
libération animale s’éloignent progressivement de la matrice libérale (Singer
2015, Regan 2004, Francione 2000, Garner 2005) et qu’une convergence avec le
socialisme se dessine dans l’activisme (Sanbomatsu 2011, Rude 2013, Bündnis Marxismus
und Tierbefreiung 2018, Maurizi 2021).
D’une part, le socialisme et la libération animale restent deux idéologies
politiques distinctes qui ont eu, à de rares exceptions près, peu de moments de
convergence au cours du siècle dernier. Au contraire, les tendances
industrialistes et développementalistes de la Troisième Internationale et du
stalinisme impliquaient un rejet a priori de la prise en compte des besoins des
animaux non-humains (Benton 1993 ; Best 2014).
D’autre part, le socialisme, en tant que système politique et économique
visant à créer une société plus juste et plus équitable en répartissant les
richesses et les ressources de manière plus égale parmi la population, grâce à
la propriété collective des moyens de production et de distribution et à un
rôle accru de l’État dans la régulation et la direction de l’économie, apparaît
de plus en plus comme un outil indispensable à la réalisation des conditions
nécessaires, mais non suffisantes, pour la libération des animaux. Cette
convergence semble se réaliser à partir de deux côtés opposés.
De nombreux socialistes commencent à considérer l’exploitation animale
comme une forme d’oppression étroitement liée à d’autres formes d’oppression,
telles que l’exploitation de classe, l’oppression sexuelle et le racisme. Ils
affirment donc que pour créer une société plus juste, il est nécessaire de s’attaquer
non seulement aux inégalités économiques, mais aussi aux autres formes d’oppression,
y compris l’exploitation des animaux. L’idée d’une société “juste” ne peut être
réalisée que si toutes les formes traditionnelles de discrimination, que le
capitalisme n’a pas effacées mais seulement utilisées à ses propres fins, sont
surmontées.
Sue
Coe, Des enfants aveugles sentent un éléphant. Huile sur toile, 2008
De même, de nombreux défenseurs des droits des animaux se rendent compte
que l’exploitation des animaux est le résultat d’un système capitaliste
et que la lutte contre ce système ne peut, comme cela a été le cas jusqu’à
présent, passer par la simple conviction “morale” des individus en tant que
consommateurs, mais doit aborder la question centrale des rapports de
production, de la manière dont la société organise et distribue non seulement
ses richesses, mais aussi sa relation avec la nature et, par conséquent, sa
représentation du monde non-humain. De plus en plus de défenseurs des droits
des animaux soutiennent qu’un système socialiste, axé sur la propriété et le
contrôle collectifs, serait mieux à même de traiter l’exploitation des animaux
et de leur assurer une plus grande protection, que l’idée d’“égalité” entre
humains et non-humains ne pourra jamais être établie si une société humaine
égalitaire et solidaire n’est pas d’abord mise en place. Comme dans le cas de
la viande cultivée, le capital peut certes nous vendre la corde avec laquelle
nous le pendons, mais il ne fera pas tout le travail à notre place. Aucune
solution interne à la logique de privatisation des moyens de production et de
distribution ne pourra arrêter, à elle seule, l’exploitation et la
marchandisation du vivant. Le risque, en effet, est que les coûts de sa mise en
œuvre soient facturés aux classes et groupes dominés ; que la tendance à l’autovalorisation
du capital, qui implique sa croissance cancéreuse au détriment de la nature
entière, neutralise ses effets positifs ; et, enfin, que l’exclusion de la
majorité de la sphère de production reproduise des besoins faux et induits, et
que les éternelles subalternités et les ordres sociaux hiérarchiques et
autoritaires ne soient en aucun cas compatibles avec un quelconque projet de
libération.
Mais il est probable que ce sont les socialistes qui devront prendre l’initiative
et, même dans l’autonomie de leurs luttes, offrir la vision sociale et
politique capable de faire une place à la libération animale. En effet, la
vision matérialiste qui sous-tend le marxisme semble impliquer une récupération
de l’animalité humaine, un dépassement définitif de l’anthropocentrisme
et du spiritualisme traditionnels (Engels 1962), à travers la récupération d’un
naturalisme intégral qui replace l’être humain sur un plan d’immanence et d’égalité
avec le reste du vivant. Pour cela, il faudrait retrouver une autre dialectique
de la nature, une nouvelle conception qui voit dans la raison humaine une
force naturelle capable de se rapporter au reste de la nature non pas sous la
forme d’une domination aveugle, mais sous celle d’une solidarité au-delà de l’appartenance
à l’espèce. Un matérialisme solidaire (Maurizi 2021) qui, selon les mots
d’Adorno et de Marcuse, renverse paradoxalement le préjugé anthropocentrique
qui est au cœur de la tradition spiritualiste : ce n’est pas en fuyant la
nature à la poursuite de rêves de vérité transcendante que l’être humain
célèbre sa propre diversité et se sublime en un être supérieur ; c’est au
contraire lorsque la raison se reconnaît traversée par l’altérité animale et se
réalise comme une forme de vie partagée que l’universel cesse d’être la marque
de la domination et de l’horreur et se traduit pour la première fois dans l’histoire
naturelle par une loi qui garantit une véritable justice, le libre
développement de tous et de chacun. Au-delà de l’appartenance à une espèce, à
la fin de toute domination de classe.
Rusty, le premier chat détecteur, aéroport international d'Ottawa
Notes
1 Pour une
discussion critique de cette comparaison et, en général, pour une analyse des
différentes positions de “gauche” sur l’exploitation animale, voir Stache 2019.
2 C’est
pourquoi, lorsqu’on tente de traduire le concept d’exploitation en utilisant d’autres
paramètres, comme le temps (Wadiwel, D. J. 2020), pour forcer une comparaison
entre le travail humain et le travail animal, l’analyse économique devient
générique et abstraite.
3 D’où la
tentative importante de réduire les coûts d’entretien et d’intensifier le
travail jusqu’à l’épuisement et le remplacement rapide de l’individu par le
maître-capitaliste. Marx souligne l’absence totale de scrupules du capitalisme
esclavagiste et cela ne peut qu’être considéré comme un trait typique de l’industrie
animale également (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010).
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