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07/12/2024

LÉOPOLD LAMBERT
Casablanca 1952 : l’architecture au service de la lutte anticoloniale ou de la contre-révolution


Léopold Lambert, The Funambulist, 9/8/2018
Traduit par
Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala

Je me suis récemment rendu en Algérie pour faire quelques recherches en vue de mon prochain livre consacré à l’espace de l’état d’urgence français ; j’espère écrire bientôt quelques-uns de ces articles non rigoureux à ce sujet mais, en attendant, j’aimerais écrire un court article sur une lutte de libération nationale contre l’empire colonial français que nous évoquons généralement moins souvent que la Révolution algérienne : la lutte de libération marocaine. Un moment de cette lutte revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre le colonialisme et l’architecture, notamment en la comparant aux stratégies adoptées par les gouvernements français successifs en Algérie dans les années qui suivront ce moment spécifique. 

L’événement dont il est question ici consiste en deux journées de grève et de manifestations organisées par l’Union. Générale des Syndicats Confédérés du. Maroc (UGSCM) et le principal parti nationaliste marocain (Istiqlal) en décembre 1952, décrites avec précision par Jim House dans un essai intitulé « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? ».(Genèses vol. 86, 2012). Bien que cet article soit partiellement motivé par la tentative de traduire certains éléments de la description de la grève de 1952 par House (ce à quoi la première partie de cet article est consacrée), il trouve également sa motivation dans l’absence, dans son article, de considération pour la transformation urbaine massive que les autorités coloniales entreprenaient à l’époque. Ce point, ainsi que ce qu’il nous apprend sur les responsabilités des architectes dans la contre-révolution coloniale, fera donc l’objet de la deuxième partie de cet article.


Farhat Hached (en costume sombre) en tête d'une manifestation de l'UGTT, la confédération syndicale tunisienne


Une manifestation anticoloniale dans les Carrières Centrales de Casablanca

Le 5 décembre 1952, le nationaliste et syndicaliste tunisien Ferhat Hached est assassiné dans un complot qui semble impliquer les autorités coloniales françaises en Tunisie. En guise de réponse transnationale, l’UGSCM marocaine et l’Istiqlal organisent une grève générale au Maroc le 7 décembre. Cette grève trouve son origine dans le bidonville des Carrières Centrales (aujourd’hui Hay Mohammadi) à Casablanca, où vivent plus de 130 000 colonisés. Certains d’entre eux ont quitté les zones rurales du pays pour venir s’installer ici ; d’autres ont été déplacés en 1938 du centre-ville après qu’une épidémie de typhoïde a servi de prétexte aux autorités pour détruire les petits bidonvilles adjacents aux « quartiers européens » et expulser leurs habitants en dehors de ce qui était alors les limites de la ville. 

Le bidonville massif qui existe donc au début des années 1950 est considéré par les autorités françaises comme une menace politique pour l’ordre colonial - nous verrons dans la deuxième partie en quoi a consisté la stratégie contre-révolutionnaire qui s’en est suivie. En conséquence, un plan de répression spécifique est mis en place pour répondre à tout mouvement anticolonial dans les Carrières Centrales : en plus des policiers français et marocains (ces derniers étant sous les ordres du makhzen), les autorités coloniales imaginent plusieurs niveaux de renforts militaires tels que des tirailleurs marocains ou sénégalais, des goums (unités militaires berbères), et d’autres branches de l’armée coloniale.

La grève organisée à l’origine par l’Istiqlal est appelée « grève des souris ». Elle consiste à refuser de sortir de chez soi pour aller travailler. Dans la soirée du 7 décembre cependant, des crieurs publics circulent dans le bidonville pour déclarer que la grève est interdite et que tout le monde devra ouvrir son magasin comme un jour normal. Quelques instants plus tard, la police ouvre le feu sur les habitants qui leur jetaient des pierres en réponse à l’interdiction. Les manifestants se rassemblent devant le poste de police local ; certains sont tués par balle. Les policiers entreprennent alors de fouiller le bidonville et pénètrent systématiquement dans les maisons, tandis que des militants nationalistes sont arrêtés. Le lendemain, les colons qui vivent à proximité sont évacués et de nouveaux tirs sont effectués par la police dans le quartier, tuant notamment un garçon de 15 ans qui creusait une tranchée à l’intérieur de sa maison pour protéger sa famille.

Dans l’après-midi du 8 décembre, une marche massive est organisée, quittant les quartiers pauvres marocains et se dirigeant vers le centre-ville, vers la Maison des Syndicats, où une réunion est prévue. En décrivant les événements, la presse française évoque une « tentative d’invasion de la ville européenne ». La police tire et tue au moins 14 personnes dans le cortège. De nombreuses autres personnes sont arrêtées. Certaines sont relâchées en petit nombre au milieu d’une foule de colons qui les agressent. Pendant ce temps, d’importants renforts militaires sont appelés pour circonscrire les quartiers pauvres marocains. Des avions de reconnaissance volent à basse altitude au-dessus de ces quartiers dans un effort qui relève autant de la surveillance que de l’intimidation. De même, des chars légers et des mitrailleuses paradent autour des Carrières Centrales. Dans le quartier lui-même, la police marocaine oblige les habitants à ouvrir leurs magasins et détruit ceux qui restent fermés, dans ce qui préfigure la réponse française à la grève générale organisée par le FLN en Algérie cinq ans plus tard.

Dans les jours qui suivent, des milliers de policiers et de soldats sont déployés dans les quartiers marocains et 1206 personnes sont jugées coupables d’atteinte à lordre public par les tribunaux coloniaux. Certains des manifestants arrêtés sont torturés à l’électricité dans les commissariats - préfigurant là encore les années suivantes de la révolution algérienne (1954-1962). 51 syndicalistes français, proches du mouvement nationaliste marocain, sont également expulsés vers la France.

Comme c’est souvent le cas dans les massacres coloniaux (l’État ayant tout intérêt à empêcher les archives d’exister), le nombre de manifestants tués au cours de ces journées de répression reste flou, mais se situerait entre 100 et 300. (Jim House, « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? », 2012).

 
Le Plan Écochard et le bidonville. Photothèque du ministère de l’habitat marocain


Les architectes et la contre-révolution

Comme mentionné plus haut, les informations fournies par Jim House dans son essai sont extrêmement précieuses, mais omettent également de mentionner comment les Carrières Centrales ont été en même temps le lieu d’une transformation urbaine drastique qui reste aujourd’hui bien connue dans l’histoire de l’architecture. Le récit politique et historique n’implique donc pas l’architecture et, sans surprise, la plupart des récits architecturaux n’impliquent pas la violence du colonialisme ou le font avec trop peu d’insistance. 

Alors qu’il était directeur de la Direction de l’urbanisme du Maroc (1946 à 1952), l’architecte et urbaniste français Michel Écochard a conçu un plan directeur pour les Carrières Centrales, avec son collectif, dont le nom, GAMMA pour Groupe d’Architectes Modernes Marocains, trompe sur le type d’architectes impliqués (« marocains » signifie ici français et occidentaux au Maroc, comme Shadrach Woods ou Georges Candilis).

Comme mentionné ci-dessus, ce plan directeur et sa grille reconnaissable de 8×8 mètres, ainsi que ses tentatives (plus ou moins orientalistes) de l’adapter à la population marocaine, appartiennent à l’histoire canonique de l’architecture. Dans les rares occasions où le contexte politique de ce projet est mentionné (pas « simplement » l’ordre colonial français au Maroc, mais aussi la suppression du mouvement nationaliste marocain), ce contexte est compris comme l’arrière-plan du projet, plutôt que comme son essence même.

Il s’agit, à mon avis, d’une dimension fondamentale pour comprendre, non seulement le rôle de l’architecture ici, non seulement la relation que l’architecture entretient avec le colonialisme, mais plus largement, la fonction même de l’architecture dans la cristallisation et l’application des ordres politiques (et, dans de très rares occasions peut-être, des désordres).


En d’autres termes, nous ne devrions pas simplement être frappés par le fait que le massacre de 1952 s’est produit alors que la transformation urbaine du bidonville était en cours - nous devrions considérer cette transformation comme l’effort colonial pour faire taire le mouvement anticolonial, comme ce sera plus tard le cas en Algérie à la fin des années 1950 avec la construction de complexes résidentiels massifs par les autorités françaises comme la deuxième vague contre-révolutionnaire (après et en même temps que la vague judiciaire et militaire) contre la révolution anticoloniale. Bien sûr, le projet lui-même n’est pas une réponse à la grève de 1952, mais il constitue plutôt une réponse préventive à une telle lutte politique.

Affirmer cela n’est pas une proposition pour relire l’histoire à travers le prisme d’une conspiration coloniale impliquant des architectes et des urbanistes à tous les niveaux des décisions militaires et administratives. Je n’ai personnellement pas lu de compte-rendu impliquant Ecochard et les militaires sur les caractéristiques contre-révolutionnaires de son projet urbain et je ne sais pas s’il en existe - pas plus que pour Fernand Pouillon à Alger quelques années plus tard.

Cependant, le degré d’intentionnalité manifesté par les architectes lorsqu’il s’agit de participer à l’ordre colonial est secondaire lorsque les clients sont précisément les gardiens de cet ordre, et que les architectes sont des membres de la société de colonisation. De plus, par sa valorisation extrême de la rationalité, l’architecture moderne, peut-être plus que toute autre, incarne le paradigme spatial idéal lorsqu’il s’agit de contrôler la population (voir cet article de 2014 sur Brasilia par exemple) et d’encadrer la plupart des aspects de la vie quotidienne de ses résidents.

Les différents ensembles modernistes construits par les autorités coloniales françaises au Maroc et en Algérie doivent donc être considérés, tant au niveau politique qu’opérationnel, pour ce qu’ils sont : des armes architecturales contre-révolutionnaires.


L’immeuble dit « Nid d’Abeilles » conçu par Georges Candilis et Sadrach Woods en 1952 et en 2016. Photos Léopold Lambert.

 L’architecture et la révolution anticoloniale

Comme je l’ai exprimé à maintes reprises sur The Funambulist, je suis convaincu que l’architecture a une propension à incarner l’ordre colonial. Sa violence intrinsèque matérialise facilement les murs dont l’État colonial a besoin pour se maintenir, et rien n’est plus facile que d’extruder une ligne tracée sur une carte où les frontières sont des constructions coloniales. Une partie de moi croit encore qu’un design anticolonial peut être réalisé si, d’une manière ou d’une autre, on accepte d’embrasser une telle violence intrinsèque en faveur d’un programme anticolonial. Néanmoins, la relation entre l’architecture et la révolution anticoloniale n’est jamais plus grande que lorsque l’ordre incarné par la première est subverti (volontairement ou non) en faveur de la seconde. Bien que la libération du Maroc ait eu lieu en 1956 et qu’il soit douteux qu’un tel processus ait déjà été réalisé à ce moment-là dans la grille Écochard des Carrières Centrales, la visite de l’architecture moderne de l’actuel Hay Mohammadi suggère certainement une telle subversion dans la difficulté que nous pourrions même éprouver en essayant de la reconnaître. 

Bien sûr, la subversion ici était principalement basée sur l’appropriation d’un espace domestique pour les besoins quotidiens, et non sur l’effort politique anticolonial ; cependant, tout comme les architectes colons n’ont pas besoin de contribuer volontairement à l’ordre colonial pour le faire, les résidents colonisés et post-coloniaux (Hay Mohammadi reste aujourd’hui un quartier prolétaire ) n’ont pas besoin de subvertir volontairement cet ordre pour le faire. 

Si nous pouvons conclure par une ultime comparaison avec Alger, la Casbah n’a pas eu besoin d’être transformée politiquement pour constituer une condition spatiale idéale pour la révolution algérienne, son existence continue en décalage avec la logique coloniale, ainsi que son incarnation d’une multitude de processus rationnels (par opposition à un processus uniforme, toujours manifesté dans un plan directeur), l’ont rendue ainsi. Que les photographies suivantes, en comparaison avec la précédente du plan Ecochard, représentent donc moins l’efficacité d’une lutte anticoloniale passée, que le symbole de sa potentialité au présent ou au futur dans la subversion de l’ordre colonial qu’elles incarnent.

Ci-dessous des photographies de Hay Mohammadi, Casablanca
par Léopold Lambert (2016)



Remerciements : cet article n’a pu être écrit aujourd’hui que grâce à l’invitation à Hay Mohammadi des amies Karima El Kharraze et Hélène Harder en 2016, et à la généreuse introduction à l’histoire prolétarienne de la ville par Karim Rouissi. Je profite également de ce paragraphe supplémentaire pour dire que j’ai bien sûr lu plusieurs textes de Marion Von Osten sur la question, et que je suis donc forcément influencé d’une manière ou d’une autre par son travail dans cet article ; pourtant, je reste incapable d’articuler une réponse à celui-ci car son discours semble être formulé davantage pour les besoins de l’histoire de l’architecture que pour l’histoire du colonialisme et des mouvements anticoloniaux abordée à travers la perspective de l’architecture, comme cela m’intéresse de le faire.