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06/02/2023

URSULA LINDSEY
Viol et résistance en Égypte
Recension du livre Radius: A Story of Feminist Revolution

 Ursula Lindsey, The New York Review of Books, 23/2/2023

Original : Rape and Resistance in Egypt

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ursula Lindsey est une journaliste, essayiste et critique de livres qui écrit principalement sur l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient, où elle a vécu au cours des deux dernières décennies. Elle est originaire de Californie mais a grandi à Rome.

Elle a vécu au Caire de 2002 à 2013 et a fait ses débuts au Cairo Times, un magazine local indépendant. Elle a été rédactrice en chef de la section culture du magazine Cairo en 2005-2006 et a occupé le poste de rédactrice en chef des projets spéciaux à Mada Masr en 2013-2014. Elle a été rédactrice du blog The Arabist .

Elle a fait des reportages en Égypte pendant de nombreuses années pour l'émission de radio The World de la BBC-PRI et a couvert le printemps arabe pour Newsweek, le New York Times, The New Yorker online et la London Review of Books. De 2011 à 2014, elle a été la correspondante au Moyen-Orient de la Chronicle of Higher Education.

Elle a étudié la littérature comparée à l'université de Stanford, a obtenu un master en études du Proche-Orient à NYU (avec une spécialisation en littérature égyptienne moderne) et est diplômée du Center for Arabic Studies Abroad. Elle parle l'arabe, le français et l'italien.

De 2014 à 2019, elle a vécu à Rabat, au Maroc. Elle y était la directrice académique du programme d'études à l'étranger en journalisme de l'École de formation internationale.

Elle vit aujourd'hui à Amman, en Jordanie, et collabore à The Point, The Nation et la New York Review of Books.

Elle co-anime le BULAQ podcast qui se concentre sur la littérature arabe en traduction et fait partie du réseau de podcasts Sowt. @ursulind

Un nouveau livre raconte la geste héroïque des militantes qui se sont organisées pour protéger les femmes des violences sexuelles pendant la révolution égyptienne et pour affirmer leur droit à participer à la vie politique du pays.

 

Une marche organisée par Opantish et d'autres groupes féministes et politiques protestant contre le harcèlement sexuel, Le Caire, 6 février 2013. Photo Gigi Ibrahim.

 Ouvrage recensé :
Radius: A Story of Feminist Revolution
By  Yasmin El-Rifae
Verso, 218 pages, 24,95 $.
Hardback with free ebook, £11.99

À l'automne 2012, presque deux ans après le début de la révolution égyptienne, on a commencé à signaler de plus en plus d'agressions sexuelles contre des femmes lors de manifestations en Égypte. Depuis l'éviction du président Hosni Moubarak en février 2011, le pays connaissait une transition politique chaotique et conflictuelle. Un gouvernement militaire intérimaire s'attachait à protéger les intérêts de l'ancien régime, les partis islamistes poursuivaient le pouvoir politique et divers groupes pro-révolution réclamaient de véritables réformes.

De grandes foules se rassemblaient encore régulièrement, le plus souvent sur la place Tahrir du Caire. Dans ces foules, les femmes étaient encerclées par des groupes d'hommes, déshabillées, battues, violées et traînées d'un bout à l'autre de la place. Parfois, des centaines d'hommes étaient impliqués ; les attaques pouvaient durer des heures. Les femmes étaient prises au piège, incapables de s'échapper ou d'obtenir de l'aide.

Les manifestations ont toujours été marquées par des violences, y compris des violences sexuelles. La nuit où Moubarak a été contraint de quitter le pouvoir, la journaliste sud-africaine Lara Logan a été agressée sexuellement par une foule d'hommes au milieu des célébrations sur la place Tahrir. Plus tard dans l'année, l'armée a effectué des “tests de virginité” sur les manifestantes qu'elle arrêtait ; un général a expliqué que ces jeunes femmes, qui avaient campé sur la place aux côtés d'hommes, “n'étaient pas comme votre fille ou la mienne. Nous ne voulions pas qu'[elles] disent que nous les avions agressées sexuellement ou violées, alors nous voulions prouver qu'elles n'étaient plus vierges au départ”. En décembre 2011, des soldats dispersant une manifestation ont été filmés en train de traîner et de piétiner une manifestante, dont l'abaya avait été soulevée pour révéler son soutien-gorge bleu. De nombreux commentateurs en Égypte semblaient plus outrés par l'exposition du corps de la femme inconsciente que par le mal qui lui était fait.

Pourtant, les attaques de 2012 étaient si vicieuses, si répandues et si systématiques qu'elles semblaient être quelque chose de nouveau. Depuis que les manifestants s'y étaient rassemblés en grand nombre, la place Tahrir avait été tendue et effrayante par moments, mais elle avait aussi été accueillante et ouverte. En général, on savait d'où pouvait venir le danger (police, informateurs, contre-manifestants). Mais personne ne savait qui étaient les auteurs de ces viols collectifs. Rendre la place dangereuse pour les femmes était un changement dans la nature des manifestations : cela détruisait un sentiment de confiance et d'espoir qui était fondamental pour la politique qu'elles avaient exprimée. (C'est à cette époque que moi, journaliste vivant au Caire depuis une dizaine d'années, j'ai cessé de me jeter dans la foule à Tahrir).

La police s'était retirée des rues lorsque la révolution a commencé ; elle ne s'engageait dans les manifestations que pour les disperser violemment. Les factions politiques du pays ont déploré les agressions sexuelles, se sont disputées pour savoir qui était responsable, mais n'ont pris aucune mesure pour y mettre fin. Un certain nombre de groupes d'activistes ont donc vu le jour pour protéger les femmes et affirmer leur droit à participer à la vie publique et politique du pays.

L'ouvrage de Yasmin El-Rifae, Radius : A Story of Feminist Revolution revient sur l'un des plus connus de ces groupes, Opantish (Operation Anti-Sexual Harassment and Assault), auquel elle appartenait. Ses membres étaient des féministes, des gauchistes, des activistes, des personnes dont la vie avait été transformée par le soulèvement contre Moubarak et qui partageaient « le sentiment... que si Tahrir était perdu, tout le rêve de changement serait perdu avec elle ». Au plus fort de son activité, l'organisation comptait des centaines de volontaires, hommes et femmes, qui étaient répartis en équipes avec des tâches spécifiques : repérer les attaques, recueillir des rapports, diriger les opérations sur le terrain, intervenir dans les foules, assurer le transport et les soins médicaux, s'adresser aux médias. Le “Radius” (“rayon”)  du titre fait référence aux cercles d'agression dans lesquels les femmes étaient prises, à la manière dont leur présence dans la rue, dans la révolution et dans la société était délimitée, leur expérience et leurs voix circonscrites. Il suggère également la manière dont chaque acte - de violence ou de solidarité - rayonne vers l'extérieur, se répercutant sur le monde.

Le livre de Rifae est basé sur ses souvenirs et sur des entretiens menés pendant de nombreuses années avec des amis et des camarades. (Il s'ouvre la nuit du 25 janvier 2013, jour du deuxième anniversaire du début de la révolution. Rifae décrit l'un des membres d'Opantish, T, en train de se préparer pour ce qui était sûr d'être un énorme rassemblement à Tahrir. T enfile un maillot de bain une pièce par-dessus une paire de caleçons longs : « Une couche de protection de base, difficile à enlever, impossible à déchirer ». Par-dessus, un jean et des bottes lourdes qui ne s'enlèvent pas. « Une queue de cheval serait trop facile à tirer, une cible évidente" » pense T en épinglant ses cheveux et en nouant une écharpe autour.

Ce sont toutes les précautions que T prend contre la violence qu'elle sait qu'elle devra affronter en essayant d'aider d'autres femmes. Mais cette nuit de janvier, l'ampleur des attaques était si extrême que les volontaires d'Opantish ont été dépassées : elles ont perdu le contact les unes avec les autres et ont été elles-mêmes blessées et agressées. Dans leurs récits, elles décrivent des foules d'hommes, dont certains étaient armés, qui ont entraîné les femmes loin de leurs amis, leur ont coupé leurs vêtements, les ont tripotées et les ont pénétrées avec leurs doigts. De manière dégoûtante, certains hommes faisaient semblant d'aider, en beuglant des ordres et des exhortations (“Laissez-la tranquille !”) alors qu'ils prolongeaient les agressions et y participaient. Toute la nuit, un flot de femmes - choquées, en sang, pieds nus, à moitié nues - se sont rendues dans la salle d'opération du groupe, située dans un appartement en bordure de Tahrir. Une foule d'hommes, les voyant entrer et sortir, a tenté de s'introduire dans le bâtiment.

Pourtant, après cette terrible nuit, l'organisation n'a pas abandonné ; ses membres sont même devenues plus déterminées. Elles sont allés à la rencontre du public, ont recruté des centaines de volontaires, ont affiné leurs stratégies. Elles ont insisté sur le fait que les femmes devaient être les leaders au sein de l'organisation et que si elles le souhaitaient, elles devaient participer à tous les aspects de son travail, aussi dangereux soient-ils. Les volontaires ont appris à former des couloirs humains disciplinés pour percer les cercles d'assaillants. Elles et ils ont appris que s'ils/elles parlaient calmement aux hommes qui les entouraient, en faisant comme s'ils/elles attendaient d'eux qu'ils les aident, il/elless pouvaient parfois les rallier à leur cause. Elles ont appris qu'il fallait que ce soit une femme qui se déplace dans le couloir, car après avoir été agressée par une foule d'hommes hurlants et agrippés, une femme ne ferait confiance qu'à une autre femme pour la sortir de là - elle s'accrocherait à elle dès qu'elle la verrait.

Le centre de ce livre est le centre de ces cercles cauchemardesques : le lieu dans lequel une femme seule (les agresseurs isolent toujours leurs victimes) vit la pire terreur et la pire douleur imaginables, et le lieu dans lequel une autre femme s'engouffre, risquant sa propre sécurité pour sauver une inconnue. Rifae reconstitue ces scènes avec des détails saisissants et dévastateurs :

Tout le monde s'est mis à bouger et elle a essayé de ne pas regarder en arrière […] Elle pouvait entendre le bruit des tasers électriques. Ils se déplaçaient plus rapidement maintenant, il semblait que les cercles de personnes pouvaient continuer à l'infini, pas un cercle ou une foule mais un océan d'hommes. Quelqu'un devant elle a commencé à crier : “Ici ! Ici ! Lina !” et elle a été tirée vers l'avant, et elle a vu la femme […]

“Je m'appelle Lina, je suis d'Opantish, je suis là pour t’ aider”, a-t-elle dit.

Elle a dû le répéter deux, trois fois avant que la femme ne l'entende, mais quand elle l'a fait, elle a eu l'air stupéfaite pendant une seconde, et Lina n'était pas sûre qu'elle allait la repousser. Mais ensuite, elle a jeté son corps dans celui de Lina […]

Sa prise était forte et elle répétait sans cesse “matsebeneesh”. Ne me laisse pas.

Lina savait déjà qu'elle n'était plus une personne qui était venue aider cette femme. Elles étaient une unité maintenant, et elles s'en sortiraient ensemble ou pas du tout. Ses autres coéquipières s'étaient regroupées autour d'elles pour les ramener hors du cercle de la même manière que Lina y était entrée.

La première réaction que ces histoires provoquent presque toujours est : comment cela a-t-il pu arriver ? Qui étaient les auteurs de ces actes ? Pourquoi ont-ils fait cela ? Rifae et ses ami·es se sont également posé ces questions, mais ils/elles se sont concentré·s sur l'action contre cette violence inacceptable, sans perdre de temps à essayer de la comprendre. Parce qu'ils/elles ont agi, son livre pose aussi une autre question : « Comment des personnes - des femmes et des hommes, mais surtout des femmes - ont-elles trouvé en elles-mêmes la force d'utiliser leur corps, de risquer leur esprit, pour sauver des inconnus ? Qu'ont-elles fait de leur peur ? »

Les agressions étaient une trahison enragée. Des femmes se sont rendues dans l'espace le plus célèbre et le plus visible de la révolution pour participer en tant que citoyennes, et elles ont été chassées comme des animaux, brutalisées et déshumanisées. Puis on leur a dit de se taire sur ce qu'elles avaient vécu parce que c'était honteux pour leur famille, leur pays, leur révolution et elles-mêmes. Rifae raconte l'histoire de Nahya, une volontaire qui a passé trois jours à l'hôpital avec Nora, qui avait été agressée au couteau.

Personne n'a apporté de fleurs à Nora. Tout le monde s'efforçait de cacher la vérité sur ce qui lui était arrivé, de cacher la blessure, de l'enterrer.

"Les voisins se demandent où elle est", a dit la sœur de Nora. "Ils pensent qu'ils sentent le déshonneur."

Finalement, le chirurgien a remplacé l'hymen de Nora sans lui demander son avis.

"Je t'ai rendue comme tu étais avant", lui a-t-il dit fièrement après l'opération. Nahya pensait que ses mots étaient cruels - Nora ne serait jamais la même, et elle ne devrait pas avoir à l'être. Mais c'est le soulagement sur le visage de Nora en les entendant qui a fait pleurer Nahya.

Une déclaration officielle Opantish de l'époque dit ceci :

À une époque où la présence même des femmes sur la place Tahrir comporte le même niveau de risque et de danger que de s'approcher des lignes de front de la bataille, les femmes qui insistent pour exercer leur droit de participer aux manifestations doivent être considérées avec respect comme une source de courage et d'inspiration. Nous sommes consternés par l'attitude dédaigneuse adoptée par la plupart des mouvements politiques à l'égard de leurs blessures.

Les groupes et les personnalités révolutionnaires craignaient que discuter de la violence sexuelle sur la place ne délégitime les protestations ; ils ne savaient pas comment l'intégrer à leur récit romantique du soulèvement. Après qu'une militante d’Opantish eut donné une interview télévisée dans laquelle elle décrivait sa propre agression, un leader masculin bien connu l'a prise à partie :

“Espèce de salope”, lui a-t-il dit, et il ne criait pas mais sa voix était forte.

C'était une semaine après son interview télévisée. Une dizaine de leurs amis étaient dans le salon avec eux.

“Pourquoi tu fais ça ? Tu veux tellement ton moment devant les caméras que tu es prête à nous faire passer pour des méchants ? Tu veux chier sur la révolution ?”

C'était un refrain courant à l'époque que “l'État profond” orchestrait les attaques pour saper la révolution. Il est certain que le gouvernement avait l'habitude de punir les manifestantes par des agressions sexuelles. En 2005, j'avais vu des manifestants anti-Moubarak mis au pied du mur par la police, puis battus par des voyous en civil de type baltagya [miliciens auxiliaires de police recrutés dans le lumpen, NdT]. Les attaques contre les femmes étaient sexualisées : les voyous les tripotaient et déchiraient leurs vêtements. Cela a été considéré comme un scandale à l'époque. L'une des femmes, la journaliste Nawal Ali, a porté plainte ; son cas a été rejeté et les journaux progouvernementaux ont rapporté qu'elle s'était déshabillée pour accuser le régime.

Mais il y avait aussi toujours des agressions de la foule qui n'avaient aucune motivation politique. En 2009, un terroriste a lancé une bombe sur un groupe de touristes dans le marché médiéval de Khan el-Khalili. Je me suis précipitée sur les lieux avec deux autres femmes journalistes. Lorsque nous sommes arrivées, il faisait nuit, et le quartier était tendu, en ébullition. Un groupe de jeunes hommes nous a encerclées dans une rue latérale ; l'un d'eux a ouvert le jean de la femme qui se tenait à côté de moi. Un homme plus âgé est intervenu, criant sur les garçons et nous tirant hors de leur cercle. Au fil des années, d'autres femmes m'ont raconté qu'elles avaient été attaquées par des groupes d'hommes dans des lieux bondés (pendant un festival, une manifestation, un rassemblement dans un stade) et à des moments exceptionnels, lorsque les formes habituelles de l'autorité de l'État et du contrôle social étaient suspendues.

« Nous avons un problème, en Égypte, pour protéger nos corps des abus dans l'espace public », écrit Rifae. Le soulèvement égyptien a été en partie déclenché par la police qui a battu à mort un jeune homme dans la rue ; sa base était une demande de sécurité et de dignité corporelles. L'appareil sécuritaire a utilisé la violence sexuelle pour punir et intimider les femmes (et les hommes), mais il n'était pas la seule source de cette violence. Si l'État a provoqué ou encouragé les attaques, il l'a fait en exploitant un réservoir de misogynie qui existait partout, même chez ceux qui s'étaient rebellés contre lui. Rifae et ses collègues activistes ont été forcées, écrit-elle, de se confronter « à la réalité qu'au moins certaines des personnes qui faisaient ce mal étaient des personnes avec lesquelles nous nous serrions les coudes lors de manifestations ou de batailles avec la police ». Comme le dit l'un de ses coéquipiers masculins, « l'explication selon laquelle l'État a envoyé ces personnes est trop facile, elle permet le déni. Cela crée cette image où il y a toujours les méchants. Ce n'est pas vrai.... Je pense que ça vient du cœur de la société ».

Il s'est avéré que vaincre la misogynie était beaucoup plus difficile que de renverser un dictateur. T. a écrit dans un post ultérieur sur Facebook :

« Nous pensions que les personnes qui s'opposaient au pouvoir et le vainquaient s'opposeraient certainement à toutes les injustices, que les personnes qui appelaient à la liberté devaient croire à la liberté pour tous, mais il s'est avéré que ce n'est pas nécessairement vrai... il s'avère qu'il est normal d'être à la fois révolutionnaire et patriarcal... que quelqu'un qui s'oppose au régime militaire peut aussi être un harceleur... que quelqu'un qui s'oppose aux [Frères musulmans] peut aussi croire que nous devrions rester à la maison afin de ne pas les distraire avec nos problèmes secondaires et qu'ils puissent se concentrer sur "la bataille". »

 

Rifae fait de la façon dont elle et d'autres ont continué à traiter leur expérience une partie de l'histoire. À l'été 2013, à la suite d'énormes manifestations anti-islamistes, le président récemment élu, Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, a été évincé et arrêté par l'armée. La police et l'armée sont alors retournées dans les rues. Le général Abdel Fattah Al Sissi (alors ministre de la Défense) a appelé à des manifestations pour donner à l'armée le mandat de lutter contre le terrorisme - un appel à peine voilé au soutien populaire pour la violence contre la confrérie.

Opantish a connu un intense débat interne sur l'opportunité d'être présents lors de ces rassemblements soutenus par l'armée. Certains soutenaient que le groupe devait continuer à protéger les femmes lors de tous les rassemblements publics, d'autres qu'il ne devait rien faire pour légitimer le nouveau régime. Au fur et à mesure que le groupe s'est développé, le fossé s'est creusé entre sa direction, qui était féministe et politiquement radicale, et sa base de bénévoles, plus traditionnelle. « En fin de compte, tout ce que nous avions en commun avec de nombreux bénévoles, avec nos partisans, c'était la conviction que les femmes ne devaient pas être violées dans la rue », a déclaré T. plus tard. « Et ce n'est pas un critère très élevé ».

Avant qu'aucune de ces tensions ne puisse être résolue, l'existence même de l'organisation est devenue impossible. En août 2013, les forces de sécurité ont fait mouvement pour dégager un sit-in islamiste sur la place Rabaa Al Adawiya, tuant au moins huit cents personnes. Le régime militaire dirigé par Sissi (qui a été élu président moins d'un an après le coup d'État contre Morsi) a mis la Confrérie hors la loi et s'est empressé de criminaliser toutes les formes de rassemblement et d'expression, tous les vestiges de l'organisation révolutionnaire.

"Je suis un harceleur" : des militants "marquent" un homme pris en flagrant délit sur la Place Tahrir :  Photo TARA TODRAS-WHITEHILL/THE NEW YORK TIMES/REDUX

Les membres d'Opantish ont dû faire face à l'effondrement de leurs espoirs politiques ainsi qu'au traumatisme persistant de tout ce qu'ils avaient volontairement enduré. Certaines amitiés ont été mises à rude épreuve ; des personnes ont eu des dépressions, ont quitté le pays ou ont perdu tout contact, ont été envahies par la colère ou la culpabilité. Rifae est consciente de la difficulté de reconstruire une expérience collective aussi transformatrice et douloureuse. Elle écrit que lorsqu'elle a commencé à prendre contact pour organiser des entretiens, elle avait « peur de frapper à des portes que les gens allaient garder fermées ».

L'une des épigraphes du livre est une citation d'une amie identifiée comme Farida : « Quoi que tu écrives dans ce livre, ça me posera toujours problème. Parce que je chercherai toujours les écarts entre ce que tu as écrit et ce dont je me souviens ». À la fin du livre, Farida dit à Rifae qu'elle ne se souvient plus très bien de la nuit où elle a été attaquée. « Sais-tu ce qui m'est arrivé ? » demande-t-elle à Rifae, qui écrit : « Je me sens comme une voleuse, détenant des informations qui ne sont pas les miennes ».  Rifae ne parvient pas non plus à retrouver la mémoire de son expérience en tant que membre d'une équipe d'intervention sur la place. Son livre est, entre autres, une étude sur le traumatisme, sur la manière de le raconter avec rigueur et respect, de retrouver sa mémoire, de trouver les mots pour le dire, sans s'approprier sa signification.

À différents moments de son histoire, Rifae se demande pourquoi elle la raconte. Plusieurs réponses lui viennent à l'esprit. C'est un motif de fierté, c'est quelque chose qu'elle pense devoir aux autres, c'est une contrainte. ("Je ne pouvais rien écrire d'autre avant d'avoir écrit ceci.") C'est une façon d'insister sur le fait que cela s'est réellement passé, même si l'Égypte, comme tant d'autres endroits, semble plus patriarcale que jamais, même si la souffrance et le courage de ces femmes ont été occultés dans la célébration et le deuil du printemps arabe.

Rifae nous dit aussi : « Je veux que tout dans ce livre soit vrai ».  Elle y parvient en réduisant son histoire à sa plus simple expression. Chaque ligne se lit comme si elle avait été soigneusement pesée, évaluée pour sa force et son utilité, et jugée capable de porter la vérité. L'écriture est belle et nette, transportant les lecteurs à travers des moments poignants et déchirants.

Dans des sections courtes et évocatrices, Rifae relie son passage à Opantish à d'autres expériences qu'elle a vécues en tant que femme avant et après. Ces expériences sont presque toujours fondées sur l'observation physique et la prise de conscience, comme lorsqu'elle décrit les propositions obscènes que lui faisaient les chauffeurs lorsqu'elle était adolescente et attendait le bus dans son quartier : « Je détournais le regard, je tournais le dos, je montais et descendais le trottoir, me sentant piégée à l'air libre. Je me souviens avoir souhaité que les arbres aient des troncs plus épais pour pouvoir me cacher derrière eux ». Après le coup d'État militaire, lorsque toutes les manifestations ont été rendues illégales, elle décrit son effroi à l'idée d'y assister : « Je ne peux pas y aller et je ne peux pas rester à la maison. Ma peur est tellement inévitable et naturelle, tellement ancrée dans mon sang, que je ne peux même pas m'en vouloir ». Lorsqu'elle quitte Le Caire pour New York, elle écrit : « Mon corps était différent après mon départ. Plus doux, plus rond. Mes vêtements me semblaient tous malvenus, comme si quelqu'un avait soudainement allumé une lumière et que je les voyais pour la première fois ». Et lorsqu'elle tombe enceinte, elle se rend compte que « dans un certain sens, mon corps a toujours été traité comme s'il n'était pas seulement le mien - il a toujours été tout son potentiel reproductif, à la fois un atout potentiel et une perturbation potentielle ».

Ses derniers chapitres sur la grossesse et la maternité sont de puissantes explorations de la solitude, de la perte de contrôle, de la découverte et de la joie de ces expériences. Ce n'est qu'une des façons dont Rifae fait résonner une histoire égyptienne particulière avec la question plus large de savoir comment les femmes peuvent rendre le monde plus sûr et plus libre pour elles-mêmes. Elle inscrit l'histoire d'Opantish dans le cadre plus large de la lutte féministe mondiale, qui va de la récente révocation du droit constitutionnel à l'avortement aux USA à la manière dont les restrictions à l'autonomie corporelle des femmes ont été le point de mire des manifestations en Iran, où les manifestantes ont également été brutalement visées par les forces du régime. Considérer ce qui est arrivé aux femmes en Égypte comme le simple produit d'une pathologie arabe ou musulmane, considérer leur expérience comme quelque chose de pitoyable et d'étranger, reviendrait à les isoler une fois de plus d'une autre manière.

C'est ce que découvre une autre militante, qui s'appelle aussi Yasmine, lorsqu'elle commence à parler aux médias étrangers de son expérience d'agression sexuelle :

Après presque chaque interview, un membre de l'équipe - la camerawoman, la productrice, la journaliste elle-même - est restée derrière, parfois juste quelques secondes, pour dire à Yasmine qu'elle avait également été violée ou abusée. Alors que le reste de l'équipe attendait près de l'ascenseur, elles le lui disaient en disant : "Je voulais juste que tu le saches."

Elle a commencé à essayer de deviner, pendant les entretiens, laquelle d'entre elles ce serait.

En lisant Radius et en en parlant avec d'autres femmes, j'ai constaté qu'il nous incitait constamment à réfléchir à nos expériences de violence sexuelle, à la peur et à la colère qu'elles nous laissent. L'incitation à ce type de conversation est l'un des effets recherchés par le livre. À un moment donné, Rifae écrit

Plutôt que de s'interroger sur l'efficacité de s'adresser aux hommes, pouvons-nous envisager de les sensibiliser comme un sous-produit du fait que nous nous parlons les unes aux autres ? Pouvons-nous plutôt nous concentrer sur nos propres réseaux, sur le fait de penser ensemble, de résister ensemble, de nous soutenir mutuellement - ouvertement ?

L'une des façons d'y parvenir est de se raconter nos histoires, et de raconter les histoires des autres. Ce récit d'une entreprise courageuse, généreuse et largement méconnue n'est pas seulement un document essentiel sur l'histoire de l'Égypte moderne : c'est un témoignage de ce dont les femmes sont capables, de ce qui peut être réalisé par une action collective passionnée. « Le monde nous montre, encore et encore, que nous sommes toujours attaquées », écrit Rifae. « Au moins, parfois, lorsque nous rendons coup pour coup, nous n'avons pas à le faire seules ».


 

31/01/2023

CHIARA CRUCIATI
Ramy Shaath : “Tahrir était animée par l’ espoir, le prochain soulèvement sera motivé par la faim”

 Chiara Cruciati, il manifesto, 25/1/2023
English:
Ramy Shaath: Tahrir was driven by hope, the next revolt will be driven by hunger
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L’Égypte du 25 janvier. Douze ans après la révolution, la misère dicte la vie quotidienne : il y a pénurie de nourriture et de médicaments. Il n’y a pas de devises étrangères : les importations sont bloquées, mais le régime dépense des milliards en armes occidentales. Interview de l’activiste Ramy Shaath : « Le pays est sur le point d’exploser. Mais avec l’opposition emprisonnée, il y a un manque de vision politique ».

Douze ans plus tard, la place Tahrir a changé de visage. La restructuration voulue par le gouvernement né du coup d’État de juillet 2013 l’a défigurée. Pour l’empêcher de rester ce qu’elle a toujours été, la place de la libération, on l’a transformée en rond-point pour les automobilistes et on a rempli son cœur d’obélisques pour célébrer le plus ancien empire et oublier les réalisations modernes.

Autour de Tahrir, la vie quotidienne a également changé. Les Égyptiens ont faim. Jamais ils n’avaient eu aussi faim, disent-ils. Le journal en ligne The New Arab titrait hier : « Forcés de devenir végans », parce que la viande coûte trop cher. Les bouchers ferment boutique, les uns après les autres. Ils n’ont pas de clients. Il y a également une pénurie de producteurs : élever une vache n’est plus rentable. Douze ans après la révolution qui a dévoilé l’autre Égypte, Tahrir est de plus en plus lontaine. Au moins en apparence. La colère monte.

Ramy Shaath, l’un des militants les plus connus d’Égypte, en est convaincu. D’origine palestinienne, cofondateur de BDS Égypte et visage de la place Tahrir, il fête un an de liberté : il a été libéré en janvier 2022, après deux ans et demi de détention provisoire, sans jamais passer en jugement. Semi-liberté : le Caire lui a retiré sa citoyenneté, il a été expulsé vers Paris immédiatement après avoir mis “les pieds sur l’asphalte”, comme disent les Égyptiens lorsqu’un prisonnier sort de prison.

Ramy Shaath et son épouse Céline Lebrun-Shaath à l'aéroport de Roissy, le 8 janvier 2022, après leur expulsion. (JULIEN DE ROSA / AFP)

Pour comprendre l’Égypte d’aujourd’hui, on ne peut que commencer par la situation socio-économique. Deux tiers de la population vivent dans la pauvreté, tandis que le gouvernement achète un jet présidentiel à 500 millions de dollars, dépense 50 milliards pour une capitale flambant neuve, neuf milliards pour des navires de guerre italiens. On pourrait continuer.

La situation économique ne se détériore pas, elle explose. Au cours des deux derniers mois, la livre égyptienne a perdu 50 % de sa valeur. Les produits de première nécessité ne sont plus disponibles : riz, huile de cuisson, médicaments. Ils ne sont pas là parce que 70% de ce que les Égyptiens consomment vient de l’étranger, mais il y a une pénurie de dollars dans le pays et les importations sont bloquées. Et ce qu’il y a coûte trop cher, certains produits de base ont connu une hausse de prix allant jusqu’à 300 %. Avec un budget intérieur dont un tiers va aux méga-projets d’infrastructure voulus par le régime, il ne reste rien pour la santé, l’éducation, les subventions alimentaires pour les pauvres. Mais la réduction des subventions n’a pas amélioré la situation économique de l’État.

L’Égypte ne produit presque plus rien, elle vit essentiellement des transferts de fonds des Égyptiens à l’étranger. La seule véritable exportation de l’Égypte est la population, une main-d’œuvre bon marché qui va travailler dans le Golfe, en Europe, aux USA, et qui renvoie 30 milliards de dollars par an au pays. Mais même cela ne suffit plus : l’Égypte a une dette extérieure officielle de 170 milliards de dollars, bien que les chiffres officieux parlent de 220 milliards. Chaque jour, je reçois des appels d’amis, de politiciens, de membres de ma famille restés en Égypte, qui me parlent de l’impossibilité de trouver de la nourriture et des médicaments, des chats et des chiens errants qui meurent dans les rues parce que les gens vident les poubelles à la recherche de restes.

Le régime a-t-il une stratégie ?

Il n’y a pas de vision gouvernementale. Le régime a multiplié la dette extérieure, de 30 milliards en 2013 à 170 milliards aujourd’hui, à laquelle s’ajoute la dette intérieure, de 40 milliards à 251 milliards aujourd’hui. De l’argent qui n’a pas été utilisé en faveur de l’économie de production, mais qui a été dépensé dans des projets inutiles, comme l’élargissement du canal de Suez ou la nouvelle capitale, le Nouveau Caire, symbole du besoin du régime de se fortifier, de s’éloigner du peuple afin qu’en cas de soulèvement, le désert et les postes militaires protègent le gouvernement. Des projets visant à enrichir les entreprises contrôlées par l’armée, qui détient aujourd’hui 50 à 60% de l’économie sans payer d’impôts ni de factures. Les généraux sont devenus très riches, envoyant de l’argent à l’étranger sur des comptes secrets pendant que le pays sombre. Et pour la première fois, les classes riches sombrent aussi, les entrepreneurs privés souffrent aussi. Et ne parlons pas de la classe moyenne : elle a disparu, elle n’existe plus. Il n’y a que la pauvreté.

Pourtant, de nombreux pays occidentaux racontent une histoire différente : une Égypte qui est une source de stabilité dans une région en proie à des conflits. Un régime qui emprisonne 60 000 personnes pour des raisons politiques et affame un peuple entier peut-il générer la stabilité ?

Il n’y a pas de stabilité avec la pauvreté et la persécution de dizaines de milliers de personnes pour leurs idées politiques. Il n’y a pas de stabilité avec la censure des médias et l’armée qui contrôle l’économie. Il n’y a pas de stabilité avec l’armée qui augmente son pouvoir et avec l’argent qui est dépensé pour les armes au lieu de la santé et de l’éducation. Les gouvernements occidentaux qui arment le Caire devraient faire pression pour la démocratisation, des élections libres, la fin de l’oppression politique et une gestion équitable de l’économie. Cela garantira la stabilité. Au lieu de cela, nous avons un régime qui achète des jets de guerre usaméricains au milieu de la plus grande crise de l’histoire de l’Égypte et avec neuf milliards de dollars d’importations alimentaires qui n’entrent pas dans le pays parce que nous n’avons pas de dollars pour les payer. Lorsque la situation explosera, l’Occident nous traitera de dictature du tiers monde. Nous ne sommes pas seulement cela, nous sommes un colonialisme du tiers monde, car c’est l’Occident qui maintient cette réalité de corruption et d’oppression. Il y a trois semaines, aux USA, j’ai rencontré le département d’État : ils m’ont dit que je ne devais pas placer mes espoirs dans la démocratisation, que nous pouvions au mieux travailler à améliorer le respect des droits de l’homme. Non merci, nous ne voulons pas d’une “amélioration”, nous voulons la liberté et la démocratie.

Dix ans après le coup d’État, le régime d’Al Sissi est-il stable ou existe-t-il des dissensions internes ?

Les fractures viendront. Aujourd’hui, les services secrets et l’armée soutiennent le régime parce qu’il leur accorde le pouvoir économique et l’impunité. Lorsque cette puissance économique sera mise à mal par la crise économique, qui affectera aussi inévitablement leurs entreprises, nous assisterons à des dissensions internes. En s’appuyant sur l’armée, Al Sissi a tenté de se constituer une base solide. Et il a mis les forces armées au premier plan, après des décennies de pouvoir dans les coulisses. Il n’y a plus de zone tampon entre le peuple et l’armée. Le prochain soulèvement ne peut avoir que l’armée comme interlocuteur et rien de bon n’en sortira.

Les oppositions existent-elles encore dans un climat aussi répressif ?

Les oppositions sont très faibles. Le mouvement islamique est complètement détruit et ce qui reste est divisé : il y a des divergences entre les frères musulmans en prison et ceux à l’extérieur, entre l’ancienne et la nouvelle génération. Je pense que c’est une bonne chose : au sein de la Fraternité, des voix s’élèvent désormais contre les tentatives de nouvelles ascensions vers le pouvoir. Cela pourrait pour la première fois donner à l’Egypte une chance de changement vers un gouvernement laïc, ni militaire ni religieux. Mais la société civile ne se porte pas bien non plus : des dizaines de milliers de militants sont en prison, des centaines ont dû quitter le pays. Il est difficile de former une opposition organisée. Il y en a une dans la diaspora qui essaie d’entrer en contact avec celle du pays, mais c’est dangereux : beaucoup de militants en Égypte ont peur de nous parler à l’étranger. C’est suffisant pour être arrêté.

Un nouveau soulèvement est-il encore possible ?

C’est certain, mais je crains que ce ne soit dangereux. Si vous détruisez les oppositions, le peuple qui se révolte par la faim se retrouvera sans direction politique. La révolution de 2011 était une révolution pour la liberté, lancée par la classe moyenne et soutenue par tous les secteurs sociaux. Elle avait une vision politique claire et des revendications précises : démocratisation, liberté, changements constitutionnels. Sans scénario politique, le mouvement populaire sera dépolitisé et moins organisé, animé par la colère et la faim plutôt que par l’espoir et la vision politique. La situation va exploser. Et ça va bientôt exploser. Cela peut arriver à tout moment. Avec une opposition forte, l’explosion se produirait dans un filet de sécurité qui évite l’abîme. Une révolution conduite par la colère et non par l’espoir est dangereuse. Tahrir était magnifique parce qu’elle était animé par l’espoir.

Cependant, Tahrir a changé la société égyptienne, elle a montré qu’elle était capable de faire une révolution.

Le peuple sera toujours créatif et trouvera les moyens de se soulever. Ce que le régime a fait, c’est frapper tous ceux qui ont participé à la révolution. Elle a été faite par les activistes ? Il les a emprisonnés ou déportés. Elle a été faite par le mouvement islamique ? Il a tué ses membres, les a emprisonnés. Elle a été faite  par les ONG ? Il les a fait fermer par décret et a confisqué leur argent. Elle a été faite grâce à Internet ? Les services ont intensifié le contrôle de masse des réseaux sociaux. Elle s’est faite dans les lieux de rencontre des mouvements et des intellectuels de gauche ? Il a fermé des cafés, des librairies, des lieux culturels. Le régime a visé tout espace pouvant représenter un lieu de débat politique. Il a réorganisé la place Tahrir pour rendre les manifestations difficiles. C’est une façon stupide de penser, c’est l’armée et les services. Ils n’ont pas compris que lorsque les gens veulent se rebeller, ils trouvent un moyen de communiquer et de se rassembler.

La place Tahrir le 18 février 2011 (à dr.) et le 11 novembre 2020

 

 

17/02/2022

RABHA ATTAF
Hommage à Wael Aly, héros anonyme de la Révolution égyptienne du 25 janvier 2011, disparu le 3 février 2022

Rabha Attaf, 17/2/2022

J'avais rencontré Wael sur la place Tahrir, alors qu'il était perpétuellement entouré de jeunes démunis avec qui il avait constitué un Comité populaire. Sa bonté et sa bienveillance envers eux avaient attiré mon attention : il figure dans le premier chapitre de mon livre Place Tahrir, une révolution inachevée.

À l'époque, il avait interféré dans les discussions entre le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) et certaines personnalités triées sur le volet en rendant publiques les exigences des laissés pour compte de la société égyptienne.

Alors, quand des officiers libres ont rejoint la Place Tahrir avec leur bataillon, le 8 avril 2011, le CSFA a émis un mandat d'arrêt contre lui, sous le fallacieux prétexte d’ « incitation à la rébellion contre l'armée », le rendant aussi responsable des 19 morts causées par l'évacuation violente de la place dans la nuit qui a suivi. Il risquait la peine de mort, pour l'exemple. Mais nous avons réussi à le faire libérer, au bout de 18 mois d'incarcération, lavé de toute accusation.

Cette expérience avait brisé ses rêves. Il s'en était retourné à Hurgada où il avait été directeur d'une agence de tourisme avant de rejoindre la place Tahrir dès les premiers jours du soulèvement populaire.

Wael était pour moi plus qu'un ami. Nos esprits communiquaient sans que nous ayons à parler. Notre relation -forgée aussi au contact du danger- était hors du commun, donnant un sens plein au mot Fraternité.

Wael était profondément croyant -son prénom signifie d'ailleurs « celui qui cherche refuge dans la spiritualité ». Il était juste, foncièrement bon et œuvrait dans la voie de Dieu.

Bien sûr, je suis peinée par son départ subit. Mais je sais que son âme est désormais sereine, soulagée des tourments de ce monde injuste.