Franco “Bifo” Berardi, Nero, 26/1/2023
Original:
Abbiamo perso?
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
En ces temps de Lützerath,
alors que quelques milliers de filles et de garçons, capuchons de laine
rabattus sur les oreilles, jouaient à cache-cache avec la police d’État
allemande pour empêcher l’ouverture d’une mine de charbon, je regardais le
documentaire Lotta
Continua de Tony Saccucci sur la RAI.
Il regorge d’images extraordinaires sur les luttes à la Fiat, et offre des
perspectives différentes, voire contradictoires, sur l’histoire de cette
organisation et le paysage social des années post-68. Je tiens à préciser que
je n’ai pas participé à l’expérience de Lotta Continua, parce qu’à partir de
1967 je me suis reconnu dans les positions de Potere Operaio, mais je tiens
aussi à préciser qu’à partir de ces années-là je me suis souvent senti plus
proche du spontanéisme de Lotta Continua que du sévère léninisme tardif qui,
après l’automne 69, a pris le dessus à Potere Operaio.
Parmi les nombreuses choses
intéressantes, j’ai été frappé par une phrase de Vicky Franzinetti : « Nous
avons perdu, et ceux qui ont perdu ont une dette immense envers les générations
suivantes ». Ça m’a fait réfléchir, ça me fait réfléchir encore.
« Nous avons perdu ».
Phrase problématique. Aurions-nous pu gagner ? Et comment aurions-nous pu
gagner ? En nous transformant en une force politique parlementaire (une
tentative qui a été faite et qui a échoué) ou en prenant les armes par
centaines de milliers jusqu’au bain de sang ? Ou peut-être en initiant un
processus de sécession pacifique d’une génération entière ? Nous les avons plus
ou moins tous essayés, ces chemins, et aucun n’a été à la hauteur du problème.
Mais lorsque nous parlons de
processus historiques, l’alternative de gagner ou de perdre n’explique pas
grand-chose, car dans le devenir réel, il n’y a pas de symétrie entre les
objectifs que l’on se fixe et ce qui se passe pour les atteindre : c’est ce qu’on
appelle l’hétérogenèse des fins. Dans la sphère humaine, il existe des jeux
finis, dans lesquels il est possible d’établir qui gagne sur la base de règles
communes. Et il existe des jeux infinis, dans lesquels les règles elles-mêmes
sont sujettes à des conflits et à des marchandages, de sorte qu’il n’est jamais
possible d’établir un gagnant. Il en est ainsi dans le jeu de l’amour, il en
est ainsi dans le jeu de l’histoire des luttes de classes, il en est ainsi dans
le jeu de la guerre.
Mais ça, c’est du bavardage
philosophique. La vérité factuelle est que nous nous sommes battus pour l’égalité
et qu’aujourd’hui un pour cent de la population mondiale détient 70 pour cent
des richesses, nous nous sommes battus pour la liberté du travail et l’esclavage
est de retour partout, et la semaine de 40 heures est un souvenir. Nous
voulions la paix et partout aujourd’’hui il y a la guerre. Nous voulions une
démocratie radicale et partout le nazi-libéralisme domine.
Il n’y a donc aucun doute :
nous avons perdu. Mais qui est ce “nous” qui parle ? Ce ne sont pas les
militants de telle ou telle organisation, ni le mouvement, mais la société dans
son ensemble qui a perdu. Et peut-être que, dans la perspective qui se dessine
maintenant que la civilisation sociale se désintègre, nous pourrions dire que c’est
l’humanité civilisée qui a perdu. Nous disions de fait : socialisme ou
barbarie.
Mais y avait-il une chance d’éviter
cette défaite ? Et le socialisme aurait-il pu éviter l’abîme dans lequel nous
sommes maintenant en train de plonger ?
Peut-être avons-nous attribué
à la volonté un pouvoir qu’elle ne possède pas : la volonté peut très peu. L’imagination
peut un peu plus : mais peut-être avons-nous imaginé un possible qui n’était
pas possible.
La solution finale qui se
dessine aujourd’hui aurait-elle pu être évitée ? Le mouvement de 68 aurait-il
pu effacer l’héritage de cinq siècles de violence contre la terre ? J’apprécie
l’honnêteté omplacable de Vicky Franzinetti, mais je pense que ses propos sont
symptomatiques d’une foi disproportionnée dans le pouvoir de la volonté.
Le mouvement auquel nous avons
participé affirmait que l’égalité et la fraternité sont les seules méthodes qui
peuvent permettre au monde d’échapper à l’horreur. C’est tout. Nous n’avions
pas tort de dire cela. C’était vrai, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mais c’est
une vérité inopérante, car les conditions culturelles, psychiques et environnementales
rendent l’égalité utopique et la fraternité impossible.
Après le 68 mondial, l’égalité
et la fraternité ont été attaquées et détruites par les troupes idéologiques
mais surtout militaires et techno-financières du nazi-libéralisme. Nous avons perdu
et Pinochet a gagné, et avec lui le système financier occidental qui a ouvert
la voie à la Réaction mondiale, à l’extractivisme du capitalisme mondial.
Les innombrables expériences
de lutte dans l’ère qui a suivi la défaite du communisme sont des expériences
désespérées parce qu’elles manquent d’un horizon réaliste : il n’y a plus d’issue
politique à la spirale destructive sans limites du nazi-libéralisme. Nous avons
la dernière preuve de cette impossibilité, encore une fois, au Chili entre 2019
et 2022.
Devons-nous donc penser que
sur nos épaules pèse, comme le dit Vicky, une dette immense ? Je me pose
vraiment la question, sans avoir de réponse, maintenant que je vois les scènes
à Lutzerath, maintenant que je vois les filles et les garçons de la dernière
génération se battre sur cette lande gelée comme des moineaux légèrement
déplumés attaqués par l’énorme monstre de l’économie fossile et l’appareil
policier de l’État allemand. Comme leurs pairs de Téhéran, ils sont confrontés
à une tempête que nous n’avons pas pu éviter.
J’ai également vu The Swimmers [Les Nageuses] le film de Sally El Hosaini, une cinéaste britannique d’origine
égyptienne : il raconte l’histoire de deux sœurs nageuses qui, fuyant la guerre
en Syrie, risquent le naufrage et finissent par traîner leur canot déglingué
dans les eaux de la mer séparant la Turquie de l’île de Lesbos. Sur le canot
pneumatique tiré par les sœurs Yasra et Sara, assis de façon précaire, se
trouvent des Bengalis et des Syriens aux côtés de Nigérians et d’Afghans. À mon
avis, ce film mérite lui aussi d’être vu : il évoque la tragédie qui se
poursuit aux frontières de l’Europe, et qui est amplifiée par les guerres et le
changement climatique. Le communisme aurait-il pu empêcher cette tragédie,
comme on le pensait dans les années 68 ?
The Curse of the Nutmeg [La malédiction de la noix
de muscade, inédit en fr.,NdT], le dernier livre d’Amitav Gosh (roman et
essai philosophique, anthropologique et historique) me fait penser que non,
nous n’aurions pas pu éviter l’épreuve de force avec la Terre. Selon Gosh, le
capitalisme mondial trouve son origine dans une guerre biopolitique prolongée
que les puissances colonialistes ont déclenchée contre l’écosystème de la
planète. Les peuples indigènes qui faisaient partie intégrante de l’écosystème
planétaire ont été exterminés par les guerres biopolitiques. De cette
dévastation, le capitalisme industriel a tiré son énergie, provoquant une
mutation climatique et biologique que la volonté politique ne peut plus
gouverner. Le processus de terraformation qui a rendu possible la création de l’industrie moderne a déclenché des
processus irréversibles qui ont des effets dévastateurs sur la continuité de la
vie associée.
Gosh écrit :
« Les similitudes entre
la crise planétaire actuelle et les bouleversements environnementaux qui ont détruit
le mode de vie d’innombrables peuples amérindiens et australiens ont quelque
chose de petrurbant ».
Nous avons longtemps entretenu
l’illusion que la civilisation pouvait survivre aux ravages causés par l’extractivisme,
la surexploitation du système nerveux et la pollution de l’environnement
physique et mental. Mais au cours de ce nouveau siècle, nous commençons à nous
rendre compte que ce n’est pas le cas : si des groupes d’humains survivront
peut-être, l’humanité ne le pourra pas. En fait, en observant le paysage
psycho-politique contemporain, on peut penser que l’humanité n’existe déjà
plus. Mes anciens camarades de Lotta Continua, ou du moins leurs anciens
dirigeants, croient peut-être en l’existence de guerres nationales justes :
presque tous ont pris position en faveur de la guerre nationale ukrainienne, et
soutiennent l’envoi d’armes à ces combattants. Ils disent que c’est comme l’époque
du Vietnam, mais rien de cela n’est vrai : pour nous tous (et pour mes
camarades de LC), celle-là était une guerre internationaliste contre l’impérialisme
d’un pays lointain. Aujourd’hui, c’est un carnage nationaliste armé et exploité
par le nazi-libéralisme atlantique, qui utilise cyniquement la vie de millions
d’Ukrainiens pour les intérêts des grands fabricants d’armes et le partage du
marché des combustibles fossiles. Mes anciens camarades ont perdu le bien de l’intellect,
mais ce n’est pas pour cela que j’ai cessé de les aimer, car tout cela (même l’extermination
du peuple ukrainien ou l’extermination du peuple palestinien) ne sont que des
détails de l’Holocauste mondial en cours. C’est le sujet du livre de Gosh, dans
lequel apparaît un nouvel acteur, que les historiens modernes n’ont pas su voir
comme une subjectivité : la Terre, à laquelle l’écrivain attribue une agence,
une intentionnalité que nous ne sommes ni capables de comprendre ni de
gouverner :
« Qui sait si les entités
et les forces artificielles et naturelles non humaines ne poursuivent pas des
buts qui leur sont propres, dont les humains ne savent rien ».
L’héritage de la colonisation
semble irréversible non seulement sur le plan physique et biologique, mais
aussi sur le plan social et anthropologique. Sur le plan social, le mode de
production capitaliste n’aurait jamais pu s’établir sans l’extermination, la
déportation et l’esclavage.
Gosh écrit :
« L’ère des conquêtes
militaires a précédé de plusieurs siècles l’émergence du capitalisme. Ce sont
précisément ces conquêtes et les systèmes impériaux qui en sont découlés qui
ont favorisé la montée imparable du capitalisme ».
Et selon Cedric Robinson, « la relation entre le
travail des esclaves, la traite des esclaves et l’émergence des premières
économies capitalistes est évidente ».
En outre, sur le plan niveau anthropologique
« c’est la transformation
des êtres humains en ressources muettes qui a permis le saut conceptuel à la
suite duquel il est devenu possible de réduire la Terre et tout ce qu’elle
contient à l’inertie... Ce n’est qu’après l’avoir imaginée comme morte que nous
avons pu nous consacrer à la rendre telle » (Gosh encore).
L’ensemble du mouvement historique
de la modernité a atteint son point de désintégration : tel est le sens du XXIe
siècle. Nous n’aurions pas pu éviter cette désintégration si nous avions gagné.
Que Vicky Franzinetti soit rassurée
La guerre mondiale
asymptotique dans laquelle nous sommes embarqués depuis le 24 février 2022, ne
fait qu’accélérer la catastrophe écologique ultime : c’est une guerre nationale
contre l’impérialisme fasciste russe, qui a été instiguée et armée par l’impérialisme
nazi-libéral atlantique. Cette guerre, qui multiplie de manière effrayante la
catastrophe climatique et les migrations qui en découlent, est un signe
indéniable de l’effondrement mental et de la démence sénile dont souffre l’espèce
humaine.
Au-delà de la rhétorique
obscène du nationalisme (tant russe qu’ukrainien), à l’origine de cette guerre
se trouve la question énergétique (North Stream 2 et la volonté usaméricaine de
rompre ce lien entre l’Allemagne et la Russie). Le résultat de cette guerre est
une relance de l’économie des combustibles fossiles, au moment même où la fonte
des glaciers, la montée des océans et mille autres signes nous avertissent que
le temps est compté et que la poursuite de l’économie des combustibles fossiles
signifie le suicide de la civilisation humaine. Lützerath nous le rappelle, et
entre-temps le charbon est de retour.
Gosh observe :
« Les combustibles
fossiles sont la base sur laquelle repose l’hégémonie stratégique de l’Anglosphère »
et « la militarisation est l’activité qui contribue le plus à la dévastation
de l’environnement ».
Quoi qu’il en soit, une chose
est sûre : les efforts productifs de l’avenir proche seront plus que jamais
consacrés à la construction d’armes toujours plus puissantes. Pas le
financement du système de santé que le nazi-libéralisme a détruit partout, pas
le financement des systèmes éducatifs, qui ont été mis en pièces par l’offensive
privée et le chaos info-nerveux : la guerre sera le principal engagement des
Etats et des systèmes productifs.
« Il y a un risque très
sérieux que notre civilisation touche à sa fin. D’une manière ou d’une autre, l’espèce
humaine survivra, mais nous détruirons tout ce que nous avons construit au
cours des deux mille dernières années », déclare Hans Joachim Schellnhuber
(cité par Amitav Gosh).
Et voici que des groupes de déserteurs quittent la scène de
l’histoire pour vivre dans les ruines de la modernité, comme des champignons
qui poussent là où tout se décompose, comme le dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le
champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du
capitalisme. C’est
vers là que notre réflexion doit se déplacer : au-delà de l’individu, au-delà
de l’espèce, parmi les ruines en décomposition.
Références
Anna Lowenhaupt Tsing Le champignon de la fin du
monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte 2017
Amitav Gosh
: The Nutmeg's Curse:
Parables for a Planet in Crisis,John Murray 2022
Cedric
Robinson : Black Marxism : The Making of
the Black Radical Tradition, Zed Books 1983, North Carolina Press, 2021.
Sally
El Hosaini, The Swimmers, 2022