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17/11/2024

GIDEON LEVY
Le nouvel idéal sioniste : une génération d’Israéliens sans honte pour la guerre de Gaza

Gideon Levy, Haaretz,  17/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Yair Weigler, éducateur et patron d’une organisation appelée « Teachers for Change » [Enseignants pour le changement], vient de rentrer d’un long séjour parmi les réservistes de l’armée israélienne.

« Nous étions des colons, des habitants de Tel-Aviv, des personnes évacuées du bloc Katif [de la bande de Gaza] en 2005 ; nous étions des frères d’armes, des personnes travaillant dans l’éducation et dans la haute technologie... une compagnie de tanks », a-t-il déclaré poétiquement, comme s’il était un jeune homme revenant d’un voyage à l’étranger après l’armée et chantant les louanges des endroits qu’il a visités. Oh, Shujaiyya, oh, quelle unité. Quelle armée, quel peuple !

Simon Nsaka (Stillmatic), Zambie

L’ancien Premier ministre Naftali Bennett s’est empressé de partager les paroles de l’éducateur : « Une génération de lions a vu le jour en Israël. Je n’ai aucun doute sur le fait que ces hommes, les combattants et les réservistes, retourneront à la vie civile en étant plus idéalistes, plus compatissants, et que ce sont eux qui reconstruiront ce pays pour les 50 prochaines années. Il y a de l’espoir ! »

Même si l’on ignore le pathos gnangnan du petit politicien à la calotte tricotée, on ne peut qu’être consterné par le chaos qui se déroule sous nos yeux ébahis et impuissants. Le jour est la nuit et la nuit est le jour. Le nettoyage ethnique et le meurtre de masse sont des idéaux, et les crimes de guerre créent des civils qui sont meilleurs et qui ont plus de valeurs. C’est le sens de l’espoir dans le schéma de Bennett.

On le lit avec incrédulité. C’est ce qu’un enseignant israélien a à dire sur son très problématique service de réserve, et c’est ainsi que réagit un leader de la droite modérée, une personne qui incarne l’espoir d’une alternative. En 2024, en Israël, non seulement il n’y a aucune trace de bilan concernant ce que son armée a fait à Gaza et au Liban - nous nous y sommes habitués - mais on élève maintenant les crimes et la brutalité au rang d’idéaux. Les cours d’éducation civique expliqueront désormais comment le massacre de dizaines de milliers de femmes et d’enfants est devenu une valeur. C’est ainsi que l’on détruit une bande de terre et que l’on fait des Israéliens de meilleurs citoyens. Le génocide comme atelier pédagogique.

Ceux qui s’attendaient à un sentiment de culpabilité, à une comptabilité ou à des points d’interrogation éthiques obtiennent exactement le contraire. Quiconque s’attendait à une génération traumatisée par ce qu’elle a fait, avec des cauchemars incessants et à des pleurs dans le sommeil à cause des atrocités, reçoit en retour une fierté nationale. L’idéal sioniste, c’est maintenant la guerre qui fait rage à Gaza. Un crime terrible qui reste à définir devant les tribunaux internationaux, une guerre qui horrifie le monde entier, à juste titre, un crime qui est maintenant transformé en valeur. Une génération de lions est née ici.

Une génération de lions qui ne regarde pas un instant son œuvre en face. Elle est trop lâche. On peut comprendre la répression et le déni - sans eux, une guerre comme celle-ci ne pourrait être menée, une guerre inutile et débridée. Mais Israël a poussé la chose à un niveau encore plus inconcevable.
Jamais une telle fierté n’a été exprimée ici pour des crimes de guerre aussi horribles. Des officiers se promènent parmi les ruines de Gaza devant les caméras de télévision, tels des paons gonflés. Il n’y a pas un seul correspondant pour sauver la dignité de sa profession en demandant quelle est la signification de toute cette destruction. Quel était son but, sa légalité, sa moralité ? De quel droit avons-nous pu perpétrer de telles destructions ? Des convois de personnes les plus misérables vont et viennent sur le sable, en béquilles, en fauteuils roulants, dans des chariots conduits par des ânes affamés, des personnes prêtes à réciter au correspondant de la télévision Ohad Hamo tout ce qu’il leur demande en échange d’une goutte d’eau - et c’est ce qu’on appelle un coup journalistique pour soutenir l’orgueil professionnel d’Hamo.

Il est douteux que la télévision russe ose diffuser un spectacle aussi honteux depuis l’Ukraine. Là-bas, la honte l’empêcherait peut-être. Ici, il n’y a aucun sentiment de honte. Ni Hamo, ni Canal 12, ni les médias, ni Weigler, ni Bennett.

Ce n’est pas seulement qu’Israël a perdu tout sens de la honte. Il est fier de ses exploits. Ce n’est pas que les Israéliens considèrent la guerre comme un mal nécessaire, nous condamnant ostensiblement à vivre avec elle. Aujourd’hui, c’est un modèle de valeurs - la guerre comme poème pédagogique. Les Israéliens ont fait du transfert de troupes dans le nord de la bande de Gaza et du massacre dans le sud un patrimoine national, avec les albums photos et les musées qui suivront bientôt. Il sera beaucoup plus difficile de s’en remettre.

Bennett promet que cette génération de lions, dépourvue de conscience ou de boussole, est celle qui construira le pays pour les 50 prochaines années à venir. Imaginez un peu. Ça promet.


10/11/2024

GIDEON LEVY
Amsterdam-Gaza : un pogrom imaginaire pour justifier un génocide réel

Gideon Levy, Haaretz, 10/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un pogrom hideux et criminel [sic] contre des supporters de football israéliens a eu lieu à Amsterdam jeudi. Des pogroms similaires, perpétrés par des colons, ont lieu presque quotidiennement en Cisjordanie. Les pogroms de Huwara, par exemple, ont dépassé par leur ampleur et leur violence même l’Holocauste II à Amsterdam. Le lendemain du pogrom aux Pays-Bas, des colons violents se sont déchaînés à Surif ; deux jours auparavant, ils s’étaient déchaînés à Al-Maniya.

 Alors que des Israéliens étaient tabassés à Amsterdam, dans la bande de Gaza, des dizaines de personnes ont été tuées sans distinction, y compris de nombreux enfants, comme c’est le cas tous les jours. Les pogroms quotidiens en Cisjordanie et, bien sûr, la guerre à Gaza n’ont pas été comparés à l’Holocauste ; le président de Yad Vashem n’a pas été interrogé à leur sujet ; aucune force de secours n’a été envoyée pour sauver les victimes ; le ministre israélien des affaires étrangères et le président de la Knesset n’y ont pas vu l’occasion d’une séance de photos. Ces pogroms ont lieu tous les jours et personne ne se soucie de vous en informer.
Israël a battu jeudi un nouveau record d’auto-victimisation, et les médias ont battu un nouveau record d’incitation à la haine, d’exagération, d’alarmisme et, surtout, de dissimulation des informations qui ne cadrent pas avec le récit, que leurs consommateurs apprécient. Amsterdam était une occasion à ne pas manquer : une fois de plus, des Juifs sont tabassés en Europe.
Un fan de football du Maccabi Tel Aviv a raconté qu’il avait visité la veille la Maison d’Anne Frank - quelle coïncidence qui fait froid dans le dos - et l’animateur radio a failli fondre en larmes. La correspondante de la propagande israélienne de droite et ultranationaliste en Allemagne, Antonia Yamin, a expliqué que « l’Europe ne comprend pas le problème » : l’année dernière, 300 membres d’une famille de Khan Younès sont venus à Berlin et certains d’entre eux sont déjà connus de la police. Gaza est également à blâmer à Amsterdam. Yamin a bien sûr oublié de mentionner l’enfer d’où venait cette famille et qui l’avait créé.
C’est comme ça quand on vit dans la bulle chaude et confortable, complètement déconnectée de la réalité, dans le déni complet, que les médias israéliens construisent pour nous : nous sommes toujours les victimes et les seules victimes ; il n’y a eu un massacre que le 7 octobre; tout Gaza est à blâmer ; tous les Arabes sont assoiffés de sang ; toute l’Europe est antisémite. Vous en doutez ? Voyez la Nuit de Cristal à Amsterdam.
Et maintenant, les faits : à Amsterdam, certains supporters israéliens se sont déchaînés dans les rues avant même le pogrom : les médias israéliens n’ont presque jamais montré les cris dégoûtants « Nous allons baiser les Arabes » (en hébreu) et l’arrachage d’un drapeau palestinien légitimement accroché au balcon d’un immeuble, ce qui pourrait gâcher l’image de l’antisémitisme. Personne n’a posé la première question que la vue de la violence et de la haine à Amsterdam aurait dû soulever : pourquoi nous détestent-ils à ce point ? Non, ce n’est pas parce que nous sommes juifs.
Non pas qu’il n’y ait pas d’antisémitisme : bien sûr qu’il existe et qu’il doit être combattu, mais la tentative de tout mettre sur le dos de l’antisémitisme est ridicule et mensongère. Un vent anti-israélien a soufflé sur Amsterdam jeudi, et c’est ce qui a déclenché le pogrom. Les immigrés nord-africains, les Arabes et les Néerlandais qui se sont révoltés ont vu les horreurs commises à Gaza au cours de l’année écoulée. Ils n’ont pas l’intention de les passer sous silence.
Pour eux, les victimes sont leurs frères et leurs compatriotes. Et qui peut rester indifférent lorsque son peuple est massacré de manière aussi cruelle ? Chaque garçon de café marocain dans chaque ville néerlandaise reculée a vu bien plus de Gaza que les experts des affaires arabes en Israël. Aucune personne décente ne peut rester indifférente aux images de Gaza. Les émeutiers d’Amsterdam ont commis des actes de violence flagrants et méritent d’être condamnés et punis. Rien ne peut justifier un pogrom, ni à Amsterdam, ni à Huwara.
Mais les émeutes d’Amsterdam ont aussi un contexte, et Israël ne veut pas l’aborder. Il préfère envoyer un garde du corps avec chaque supporter israélien qui se rendra désormais en Europe plutôt que de se demander pourquoi ils nous haïssent tant et comment cette haine peut être apaisée. Après tout, elle n’avait pas éclaté de la sorte avant la guerre de Gaza.
Il s’agit là d’un autre coût de la guerre à Gaza qui aurait dû être pris en compte : le monde nous détestera pour cela. Chaque Israélien à l’étranger sera désormais la cible de la haine et de la violence. C’est ce qui arrive lorsque l’on tue près de 20 000 enfants, que l’on procède à un nettoyage ethnique et que l’on détruit la bande de Gaza. C’est une petite bizarrerie du monde : il n’aime pas ceux qui commettent ce genre de crimes.

 NdT
1-Mais que fait donc Israël dans l’Europa League ?
2-Les détenteurs d’un passeport israélien peuvent voyager dans 128 pays du monde, dont ceux d’Europe à une seule exception (Arménie), sans visa
3-Les polices de l’Union européenne surveillent les hooligans, tifosi et autres supporters de près et les fichent, mais apparemment pas les 2 700 “Maccabi Fanatics” débarqués à Amsterdam. Or, à l’occasion du match de Conference League face à Olympiakos en mars 2024, les fanatics du Maccabi Tel Aviv avaient à nouveau fait parler d’eux en agressant sauvagement trois personnes sur la place Syntagma à Athènes. Un lynchage en règle qui avait envoyé une des victimes, d’’origine arabe, à l’’hôpital.
4-Les autorités turques viennent d’interdire la tenue, prévue pour le 28 novembre, d’un match entre Beşiktaş et Maccabi, qui devrait se tenir dans un “pays neutre” (le Groenland ? Les îles Kamchatka ? Les Galapagos ?)
5-Les autorités françaises ont en revanche décidé de maintenir le match France-Israël (Ligue des Nations) prévu pour le jeudi 14 novembre au Stade de France. On annonce la venue de 70 à 90 supporters israéliens, pour la protection desquels 2 500 policiers et gendarmes seront réquisitionnés, outre plusieurs compagnies de CRS réparties dans la capitale [en tout, de 4 000 à 4 500 uniformés]. « Le Stade de France et ses abords seront bunkérisés », a déclaré une source policière au journal L’Équipe. Prix de l’opération (pour les contribuables) : un minimum de 250 000 € [plus un ensemble de primes d'un montant inconnu], soit environ 2500 € par supporter.
On vit une époque formidable
Lire aussi : Violences à Amsterdam: Qui sont les supporters du Maccabi Tel Aviv?

01/11/2024

GIDEON LEVY
Les Israéliens ne devraient pas pleurer la mort d’un salaud

Gideon Levy, Haaretz, 31/10/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Quand Bezalel Smotrich pleure, on ne peut que répondre par un rire amer. Quand Uriah Ben-Natan pleure sur la tombe de son frère Shuvael et fait son éloge funèbre, nous devons appeler la police pour qu’elle l’arrête. Lorsqu’une guerre brutale se poursuit sans fin à cause de Smotrich, Ben-Natan et de leurs semblables, nous n’avons pas à partager leur peine.


Le ministre des Finances Bezalel Smotrich à la Knesset portant deux pin’s : un gravé avec la carte d’Israël, Cisjordanie comprise, et un pin’s jaune pour les “otages”, le 9 septembre. Photo Oren Ben Hakoon


Lorsque le deuil se transforme en une incitation répugnante à commettre de nouveaux crimes de guerre, on ne peut l’ignorer, même lorsque la source est un homme qui vient de perdre son frère. Le politiquement correct doit cesser ici, ainsi que le précepte selon lequel « une personne ne peut être tenue responsable de ce qu’elle dit lorsqu’elle est en détresse ». Leur douleur n’est pas la mienne : leur douleur n’est pas celle de tous les Israéliens.
Le ministre des finances, Bezalel Smotrich, a fondu en larmes cette semaine lors d’une réunion de son parti, Sionisme religieux, à la Knesset, en évoquant les « sages, les érudits de la Torah, qui sont tombés pour défendre l’État ». Celui qui a poussé à la poursuite de la guerre et même à son escalade, et qui a empêché sa fin en exerçant le pouvoir d’extorsion de sa coalition, ne mérite pas de partager le chagrin d’autrui.
Plus que tout, Smotrich déplore le prix que la communauté sioniste religieuse a payé en sang dans la guerre, « un prix disproportionné par rapport à sa part de la population ». Cependant, il ne faut pas ignorer le rôle de ce groupe dans les horreurs de la guerre et dans sa poursuite criminelle.


Soldats israéliens en opération à Gaza, octobre 2024. Photo Tsahal

C’est une guerre de l’électorat de Smotrich. C’est la première guerre de l’extrême droite. Jamais Israël n’a mené une guerre dans laquelle la droite kahaniste a eu une influence aussi profonde.
Une forte majorité d’Israéliens la soutient. Les combats ne sont pas dirigés par les jeunes des collines, les jeunes colons juifs radicalisés de Cisjordanie. La plupart des crimes de guerre qui ont été perpétrés l’ont été par des officiers, des pilotes et des soldats de la gauche sioniste et du centre politique. En outre, il est également vrai que le Premier ministre Benjamin Netanyahou porte la plus grande part de responsabilité et de blâme pour la guerre.
Mais Israël n’a jamais mené une guerre dans laquelle les colons et leurs partisans ont eu une influence aussi décisive sur son déroulement. Par conséquent, lorsque l’un de leurs dirigeants pleure, il ne peut susciter aucune sympathie ou compassion de la part des opposants à la guerre. À cause de Smotrich et de ses semblables, il y a maintenant des millions de personnes qui pleurent sans cesse, de Beyrouth à Rafah, y compris en Israël. À cause d’eux, Israël est devenu un État paria dans lequel toute compassion et toute humanité envers l’autre est non seulement étrangère, mais considérée comme une trahison.


Un soldat de l’armée israélienne se tient debout tandis que des colons israéliens marchent pendant une visite guidée du vieux marché dans la partie palestinienne de la vieille ville d’Hébron/Al Khalil en Cisjordanie, le 22 octobre 2024, pendant la fête juive de Souccot. Photo Hazem Bader/AFP

Smotrich a pleuré les morts de sa base électorale (tout en mentionnant les autres). C’est grâce à son patronage, à son soutien, à ses encouragements et à son financement que les Shuvael ont prospéré. Le soldat Shuvael Ben-Natan a été tué la semaine dernière au Liban. Il vivait dans la colonie de Rehelim, en Cisjordanie. Ses funérailles au Mont Herzl, auxquelles des milliers de personnes ont assisté, se sont transformées en une démonstration d’incitation à la haine et d’appels au meurtre comme on n’en avait jamais vu en Israël. Sous le couvert du deuil, les masques sont tombés. Au Mont Herzl, le chat est sorti du sac, et il est violent, criminel, raciste, pogromiste, néo-nazi. Les Smotrich l’encouragent.

Il était connu sous le nom de « Shuvi le Madlik » [madlik, dérivant du radical d/l/k - delek= essence, hadlaka= éclairage, l’hadlik=allumer -signifie en hébreu à la fois « celui qui  allume les cierges de shabbat » et, par extension « incendiaire » et, en langage familier, « grand, cool, super ». On peut supposer un troisième sens : une grande partie des colons étant d’origine US, madlik en anglo-hébreu pourrait se référer à l’anglais mad (fou, comme Mad Max) augmenté d’une désinence hébraïsante, lik, NdT], pour son habitude d’incendier des maisons palestiniennes « pour s’amuser ». Lors de ses funérailles, ses amis ont parlé de lui avec tendresse et admiration. Il y a un an, il avait été arrêté, soupçonné d’avoir tué un paysan palestinien qui récoltait innocemment ses propres olives. Ben-Natan a été rapidement relâché, là aussi dans l’esprit de l’ère Smotrich.


Bilal Saleh, assassiné par Shuvi le Madlik près de Naplouse l’année dernière.

Voici comment son frère Uriah a fait son éloge funèbre : « Tu es allé à Gaza pour te venger, autant que possible - les femmes, les enfants, tous ceux que tu voyais, autant que possible, c’est ce que tu voulais... Nous pensions que nous allions massacrer l’ennemi, les massacrer tous, les chasser du pays ici... Tout le peuple d’Israël devrait pouvoir te venger. Une vengeance sanglante : non pas la vengeance des maisons brûlées, ni la vengeance des arbres brûlés, ni la vengeance des véhicules brûlés, mais la vengeance du sang versé de vos serviteurs ».

 Pendant un moment fort, la vraie nature des colons violents d’Israël a été pleinement révélée. Sous le couvert de la guerre, ils se déchaînent non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie, à une échelle sans précédent qu’ils n’avaient jamais atteinte auparavant, avec l’aimable autorisation de Smotrich.

Il est inutile d’imaginer ce qui se serait passé si un Palestinien endeuillé avait utilisé des mots similaires sur la tombe de son propre frère. Inutile parce que le corps d’un terroriste palestinien, contrairement à celui d’un terroriste juif, ne serait pas rendu à sa famille.




14/10/2024

GIDEON LEVY
Le retour de la morgue : l’arrogance démesurée d’Israël est une recette pour le désastre

Gideon Levy, Haaretz, 13/10/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 L’arrogance israélienne est de retour, pour de bon. Qui aurait cru qu’un an après le 7 octobre, elle reviendrait, et à une telle échelle. Après avoir vaincu le Hamas et détruit la bande de Gaza, nous sommes en train de vaincre le Hezbollah et de détruire le Liban - et nous nous tournons déjà vers l’Iran.

Le dialogue israélien évoque déjà un changement de régime dans ce pays, discute de l’assassinat de l’ayatollah Ali Khamenei et délibère entre des frappes sur des installations nucléaires et des frappes sur des installations pétrolières. Israël est dans un état d’orgueil démesuré. Du fond du gouffre et de l’esprit brisé de la déroute du 7 octobre - elle a été comparée à l’Holocauste - aux sommets de l’arrogance du changement de régime et du déplacement des peuples dans tout le Moyen-Orient. Et tout cela en l’espace d’un an. Cela se terminera dans les larmes et le sang.

C’est dans la nature de l’orgueil démesuré, par définition, que de se terminer par un désastre. C’est dans la nature d’une volatilité aussi extrême, d’un holocauste fictif à une victoire fictive, de s’effondrer.

Pendant ce temps, des millions de personnes fuient l’armée israélienne pour sauver leur vie, déplacées, réfugiées, démunies, désespérées, blessées, orphelines et estropiées dans des cortèges de souffrances sans fin à Gaza et au Liban. Bientôt en Cisjordanie et peut-être aussi en Iran. Jamais autant de personnes n’ont fui la terreur d’Israël, pas même lors de la Nakba de 1948. Elles n’oublieront jamais ce qu’Israël leur a fait. Jamais. Pour Israël et les Israéliens, cela apporte non seulement de la joie, de la satisfaction et de la fierté nationale, mais aussi un trip de toute-puissance comme ils n’en ont jamais vu, certainement pas depuis 1967.

Les succès militaires, aussi impressionnants soient-ils, rendent Israël fou. La façon dont nous avons fait sauter les bipeurs et dont nous avons tué leurs chefs : tout le monde se congratule. L’attaque contre l’Iran risque d’en faire la démonstration. Mais les succès militaires ne sont pas le plus important. Qu’est-ce qui va suivre ?

Israël estime que le ciel est la limite de ses attaques, de ses conquêtes, des tueries et des destructions qu’il est capable de semer. Et rien ne l’arrêtera. Jamais auparavant il ne s’est tenu ainsi devant un but vide, convaincu qu’il a reçu l’occasion de donner le coup de pied de sa vie. L’un après l’autre, nous avons vu s’écrouler les châteaux de cartes que l’on craignait tant : les roquettes de Gaza, les missiles du Liban, les missiles de croisière du Yémen et les missiles balistiques de l’Iran n’impressionnent plus personne.

L’impuissance de la communauté internationale, et notamment des USA, renforce le sentiment d’ivresse. Tout est possible. Il semble qu’Israël puisse poursuivre sans entrave ses campagnes de conquête et de punition à la Genghis Khan. L’USAmérique le supplie d’arrêter ; ses supplications ne font aucune impression sur les Israéliens. Et pour cause.

Mais Israël pourrait découvrir que ses étonnantes victoires ne sont rien d’autre qu’un piège à miel fatal, comme la victoire enivrante de 1967, dont nous mangeons encore aujourd’hui les fruits pourris. Ce qui est présenté comme des capacités militaires illimitées risque de se terminer par une victoire à la Pyrrhus. À Gaza, Israël continue de maltraiter des millions de malheureux, même après avoir annoncé que le Hamas avait été militairement vaincu. Pourquoi continuer ? Parce qu’il le peut. Bientôt au Liban aussi.

Le châtiment inutile et dangereux de l’Iran est discuté publiquement depuis des jours, comme s’il n’y avait pas d’autre pays qu’Israël, pas de limite à ses possibilités et personne qui puisse arrêter sa soif de pouvoir. En l’absence d’un véritable ami qui le ferait, il ne s’arrêtera jamais de lui-même, jusqu’à ce qu’un désastre le frappe. Et cela risque de se produire. Les succès militaires ont tendance à être trompeurs et éphémères.

Les masses du monde finiront par être rejointes dans leur aversion par leurs gouvernements, et un jour (lointain), tout le monde en aura sa claque. Israël ne bénéficie d’aucun soutien international, à l’exception des USA et de l’UEurope. Il est vrai que ceux-ci n’ont pas encore bougé le petit doigt, mais un jour, leur opinion publique pourrait changer la donne.

L’histoire est pleine de pays ivres de puissance qui n’ont pas su s’arrêter à temps. Israël s’en approche. En attendant, la pensée de millions de personnes au Moyen-Orient fuyant dans la terreur devant lui, souffrant d’une douleur et d’une humiliation indescriptibles sous nos bottes, devrait faire reculer de honte et de peur chaque Israélien. Au lieu de cela, ce spectacle remplit le cœur des Israéliens de fierté et les encourage à en redemander. Et il n’y a pas moyen d’arrêter ça.

 

 

06/10/2024

GIDEON LEVY
Les Israéliens doivent sortir de la Shiva’h* pour le 7 octobre qui dure depuis un an

NdT

*Shiv’ah (שבעה hébreu pour « sept » ) est le nom de la période de deuil observée dans le judaïsme par sept catégories de personnes pendant une semaine de sept jours à dater du décès ou de l’enterrement d’une personne à laquelle ces personnes sont apparentées au premier degré, où elles sont soumises à différentes règles rompant leur quotidien habituel.

Gideon Levy, Haaretz, 6/10/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Le 7 octobre 2023 est passé ; le 7 octobre 2024 passera lundi. Il y a un an, cette journée a déclenché des catastrophes d’une ampleur qu’Israël n’avait jamais connue et a changé le pays. Israël s’est arrêté le 7 octobre 2023, l’a adopté depuis et a refusé de lui dire au revoir.


Enterrement de Nadav et Yam Goldstein-Almog, tués le 7 octobre, au kibboutz Shefayim. Photo Tomer Applebaum

L’ampleur de la catastrophe pourrait l’expliquer, mais on ne peut s’empêcher de soupçonner que l’engagement obstiné, incessant et singulier à l’égard du 7 octobre, sans reprendre son souffle et sans laisser de place à quoi que ce soit d’autre, a d’autres objectifs. Pour les Israéliens, le 7 octobre justifie tout ce qu’Israël a fait depuis. C’est leur certificat de cacherout.

Se complaire dans notre désastre nous empêche de nous positionner face aux désastres que nous avons ensuite infligés à des millions d’autres personnes.

La vie de nombreux Israéliens s’est arrêtée le 7 octobre ; elle a été bouleversée et détruite. Il suffit de lire les remarques déchirantes d’Oren Agmon, qui a perdu son fils (Uri Misgav, Haaretz en hébreu, 2 octobre). Non seulement c’est un devoir de mémoire, mais il est impossible d’oublier cette atrocité.

Mais avant l’anniversaire, le temps est venu de guérir un peu, d’ouvrir les yeux sur ce qui s’est passé depuis. Il faut admettre, tardivement, que lorsqu’on parle de « massacre », il ne s’agit pas seulement de celui du 7 octobre. Celui qui a suivi est bien plus grand et bien plus horrible.

L’attachement d’Israël à son deuil a des racines profondes. Nous avons été élevés dans cette optique. Aucune autre société ne pleure ses morts de la sorte. Il y a aussi ceux qui associent le deuil aux médias et au système éducatif - ils disent que cela unit un peuple.

Dans les années 1960, nous chantions « Dudu » et pleurions un soldat que nous ne connaissions pas, sous l’égide de nos guides suprêmes. Israël possède plus de monuments commémoratifs que n’importe quel autre pays de sa taille et de son nombre de victimes : un monument pour huit morts, alors que l’Europe, qui a enterré des millions de ses enfants, compte un monument pour 10 000 morts.

Chaque mort est une perte; la mort d’un jeune homme l’est encore plus. Il n’est pas certain que la mort d’un fils par maladie ou accident soit plus facile à vivre pour ses parents et amis que sa mort au combat. On peut supposer que si le jeune Adam Agmon était mort d’un anévrisme, son père n’en aurait pas moins pleuré.

L’industrie du mythe a poussé sa mort plus loin. Elle a imposé un deuil national à tout le monde, et de manière encore plus forcée au cours de l’année écoulée. Dans le même temps, elle a empêché de traiter le deuil d’une autre nation et a même interdit de le reconnaître. Pour Israël, un tel deuil n’existe pas, et quiconque s’obstine à soutenir le contraire est un traître.

Il est étonnant qu’un pays en deuil absolu ose nier de manière aussi éhontée l’existence d’un autre deuil et le considère comme illégitime.

Même les Russes aiment leurs enfants, chantait Sting, mais dites-le aux Israéliens qui sont convaincus que les Palestiniens n’aiment pas les leurs. J’ai couvert le deuil du peuple palestinien pendant des décennies et je peux affirmer avec force qu’ils pleurent comme nous. Les parents endeuillés sont des parents endeuillés, mais vous ne pouvez même pas dire ça aux Israéliens, surtout pas au cours de l’année écoulée, alors qu’ils sont recroquevillés sur leur deuil et ne veulent rien entendre d’autre.

L’année écoulée, une année de grand deuil, a élevé ces tendances à des niveaux méconnaissables. Une année d’histoires déchirantes d’otages et de récits d’héroïsme suprême incessant, de mort, d’héroïsme et d’un peu de kitsch. Je ne veux pas prendre à la légère la douleur individuelle et nationale, mais lorsqu’elle devient presque le seul sujet, pendant une période aussi longue, il semble qu’elle soit destinée à distraire et à détourner l’attention de l’essentiel.


Des Gazaouis devant les corps enveloppés de proches tués lors d'un bombardement israélien sur Gaza dans la nuit du 2 au 3 octobre. Photo : Omar Al-Qattaa/AFP

J’ai la gorge serrée lorsque je lis les mots nobles et émouvants d’Oren Agmon. Ma gorge se serre tout autant en entendant des pères endeuillés en Cisjordanie et à Gaza.

À la fin d’une année de deuil, il est nécessaire de sortir de la shiva’h du 7 octobre et de commencer à regarder vers l’avant, vers un endroit où nous pouvons aller - dont personne ne sait où il se trouve - au lieu de n’entendre que les mots de l’héroïsme d’Israël et de son deuil sempiternel.

 

 

22/09/2024

GIDEON LEVY
La “grande chance” d’Israël: une autre guerre
La course à l'abîme des sionihilistes

Gideon Levy, Haaretz, 22/9/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Après avoir épuisé la grande occasion de Gaza, Israël se tourne vers l’épuisement de la prochaine grande occasion, une guerre au Liban. En matière de guerre, Israël est le pays des opportunités illimitées. Chaque guerre est une opportunité et chaque opportunité amène une guerre.

Y a-t-il un problème à Gaza ? La guerre. Y en a-t-il un à la frontière nord ? Une autre guerre. De nombreux Israéliens sont enthousiastes. Après tout, ils attendent une telle occasion depuis des années. D’autres la soutiennent en silence, sous un nuage oppressant, et presque tous sont convaincus qu’il n’y a pas d’autre option.

 C’est une chose de considérer la guerre comme une horrible nécessité, mais c’en est une autre lorsqu’elle est perçue comme une opportunité : une opportunité de façonner un nouveau monde, une nouvelle réalité, une meilleure réalité. Le Hamas sera éradiqué, les otages libérés et le Hezbollah ridiculisé. Les habitants évacués du nord retourneront chez eux, la Galilée prospérera et ses fleurs s’épanouiront. Il en ira de même pour les communautés situées le long de la frontière de Gaza. Quelle merveilleuse opportunité que la guerre.

Le fait que, tout au long de son histoire, Israël n’ait pas encore entrepris une seule guerre qui ait amélioré sa situation ou résolu ses problèmes, certaines d’entre elles, comme la guerre de 1967, ayant même, sans le reconnaître, aggravé sa situation, n’a convaincu personne. Il suffit d’attendre la prochaine guerre. Elle résoudra tous nos problèmes une fois pour toutes.

« Une fois pour toutes », c’est la “victoire totale” d’antan. Après avoir soi-disant vaincu le Hamas - une fois pour toutes - Israël vaincra également le Hezbollah, une fois pour toutes. Le problème, c’est que ça se termine toujours par quelques années de calme suivies d’une guerre pire que les précédentes. Les partisans d’une grande guerre au Liban expliquent aujourd’hui leur soif de revoir les FDI aux abords de Beyrouth en disant qu’il s’agit d’une grande opportunité.

Au cours du week-end, ils ont exhorté les décideurs à agir. Après tout, ont-ils fait valoir, les 500 personnes devenues aveugles au Liban à la suite de l’explosion de bipeurs constituent une occasion en or qui ne se représentera pas de sitôt. Alors, qu’attendez-vous pour déclencher la guerre ?

Le concept même de la guerre en tant qu’opportunité révèle un état d’esprit malsain. Considérer la guerre comme le seul et principal moyen de résoudre les problèmes suggère une distorsion mentale. Mais dans un pays où Karni Eldad, chroniqueuse au quotidien Israel Hayom, qualifie les dizaines de morts, les milliers de blessés et les centaines de personnes rendues aveugles par l’explosion de bipeurs au Liban « d’immense cadeau à notre nation, qui le mérite grandement à l’approche de la nouvelle année », on ne s’étonne de rien.

Une vraie tueuse sionihiliste : Karni Eldad, une ancienne de Haaretz passée avec armes et bagages au quotidien gratuit Israel Hayom, mégaphone likoudien propriété du milliardaire Sheldon Adelson

« Les coups incroyables portés à l’ennemi au nord étaient exactement ce dont notre nation avait besoin : l’élégance, la précision, l’humiliation, le fait de penser un million de fois à l’avance », a-t-elle déclaré avec lyrisme. Un million de pas en avant. Cependant, pour les personnes saines d’esprit, la guerre n’est qu’une occasion d’effusion de sang, de destruction et de perte.

L’école qui a adopté le concept « une fois pour toutes » semble particulièrement stupide après la guerre à Gaza. Après tout, cette guerre était censée résoudre nos problèmes une fois pour toutes. Aucun d’entre eux n’a été résolu après une année de combats acharnés, avec des dizaines de milliers de morts et une destruction totale. Israël sortira de la guerre de Gaza dans une situation bien pire que celle dans laquelle il est entré.

Comment peut-on même penser qu’une guerre contre un ennemi beaucoup plus puissant, sur un terrain beaucoup plus difficile, avec une armée épuisée, confrontée à la réprobation mondiale, aboutira à un meilleur résultat que le fiasco de Gaza ? Cela ne peut que signifier que la plupart des Israéliens n’ont pas encore pris conscience de l’ampleur de l’échec à Gaza. Ils ne sont pas encore parvenus à la conclusion évidente qu’il aurait mieux valu qu’Israël ne se lance pas dans une guerre à Gaza, pour ensuite se précipiter vers Sidon. Tout comme dans le cas de Rafah, il n’y a rien. Il y a des protestations, mais pas contre une guerre.

Il est difficile d’imaginer une telle conjonction de développements inconcevables : alors que les soldats continuent de tuer, d’être tués et de semer la ruine à Gaza, inutilement et sans but, d’autres forces se dirigent vers le nord pour une guerre encore plus maudite, elle aussi destinée à résoudre les problèmes une fois pour toutes. Et tout le monde voit les voix et achète les mensonges. Après le Liban, nous nous attaquerons à l’Iran. Là aussi, nous aurons une opportunité, là aussi nous résoudrons nos problèmes une fois pour toutes.

Prévenons un autre Holocauste : bombardons lIran
Carlos Latuff, 2010

 

13/09/2024

GIDEON LEVY
Quand Tsahal dit “Mort aux instigateurs” : c’est ainsi qu’une manifestante usaméricaine est tuée

Gideon Levy, Haaretz, 12/9/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Tsahal est redevenue l’armée la plus morale du monde. Quatre jours seulement se sont écoulés depuis que ses soldats ont tué la militante usaméricain des droits humains  Ayşenur*  Ezgi Eygi, avant que l’enquête approfondie lancée par l’armée ne s’achève, aboutissant à la conclusion absolutoire que « la civile a été touchée par les tirs non ciblés et non intentionnels d’une force des FDI qui visait un instigateur clé ». Des tirs non ciblés et non intentionnels qui visaient... Vous avez compris ? J’en doute.

L’endroit où  Ayşenur  Ezgi Eygi a été tuée, en Cisjordanie, dimanche. Photo Ammar Awad/Reuters

Pendant que le porte-parole des FDI descendait le long d’une corde dans un shoiw montrant le tunnel dans lequel six otages avaient été exécutés, pour montrer au monde les terribles conditions dans lesquelles ils avaient été détenus (quand nous emmèneront-ils à la base militaire de Sde Teiman pour nous montrer les conditions choquantes de détention des Palestiniens menottés et kidnappés ?), des soldats de sa propre unité mettaient au point l’explication alambiquée pour l’homicide volontaire d’une femme innocente.

Rassemblement devant l’hôpital Rafidia pour protester contre l’assassinat d’ Ayşenur Ezgi Eygi, 26 ans, le 8 septembre 2024, à Naplouse. Photo Issam Rimawi/Anadolu Ajansi 

Il est inutile de préciser que cette enquête approfondie n’avait pour but que d’apaiser les USAméricains, dont le président s’était dit « troublé » par l’assassinat d’une citoyenne de son pays. Ne vous inquiétez pas, l’annonce contournée de l’armée suffit à apaiser les inquiétudes présidentielles. La dernière chose qui dérange la Maison Blanche, c’est l’assassinat d’une militante qui s’identifie aux Palestiniens. Ceux qui auraient dû être troublés par cette explication sont ceux qui ne s’intéressaient pas à toute l’histoire au départ : les Israéliens. Le porte-parole des FDI a déclaré : mort aux instigateurs. Des soldats ont tiré sur un instigateur pour l’exécuter, touchant par erreur une autre instigatrice. Ce sont des choses qui arrivent. En d’autres termes : un changement radical des règles d’engagement, désormais officiellement déclaré.

 

Funérailles d’ Ayşenur à Naplouse, lundi 9 septembre 2024 

 

Si, par le passé, il était nécessaire de prouver la présence d’un danger, il suffit désormais de discerner l’instigation. Et qui est au juste un instigateur ? Quelqu’un qui appelle à la libération du peuple palestinien lors d’une manifestation? Quelqu’un qui demande le démantèlement de l’avant-poste provocateur d’Evyatar ? Quelqu’un qui manifeste pour ses droits sur sa terre ? En d’autres termes : lorsque les soldats de Tsahal discerneront une instigation, ils tireront désormais pour tuer l’instigateur, sur ordre.

Comment disions-nous ? L’armée la plus morale du monde. Il est fort douteux que le porte-parole de l’armée russe oserait admettre que son armée tire pour tuer les instigateurs.

Pour les soldats de l’armée de propagande du porte-parole Daniel Hagari, l’« instigation », quoi que ça signifie, est une raison d’exécuter quelqu’un. Tout ce qui reste à prouver, c’est la mauvaise maîtrise du tir des soldats, qui visaient un incitateur (le « principal ») mais en ont touché une autre. Rien n’est plus facile que de qualifier la touriste usaméricaine d’instigatrice : elle était en faveur de la justice pour les Palestiniens. Les procédures seront affinées et les soldats seront envoyés au stand de tir pour s’entraîner davantage. Veuillez vérifier les passeports avant la prochaine exécution. Il vaut mieux ne pas frapper les USAméricains. Personne n’enquêtera sur l’assassinat d’une jeune Palestinienne de 13 ans [Banya Laboum] le même jour, dans un village voisin. Personne ne s’émeut de cette affaire. Peut-être qu’elle aussi instiguait alors qu’elle se tenait à sa fenêtre ?

Un soldat tire pendant une manifestation et un manifestant est tué. Quoi de plus normal ? Mais notre collègue Jonathan Pollak, qui se trouvait dans le village lors de la fusillade, affirme que les soldats ont tiré sur l’activiste 20 minutes après la fin des affrontements. Si c’est le cas, il s’agit d’un meurtre de sang-froid. C’était la première et dernière manifestation d’ Ayşenur.

Mais ce qui devrait vraiment nous préoccuper, c’est le sous-texte de l’annonce du porte-parole de l’IDF : L’instigation est une cause d’exécution. Mais l’instigation a plusieurs visages. Si un appel à la liberté des Palestiniens est une instigation passible de la peine de mort, on s’engage sur une pente glissante. Pourquoi la police n’est-elle pas autorisée à tuer les instigateurs des manifestations de la rue Kaplan ? Et que dire des plus grands instigateurs au sein du gouvernement et des médias, qui appellent à « raser » Gaza ou à « tondre la pelouse », estimant que les habitants de cette région méritent tous de mourir. Snipers, ouvrez le feu. Vous y êtes autorisés par Hagari.

NdT
* Ayşenur [= Aychènour] : graphie turque de l’arabe
أأيشنور, “lumière de vie”


-Je suis Américaine
-Moi aussi
Mohammed Sabaaneh

08/09/2024

GIDEON LEVY
La société israélienne a vraiment sombré dans la cruauté, la violence et l’apathie : il suffit de nous regarder

Gideon Levy, Haaretz, 8/9/2024
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala 

Vendredi 6 septembre, 11 enterrements ont eu lieu dans le camp de réfugiés de Jénine. Huit des personnes décédées étaient des résidents du camp qui ont été tués par l’armée israélienne ; trois sont morts de causes naturelles. Aucun d’entre eux n’a pu être enterré au cours des dix jours précédents, en raison de l’opération brutale des Forces de défense israéliennes dans le camp. Les corps de cinq autres personnes ont été saisis par l’armée pour ses besoins.



Photos Nasser Nasser/AP

Vendredi matin, les FDI ont quitté le camp, après avoir mené à bien la mission qui a reçu le nom sadique d’Opération Camp d’été, et les habitants ont commencé à retourner dans ce qui restait de leurs maisons après le camping de l’armée. Ils étaient en état de choc.

Un homme a déclaré samedi que les images étaient encore pires que les scènes de destruction après l ‘opération Bouclier défensif de 2002 et que le comportement des soldats pendant ces dix jours terribles avait été plus violent et vicieux que jamais. L’esprit de la guerre à Gaza est devenu le zeitgeist de l’armée.

Mon interlocuteur, Jamal Zubeidi - qui avait déjà perdu neuf membres de sa famille dans la lutte palestinienne, dont deux de ses fils, et qui a perdu la semaine dernière Hamudi, le fils de son neveu Zakaria Zabeidi - est retourné une fois de plus dans une maison en ruine, comme en 2002. Pendant les dix jours de l’opération, il s’est caché dans la maison de sa fille, dans la montagne. Environ deux tiers des quelque 12 000 résidents du camp ont été évacués, conduits en colonnes de réfugiés sous la supervision des soldats, comme à Gaza.

 Alors que les habitants de Jénine enterraient leurs morts, les soldats ont tiré sur une jeune fille de 13 ans et l’ont tuée. Banya Laboum est morte dans sa maison du village de Qaryout, dont les habitants ont tenté de se défendre après que des colons ont mis le feu à leurs champs. Les colons font une émeute, l’armée arrive - et tue curieusement des Palestiniens. Les médias appellent ces incidents des « confrontations ». La victime d’un viol affronte son violeur, la victime d’un vol son voleur. Dans la folie de l’occupation, l’agresseur est la victime et la victime est l’agresseur.


À peu près au même moment, non loin de Qaryout, dans le village de Beita, des soldats ont tué une manifestante - une militante usaméricain des droits humains qui était également citoyenne turque.  Ayşenur Ezgi Eygi a reçu une balle dans la tête lors d’une manifestation contre la colonie sauvage d’Evyatar, construite sur les terres du village et qui a déjà coûté la vie à au moins sept Palestiniens.

La Maison Blanche s’est déclarée « profondément troublée par cette mort tragique ». Mais il ne s’agit pas d’une « mort tragique ». Jonathan Pollak, un journaliste de Haaretz, a déclaré avoir vu les soldats sur un toit : « J’ai vu les soldats tirer. J’ai vu les soldats tirer... Je les ai vus viser », ajoutant qu’à ce moment-là, il n’y avait pas d’affrontements actifs. Quant à la « profonde perturbation » à la Maison Blanche, elle passera rapidement.

Le président Joe Biden n’a pas appelé la famille de la femme, comme il a appelé la famille Goldberg-Polin ; Ezgi Eygi n’a pas non plus été déclaré héroïne usaméricaine, comme l’a été Hersh Goldberg-Polin, qui avait été enlevé et exécuté.


Samedi, Josh Breiner a publié une vidéo filmée dans la prison de Megiddo le matin des meurtres criminels, dans laquelle des dizaines de Palestiniens sont allongés sur le sol - prostrés, à moitié nus, les poignets liés dans le dos - tandis que des gardes israéliens passent devant eux ; l’un d’eux tient un chien policier qui passe à quelques centimètres des visages des détenus, aboyant vicieusement.

Le drapeau israélien flotte au-dessus de ce spectacle honteux - un cadeau à Itamar Ben-Gvir. L’administration pénitentiaire israélienne a rassuré la poignée d’observateurs indignés : « C’est un exercice de routine ». C’est de la routine. Un divertissement ordinaire de l’administration pénitentiaire, une cérémonie de Shabbat pour les gardiens sadiques.

Tout cela s’est passé un vendredi, un jour ordinaire. Israël a baillé. Il a été beaucoup plus bouleversé par l’ arrestation (exaspérante) d’une jeune femme juive qui avait jeté une poignée de sable sur Ben-Gvir en goguette familiale sur la plage de Tel Aviv que par la fusillade mortelle d’une femme non juive qui était motivée par des principes au même titre que la jeune femme de Tel-Aviv.

Dans les ruines du camp de réfugiés de Jénine, Jamal Zubeidi tente de mesurer l’étendue des dégâts subis par sa maison, dont les soldats ont jeté le contenu dans la rue. Il n’y avait plus d’électricité dans le camp et l’obscurité s’est abattue sur lui. Au cours de nos longues années d’amitié, je n’avais jamais entendu Zubeidi parler avec autant de désespoir. « Ils reviendront et nous reviendrons. Une nouvelle génération arrivera. Cela ne s’arrêtera pas là », a-t-il déclaré avec lassitude.

Regardez ce qui s’est passé vendredi dans le camp de réfugiés de Jénine, à Qaryout, à Beita et dans la prison de Megiddo - et peut-être nous verrez-vous, enfin.